vendredi 24 juillet 2020

[Houdart, Célia] Le Scribe






J'ai aimé

 

Titre : Le Scribe

Auteur : Célia HOUDART

Editeur : P.O.L.

Année de parution : 2020

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Chandra, un jeune mathématicien indien, découvre son double au Louvre. C’est l’automne à Paris et la fin de la mousson à Calcutta. Deux marais et marchés aux fleurs, pourtant très éloignés, se superposent. Les eaux vertes et grises de la Seine et du fleuve Hooghly se mêlent. On assiste à d’étranges frottements et flottements. Et la ville (la vie) est couverte d’écritures à déchiffrer.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Après des études de lettres et de philosophie et dix années dédiées à la mise en scène de théâtre, Célia Houdart se consacre à l’écriture. Depuis 2008, elle compose en duo avec Sébastien Roux des pièces diffusées sous la forme d’installations ou de parcours sonores. Elle a été lauréate de la Villa Médicis hors-les-murs, du Prix Henri de Régnier de l’Académie Française (2008) pour son premier roman Les merveilles du monde, du Prix Françoise Sagan (2012) pour Carrare et du prix de la Ville de Deauville Livres et musiques (2015) pour Gil.

 

Avis :

Génie des mathématiques venu à Paris poursuivre ses études, Chandra découvre la ville et s’acclimate à la France, tout en restant en lien étroit, grâce à Skype, avec sa famille à Calcutta : son père, ingénieur qui dirige une usine de traitement de l’eau, sa mère, si sensible à la cause des femmes, ses deux petites sœurs chéries, et sa grand-mère, qu’il voit avec inquiétude doucement décliner.

Le jeune homme est brillant et curieux. Surnommé le scribe par une autre étudiante parce que, dans sa chambre de bonne, il travaille assis en tailleur, comme le Scribe accroupi du Musée du Louvre, il parcourt Paris tout en gardant un œil tendre et protecteur sur ses proches en Inde. Le récit se déploie au fil de mille détails, dans une peinture fine et précise qui superpose peu à peu deux ambiances, deux vies aux antipodes l’une de l’autre qu’internet permet à Chandra de vivre quasi simultanément.

Les personnages esquissés avec justesse et tendresse s’avèrent attachants et crédibles. Si leur vie aisée et leur affection les entourent d’une bulle protectrice, l’on sent la fragilité et le miracle de leur équilibre dans un monde aux multiples et menaçantes dissonances : tandis qu’il s’émerveille des beautés de Paris, Chandra remarque un militant écologiste blessé par un tir de LBD et des gitanes malmenées par la police. Son père est victime de malveillance et, dans la concurrence acharnée pour la maîtrise économique de l’eau, sa station d’épuration empoisonnée. Sa mère se fait insulter quand elle conduit en Inde, certains temples restent interdits aux femmes malgré les lois, et tandis que les moussons se font de plus en plus violentes, les réservoirs naturels d’eau disparaissent sous des montagnes d’ordures à ciel ouvert.

Fine dentelle d’infimes détails laissant entrevoir de sombres profondeurs, ce texte agréable aux ambiances prégnantes est d’une extrême délicatesse. Emportée par ma lecture, je suis toutefois restée sur la perplexité de son absence de réel dénouement, frustrée de devoir quitter les personnages comme au milieu de l’exercice de funambule de leur fragile et attachante existence. (3/5)


 

Citations :

Manoj avait en effet connu le temps où s’étendait, à l’est de Calcutta, un vaste réseau de canaux débouchant sur 12 000 hectares de marais : The East Calcutta Wetlands. De grandes étendues humides, où alternaient les zones de filtrage ouvertes, et les bheri, des mares à poissons qui occupaient des espaces plus circonscrits. Le tout était alimenté quotidiennement par les égouts de la ville. Là prospéraient les roseaux, les nénuphars, les jacinthes d’eau et diverses espèces de poissons. Les jacinthes d’eau captaient les métaux lourds pendant que certains poissons, principalement les tilapias et les carpes, eux, consommaient le phytoplancton. Autrement dit, les plantes et les poissons nettoyaient ensemble, dans des proportions notables, les eaux polluées. Manoj avait appris, grâce à une étude menée par le ministère de l’Agriculture dix ans plus tôt, que les vingt tonnes de poissons ramassées quotidiennement dans les filets des pêcheurs étaient moins toxiques que bon nombre d’espèces pêchées dans le golfe du Bengale. Ces captures fournissaient ainsi largement Gariahat et Park Circus Markets, les deux grands marchés alimentaires de Calcutta. Sans compter les étals de quantité d’autres revendeurs, couvrant ainsi un tiers de la consommation en poisson de la mégalopole. Cette chaîne originale et peu coûteuse faisait vivre au total près de cent mille personnes, à travers neuf coopératives, tout en apportant une vraie réponse au problème du traitement des eaux polluées.

