jeudi 28 mars 2019

[Bouysse, Franck] Né d'aucune femme






 

Coup de coeur 💓💓💓


Titre : Né d'aucune femme

Auteur : Franck BOUYSSE

Editeur : La manufacture de livres

Parution : 2019

Pages : 334






 

 

Présentation de l'éditeur :   

"Mon père, on va bientôt vous demander de bénir le corps d’une femme à l’asile.
— Et alors, qu'y-a-t-il d’extraordinaire à cela ? demandai-je.
— Sous sa robe, c’est là que je les ai cachés.
— De quoi parlez-vous ?
— Les cahiers… Ceux de Rose."

Ainsi sortent de l’ombre les cahiers de Rose, ceux dans lesquels elle a raconté son histoire, cherchant à briser le secret dont on voulait couvrir son destin.
Franck Bouysse, lauréat de plus de dix prix littéraires, nous offre avec Né d’aucune femme la plus vibrante de ses oeuvres.
Ce roman sensible et poignant confirme son immense talent à conter les failles et les grandeurs de l’âme humaine.

 

 

Avis :

Peu d’indices sur le lieu : une brève mention d’Espalion et de la Vézère indique la Corrèze. Quand à l’époque, ce pourrait être il y a plus ou moins une centaine d’années. Un prêtre se voit confier les cahiers rédigés clandestinement par une femme internée dans un asile psychiatrique. La malheureuse y relate sa vie, une effroyable descente aux enfers depuis son adolescence, qui aboutit à sa réclusion forcée quand elle n’avait pas vingt ans.

Ce drame rural est d’une intensité et d’une noirceur telles que, plusieurs fois, au bord du malaise, il m’a fallu interrompre la lecture pour reprendre mon souffle. Véritable secousse tellurique, ce livre est de ceux qui vous aspirent, vous matraquent et vous obsèdent, ne vous laissant pas indemne et vous poursuivant longtemps après la dernière page.

Franck Bouysse écrit merveilleusement bien et c’est avec un profond plaisir que je me suis mise très souvent à relire certains passages plusieurs fois, impressionnée par la beauté de l’écriture et du style, la justesse des mots et des images. Cette histoire sombre et cruelle, mais profondément humaine, est saisissante de réalisme : les personnages y sont croqués dans toute leur vérité avec une acuité et une précision d’orfèvre, leurs paroles frappent par leur justesse de ton et d’émotion.

Rares sont les livres qui allient aussi bien la force d’une histoire, la vérité de ses personnages et la beauté de la langue. Né d’aucune femme est une œuvre magnifique et bouleversante, une lecture d’exception à ne surtout pas manquer. 
Franck Bouysse joue dans la cour des Grands écrivains, en tout cas dans celle de mes auteurs de prédilection. (6/5)


Citations : 

C’était il y a quarante-quatre ans et je me souviens de tout. La flamme vacille à l’extrémité de la bougie torsadée. Elle ressemble à une petite danseuse prise dans la cire. Sa chevelure de fumée balaye une limaille de lettres agglutinées en mots autour de l’axe de l’histoire, cette confession dont me voici le dépositaire. Lorsque ma respiration s’accélère, puis se ralentit, je parviens à modifier le voyage des ombres mortifères sur le papier terni, et un visage inconnu m’apparaît, comme un rinceau sur un tombeau. Cette femme que je n’ai jamais rencontrée de ma vie, mais dont il me semble pourtant tout connaître, cette femme avec qui je n’ai pas fini de cheminer, avec qui je n’en aurai jamais fini.

Posées sur des brindilles, des mésanges curieuses agitaient leurs têtes charbonnées en observant la scène qui ressemblait à une toile d’un de ces peintres hollandais, maîtres du clair et de l’obscur, capables d’éterniser le geste dans une aura mélancolique.

Je savais qu’on pouvait pas avoir deux familles dans une seule vie, que les rêves sont rien plus que des rêves, et que ceux qu’on nous vend sans qu’on les rêve soi-même, il faut les fuir à tout prix.

