dimanche 31 janvier 2021

[Palomar Custance, Francisco] Le fils du matador

 


 


J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le fils du matador

Auteur : Francisco PALOMAR CUSTANCE

Parution : 2021 (Diagonale)

Pages : 240

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1975, dans une famille espagnole immigrée en Belgique, Rodrigo rêve de devenir un grand matador comme son père, le fier et flamboyant Don Jésus. La rage au ventre, la furia au corps, Rodrigo n'a de cesse de fuir l'école pour retrouver son terrain de jeu et y affronter son taureau. A la mort de Franco, tout bascule.

Francisco Palomar Custance livre avec Le fils du matador un vibrant instantané de l'Espagne mythifiée. S'affranchir de la nostalgie du pays natal pour embrasser son avenir, telle est la quête initiatique qui colore ce premier roman.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1963 en Belgique, de parents espagnols, Francisco Palomar Custance a suivi une formation de comédien et de mime. Il a réalisé et écrit plusieurs courts métrages.

 

 

Avis :

Installée en Belgique après avoir fui l’Espagne franquiste, la famille du jeune Rodrigo vit mal son exil. Pendant que la mère nourrit la maisonnée grâce à son emploi de femme de ménage, et que le père noie au bistrot la maladie qui le tient éloigné des Charbonnages, le fils ne rêve que de s’échapper de l’école et de devenir grand torero. La mort de Franco vient soudain rebattre les cartes.

Après un court métrage homonyme en 2017, Francisco Palomar Custance revient avec la même histoire, inspirée, au moins en partie, de sa propre enfance, et cette fois développée sous la forme d’un roman. Rejetant la réalité grise et triste d’une famille émigrée sans guère d’horizon ni de ressources, Rodrigo se réfugie dans ses fantasmes d’un pays natal de cocagne, où les vacances perpétuelles évitent aux enfants le souci de l’école, mais surtout, où son père, pense-t-il, était un héros, à l’opposé de cet homme aujourd’hui absent et démissionnaire, miné par l’alcool et la dépression.

Le récit, à hauteur de ce garçon de onze ans, possède le charme et l’authenticité des souvenirs et des émotions de l’enfance, tandis que, de rires en serrements de coeur, le lecteur se retrouve invité dans les rêves candides et rebelles d’un gamin turbulent, en mal de repères et en quête d’idéal. La tendresse amusée se teinte vite d’inquiétude, au fur et à mesure que le fils s’évade dans un avenir de chimères et le père dans un passé magnifié par la nostalgie. Alors que, dans cette famille, seules femme et fille rassemblent le courage d’affronter la réalité matérielle, père et rejeton s’enferment dans une bulle imaginaire dont on se prend à redouter l’inéluctable et désastreuse explosion.

Tout sonne juste dans ce roman habité par l’émotion tendre et mélancolique de l’auteur, qui retrace l’écrasant désarroi de parents déracinés, et revit les rêves et les illusions d’un enfant confusément en quête d’un bonheur familial perdu dans l’exil. Un bien joli roman, que l’on n'a aucune peine à imaginer, cette fois, en long métrage ! (4/5)

 

Citation :

Un Espagnol des grands espaces ensoleillés comme lui ne pouvait pas s’acclimater à un tel travail aussi rapidement. Il fallait des siècles pour s’accoutumer à ce pays, pour accepter que sa pluie glaciale et pénétrante vous tombe dessus continuellement. Un pays où il fallait vivre l’été à toute vitesse comme si son retour était remis en question chaque année.


 

vendredi 29 janvier 2021

[Geni, Abby] Farallon Islands

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Farallon Islands (The Lightkeepers)

Auteur : Abby GENI

Traductrice : Céline LEROY

Parution : en anglais (USA) en 2016
                   et en français en 2017

Editeur : Actes Sud

Pages : 384

 

 

   

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Miranda débarque sur les îles Farallon, archipel sauvage au large de San Francisco livré aux caprices des vents et des migrations saisonnières. Sur cette petite planète minérale et inhabitée, elle rejoint une communauté récalcitrante de biologistes en observation, pour une année de résidence de photographe. Sa spécialité : les paysages extrêmes. La voilà servie.
 
Et si personne ici ne l’attend ni ne l’accueille, il faut bien pactiser avec les rares humains déjà sur place, dans la promiscuité imposée de la seule maison de l’île : six obsessionnels taiseux et appliqués (plus un poulpe domestique), chacun entièrement tendu vers l’objet de ses recherches.

Dans ce décor hyperactif, inamical et souverain, où Miranda n’est jamais qu’une perturbation supplémentaire, se joue alors un huis clos à ciel ouvert où la menace est partout, où l’homme et l’environnement se disputent le titre de pire danger.

Avec une puissance d’évocation renversante et un sens profond de l’exploration des âmes, Abby Geni nous plonge en immersion totale parmi les requins, les baleines, les phoques, les oiseaux et les scientifiques passablement autistes… dans un vertigineux suspense, entre thriller psychologique et expérience de survie.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Abby Geni est l'auteur de Farallon Islands, premier roman très remarqué à sa sortie en France comme aux États-Unis où il a remporté de nombreux prix, notamment celui de la Meilleure Fiction 2016 décerné par la Chicago Review of Books et le prix 2017 de la Découverte Barnes & Noble. Elle a également signé un recueil de nouvelles (The Last Animal) encore inédit en France. Ses livres sont traduits dans sept langues. Elle vit à Chicago.

 

 

Avis :

Miranda est photographe animalière. Sans attache, elle parcourt le monde au gré de sa chasse aux images. Cette fois, elle a obtenu l’autorisation de séjourner sur les îles Farallon, cet archipel sauvage loin au large de la Californie, réserve protégée abritant d’exceptionnelles colonies d’oiseaux, mais aussi propice à l’observation des éléphants de mer, des baleines et des requins blancs. Elle y découvre des lieux inhospitaliers et particulièrement difficiles d’accès, où réside, dans la promiscuité spartiate d’un refuge-observatoire, un petit groupe de biologistes aussi peu accueillants que leur environnement. Un huis clos explosif se met en place, dans un climat d’autant plus pesant et menaçant que les accidents ne tardent pas à s’enchaîner.

Le cadre du roman est exceptionnel et fidèle à la réalité. On y découvre un petit bout du monde battus par les éléments, difficilement relié au continent par une presque journée de bateau à bord de la rare navette qui assure le ravitaillement, et qui ne peut même pas accoster ces îles dites de la Mort. C’est à l'aide d'une nacelle treuillée depuis le haut d’une falaise qu’on y débarque. Dans ce décor dantesque où l’homme n’est qu’un intrus, la nature est seule maîtresse et impose sa grandeur, sa violence et ses dangers. Le récit d’un parfait réalisme aligne une série de tableaux aussi grandioses que terrifiants, où le miracle de la vie s’assortit de l’implacable et cruelle loi du plus fort. Ici, beauté rime avec âpreté, vie avec cruauté, et l’homme s’y sent aussi fragile qu’au tout début du monde.

Un tel théâtre devient aisément infernal si l’on s’y retrouve durablement confiné dans la promiscuité d’un étroit logement de fortune, en compagnie d’hommes et de femmes que leurs blessures et névroses, autant que leur passion scientifique, ont poussé à l’écart du monde. Dès le début de l’histoire, un climat délétère s’installe, aussi étouffant que les fréquentes brumes qui ouatent l’archipel. Face à la nature brute et à la perpétuelle sensation de danger, les faux-semblants s’effacent et les caractères se révèlent, dans une confrontation sournoise où tout peut soudainement déraper. Le moindre incident devient suspect, la plus petite parole s’interprète de travers, et la paranoïa s’empare du lecteur y compris. Il suffit d’un premier drame pour mettre le feu aux poudres.

Geni Abby nous livre ici un angoissant thriller psychologique, dont la tension et les effets en cascade doivent beaucoup à sa puissante évocation des îles Farallon : un lieu sauvage à quelques pas du monde « civilisé », où l’homme a tôt fait de redevenir un fauve parmi les autres. (4/5)


Citations :  

On dit que le temps ralentit dans des moments de stress très intense. J’ai fait quelques recherches sur le sujet, et en fait, ce qui se passe, c’est que la mémoire devient incroyablement fidèle. En temps normal, l’esprit ne se raccroche qu’aux images et aux événements importants. Nous nous souvenons des grandes choses et oublions les petites. En situation de stress, toutefois, notre cerveau stocke tout. Le temps s’écoule à la même vitesse que d’ordinaire, mais avec le recul, le souvenir devient photographique. C’est comme si la trotteuse avait ralenti, comme si nous étions capables de voir le monde qui nous entoure dans des détails aussi fantastiques que précis.