mercredi 22 juillet 2020

[Lefteri, Christy] L'apiculteur d'Alep





 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L’apiculteur d’Alep
          (The Beekeeper of Aleppo)

Auteur : Christy LEFTERI

Traductrice : Karine LALECHERE

Parution : en anglais en 2019,
                  en français en 2020 (Seuil)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Nuri est apiculteur, sa femme, Afra, est artiste. Ils vivent tous deux avec leur jeune fils, Sami, dans la magnifique ville d'Alep, en Syrie. La guerre éclate et ravage tout, jusqu’aux précieuses ruches de Nuri. Et l'inimaginable se produit. Afra ne veut plus bouger de sa chambre. Pourtant, ils n’ont pas le choix et Nuri déploie des trésors d’affection pour la convaincre de partir.
Fous de douleur, impuissants, ils entament alors un long périple où ils devront apprendre à faire le deuil de tout ce qu'ils ont aimé. Et apprendre à se retrouver, peut-être, à la fin du voyage, dans un Londres où les attendent des êtres proches. Pour reconstruire les ruches et leur vie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Christy Lefteri est née à Londres de parents chypriotes. Elle anime un atelier d’écriture à l’université Brunel. L’Apiculteur d’Alep, son deuxième roman, lui a été inspiré par son travail de bénévole dans un camp de migrants à Athènes.

 

 

Avis :

Dans Alep dévastée par la guerre, alors qu’ils ont tout perdu, l’apiculteur Nuri finit par convaincre son épouse murée dans le chagrin qu’ils n’ont que trop tardé et qu’il leur faut partir. Avec pour seuls bagages la douleur de deuils impossibles et le traumatisme de la violence et de la peur, le couple entame alors un long et dangereux périple au travers de la Turquie et de la Grèce, dans le but de gagner l’Angleterre et d’y obtenir le statut de réfugiés.

Son expérience de bénévole dans un camp de migrants à Athènes a permis à l’auteur de recueillir les témoignages et les confidences de familles syriennes et afghanes réfugiées en Grèce : autant d’histoires bouleversantes qui ont nourri ce roman et lui ont donné un centrage émotionnel fort. Au-delà d’un aperçu des dramatiques conditions et obstacles qui jalonnent le parcours des migrants, le récit met l’accent sur l’intime et l’humain, nous faisant partager le désespoir engendré par le deuil et la perte, mais aussi l’extraordinaire résilience dont beaucoup de ces personnes déplacées savent faire preuve.

Ainsi, au beau milieu des drames et de la noirceur ambiante, l’on parvient tant bien que mal à se réchauffer le coeur à une petite flamme d’espoir et de vie, précairement entretenue par les souvenirs d’un passé serein et lumineux, par l’amour et la tendresse de deux époux accrochés l’un à l’autre, et par l’actif et continu soutien des populations locales et des organisations humanitaires.

Au travers de cette histoire particulière qui laisse perler l’espoir dans un chaos général où beaucoup de migrants se perdent, l’on devine la volonté de croire, pour les aidants bénévoles comme l’auteur, à ce que, heureusement, et en partie grâce à leurs efforts, un certain nombre de destins brisés puissent retrouver la lumière. (4/5)



Du même auteur sur ce blog :

 

lundi 20 juillet 2020

[Sandrel, Julien] Les étincelles






Je n'ai pas aimé

 

Titre : Les étincelles

Auteur : Julien SANDREL

Parution : 2020 (Calmann Lévy)

Pages : 324

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

La jeune Phoenix, 23 ans, a le goût de la provocation, des rêves bien enfouis, et une faille terrible : il y a trois ans, son père, un scientifique, s’est tué dans un accident de voiture en allant rejoindre  une autre femme que sa mère.
Depuis, Phoenix le déteste. À cause de lui, elle a abandonné études et passions et enchaîne les petits boulots. Mais un jour, dans un carton qui dort à la cave, elle découvre la preuve que son père se sentait en danger. Ainsi qu’un appel à l’aide énigmatique, écrit dans une langue étrangère.

Et si elle s’était trompée ? Et si… la mort de son père n’avait pas été un accident ?
Aidée de son jeune frère, un surdoué à l’humour bien ancré, Phoenix se lance à la recherche de la vérité. Mais que pourront-ils, tout seuls, face à un mensonge qui empoisonne le monde ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Julien Sandrel a 39 ans. La Chambre des Merveilles (Prix Méditerranée des lycéens 2019, Prix 2019 des lecteurs U), son premier roman, a connu un succès phénoménal en librairie. Vendu dans vingt-cinq pays, il est en cours d’adaptation au cinéma.