Quand son ombre a fini par me toucher, ça m’a fait un drôle d’effet, comme si elle entrait dans moi, l’ombre, et qu’elle, cette femme, avait pas besoin de faire plus pour que je la comprenne, que son ombre était la seule chose dont elle pouvait me faire cadeau, même si elle en savait rien, parce que cette ombre, c’était la seule chose qu’on lui volerait jamais.

C’est tout le problème des bonnes gens, ils savent pas quoi faire du malheur des autres. S’ils pouvaient en prendre un bout en douce, ils le feraient, mais ça fonctionne pas comme ça, personne peut attraper le malheur de quelqu’un, même pas un bout, juste imaginer le mal à sa propre mesure, c’est tout.

Une mère, c’est fabriqué pour s’inquiéter, y a rien à faire contre.

Il y a que ce qu’on partage qui existe vraiment, ce qu’on représente pour les autres, même si c’est que ça, parce qu’un simple souvenir vaut rien, qu’il se déforme toujours, se plie de façon à être rangé dans un coin. Les souvenirs, surtout les bons, c’est rien que de la douleur qu’on engrange sans le savoir.

C’est toujours ce qui se passe avec les mots nouveaux, il faut les apprivoiser avant de s’en servir, faut les faire grandir, comme on sème une graine, et faut bien s’en occuper encore après, pas les abandonner au bord d’un chemin en se disant qu’ils se débrouilleront tout seuls, si on veut récolter ce qu’ils ont en germe.

Homme obstiné, il avait évité au mieux de se poser les questions encombrantes tout au long de sa vie, car il pensait depuis toujours que les questions font reculer ; et si par malheur, il s’en invitait quelqu’une dans sa caboche, il lui suffisait de se retourner pour avancer d’une autre façon, vers autre chose que ce qu’il avait prévu et que le sort lui refusait. Surtout marcher droit devant. De toute son existence, il n’avait jamais vu un oiseau reculer. Seuls les animaux terrestres s’y résolvaient en maintes occasions, à croire que le contact avec la terre posait déjà la question de savoir s’il était vain ou non de s’en arracher entre deux pas. Et pourtant, il ravivait chaque matin le feu éteint la veille, tout ce que l’on attendait d’un homme fait, parce qu’il savait au fond de lui que seuls les hommes sont des animaux terrestres, et les femmes et les enfants, des oiseaux.

Tout se ralentit dans l’obscurité, vu qu’il y a rien qui indique le temps si on n’a pas de pendule, et il y en a pas dans ma chambre, juste la cloche qui sonne dehors, mais je l’ai perdu depuis longtemps ce compte-là. C’est pour ça que j’aime la nuit, parce que le temps peut s’accrocher nulle part. La nuit, la porte est grande ouverte aux bruits. Je m’endors toujours avec le même sifflement continu qu’au début je prenais pour du silence et qui est pas non plus du bruit. M’est avis que ce que j’entends, c’est la respiration de l’âme en train de trier le vécu pour fabriquer des souvenirs qu’on n’a même des fois jamais vécus, mais qu’on finit par admettre comme des vérités. Le corps a pas son mot à dire dans ces moments-là, je crois même qu’il sait pas que l’âme existe, sinon, depuis le temps, il aurait trouvé un moyen de lui faire arrêter de respirer pour se sentir un peu plus vivant. L’âme, c’est pas ce qui reste quand on est mort, c’est ce qui s’en va quand il reste plus rien à ranger.

Il lui avait au moins appris cela, que tourner le dos à un regard qu'on n'a pas satisfait est bien pire que de continuer de l'affronter.

Nous n’avons rien à espérer du passé. Ce sont les hommes seuls qui ont eu l’audace d’inventer le temps, d’en faire des cloisons pour leur vie. Pas un seul ne peut vivre assez longtemps pour se croire exister, pas un seul n’est en mesure de saisir la vie quand elle le traverse, et je suis trop lucide pour ne pas désespérer de n’y être jamais parvenu. Seul le passé nous travaille le corps. Il finit toujours par remonter à la surface, comme un bouchon en liège privé de lest.



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