C’était un après-midi ensoleillé, sans un nuage, le ciel d’un bleu presque douloureux. L’océan était si plat que sous certains angles la profondeur de champ disparaissait. On aurait cru que l’eau avait été suspendue sur un fil à linge comme une couverture, un pan de tissu vertical.

J’ai regardé l’horizon. C’était une ligne claire entre deux bleus intenses, comme un pli sur une feuille de papier.

À ma plus grande surprise, ça y est. En fait, c’est arrivé ce matin : je me suis réveillée à l’aube et les îles m’étaient familières.  
J’ai déjà vécu ça lors de mes voyages précédents, mais ce plaisir ne s’émousse pas. Dans le désert il m’a fallu un moment pour m’adapter à l’air sec comme de l’amadou. Sous les tropiques, il m’a fallu du temps pour m’habituer à l’odeur puissante des arbres, aux averses aveuglantes de pluie chaude. Une fois, j’ai passé une semaine dans une grotte pour prendre des photos de chauves-souris. Même là, j’ai fini par m’habituer à l’odeur du guano, au ploc ploc de l’eau, à la façon dont l’obscurité semblait ramper vers moi sur les murs. Le processus d’acclimatation est toujours le même. Ce qui est inconnu devient familier – ce qui était étrange devient ordinaire – les viscères luisants du monde sont retournés comme des gants.

Chaque fois que nous nous souvenons de quelque chose, nous le transformons. Ainsi fonctionne notre cerveau. J’envisage mes souvenirs comme les pièces d’une maison. Je ne peux pas m’empêcher de les modifier quand j’entre à l’intérieur – je laisse des traces de boue par terre, je bouscule un peu les meubles, crée des tourbillons de poussière. Avec le temps, ces petites altérations s’additionnent.  
Les photos accélèrent ce délitement. Mon travail est l’ennemi de la mémoire. Les gens s’imaginent souvent que prendre des photos les aidera à se souvenir précisément de ce qui est arrivé. En fait, c’est le contraire. J’ai appris à laisser mon appareil au placard pour les événements importants parce que les images ont le don de remplacer mes souvenirs. Soit je garde mes impressions à l’esprit, soit j’en fais une photo – pas les deux.  
Se souvenir c’est réécrire. Photographier, c’est substituer. Les seuls souvenirs fiables, j’imagine, sont ceux qui ont été oubliés. Ils sont les chambres noires de l’esprit. Fermées, intactes, non corrompues.
 
Il n’est pas toujours possible de s’approcher par bateau, ces jours-ci. La mer est déchaînée, gronde contre la rive. Impossible d’abaisser en toute sécurité la Cantine dans des vagues pareilles, même chose pour le Janus. L’écume est projetée contre les rochers en gerbes cendrées. Des fois, on a l’impression que l’océan brandit une main hors de l’eau pour essayer d’entraîner l’île du Sud-Est dans les profondeurs.

Toujours aussi difficile d’avoir la notion du temps sur ces îles. Les calendriers, les horloges – tout cela semble bien arbitraire. Une construction artificielle. Ces lieux ont quelque chose d’intemporel. Le passage des saisons ne dépend pas de la météo, mais des animaux. L’hiver est là quand les baleines et les éléphants de mer donnent naissance à leurs petits. L’été est là quand les oiseaux nidifient. L’automne appartient aux requins. La nuit ne suit pas le jour, pas vraiment – cela impliquerait que l’un arrive avant l’autre. Non, le jour et la nuit fonctionnent plutôt comme une grande vague dont la base serait une aube étincelante qui déferlerait à travers un long après-midi doré et dont la crête serait le soir allant se fracasser contre l’obscurité, après quoi tout recommencerait. Pour moi, le temps sur les îles est une entité indépendante qui ne connaît pas de variations.

Plus que toute autre forme artistique, la photographie requiert d’être froid et dépassionné. (…)
Ce travail exige un esprit qui sache se tenir à distance. (…)
Le traumatisme et la souffrance sont les fondements de l’art. J’y crois. Mais confronté à la tragédie, un peintre spécialisé dans les fresques ou dans les aquarelles peut vivre ce moment en être humain et redevenir artiste après. Face à la mort d’un être cher, un sculpteur ou un portraitiste peut d’abord souffrir, faire son deuil, guérir – puis créer. La plupart des artistes traversent l’existence de cette manière. Ils peuvent avoir des réactions normales face aux vicissitudes de l’expérience humaine. Ils peuvent traverser le monde avec compassion et camaraderie.
Ils peuvent créer plus tard. En dehors, ailleurs, au-delà.  
Mais la photo est immédiate. Elle n’offre pas le luxe du temps. Confronté au sang, à la mort ou au changement, un photographe n’a pas d’autre choix que de saisir son appareil. L’artiste vient en premier, l’être humain en second. La photo est la captation neutre des événements, la chronique du sublime comme de l’effroyable. La nécessité veut que ce travail soit effectué sans émotion, sans attache, sans amour.


 

mercredi 27 janvier 2021

[Dorchamps, Olivier] Ceux que je suis

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Ceux que je suis

Auteur : Olivier DORCHAMPS

Parution : 2019

Editeur : Finitude

Pages : 256

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Le Maroc, c’est un pays dont j’ai hérité un prénom que je passe ma vie à épeler et un bronzage permanent qui supporte mal l’hiver à Paris, surtout quand il s’agissait de trouver un petit boulot pour payer mes études. »
Marwan est français, un point c’est tout. Alors, comme ses deux frères, il ne comprend pas pourquoi leur père, garagiste à Clichy, a souhaité être enterré à Casablanca. Comme si le chagrin ne suffisait pas. Pourquoi leur imposer ça ?
C’est Marwan qui ira. C’est lui qui accompagnera le cercueil dans l’avion, tandis que le reste de la famille ­arrivera par la route. Et c’est à lui que sa grand-mère, dernier lien avec ce pays qu’il connaît mal, racontera toute l’histoire. L’incroyable histoire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement.

 

 

Avis :

Nés en région parisienne, Ali, Marwan et Foued, respectivement avocat, agrégé d’histoire et brillant étudiant, font la fierté de leurs parents qui, immigrés marocains menant une vie modeste à Clichy, ont tout sacrifié à la réussite de leurs fils. Quelle n’est pas la stupéfaction des trois frères, élevés dans l’obsession de leur intégration française, lorsqu’à son décès, leur père leur laisse des instructions précises en vue de son inhumation à Casablanca. Le voyage et la cérémonie seront l’occasion, pour Marwan en particulier, d’une confrontation avec l’histoire familiale, pleine de secrets longtemps tus, et d’une réconciliation, enfin, des deux parts de son identité.

L’on ne cesse de s’étonner, au long de cette lecture, de ce que l’auteur n’ait aucune racine marocaine et que ses personnages soient fictifs, tant la justesse du roman évoque une authenticité autobiographique. Aux côtés de Marwan, le lecteur explore un Maroc restitué avec une vividité qui l’enveloppe de couleurs, de bruits et d’odeurs. Dans ce cadre et dans un contexte douloureux de deuil familial qui nous fait par ailleurs découvrir les rites funéraires musulmans, se dévoilent peu à peu pour Marwan des facettes insoupçonnées de ses parents, grands-parents et autres membres de la famille, tous unis par un drame et un secret dont il était bien loin de se douter de leurs répercussions sur sa propre existence. Tout en pudeur et en finesse et avec une intensité dramatique croissante, le récit nous fait ressentir les déchirures et les tiraillements schizophrènes de l’exil et de l‘appartenance biculturelle, la complexité pour les émigrés et leurs descendants des rapports à leurs origines, et leur éternelle sensation d’être étrangers partout.

Superbement écrit et d’une parfaite justesse, ce premier roman pétri de délicatesse et de subtilité nous livre une exploration sensible, émouvante et captivante du thème de l’identité, des racines et de l’appartenance culturelle. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Soudain, un brouhaha déverse une cohorte de croyants vers la fontaine. Leur anarchie me bouscule. On se lave les mains et le visage en parlant fort, on joue des coudes pour se rapprocher de l’eau sans se soucier des autres. Ces ablutions terminées, le troupeau se rue vers la sortie du parc, me happant malgré moi jusqu’à l’entrée de la mosquée. Les retardataires dévalent la rue à toute berzingue, fendant la cohue de leur empressement. Le fourmillement se déverse de toutes parts sous les incantations du muezzin, se déchausse à la va-vite en s’appuyant sur son voisin, s’enfonce à l’intérieur en hochant du chef, puis s’évanouit dans la géométrie colorée et rafraîchissante des mosaïques. La voix du muezzin meurt enfin. Le soleil écrase la mosquée de sa chaleur estivale. La Foi a avalé ses fidèles le temps d’une prière, abandonnant derrière elle une marée de babouches et de sandales alignées en rangs d’oignons à même le trottoir.