 

 

Avis :

Cela fait trois ans que son père est mort dans un accident de voiture en Colombie où, selon les apparences, il rejoignait une maîtresse, lorsque Phoenix découvre qu’il se sentait menacé : scientifique convaincu de la dangerosité sanitaire des pesticides produits par une puissante multinationale, il n’aurait pas été le premier lanceur d’alerte à se voir imposer le silence…

Je pensais me plonger dans un thriller économique et écologique. Je me suis retrouvée dans un roman feel good, dont le sujet à la mode et le suspense relatif ne manqueront sans doute pas de séduire les adeptes du genre. Malheureusement pour moi, preuve est faite une fois de plus que je n’en fais pas partie : l’intrigue improbable et superficielle, la romance niaise à l’eau de rose, les personnages caricaturaux et sans épaisseur, le tout conjugué à un style désespérément plat, ont eu raison de mon intérêt pour le sujet traité et m’ont reléguée dans un ennui teinté d’étonnement quant à la si grande diversité des goûts littéraires ! (1/5)

samedi 18 juillet 2020

[Tudoret, Patrick] Juliette






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Juliette

Auteur : Patrick TUDORET

Editeur : Tallandier

Année de parution : 2020

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Je suis née dans la nuit du 16 au 17 février 1833 à Paris… à l’âge de vingt-six ans. Toutes les années écoulées n’avaient pas compté, ne pouvaient pas compter. Je ne puis, en y repensant, réprimer un ébranlement de tout mon être, un frémissement de chaque parcelle de ma peau comme en ce temps béni où il la caressait de ses mains. »
Un roman bouleversant, palpitant, celui d’un amour fou, de deux destins hors normes – Victor Hugo et Juliette Drouet – où, dans un style flamboyant, l’auteur épouse la plume de Juliette et rend un fervent hommage à sa liberté d’esprit.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Docteur en science politique, Patrick Tudoret est l’auteur d’une quinzaine de livres et de pièces de théâtre. Son roman L’Homme qui fuyait le Nobel (2015) a connu un vif succès et obtenu le prix Claude Farrère et le prix des Grands Espaces.

 

Avis :

Au soir de sa vie, affaiblie mais lucide, Juliette Drouet se remémore ce que fut son existence, toute entière absorbée par sa profonde passion pour un homme marié d’une stature exceptionnelle : Victor Hugo.

Au fil des souvenirs de Juliette, à peine romancés à partir d’une solide documentation, l’auteur retrace la biographie de cette orpheline qui perça au théâtre et y rencontra, à vingt-six ans, celui qui allait bouleverser toute sa vie. Le récit, tout de tendresse et de nostalgie, sert de miroir au propre parcours de Victor Hugo, dont l’ombre omniprésente domine tout le texte. Aux côtés de cet homme si brillant et si puissant, Juliette apparaît comme une femme de caractère, remarquable d’indépendance d’esprit, de courage et de dignité, que la propre épouse de Victor, Adèle, finit par prendre en estime.

Patrick Tudoret insuffle une profonde humanité à cette restitution, en même temps d’une grande fidélité historique. Son style, d’une parfaite élégance, accompagne à merveille les mille variations de l’intime, qui nous font découvrir sous un angle étrangement proche, la compagne d'un homme dont le génie, en tout point inégalable, n’en finit pas d’impressionner.

Touchantes et brillamment abouties, ces mémoires apocryphes réussissent le tour de force, par la beauté et la maîtrise de leur écriture, de ne pas déparer l’esprit et l’élégance de celle qui sut s’attacher le plus grand homme de son siècle. (4/5)

 

Citations :

La nuit est tombée d’un coup sec comme la lame d’une guillotine. L’automne est là qui, un instant, a lesté le ciel de longues guipures jaunes, mais soudain, elle a tout mangé. Et c’est une pluie lourde qui, maintenant, bat les volets, cingle les tuiles à les faire chanter dans une douce torture, comme elle le fait dans ces îles qui me sont si chères.

Après les épisodes les plus rudes, jour après jour, au compte-gouttes, la vie revenait en nous. L’être humain est-il fol ou sage à ce point que ses pires blessures cèdent toujours au temps ? L’amour le commande. L’amour l’exige. Un amour n’en remplace pas un autre, il permet d’y survivre.

L’enfer est plein de cette pauvre conviction que l’homme est bon naturellement. J’ai connu deux révolutions, la Commune, des guerres, des massacres, des assassinats, les convulsions sanglantes de l’histoire, et à chaque fois j’ai vu le pire se déchaîner en lui. Puisse, un jour, Dieu nous épargner de tels fléaux.