Si mes parents ont quitté le Maroc, c’était pour commencer une nouvelle vie, pas pour prolonger celle qu’ils avaient ici. Bien sûr, la nostalgie du pays les hantait ; ma mère ne disait-elle pas qu’au Maroc, ils se sentaient vivants ? Ils y avaient leurs amis, leurs habitudes, leurs souvenirs, mais en France, il y avait la Liberté.

Les tombes ici sont différentes d’en France. (…)
Les tombes sont recouvertes de terre battue ou de gravier blanc. Une petite plaque à même le sol en indique le numéro, parfois un verset du Coran, parfois le nom du défunt, même si c’est en principe interdit. La mort est anonyme ici. Les corps n’existent plus. La vie s’efface, sans fleurs ni fioritures. Juste les herbes folles.

Il y a deux sortes de souvenirs Marwan, ceux que l’on a de quelqu’un et ceux que l’on a avec quelqu’un. Les plus importants sont les deuxièmes.

À l’époque, les riches familles de Casa et de Rabat achetaient des petites filles de la campagne et en faisaient leurs soubrettes. Une espèce d’esclavage où tout le monde, sauf les fillettes, trouvait son compte. C’était une pratique courante qu’on n’a jamais remise en cause du temps des Français. Ça continue encore aujourd’hui, intervient Kabic, mais on s’arrange en disant que les petites sont embauchées, pas vendues. Les riches paient un salaire de misère à la famille restée au pays, mais les gosses ne revoient jamais leurs parents. Observe bien dans les quartiers rupins de Casa, à Anfa, à Ain Dieb, tu verras des gamines de quatorze ans, habillées comme des princesses, sac à main Chanel au bras, qui font du lèche-vitrines en fin de semaine. Même les fillettes de Neuilly ou du XVIe arrondissement de Paris sont moins privilégiées. Leurs servantes ont le même âge et portent leurs emplettes, en retrait. Il n’y a pas eu de Révolution ici, et encore moins pendant le Protectorat ! Les Français n’ont rien trouvé à redire quand ils sont arrivés, ils ont laissé leurs principes républicains et leurs Droits de l’Homme de leur côté de la Méditerranée et se sont prélassés ici comme des bourgeois de l’Ancien Régime. Je me souviens, le jour où tu as étudié ça à l’école, Marwan et que tu me le racontais en rentrant. Je me disais, les privilèges, ça existe partout mais en France, on se fait au moins croire qu’on les a abolis.

Dans une société où l’arrivée d’un fils est toujours fêtée et celle d’une fille est maudite, la virginité exerce une dictature à laquelle les femmes n’ont d’autre choix que de se soumettre. La tradition a la vie dure, et si le Coran recommande à tous l’abstinence jusqu’au mariage, celle-ci n’est imposée qu’aux femmes. Dans une paradoxale ironie, rester pure permet aux jeunes filles de manipuler le joug des hommes et de s’élever socialement même si, la plupart du temps, leurs pères ou leurs frères se chargeront de négocier leur virginité au plus offrant. C’est la seule richesse qui ne se préoccupe ni de la naissance, ni de la fortune de celle qui la possède. Même si les filles ont moins de scrupules à la perdre de nos jours, elles savent que leurs chances de trouver un mari en dépendent. Aujourd’hui, bien sûr, une simple opération chirurgicale permet de redevenir vierge et celles qui peuvent se l’offrir n’hésitent pas à se faire recoudre l’hymen à grands frais. Pour les autres, la majorité miséreuse, on trouve sur les marchés de petites poches de sang de poulet que la mondialisation importe de Chine. Une seule, judicieusement placée, suffira à donner le change. Elle crèvera sous l’acharnement plus ou moins expert du jeune marié, libérant la précieuse goutte de sang, honneur des deux familles, que les draps nuptiaux auront vite fait d’absorber. Pas de pitié cependant si la supercherie est découverte ! À peine épousée, la jeune mariée finira battue, répudiée et endossera la hchouma1 pour le reste de son existence. 

lundi 25 janvier 2021

[Absolu, Adrien] Les disparus du Joola

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les disparus du Joola

Auteur : Adrien ABSOLU

Parution : 2020 (JC Lattès)

Pages : 250

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le 26 septembre 2002, un bateau, le Joola, part de  Ziguinchor pour Dakar avec à son bord près de 2000  passagers. Il n’arrivera jamais à destination. 1863 personnes  mourront. Adrien Absolu se rend à de nombreuses reprises  en Casamance. L’histoire du Joola le hante. Comment une  telle catastrophe a-t-elle pu arriver ? Les responsables  essaient-ils de ralentir l’enquête ? Qui étaient les victimes  et notamment Dominique, un Français de vingt ans ?
Adrien Absolu nous raconte, heure par heure, cette journée  de septembre 2002. Il remonte le temps, lorsque le  bateau a été construit et qu’on l’a laissé naviguer malgré  ses vices. Il décrit le courage et l’obstination de ceux qui  ont tout tenté.

Les disparus du Joola est un récit bouleversant, comme un  espoir de vérité et une stèle pour ceux qui ne sont plus.
 
Première sélection pour le Prix Renaudot Essais 2020
Sélectionné pour le Prix littéraire de l'Académie de Marine

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Adrien Absolu parcourt le continent africain depuis longtemps, racontant l’histoire de ses villes et de ses hommes. Il est l’auteur d’un récit Les forêts profondes (Lattès, 2016), sur l’épidémie d’Ebola en Guinée. Il a collaboré à la revue Le Tigre aux côtés de Francis Tabouret et Sylvain Prudhomme. Il travaille pour l’AFD et écrit aujourd’hui pour plusieurs revues et journaux notamment pour XXI et Le Point Afrique.

 

 

Avis :

Le 26 septembre 2002, le ferry Le Joola, qui relie en treize heures la région de la Casamance, au sud du Sénégal, à la capitale Dakar, coule à quarante kilomètres au large de la Gambie, avec à son bord plus de 2000 passagers. Il n’y a que 65 survivants. S’intéressant quinze ans plus tard au parcours d’un jeune étudiant français originaire du Morvan et disparu dans le naufrage, l’auteur se rend à plusieurs reprises au Sénégal pour enquêter. Il nous restitue l’histoire du drame, depuis la conception du bateau jusqu’à son dernier voyage, révélant d’innombrables et graves dysfonctionnements dans l’entretien et l’exploitation du navire, l’ahurissante incurie des autorités dans la gestion des secours et, pour couronner le tout, le déni de justice qui a finalement conduit au classement de l’affaire sans poursuite.

Le constat est accablant : vétusté, incompétence, corruption, maintien en circulation d’un bateau sans permis de circulation, double billetterie et surcharge, défaut d’équipement de secours… La liste des dysfonctionnements est longue comme le bras. Leur accumulation ne peut que mener à la catastrophe, pourtant le Joola continue à naviguer comme si de rien, avec à son bord près de quatre fois le nombre autorisé de passagers. Le bateau se retourne en moins de dix minutes, seuls deux canots de sauvetage finissent par pouvoir être utilisés, et les secours, aussitôt alertés, mettent presque une journée pour parvenir sur place. Il y a au final plus de victimes que lors du naufrage du Titanic, tant à cause du chavirement que de la lenteur du sauvetage…

Au drame causé par l’irresponsabilité vient bientôt s’ajouter pour les familles l’impossibilité d’obtenir justice. Le dossier est classé sans suite dès 2003 au Sénégal. Les tribunaux français, saisis par les proches de nos ressortissants disparus dans le naufrage, confirment définitivement le non-lieu en 2018, en raison de dispositions internationales les rendant incompétents dans cette affaire. Les victimes s’avèrent ainsi triplement condamnées : par l’incurie qui a mené à la catastrophe, par le défaut d’assistance, et par l’absence de poursuites judiciaires.