En parcourant ces pages, je me dis que ma vie a passé comme un songe, laissant dans son sillage une foule de regrets. Je sais que c’est égoïste, mais pour Victor, j’eusse aimé un peu moins d’éclat et un peu plus de présence à mes côtés pendant toutes ces années où je n’ai fait que l’attendre. Qui a dit que la gloire est le deuil éclatant du bonheur ?

jeudi 16 juillet 2020

[Hamelin, Louis] Les crépuscules de la Yellowstone






Coup de coeur 💓

 

Titre : Les crépuscules de la Yellowstone

Auteur : Louis HAMELIN

Editeur : Les Editions du Boréal

Année de parution : 2020

Pages : 376

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Printemps 1843. John James Audubon, le célèbre naturaliste, remonte le Missouri à bord du vapeur Omega. À l’approche de la vieillesse, il veut recueillir le plus grand nombre de spécimens possible pour terminer son livre sur les quadrupèdes vivipares de l’Amérique du Nord.
Il a engagé pour guide Étienne Provost, né à Chambly, le plus fameux des coureurs de bois et l’irremplaçable interprète, car tout ce pan de continent, qui va de la Nouvelle-Espagne aux Grands Lacs, est encore le royaume des Indiens et des trappeurs canadiens et métis. Et, surtout, Provost est un coup de fusil infaillible. N’est-il pas le seul à pouvoir procurer à Audubon les animaux qu’il veut dessiner, morts, il va sans dire ?

Pendant que nous suivons Audubon et ses comparses qui, depuis le pont supérieur de l’Omega, tirent au nom de la science sur tout ce qui bouge, sur terre, dans l’air et dans l’eau, le romancier se lance lui aussi dans sa propre aventure. Il se rend à Fort Union, au Dakota du Nord, le point culminant du périple de son modèle. Bien sûr, l’avion a remplacé le navire à vapeur, et c’est le pétrole qui, un siècle et demi plus tard, sert de prétexte au saccage de la nature et des territoires indiens. C’est là qu’il prendra la mesure du pouvoir destructeur du temps, qui a fait de nous, humains, une espèce tout aussi menacée que celles qu’Audubon a voulu immortaliser dans ses livres.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Grand-Mère en 1959, Louis Hamelin poursuit des études à l’Université McGill où il obtient un baccalauréat en sciences de l’agriculture en 1983. Il obtient ensuite une maîtrise en études littéraires à l’UQAM en 1990. C’est à partir de ce moment qu’il se consacre à l’écriture. En 1989, Louis Hamelin se voit décerner le Prix du Gouverneur général pour son premier roman, intitulé La Rage.
Chroniqueur littéraire au Devoir et à Ici Montréal, ses textes sont publiés en 1999 aux Éditions du Boréal, sous le titre Le Voyage en pot.
Depuis le début des années 1990, il a collaboré à une quinzaine de journaux et de revues, participé à de nombreuses rencontres, événements culturels et lectures publiques, tout en publiant neuf livres. Critiques et public s’accordent aujourd’hui pour dire que Louis Hamelin occupe une place de choix dans l’univers littéraire québécois.
La Constellation du lynx a reçu le prix des libraires du Québec 2011 et le prix littéraire des collégiens 2011.

 

Avis :

Fasciné depuis l’enfance par les planches des ouvrages animaliers anciens, l’auteur a décidé de retracer la dernière expédition du grand naturaliste franco-américain Jean-Jacques Audubon : parti de Saint-Louis en 1843 avec pour guide le célèbre trappeur québécois Etienne Provost, le peintre ornithologue s’était lancé dans deux mille kilomètres de remontée du Missouri en bateau à aube, jusqu’à Fort Union qui, pendant quelques mois, lui servit de camp de base pour une gigantesque partie de chasse aux allures de massacre. Cent-soixante-quinze ans plus tard, alors qu’il nous relate cette aventure survenue dans des espaces alors encore préservés, Louis Hamelin entreprend lui aussi, mais en avion, le voyage jusque dans le haut Missouri : si les derricks de l’exploitation du pétrole de schiste ont remplacé les bisons, c’est toujours la même gloutonnerie humaine qui continue à dévaster ces terres…

L’aventure est au rendez-vous de ce récit, puisque remonter le Missouri à l’époque n’est pas une sinécure et qu’avec tous ses dangers, c’est une terre quasi inconnue qui s’ouvre aux visiteurs non-Amérindiens. L’Histoire que nous relate avec authenticité Louis Hamelin ne prête toutefois guère à rêver, car qui dit naturaliste au XIXe siècle ne doit pas penser ami de la faune et de son habitat, mais plutôt touriste bâfreur lâché sur le buffet des desserts : tout ce petit monde débarque en ce qui ressemble à une terre d’Eden tant les espèces y pullulent, pour y faire main basse et tuer sans vergogne, dans un répugnant carnage le plus souvent gratuit :
Et les coups de feu qui visaient tous ces oiseaux étaient encore plus nombreux. Presque constamment environné d’un essaim de balles et de petits plombs, le vapeur était une forteresse flottante assiégée par la vie sauvage, pareille à un gros ruminant s’avançant sur le fleuve au milieu d’un nuage de moustiques. Le capitaine Sire avait raison : on se serait cru à Fort Alamo.
Nul n’a alors en tête qu’aucun puits n’est sans fond et qu’à force de jouer à la nuée de sauterelles, plus grand chose ne subsistera bientôt, ni des lieux - mises à part quelques zones protégées -, ni de leurs populations autochtones, hommes ou bêtes.