Ce livre s’attache aux faits, retraçant avec le plus grand sérieux les différents éléments de la tragédie, glanés après une enquête approfondie et de multiples rencontres en France comme au Sénégal. L’auteur trouve le ton juste pour évoquer avec une émotion contenue la dimension humaine de la catastrophe, s’attachant en particulier au sort d’un des passagers mais en évoquant aussi beaucoup d’autres. L’ouvrage se fait hommage, au service de la mémoire des disparus et de leurs familles. Cette lecture, stupéfiante et choquante, est nécessaire, pour sauver de l’oubli les victimes d’une des catastrophes maritimes les plus dramatiques jamais survenues, mais aussi pour dénoncer la noire lâcheté de certains comportements humains. Avec son style fluide et efficace, c’est aussi un passionnant documentaire sur l’histoire du Sénégal, en particulier de la Casamance. (4/5)

 

Citations :

La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais par l’attachement à l’intégrité territoriale de leurs habitants respectifs, leur identité fière et jalouse, leurs festivités folkloriques, et l’idée de leur indépendance jamais complètement dissoute, elle n’est pas absurde : les colons français qui ont occupé la Casamance au début du XXe siècle avaient rebaptisé ses habitants diolas, à l’esprit égalitaire et individualiste mâtiné d’un grand sens du collectif, « les Bretons du Sénégal », et aussi vrai qu’il n’y a pas d’autoroute en Bretagne, il est difficile d’atteindre la Casamance, et tout aussi difficile pour une puissance étrangère d’y maintenir son emprise, qu’elle prenne son pouvoir à Paris ou à Dakar. On s’y attache comme à un paradis perdu : le cinéaste géorgien Otar Iosseliani chercha longtemps l’endroit où tourner son film contemplatif Et la lumière fut. Il tomba en arrêt devant un village de Casamance dont je n’ai pas réussi à retrouver le nom. Ses prises de vues extatiques ont saisi un temps suspendu, avec ses cireurs de chaussures, sa chasse à l’arc de la biche, ses jarres en terre cuite qui passent d’une main à l’autre, l’ardeur au travail, les eaux calmes des chenaux de marée, la société villageoise clanique, mais sans castes, ses habitants rétifs à l’autorité, aussi attachés à leur liberté que des chats.

Dès le 4 février 1997, un courrier du directeur de la Marine marchande au chef d’état-major de la Marine nationale dénonce l’absence à bord du matériel de secours obligatoire. De nombreux fax sont échangés entre 1997 et 2000 entre le bureau de vérification Veritas et l’antenne d’exploitation du Joola à Dakar : les certificats ont expiré le 11 novembre 1996, mais en dépit de nombreuses relances, la plupart des courriers de Veritas restent sans réponse. Le Joola est menacé de déclassification, en raison d’anomalies sévères – la pompe à eau de mer n’est plus opérationnelle, le groupe électrogène principal est hors service. Les factures impayées s’accumulent. Veritas sollicite chaque mois l’organisation de visites de régularisation. « Le dossier du Joola est dans un parapheur sur le bureau du Premier ministre », se voient continuellement répondre ses dirigeants. La visite à flot est finalement organisée le 7 octobre 1997 : elle révèle un criant défaut de maintenance du navire. Les contrôleurs de Veritas découvrent entre autres que l’un des ballasts tribord d’eau salée a été perforé, en raison de la corrosion, et le Joola passe en hors-classe, le dernier sas avant la radiation. Le capitaine de vaisseau qui assure le commandement du navire demande une fois encore à Veritas que soit rédigé un mémo recensant toutes les non-conformités. Eu égard à l’importance de son client qu’est l’État sénégalais, Veritas s’exécute, énumère les actions correctives à entreprendre : réparation des alarmes incendie, contrôles d’étanchéité, remise en état du dispositif de fermeture des portes arrière, etc. La liste est longue comme le bras. Ange Pasquini, coopérant français tenant le rôle de conseiller auprès du chef d’état-major de la Marine, se démène pour essayer de sauver la classification du Joola. Mais les promesses de l’armateur restent lettre morte, et les travaux ne sont pas réalisés (...).
Tous les certificats étant périmés, et la patience ayant des limites, le comité de classification de Veritas annonce officiellement le retrait du Joola de ses registres le 23 septembre 2000, présumant son innavigabilité potentielle. Ça ne change rien : le bateau poursuit ses rotations, il est en roue libre, et ceux qui le gouvernent sont comme les conducteurs d’un camion fou lancé à contresens sur l’autoroute ou des alcooliques mondains : entrés dans une phase de déni.

Personne ne sait en réalité combien de personnes se trouvent sur le Joola quand celui-ci largue les amarres : 45 billets ont été vendus en cabines, 110 en seconde classe, mais combien en troisième, à 3 500 francs CFA, soit un peu plus de cinq euros le passage ? Officiellement 855, mais personne n’ignore qu’il existe un système de billetterie parallèle, où la vente se fait de main à main, sans récépissé. Les gens s’entassent partout : dans les coursives, les allées du garage, le gaillard avant, près des canots sur le pont supérieur, s’asseyant sur les caisses renfermant les gilets de sauvetage. Où ils peuvent. Et comme les bagages n’ont pas été pesés, on ne sait pas non plus quel poids de fret charrie le bateau.

Avec le sentiment d’être livrés à eux-mêmes dans leur propre pays, Malang Badji et Jean Diedhiou comprennent alors ce que beaucoup ressentiront ensuite : les rescapés du naufrage sont en passe de devenir un boulet au pied du pouvoir sénégalais, un colis encombrant. Les morts, eux au moins, ont le mérite d’avoir perdu leur langue.

C’est Florence Aubenas qui assure la couverture de l’événement pour Libé et titre : « Trois jours de deuil national pour le Titanic sénégalais. »

Le rapport tant attendu de la commission d’enquête est remis le 4 novembre. Apparaît pour la première fois clairement énoncée la conjonction des facteurs ayant conduit le Joola à sa perte. Le chargement du bateau a été fait à l’emporte-pièce ; si le pont du fret était loin d’être saturé, en revanche le poids des passagers sur les ponts supérieurs était considérable, du fait de la vente illimitée de billets de troisième classe ; les véhicules au garage n’ont pas été arrimés ; aucun calcul de stabilité n’a été réalisé ; le Joola est parti de Ziguinchor avec des ballasts centraux, d’une capacité de 160 tonnes, destinés à lui donner son assise, à moitié vides, ce qui a fait remonter le centre de gravité du bateau, l’exposant encore davantage à l’action du vent à laquelle son faible tirant d’eau et sa conception, sans ballasts de gîte, permettaient difficilement de faire face ; cette nuit-là, le Joola a affronté des rafales de force 7 à 8 sur l’échelle de Beaufort ; le moteur bâbord, bricolé de toutes pièces, était douteux ; le vent est venu frapper la coque émergée du navire ; il s’est produit ce qu’on appelle un effet de « carène liquide », les mouvements d’eau dans les ballasts, et ceux des passagers sur les ponts et dans les salons pour se protéger des pluies, ont précipité sa chute. (...)
Par ailleurs : le Joola n’était pas équipé d’un dispositif permettant de recevoir les bulletins météo de l’Inmarsat, émis par la station toulousaine de Météo France chaque jour à 9 heures du matin et 9 heures du soir ; du reste, aucune procédure ni usage à bord ne prévoyaient de consulter la météo avant le départ ou pendant la traversée ; aucun exercice d’abandon du navire n’avait été organisé depuis des lunes ; les moyens de secours étaient en nombre insuffisant : deux embarcations de 180 places coque rigide pontage en polyester, chargées de fusées de détresse et de vivres, suspendues sur des portiques et qui n’ont jamais été mises à l’eau – on a retrouvé dans les archives de la comptabilité du Joola un devis non honoré pour la réparation du système de largage automatique défectueux –, deux canots de secours de douze places ; 22 radeaux gonflables de 25 places, cerclés entre eux, amarrés au bateau – le Breguet Atlantic qui survola les lieux le lendemain vers midi en dénombra sept dans l’eau, à proximité de l’épave, demeurés entravés –, 22 bouées et 670 gilets de sauvetage séquestrés dans des malles. 
En résumé, un bateau dessiné en fonction de critères exigeants, respectant les normes admises, mais offrant peu de marges ; que l’homme a peu et mal entretenu, et bourré jusqu’à la gueule de passagers pendant toutes ses années d’exploitation ; jusqu’à ce que les éléments météo soient suffisamment contraires et la navigation maladroite pour que le Joola flanche. Aucun secours véritable n’a été porté, et celui que les passagers auraient été en droit d’attendre du bateau lui-même n’existait pas. Tout cela exécuté dans une dilution totale des responsabilités des uns et des autres. « Le navire ne devait absolument pas effectuer les rotations comprises entre le 10 et le 26 septembre, car il ne respectait aucune des normes de sécurité prescrites en matière de navigabilité. » Il manquait cette nuit-là à bord un acte d’immatriculation, un permis de navigation, les brevets de compétences des officiers, un certificat de sécurité incendie et radio, un certificat international de jaugeage, une classification coque et machine, une patente de santé.