Tout le monde connaît le fameux proverbe navajo, peut-être apocryphe, qui dit que nos actes doivent être évalués à l’aune des sept prochaines générations. Ça correspondait à peu près au temps écoulé depuis la dernière expédition d’Audubon. Le legs de sa génération, je l’avais sous les yeux.
Le constat est aussi amer qu’à frémir pour l’auteur qui revient sur les lieux moins de deux siècles plus tard : la grande prairie d’Audubon n’est plus qu’un lointain souvenir, remplacé par un décor d’enfer né de l’exploitation des schistes bitumeux. Pourtant désormais conscient des désastres et des destructions déjà irréversiblement commis, l’homme poursuit en connaissance de cause son grignotage de termite à l’encontre de la planète, gageant l’environnement et l’avenir de sa propre espèce contre une poignée de dollars, comme Faust avait vendu son âme au diable. 


Epoustouflant récit d’une aventure historique qui fit partie de la conquête de l’Ouest américain, ce livre doux-amer, qui vient superbement rejoindre les rangs du nature-writing, est aussi une saisissante mise en perspective des radicaux impacts environnementaux de la cupidité humaine. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Le blanc laiteux de ses yeux trahissait sa cécité. Son corps brun devenu presque diaphane était complètement racorni, et la peau de son visage si plissée qu’on aurait dit la pelure terreuse d’une vieille patate ramollie. Il n’avait plus que la peau et le squelette. Il s’était assis et tendait l’oreille dans leur direction, avec, sur ses lèvres réduites à deux écorces desséchées, un concentré de sourire pareil à une lueur insaisissable.


Refermant le carnet du parfait globe-trotter, je songe qu’un milliard trois cents millions d’êtres humains ont voyagé à des fins récréatives l’année dernière. En tout, quatre milliards cent millions d’Homo sapiens ont pris l’avion. La planète paie le prix de tous ces avions attrapés comme on se mouche. (…) En tant que sublimation de l’instinct de pillage capitaliste, le tourisme parachève la civilisation du pétrole et du plastique.


À Fort Union, ils [les loups] étaient partout, hantant la prairie en quête d’une proie vivante ou d’une aubaine sous la forme d’une charogne abandonnée, et accourant avec une docilité de chiens de Pavlov au son du fusil. Les corbeaux faisaient de même. Ce fut sans doute, pour Canis lupus, un âge d’or paradoxal, les nombreuses blessures occasionnées par les armes imparfaites des chasseurs de l’époque leur assurant un stock toujours renouvelé de bêtes estropiées ou agonisantes. Essayez, pour voir, de vous mettre dans la peau d’un carnivore qui arpente une plaine jonchée de carcasses de bisons fraîchement abattus auxquelles il manque seulement la langue… [seul morceau souvent prélevé par les chasseurs]


« Connu comme le loup blanc », disait mon père. Mais à Fort Union, les loups blancs n’étaient pas rares, ils étaient seulement plus faciles à repérer. Celui qui, sous un ciel menaçant, promenait sa fourrure immaculée du côté où paissaient les chevaux, à environ quatre cents mètres de la palissade, jurait sur la terre gris et jaune parsemée d’une herbe encore rare. Un bonhomme de neige aurait eu plus de chances de passer inaperçu au milieu des dunes du Sahara.


[A propos de cercueils dans les arbres] Vous noterez, susurra Denig, l’intéressant exemple de syncrétisme religieux dont témoigne ce rite funéraire. Les Assiniboines ont emprunté l’idée du cercueil fermé au monde chrétien, mais l’ont adaptée à leur tradition ancestrale des sépultures en hauteur. Avant, ils plaçaient le corps enveloppé d’une peau de bison directement dans l’arbre, ou sur une plateforme surélevée…


D’un côté, la prairie sans fin et le ciel immense courant se perdre ensemble dans le flou lointain des ombres bleutées d’une chaîne de montagnes. De l’autre, les collines carrées sculptées par les forces telluriques et dénudées par l’érosion, se succédant jusqu’à l’horizon comme les dents sur la mâchoire enfouie de quelque gigantesque créature préhistorique. Et coulant au milieu, cette grande rivière chargée d’alluvions, descendue des infrangibles glaciers et des neiges de juillet (…).


Il fallait, disait Provost, de soixante à soixante-dix castors pour faire un ballot de cent livres qui pouvait valoir de trois cents à cinq cents dollars. Les bonnes années, un trappeur expérimenté pouvait capturer jusqu’à cinq cents castors et se faire pas loin de quatre mille dollars. À l’époque où les Rocheuses regorgeaient encore de ces chapeaux de fourrure sur pattes, une brigade de la compagnie comptait de trente à quarante hommes équipés chacun d’une dizaine de pièges et de deux chevaux. Chaque homme installait et entretenait sa propre ligne de trappe, et seules les peaux étaient rapportées au camp, où quelques hommes demeuraient en permanence pour les apprêter et les faire sécher. (...)
Dans la seconde moitié des années 1830, se rappelait Étienne, il commençait à y avoir « pas mal de monde » dans la montagne. Les colonies de castors avaient pratiquement été éradiquées, et les caprices de la mode européenne avaient fait le reste. En 1838, les beaux jours de la trappe étaient finis. Avec la montée en puissance de la peau de bison comme nouveau produit-vedette, la traite s’était ensuite déplacée de la montagne vers la prairie.


Juste après la sortie de Trenton, qui est enclavé dans la réserve de Turtle Mountain, j’ai aperçu, un peu à l’écart de la route, le Grand Treasure, le casino des Chippewas. Ça ressemblait à un vaste hangar se dressant sur le lointain rivage d’un océan d’asphalte. Les Chippewas avaient compté parmi les sept nations des grandes plaines qui, chaque année, à la belle époque de Fort Union, échangeaient vingt-cinq mille peaux de bison contre cent mille dollars de marchandises acheminées par bateau d’aussi loin que l’Europe. Aujourd’hui, dans un décor déprimant d’un mauvais goût assumé, ils étaient les heureux propriétaires de quelques rangées de machines à sous accueillant leur lot de ludomanes débiles.


(…) je vivais l’expérience, aussi captivante et capitale que déstabilisante, qui consiste à partager le point de vue d’une petite troupe de personnages qui m’accompagnaient depuis que, plus d’un an auparavant, j’avais commencé à écrire cette histoire comme on s’avance sur un pont branlant jeté par-dessus un précipice de cent soixante-quinze années et de deux mille six cents kilomètres. 


Depuis que les technologies combinées de la fracturation hydraulique et du forage horizontal avaient fait du Bakken le nouveau Klondike des compagnies pétrolières, environ dix mille puits avaient été forés. La grande plaine où paissaient autrefois les bisons s’était couverte de derricks hochant leurs familières « têtes de chevaux » pour pomper un million deux cent mille barils par jour équivalant à 12,5 % de la production totale des États-Unis. (…)
Lui-même, qui pouvait avoir trente ans, était originaire de la vallée de la Cheat River en Virginie-Occidentale, région montagneuse dont ses ancêtres venus d’Irlande avaient coupé les immenses résineux à la hache et au godendard pour de prospères industriels new-yorkais au tournant du XXe siècle. Après avoir rasé la forêt, on avait éventré les montagnes, et les fils de ces bûcherons s’étaient retrouvés mineurs de charbon au pays des hillbillies. Leur petit-fils, qui me faisait la conversation pendant que la voix douce et feutrée d’une agente de bord nous intimait de nous préparer à l’atterrissage, étudiait dans l’Est pour obtenir, je le cite, un « bachelor of Science in Business » de Penn State Beaver. Endetté jusqu’au cou et suivant la voie tracée par ses aïeux, il venait participer au pillage d’une autre ressource naturelle pour rembourser mononcle Sam.


J’ai bien essayé de lui parler de la contamination des nappes souterraines par les produits toxiques utilisés dans la fracturation et des gaz à effet de serre émis par toutes ces torchères, mais il se levait déjà pour prendre son bagage dans le compartiment au-dessus de l’allée. Il m’a quitté sur le classique « conseil d’ami » : il ne parlerait pas trop de ça, à ma place. Le boum, c’étaient vingt nouveaux restaurants, des dizaines de commerces, un centre sportif de la grosseur d’un stade olympique, et est-ce que j’avais pensé au futur aéroport international ? La vérité, c’était que personne ne voulait que ça s’arrête.