Ces calculs révèlent que, toutes circonstances égales par ailleurs, avec seulement 580 passagers à bord, le bateau aurait été bien chahuté cette nuit-là, mais ne se serait pas retourné. Que pareillement, si les ballasts avaient été remplis à ras bord, la stabilité accrue du bateau lui aurait permis de faire face à la charge excédentaire. Mais que l’accumulation des facteurs – passagers surnuméraires, carènes liquides, chargement aberrant, mauvaise météo – a empêché le redressement du Joola, quand celui-ci s’est mis à tanguer trop fort.
Quand cela fait plusieurs mois que l’on s’intéresse à l’affaire, la lecture de ce rapport n’apporte pas beaucoup d’éléments nouveaux, mais elle est édifiante, parce qu’elle ordonnance tous les éléments du drame, rend nette une réalité en kaléidoscope. Et statue : « chronique et certaine » (l’absence de calculs de stabilité) ; « certain et connu » (le dépassement de la jauge passagers) ; « conjoncturel et certain » (le coup de vent).

 

 

A propos du Sénégal et de la Casamance sur ce blog :

 
 SILLA Karine : Aline et les hommes de guerre

 

 

samedi 23 janvier 2021

[Cuisset, Philippe] Miranda

 


 


Coup de coeur 💓

 

Titre : Miranda

Auteur : Philippe CUISSET

Parution : 2020 (Kyklos)

Pages : 200

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bien que Miranda soit essentiellement une héroïne de papier ou l’ombre indécise de quelques souvenirs vagues, je l’ai croisée au cours de l’automne 2017 à Reims sur un camp de réfugiés et de demandeurs d’asile.  

Miranda n’est qu’une des innombrables figures de l’abandon qui s’échouent sur les plages, s’épuisent au pied de murs fraîchement érigés, disparaissent sur le fil ininterrompu de l’exil avant de mourir dans les mascarades savantes des études statistiques. M’est-elle apparue dès le début sous la forme d’un squelette ? Je l’ignore, mais il fallait bien que quelqu’un songe un jour à lui rendre un peu de sa chair.

 

Un mot sur l'auteur :

Philippe Cuisset vit à Reims où il enseigne le français. Il a publié son premier roman Zacharie Blondel, voleur de poules en 2018.

 

 

Avis :

Compromise malgré elle dans la guerre des cartels au Mexique, la prostituée Miranda n’a d’autre choix que de fuir pour tenter de sauver sa peau. Lancée sur les routes de son pays avec la peur aux trousses, parviendra-t-elle à passer inaperçue et à gagner l’état mexicain de Basse-Californie où l’attend, peut-être, une autre vie ?

Le récit nous plonge dans la vie misérable et sans espoir d’une de ces filles tombées dans les griffes d’un réseau de prostitution au Mexique. Son destin aurait pu peu à peu s’acheminer vers l’usure et la déchéance classiquement réservées à ses semblables, si un coup de théâtre n’était venu soudain anéantir jusqu’à cette pauvre et désolante perspective. Contrainte à une fuite précipitée, sans ressource ni appui si ce n’est la fidèle amie qui l’accompagne, Miranda devient du jour au lendemain l’une de ces innombrables ombres qui traversent furtivement le Mexique, poussées par une urgence vitale dans une odyssée de tous les dangers.

Au travers du destin de Miranda et de la narration toute en tension de sa trajectoire éperdue, se dessinent les silhouettes de tous les migrants, chassés de chez eux par un sort devenu intenable, et lancés à la dérive de courants aléatoires entrecoupés d’obstacles souvent infranchissables. C’est d’ailleurs une rencontre de l’auteur dans un camp de réfugiés en France, avec une femme tatouée de la Santa Muerte - cette déesse de la mort qui remonte à l’histoire ancienne du Mexique -, qui lui a inspiré ce roman. Imaginé avec la plus grande crédibilité, raconté avec une sensibilité pleine de tendresse et de pudeur, le personnage de Miranda prend des allures d’allégorie, fragile et touchante, universelle dans le malheur de son destin brisé par la folie et l’indifférence humaines : une âme à la dérive parmi tant d’autres, une vie de désespoir sans fin pourtant pétrie de dignité, face auxquelles l’auteur exprime sa triste et respectueuse impuissance.

Après Zacharie Blondel voleur de poules paru en 2018, j’ai retrouvé avec plaisir l’élégance et la tonalité douce-amère de la plume de Philippe Cuisset, assorties d’une tension dramatique lucide et désespérée. Ce livre coup de coeur est à découvrir sans hésiter. (5/5)

 

Citations :

Derrière ce masque puéril d’une froideur frénétique, le carnaval exhibe en réalité la puissance militaire des forces locales. Les troupes de chaque section avancent et animent le coeur maladif d’une ville sous perfusion. Camée depuis ses artères principales jusqu’aux moindres veinules de ses ruelles, la ville frontière gavée de poudre et d’alcool frelaté avance et crépite, rue après rue, comme une coulée de lave sur une forêt sèche. Elle prend des allures de boxeur groggy dont les yeux hallucinée fixent un horizon de haine. Somnambule et incandescente sur cette terre qui craquelle, la procession criarde se nourrissant de poussière ricoche sur les murs et se laisse dériver comme des algues mortes.

En réalité rien n’aura changé. Les mêmes filles seront vendues dès l’âge de quinze ans, le même tonnage de cocaïne partira vers les USA et le Vieux Monde, on aura simplement fait triompher le plus puissant des cartels. Les lois d’une économie mondialisée s’appliquent ainsi dans cet univers. Tout tend vers le monopole absolu et l’hégémonie totale. Ce nouveau totalitarisme dépourvu de bannière officielle, recouvert d’une myriade de symboles tatoués à même la peau ou gravé dans l’or des chevalières étranglant les doigts boudinés des mains meurtrières, ce nouvel ordre pèse à ce jour quarante milliards de dollars à l’année. Il est la toute puissance économique d’un pays agonisant d’overdoses et de folie. Les églises ne désemplissent plus, les asiles débordent, les hospices refusent du onde et les prisons sont pleines. Le pays tout entier vomit son surplus d’humanité pourrissante dans les rues des nouvelles cités maudites. L’air même que l’on respire a des relents de bile.

Les sermons manichéens des prêtres catholiques ou les propositions moralisatrices des tribuns politiques auront beau résonner dans les consciences, le peuple a bien compris l’obsolescence de ces propos bien intentionnés. Le gain de cette partie faussée n’est plus relatif de quelque affrontement entre le vice et la vertu. Depuis trop longtemps, le diable a contaminé les deux camps et le véritable enjeu ne réside plus que dans le développement d’une monoculture indiscutablement imbattable en termes de rentabilité.

L’humanité n’existe plus que sous des formes résiduelles, c’est la résurrection d’un autre monde que Miranda ne connaissait plus depuis l’enfance, une sorte de tissu usé jusqu’à la trame entièrement tendu vers la survivance à tout prix ; et cette civilisation dispersée et déployée dans des étendues insensées de plaines arides et de chaînes rocheuses a développé le sens du camouflage. Les derniers paysans hantent les coins d’ombre, les replis, les cavités. C’est une peuple d’insectes infatigables, de lézards obstinés qui se fossilise silencieusement, un peuple dont Miranda se devine orpheline. Ce pays traversé ne constitue rien pour elle qu’une terre d’exil dont l’«étrange hostilité se manifeste par l’absence : villages déserts, maisons vides, routes à l’abandon, terres en friches…
 
La foudre ne tonne que pour ceux qui lui survivent.

La machine bien huilée tourne comme une horloge. Aucun raté, pas la moindre hésitation, chaque mexicain avance les yeux fermés sur des chemins balisés. Aucune faiblesse inutile, pas d’état d’âme superflu puisque la substance même de la mort suinte par tous les pores, traverse tous les tissus, se répand au-delà de toutes les frontières. Celle belle mécanique tragique pourra de poursuivre pendant des siècles et des siècles. Et qu’il en soit ainsi est tout naturel puisque l’indifférence ne cesse de nous anesthésier.

L’indifférence face au malheur ne tient que parce que nous nous agrippons à cette pensée : la mort se contente de nous frôler de son aile et la vie, indolore et tenace, s’échappe au compte-goutte sans que nous nous en rendions réellement compte.
 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

  
 


 


 

jeudi 21 janvier 2021

[Amadou Amal, Djaïli] Les impatientes

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les impatientes

Auteur : Djaïli AMADOU AMAL

Parution : 2020

Editrice : Emmanuelle Collas

Pages : 240

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Trois femmes, trois histoires, trois destins liés. Ce roman polyphonique retrace le destin de la jeune Ramla, arrachée à son amour pour être mariée à l'époux de Safira, tandis que Hindou, sa soeur, est contrainte d'épouser son cousin. Patience ! C'est le seul et unique conseil qui leur est donné par leur entourage, puisqu'il est impensable d'aller contre la volonté d'Allah. Comme le dit le proverbe peul : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Mais le ciel peut devenir un enfer. Comment ces trois femmes impatientes parviendront-elles à se libérer ?

Mariage forcé, viol conjugal, consensus et polygamie : ce roman de Djaïli Amadou Amal brise les tabous en dénonçant la condition féminine au Sahel et nous livre un roman bouleversant sur la question universelle des violences faites aux femmes.

 

Un mot sur l'auteur :

Djaïli Amadou Amal est une militante féministe et une auteure camerounaise d'expression française. Elle est née en 1975 d'un père camerounais et d'une mère égyptienne, dans la zone sahélienne du Cameroun. Elle subit un mariage forcé à dix-sept ans et parvient à quitter son époux cinq ans plus tard. Lorsqu'elle quitte son second mari, violent, celui-ci kidnappe leurs deux filles. Djaïli Amadou Amal trouve un exutoire dans l'écriture. 

Son premier roman Walaande, l'art de partager un mari (2010), est un succès immédiat : Prix du jury de la Fondation Prince de Claus à Amsterdam, l'ouvrage est traduit en arabe et diffusé au Maghreb et au Moyen-Orient. Mistiriijo, la mangeuse d'âmes (2013) est suivi en 2017 de Munyal, les larmes de la patience (Prix de la Presse panafricaine de littérature et Prix Orange du Livre en Afrique en 2019). Retravaillé, ce livre paraît chez l'éditeur Anne Carrière / Emmanuelle Collas en 2020, sous le titre Les Impatientes. Il obtient le prix Goncourt des lycéens 2020.
 
Djaïli Amadou Amal vit à Douala avec son époux Hamadou Baba, ingénieur et écrivain sous le pseudonyme de Badiadji Horrétowdo.

 

 

Avis :

Selon la tradition peule en cette partie sahélienne du Cameroun, leur famille a décidé de leurs mariages : Ramla devient la seconde épouse d’un riche commerçant, tandis que sa sœur Hindou est unie à l’un de ses cousins. Arrachée à son amour pour un jeune homme de son âge, Ramla, qui se rêvait pharmacienne, se retrouve enfermée entre les quatre murs de sa nouvelle demeure, soumise à la volonté d’un homme qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici, et exposée à la vindicte d’une coépouse, Safira, prête à tout pour récupérer l’exclusivité conjugale. Hindou, désespérée, tombe sans recours sous le joug d’un homme violent, qui met bientôt sa vie et sa santé mentale en danger.

Reflet de la propre expérience de l’auteur, le texte décrit l’effroyable sort réservé aux femmes dans cette partie de l’Afrique. Tandis que la tradition des mariages forcés et de la polygamie légitime sans recours viols et violences au sein des foyers, la condition féminine y relève du pur esclavage, dans une organisation sociale et familiale sans échappatoire. Le moindre comportement « déviant », la plus petite velléité de rébellion féminine, y ont de telles répercussions sur les autres femmes de la famille, que toutes s’unissent pour y contrevenir et s’éviter ainsi les foudres des hommes du clan : tout plutôt que le déshonneur, l’exclusion et la misère. Derrière la façade de l’incontournable « Munyal », cette valeur souveraine de patience et de soumission féminines, se cachent par ailleurs d’impitoyables étripages entre coépouses, chacune manoeuvrant sans vergogne pour assurer son avenir et celui de ses enfants. Au joug masculin s’ajoutent ainsi la pression des femmes alliées et la férocité des rivales, achevant de transformer en enfer l’intimité apparemment harmonieuse des immenses maisonnées de ces familles parmi les plus aisées du pays.

Sans détour, la voix de Djaïli Amadou Amal s’élève calmement au fil d’un récit terrifiant. Au travers des épouvantables destins de Ramla, d’Hindou et de Safira, transparaît l’autobiographie d’une femme impressionnante de courage et de résistance, qui, non seulement est parvenue à s’arracher d’un sort tout tracé, mais qui se fait aujourd’hui le porte-parole de toutes celles qui continuent à vivre un enfer silencieux. Héritage d’une tradition entretenue par une certaine interprétation religieuse, capable de donner bonne conscience à une population masculine sans aucun doute attachée à son pouvoir et à sa bonne fortune, cette situation semble d’autant plus inextricable que les femmes elles-mêmes en sont réduites pour leur survie à contribuer à son maintien et à sa transmission. L’on ne dénoncera jamais assez cet état de fait, si indigne de la condition humaine, et qu’on aimerait classer comme une anomalie anachronique si elle ne concernait encore tant de femmes de par le monde, dans ce pays ou dans d’autres.

Ce livre se dévore avec émotion et compassion, dans une sidération d’autant plus horrifiée et indignée que l’on y comprend la profondeur du mal qui, dans certaines régions du monde, continue à maintenir en esclavage la moitié féminine de la population. Une lecture incontournable et un auteur qui, au-delà du Goncourt des Lycéens 2020, mérite de figurer au panthéon des grandes féministes de l’histoire. (4/5)

 

Citations :

Nous sommes une famille nombreuse. Mon père la tient d’une main de fer. Quatre épouses lui ont donné une trentaine d’enfants dont les aînés, en majorité des filles, sont mariés. Baaba ne supportant pas les conflits, chacune de ses épouses se garde bien de lui rapporter les petits incidents ou disputes qui ne peuvent manquer de troubler un foyer polygamique. Aussi notre grande famille évolue-t-elle dans une atmosphère apparemment harmonieuse et sereine.
Nous habitons dans ce que nous appelons au Cameroun septentrional une concession. Entourée d’une enceinte de très hauts murs, qui empêchent de voir à l’intérieur, elle abrite le domaine de mon père. Les visiteurs n’y pénètrent pas ; ils sont reçus à l’entrée dans un vestibule que, dans la tradition de l’hospitalité peule, nous nommons le zawleru. Derrière s’ouvre un espace immense dans lequel se dressent plusieurs bâtiments : d’abord l’imposante villa de mon père, l’homme de la famille, puis le hangar, une sorte de portique sous lequel on reçoit les invités, enfin les habitations des épouses où les hommes ne pénètrent pas. Pour parler à son mari, une épouse ne peut passer que par la coépouse dont c’est le tour.
Mes cinq oncles habitent dans le même quartier. Aussi, nous n’avons pas une mais six concessions. Et, si nous ajoutons à la trentaine d’enfants de mon père ceux de toute la famille réunie, nous sommes facilement plus de quatre-vingt enfants. Nous, les filles, vivons avec nos mères respectives pendant que nos frères ont leurs propres chambres à l’extérieur des appartements maternels dès la préadolescence. Et, bien sûr, filles et garçons ne font que se croiser, s’adressant à peine la parole.
 
Après un silence, mon père reprend sur le même ton grave et autoritaire : « À partir de maintenant, vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale, instaurée par Allah. Sans sa permission, vous n’avez pas le droit de sortir ni même celui d’accourir à mon chevet ! Ainsi, et à cette seule condition, vous serez des épouses accomplies ! » Oncle Oumarou, qui a gardé le silence jusque-là, renchérit : « Souvenez-vous toujours que, pour rester agréable à son époux, à chaque entrevue, une femme doit se parfumer de son parfum le plus précieux, se revêtir de ses plus beaux atours, s’orner de ses bijoux – et bien plus encore ! Le paradis d’une femme se trouve aux pieds de son époux. »

Et j’expliquais aux femmes de la famille mon ambition de devenir pharmacienne, ce qui les faisait rire aux éclats. Elles me traitaient de folle et vantaient les vertus du mariage et de la vie de femme au foyer. Quand je renchérissais sur l’épanouissement qu’une femme trouverait dans le plaisir d’avoir un emploi, de conduire sa voiture, de gérer son patrimoine, elles interrompaient brutalement la conversation en me conseillant vivement de redescendre sur terre et de vivre dans la vraie vie.

Depuis un moment, les larmes qui coulaient sur ses joues hachaient la voix de ma mère. Et c’est dans un sanglot à peine étouffé qu’elle conclut : « Il est difficile, le chemin de vie des femmes, ma fille. Ils sont brefs, les moments d’insouciance. Nous n’avons pas de jeunesse. Nous ne connaissons que très peu de joies. Nous ne trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. À toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux encore, pour rendre ta vie acceptable. C’est ce que j’ai fait, moi, durant toutes ces années. J’ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs. »

Mais rien ne semble marcher ! Rien ne détourne Moubarak de ses mauvaises habitudes. Ni les herbes ni les prières ni ma soumission et encore moins ma patience. Mon époux entretient des aventures multiples, boit, use de stupéfiants et regagne toujours le foyer à une heure tardive. Il continue de me brutaliser, de m’abreuver d’insultes aussi dégradantes qu’humiliantes. On ne compte plus les hématomes, égratignures et ecchymoses que ses coups laissent sur mon corps – et ce dans la plus grande indifférence des membres de la famille. On sait que Moubarak me frappe, et c’est dans l’ordre des choses. Il est naturel qu’un homme corrige, insulte ou répudie ses épouses. Ni mon père ni mes oncles ne dérogent à cette règle. Tous, un jour ou l’autre, ont eu à battre l’une de leurs épouses. Ils n’hésitent pas à injurier femmes, enfants et employés. Pourquoi mon cas serait-il particulier ? Pourquoi s’y attarderait-on ? C’est un droit divin, me souffle un jour une femme érudite. Il est écrit dans le Coran qu’un homme a la légitimité de punir et de battre son épouse si elle est insoumise. Mais il est tout de même interdit qu’il s’acharne sur son visage, ajoute-t-elle, scandalisée par mon œil au beurre noir.
 