Mon hôtel, le Best Western Plus, surgissait avec autant de grâce qu’un amoncellement de parpaings d’un océan d’asphalte composé de parkings engorgés de poids lourds – dont les omniprésents camions-citernes – et de pick-up – presque tous blancs, ainsi qu’il sied à des véhicules de fonction destinés à promener les logos des compagnies – à perte de vue, et de voies de communication trop larges pour pouvoir être appelées « rues », dont émergeaient, dans un indescriptible désordre, d’innombrables entrepôts de toutes tailles mêlés à des immeubles – commerces, bureaux, appartements neufs de trois pièces à deux mille huit cents dollars par mois – avec lesquels ils avaient tendance à se confondre pour donner cette dantesque bouillie architecturale comme spontanément dégueulée par quelque monstre arachnéen dépourvu de cerveau.
Et tout ça démesurément espacé, éclaté, fragmenté, isolé, aux antipodes d’une densité habitée, comme un univers en expansion où chaque bâtiment était une étoile lancée sur sa propre course centrifuge et séparée des autres par des abîmes de vide cosmique. (…)
Je ne désirais plus qu’une chose : me garer quelque part et courir aux abris. Et c’était peut-être l’idée, la raison d’être de cette mer de goudron où il fallait rouler, se stationner ou crever. Je ne me demandais pas comment les humains réussissaient à y vivre, mais bien : où est-ce qu’ils vivent, au juste ?
En cherchant mon chemin à travers ce tissu urbain qui rappelait le jeu de construction d’un enfant enragé, j’ai fait l’expérience de me déplacer dans un lieu que n’illuminait pas la moindre idée. Je n’arrivais pas à diriger mes yeux vers quelque chose qui ne fût pas artificiel et d’une agressive fonctionnalité. Les lampadaires dominaient dans une écrasante proportion la végétation survivante constituée de minces bandes de gazon, d’étiques rangées d’arbres et de buissons rarissimes. Mais ne pas renoncer à l’espoir de voir briller la faible flamme d’un atome de beauté au fond de la fourmilière, n’était-ce pas déjà un signe de folie ? Si on avait confié à une agence de pub la tâche d’afficher l’avidité nue à la face du monde entier, elle n’aurait pu faire mieux que Williston. À Las Vegas, il y a au moins le jeu, l’étincelle du pari. Ici, la misérable transhumance de la version hyper moderne des losers de Steinbeck n’est le terreau que de l’ordinaire fleur noire du désir étiolé : prêt usuraire, prostitution, psychotropes et flacons de pilules.


 N’avais-je pas eu tendance, ces dernières années, à me braquer de plus en plus, avec un zèle aussi jubilatoire que jouissif, contre tout ce qui m’apparaissait nouveau et menaçait, de ce fait, la pérennité du monde tel que je l’avais connu et dont une des moindres qualités n’était pas de m’avoir vu naître et grandir ? Réseaux sociaux, innovations technologiques, nouvelles revendications de minorités toujours plus minoritaires, indifférenciation sexuelle assumée jusqu’à la confusion des genres, cours de catéchèse LGBTQ+ à l’école et autres dérives politiques et tendances culturelles lourdes sur lesquelles la masse, dans sa quête désespérée d’individuation, fondait à la vitesse du faucon pèlerin en piqué s’apprêtant à frapper et plumer un autre pigeon : il est un fait que plus grand-chose ne trouve grâce à mes yeux.


Trois ans plus tôt (1914), dans ce même zoo (Cincinnati) s’éteignait Martha, la dernière tourte voyageuse, ou pigeon migrateur (Ectopistes migratorius). Au Kentucky, Audubon a décrit un passage de ces oiseaux qui dura trois jours entiers. Le ciel était « littéralement rempli de pigeons, la lumière de midi était obscurcie comme par une éclipse ; les fientes pleuvaient comme des flocons de neige fondante ». Selon l’estimation la plus courante, leur population en Amérique du Nord totalisait de trois à cinq milliards d’individus avant l’arrivée des colons. On les massacra jusqu’au dernier pour, entre autres, consommer leur chair, protéger les récoltes et nourrir chiens et cochons.


Le monde compte aujourd’hui trois milliards d’oiseaux de moins qu’en 1970. Les populations de la plupart des espèces insectivores sont actuellement en chute libre. Celles des granivores incapables de s’adapter à nos immenses monocultures de maïs engraissées et déparasitées à coups de doses massives de produits chimiques le sont aussi.
D’après une estimation minimale, soixante-seize espèces de mammifères ont disparu depuis la fin du Moyen Âge. La Liste rouge établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature et mise à jour en 2018 établit que, toutes catégories confondues, vingt-six mille cent quatre-vingt-dix-sept espèces vivantes sont actuellement menacées d’extinction. La plupart des scientifiques s’entendent pour affirmer que la biosphère, vers le début de l’ère industrielle, est entrée dans une phase d’extinction massive, la cinquième depuis l’apparition de la vie sur terre, et la première à avoir pour cause principale l’activité humaine.

mardi 14 juillet 2020

[Wynd, Oswald] Une odeur de gingembre




Coup de coeur 💓

 

Titre : Une odeur de gingembre
          (The Ginger Tree)

Auteur : Oswald WYND

Traductrice : Sylvie SERVAN-SCHREIBER

Parution : en anglais en 1977,
                en français en 1991 (Table Ronde),
                (Gallimard - Folio en 2006)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