Je n'étais pas que la fille de mon père. J'étais celle de toute la famille. Et chacun de mes oncles pouvait disposer de moi comme de son enfant. il était hors de question que je ne sois pas d'accord. J'étais leur fille. j'avais été élevée selon la tradition, initiée au respect strict que je devais à mes aînés.

« Patience, munyal, Safira ! Souviens-toi que personne ne doit soupçonner ton ressentiment. Personne ne doit deviner ton chagrin, ta rage ou ta colère. N’oublie pas. Maîtrise de soi ! Sang-froid ! Patience ! »
Je ravale mes larmes, lève les yeux au ciel pour les empêcher de couler. Ma tante reprend :
« Toutes ces femmes vont te dévisager. Elles vont te toiser pour surprendre ton désespoir ou ton hostilité à son égard. Sans exception, elles n’attendront que le moment où tu défailliras. Tout se jouera à cet instant. Il suffit que tu montres ta peine pour qu’elles se moquent de toi. Il suffit que tu faiblisses une seconde pour que ta coépouse prenne le dessus à jamais. Il n’y a pas pire ennemie pour une femme qu’une autre femme ! Ne leur donne jamais l’occasion de mal parler de toi. Contrôle-toi, reste forte, ne faiblis pas.
— Munyal ! ajouta une amie de ma mère. C’est dans l’épreuve qu’on te conseille de patienter. Reste stoïque face à l’épreuve. Personne, Safira, personne ne doit savoir que tu es triste. La jalousie est un sentiment honteux. Tu es trop noble pour le ressentir, n’est-ce pas ? »
Mon époux a pris une nouvelle femme.
« Séduis-le par ton comportement généreux, par ta présence agréable, par ta cuisine savoureuse. Montre-lui qu’aucune femme ne pourra jamais te surpasser. L’avantage de la polygamie, c’est qu’elle te permet de tester son amour et ton pouvoir sur lui. Tu es sa première épouse. Toutes celles qui suivront ne seront jamais aussi précieuses que toi. Aucune ne pourra vivre ce que vous avez vécu. Aucune ne pourra lui donner des enfants comme, toi, tu lui en as donnés. Tu es la privilégiée et tu le resteras toujours. Sa première épouse ! La daada-saaré ! Tu le partageras désormais, certes. Mais un homme a-t-il jamais appartenu à une seule femme ? »

Une coépouse reste une coépouse même si elle est gentille et respectueuse. Une coépouse n’est pas une amie – et encore moins une sœur. Les sourires d’une coépouse ne sont que pure hypocrisie. Son amitié ne sert qu’à vous endormir afin de mieux vous terrasser. 

Quand on est en guerre, on n’est pas regardant sur le choix des armes. On prend ce qui est à notre portée et on avance avec. Et cette fille ? À quoi s’attendait-elle quand elle a décidé d’épouser un homme marié ? Elle pensait que j’allais le lui laisser gentiment, c’est ça ? Je n’ai pas choisi d’en arriver là. On ne m’en laisse pas le choix. Je me défends, tout simplement. Je l’aimais. J’ai fait de mon mieux pour le satisfaire. J’ai été une bonne épouse. Une excellente mère. Je lui ai donné des enfants intelligents, en bonne santé, des deux sexes. Je l’ai réconforté, je l’ai aimé de tout mon cœur, de toute mon âme. Que voulait-il de plus ? Je ne suis pas méchante. On m’oblige à l’être. Je n’ai pas choisi de faire cette guerre. Mais m’en laisse-t-on le choix ? »

Je sais ce que signifie son indifférence à mon égard, son empressement au moindre coup de fil, sa méfiance en ma présence, ses mots de plus en plus blessants. Je remarque sa nouvelle vigueur, sa détermination. Alhadji est en train de se remarier et, comme la dernière fois, ce seront les rumeurs qui me mettront au courant. C’est par elles que je saurai la date du mariage, le nom de la promise, sa famille, son statut social. Mais, contrairement à la première fois, je garde mon calme. Oui, elle viendra mais combien de temps restera-t-elle ? Combien de temps tiendra-t-elle ?


 

mardi 19 janvier 2021

[Collette, Sandrine] Ces orages-là

 


 


Coup de coeur 💓

 

Titre : Ces orages-là

Auteur : Sandrine COLLETTE

Parution : 2021 (JC Lattès)

Pages : 300

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Clémence a trente ans lorsque, mue par l’énergie du désespoir, elle parvient à s’extraire d’une relation toxique. Trois ans pendant lesquels elle a couru après l’amour vrai, trois ans pendant lesquels elle n’a cessé de s’éteindre.
Aujourd’hui, elle vit recluse, sans amis, sans famille, sans travail, dans une petite maison fissurée dont le jardin s’apparente à une jungle.
Comment faire pour ne pas tomber et résister minute après minute à la tentation de faire marche arrière  ?

Sandrine Collette nous offre un roman viscéral sur l’obsession, servi par l’écriture brute et tendue qui la distingue.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l’auteure de Des nœuds d’acierIl reste la poussière, et Les larmes noires sur la terre. Son dernier roman, Et toujours les Forêts a été couronné, entre autre, par le Prix  du Livre France Bleu PAGE des libraires 2020, le Grand Prix RTL Lire et le Prix de La Closerie des Lilas.

 

 

Avis :

Après trois ans de relation conjugale toxique, Clémence a enfin trouvé la force de s’enfuir. Mais, seule face à son désarroi et à son total manque de confiance en elle, saura-t-elle échapper durablement et définitivement à l’emprise qui continue à saper sa volonté, à lui faire douter de ses capacités, et à la plonger dans une dépression noire et suicidaire ? Ne serait-il pas plus simple de revenir auprès de cet homme, qui pourtant la terrorise et la réduit à néant ?

Le récit est une plongée dans la tête d’une femme sous emprise, démolie à petit feu par la perversité narcissique de son conjoint, et désormais enfermée dans un processus d’auto-destruction qui continue à la broyer psychiquement malgré la prise de distance physique. Piégé à ses côtés dans un huis-clos oppressant où le danger est autant intérieur qu’extérieur, le lecteur se met à appréhender, aussi bien l'effondrement de cette femme au bout du rouleau, que la réapparition de son prédateur. Tandis que l’écriture sèche et dépouillée tend sans répit le fil narratif à la limite du point de rupture, l’on se retrouve en apnée dans un labyrinthe psychologique tout à fait cauchemardesque, dont l’issue réservera quelque surprise.

J’ai retrouvé avec plaisir le style et la manière de Sandrine Collette, si experte à nous embarquer dans la noirceur explosive de désespoirs extrêmes, et dans le rythme effréné de traques infernales. Point n’est besoin d’aller chercher très loin pour trouver l’enfer : il brûle dans l’intimité de la violence conjugale, et dans la solitude de victimes convaincues de leur insignifiance méprisable et coupable. Ce livre incarne leur terreur et leur tourment dans un récit vertigineux aux allures de cyclone psychologique. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Et est-ce véritablement de la chance d’ouvrir les yeux et de deviner l’aube d’un autre jour, au fond ? Est-ce de la chance que tout recommence chaque fois ? Quand on a une vie de merde, se réveiller le matin n’est pas forcément une bonne nouvelle. Il n’y a pas de retour au meilleur – juste le pire qui s’accumule.

La femelle du coucou pond ses œufs dans le nid des autres oiseaux. C’est la meilleure façon qu’elle ait trouvée de faire des paquets de bébés coucous chaque année, qu’elle ne pourrait pas élever elle-même en aussi grand nombre – mais aussi parce que le coucou est une espèce qui migre sans cesse et ne reste pas suffisamment longtemps au même endroit pour préparer un nid, couver ses œufs et nourrir ses petits une fois éclos. La femelle éjecte un œuf du nid de l’oiseau hôte et pond le sien – un seul – à la place. Lorsque le poussin coucou naît, aveugle et sans plumes, la première chose qu’il fait est de jeter hors du nid les œufs non éclos ou les bébés oiseaux autres que lui. Ainsi, il reste seul nourri. Ce qui est fascinant, c’est la taille du coucou : très vite, il devient plus gros que les parents adoptifs qui l’alimentent. Il ressemble à un ogre qui pourrait les engloutir d’un coup de bec. Or, il ne le fait pas. De leur côté, jamais les parents trompés n’arrêtent de le nourrir, semblant ignorer que ce poussin-là est un imposteur, alors même que son apparence n’a rien à voir avec la leur. Bref, le coucou est une belle saloperie. De là vient aussi le coucou que l’on adressait, il y a longtemps, aux mariés trompés ou aux couples adultères – et qui s’est transformé en cocu.

Lorsqu’il pond dans le nid d’espèces méfiantes, le coucou a la capacité stupéfiante de changer la forme ou la couleur de ses œufs pour que les rouges-queues ou les rouges-gorges, ses hôtes préférés, n’y voient que du feu.

En haut des arbres, cela roucoule, cela piaille, cela roule dans les gorges, cela strie l’air d’une force impossible pour des corps si dérisoires. Si un homme chantait avec proportionnellement la même puissance de voix qu’un merle, on ne pourrait pas se tenir à moins de vingt mètres de lui, au risque d’avoir les tympans crevés.

(…) elle a compris qu’elle devait choisir. C’était être la meilleure toute seule, ou être moyenne avec les autres. Quand on est enfant, on n’a pas toutes les données en main, on ne sait pas encore que tout est composition, ruse, compromis. On n’a pas la force. Clémence a décidé de ne plus être seule. Ses notes se sont effondrées, elle s’est appliquée à faire des erreurs, à mimer des trous de mémoire, à ne pas connaître les réponses, il y a eu quelques amies. Jamais beaucoup. Parce que là aussi, on ne le dit pas aux enfants : c’est la nature. Il y a des gens qui n’ont qu’à ouvrir les bras pour que les autres se précipitent. Et puis il y a ceux pour qui ouvrir les bras est déjà un immense effort, et personne ne s’y trompe – personne ne vient, personne n’accourt.
 
Telles ces maisons humides qu’un propriétaire décide un jour de drainer et dont les façades, soudain, se lézardent de longues fissures : quand on a appris à vivre dans un univers bancal, il est parfois dangereux que l’équilibre revienne.

Elle ne sait pas si c’est elle qui provoque cela, la transparence. Elle ne sait pas si elle est contagieuse. Mais c’est là, sur elle, en elle. Pas la transparence des grands glaciers ou des mers superbes : celle des invisibles. De ceux qui voudraient qu’on les voie, en vain. C’est dérangeant d’y penser, à cette transparence qui a toujours accompagné Clémence. Cela se sent à plein de choses insignifiantes. Cela s’accumule comme les chagrins, l’impression que les autres passent à travers son corps, à travers son regard, et que rien ne les arrête – rien ne justifie qu’ils s’y arrêtent.

Mais quoi, quand on ouvre les mains et qu’il n’y a rien dedans, quand on fouille au fond de son crâne et qu’on ne trouve que le chagrin, le vide et la colère ? C’est idiot de dire qu’une fois au creux de la vague, on ne peut que remonter, tellement idiot parce qu’il faut de l’élan pour cela, il faut du courant, et souvent, quand on est au creux de la vague, on se noie. À vrai dire, une fois en bas, il y a beaucoup plus de risques de couler pour de bon que de chances de remonter à la surface.

Quinze ans : pour les autres, c’est plus que le temps nécessaire pour guérir de cette chose inguérissable. Au début, tout le monde comprend, tout le monde s’immobilise, priant seulement que cela n’arrive qu’ailleurs. Mais si une vie s’est arrêtée, les autres continuent. L’existence les reprend. Il y a juste une place vide. Le temps du deuil – quelle affreuse, quelle impossible expression. Le temps de cela n’est pas concevable, il est infini, il ne se répare pas ni ne cesse. Colin n’est jamais revenu. Il n’y a pas eu de miracle. Alors Gabriel a fait semblant, pour que les autres se rassurent, pour ne pas sombrer tout à fait.
Semblant de guérir. Seulement ce n’est pas vrai, il n’est pas apaisé. Il ne veut pas l’être. Il se contente de mentir, pour qu’on lui foute la paix. Le jour, il mime, il feint, il joue. Il brille, il ouvre les bras, il éclate, tout le monde l’aime. Personne ne se doute que la blessure à l’intérieur, plus que cicatriser, est devenue un abîme. Le soir, l’alcool colmate la plaie à grand-peine pour tenir un soleil de plus, des petites révolutions d’aube en aube, au moment où les ténèbres cèdent. Gabriel est une marionnette, un chiffon. Le destin l’agite chaque jour, l’obligeant à vivre, pantin superbe qui parle et rit et rayonne, sidérant les autres – un spectre de lumière, une illusion d’or et de sang.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

  
 

dimanche 17 janvier 2021

[Dillard, François-Xavier] Prendre un enfant par la main

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Prendre un enfant par la main

Auteur : François-Xavier DILLARD

Parution : 2020 (Belfond)

Pages : 336

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lorsque vous lâchez la main de votre enfant, êtes-vous certain de pouvoir la serrer de nouveau un jour ?
Quatre ans après la disparition de leur fille Clémentine dans le naufrage d’un voilier, Sarah et Marc sont rongés par la culpabilité et la tristesse. Jusqu’à ce que de nouvelles voisines emménagent sur le même palier avec leur enfant, Gabrielle, dont la ressemblance avec Clémentine est troublante. Au contact de cette adolescente vive et enjouée, Sarah reprend peu à peu goût à la vie. Mais lorsque le destin de Gabrielle bascule dans l’indicible, les démons que Sarah avait cru pouvoir retenir se déchaînent une seconde fois.
Prends ma main, mon cœur. Ne la lâche pas, quoi qu’il arrive. Serre-la fort !

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1971, François-Xavier Dillard écrit depuis 2012. Il a publié : Un vrai jeu d'enfant (2012, Fais-le pour maman (2014), Austerlitz 10.5 (co-écrit avec Anne-Laure Béatrix, 2016), Ne dis rien à papa (2017), Réveille-toi ! (2018).

 

 

Avis :

Marc et Sarah ne se sont jamais remis de la perte de leur fille de dix ans, Clémentine, disparue en mer alors que leur voilier essuyait une tempête. Leur émotion est donc immense lorsque, quatre ans après la catastrophe, une adolescente ressemblant beaucoup à la défunte emménage avec ses deux mères dans leur luxueux immeuble des beaux quartiers de Paris. Entre Sarah et Gabrielle se noue très vite un lien affectif fort, qui ne va pas tarder à s’avérer déterminant quand la jeune fille se retrouvera dans de bien sales draps…

Le roman exploite le thème immensément sensible et dramatique de la perte d’un enfant, une tragédie encore plus difficile à surmonter quand, au chagrin, vient se mêler le sentiment de culpabilité d’avoir failli dans son rôle de parents. A ce premier désastre s’en ajoute ici un second : celui de la souffrance de la fratrie qui se sent à jamais supplantée, dans l'âme des parents, par l’enfant disparu. C’est cette facette de l’histoire, annoncée par la très juste citation d’Annie Erneaux en introduction - « Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. » -, qui m’a semblé la plus intéressante et la plus touchante.

Car, pour le reste, l’auteur n’y va tellement pas avec le dos de la cuillère que l’émotion s’en trouve presque soufflée par une sorte de surenchère dans le sensationnel. Que ce soit pour Marc et Sarah, mais aussi pour cet autre personnage qui, – n’en jetez plus, la cour est pleine -, a vécu un drame similaire, la puissance du séisme est telle qu’elle les jette dans une série de paroxysmes bien plus à même de servir la dramaturgie que la crédibilité du roman. 

Si la finesse de l’intrigue peut donc s’avérer décevante, le lecteur pourra néanmoins se laisser envahir par la montée d’une tension souvent explosive, jusqu’à la surprise d’un dénouement d’une tristesse infinie. Plus qu’un véritable suspense, c’est d’ailleurs la perception d’une situation constamment sur le point de dévisser qui entretient l’angoisse. Le rythme est soutenu, le style efficace et l’évocation puissante, faisant de cette lecture un moment captivant et plaisant.

Au final, c’est sur une impression mitigée que je referme ce livre. Certes addictif, enlevé et d’une construction maîtrisée, il m’a durablement gênée par l’impression d’une surenchère, un peu facile et sensationnelle, d’effets dramatiques nuisant à sa vraisemblance. (3/5)

 

Citations :

— Tout à l’heure, vous avez dit que vous ne saviez pas si Sarah était folle ou simplement malheureuse… Vous savez ce qu’a écrit Emil Cioran à ce sujet ?  
— Sans doute quelque chose de pas très gai…  
— Non, pas très, mais de très juste. Il a dit : « La folie n’est peut-être qu’un chagrin qui n’évolue plus »…