En 1903, Mary Mackenzie embarque pour la Chine où elle doit épouser Richard Collinsgsworth, l'attaché militaire britannique auquel elle a été promise. Fascinée par la vie de Pékin au lendemain de la Révolte des Boxers, Mary affiche une curiosité d'esprit rapidement désapprouvée par la communauté des Européens. Une liaison avec un officier japonais dont elle attend un enfant la mettra définitivement au ban de la société. Rejetée par son mari, Mary fuira au Japon dans des conditions dramatiques.
À travers son journal intime, entrecoupé des lettres qu'elle adresse à sa mère restée au pays ou à sa meilleure amie, l'on découvre le passionnant récit de sa survie dans une culture totalement étrangère, à laquelle elle réussira à s'intégrer grâce à son courage et à son intelligence. Par la richesse psychologique de son héroïne, l'originalité profonde de son intrigue, sa facture moderne et très maîtrisée, Une odeur de gingembre est un roman hors norme.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Né à Tokyo en 1913 de parents écossais missionnaires dans cette ville, Oswald Wynd passe ses vingt premières années au Japon. Bilingue, il possède la double nationalité britannique et japonaise. A son retour en Ecosse dans les années trente, il se lance dans l'écriture de romans, dont de nombreux policiers sous le peudo de Gavin Black. Son livre le plus célèbre est The Ginger Tree (Une odeur de gingembre), édité en anglais en 1977, et qui inspire en 1989 une série télévisée britannique. L'écrivain est décédé en 1998.

 

 

Avis :

En 1903, la jeune Ecossaise Mary Mackenzie part en Chine épouser un attaché militaire anglais basé à Pékin. Vite à l’étroit dans un mariage peu heureux et dans la vie corsetée d’une très conservatrice et conventionnelle colonie européenne, Mary ne tarde pas à cumuler les désillusions. Lorsqu’elle tombe enceinte de son amant japonais, elle est bannie par son mari et par toute sa communauté, mais parvient, dans des conditions dramatiques, sans ressources, à se réfugier au Japon. Dans ce pays peu ouvert aux étrangers, elle devra braver l’ostracisme général pour trouver sa place dans une société et une culture en tout point aux antipodes de l’Occident.

Vus depuis la colonie européenne en Chine, puis de l’intérieur du Japon au travers de Mary, ce sont quarante ans d’histoire nippone que nous retrace cette fresque passionnante et colorée, depuis la fin de l’Ere Meiji et le basculement du pays de la féodalité au système industriel occidental, jusqu’à sa politique expansionniste qui finit par mettre toute l’Asie à feu et à sang bien avant le point d’orgue de la seconde guerre mondiale. L’expérience de Mary est l’occasion de découvrir la relation du Japon au reste du monde pendant toute cette période, en pénétrant l’organisation de toute la société nippone et en se confrontant aussi bien à son état d’esprit d’alors qu’à ses particularités culturelles. Toute l’originalité du propos vient du parallélisme proposé par l’auteur entre les prétentions colonialistes européennes et expansionnistes japonaises, entre les conventionnalismes tout aussi rigoristes d’un côté comme de l’autre, notamment en ce qui concerne la condition féminine et la structure familiale.

En choisissant l’angle de vue d’une occidentale rejetée par sa communauté et obligée de s’adapter pour survivre à une culture et à un mode de vie différents, en usant qui plus est du contraste entre le formalisme contraint des lettres de Mary à ses proches et la sincérité de son journal intime, le roman met en lumière les préjugés et les incompréhensions, qui, tels de véritables oeillères, viennent présider au choc entre deux civilisations aussi hautaines l’une que l’autre dans leur vision du reste du monde.

Quoi qu’il en soit, le plus grand point commun entre l’Europe et le Japon d’alors, reste finalement le sort réservé aux femmes : leur subordination aux hommes, leur contingentement à la stricte sphère familiale, et surtout la violence développée à l’encontre de celles qui osent sortir des règles établies.

Grande fresque historique, découverte d’une culture japonaise souvent désarçonnante pour les Occidentaux, magnifique portrait d’une figure féminine hors du commun restituée avec justesse et sensibilité, L’odeur du gingembre est une lecture addictive et fascinante qui ne se quitte qu’à regret. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Ce n’était pas une main ordinaire, mais un éblouissement de griffes en or. J’avais entendu parler de ces étuis à ongles mais les voir pour la première fois m’a quand même donné un choc. Ils avaient au moins trente centimètres de long, sinon plus, sur les doigts principaux, et même si l’or en était aussi fin que possible, ces étuis protégeant des ongles qui n’ont jamais été coupés devaient être affreusement lourds. L’impératrice ne peut rien faire toute seule à cause d’eux. Elle doit être nourrie, habillée, servie en tout et en permanence par les dames de cour ; elle doit même se coucher sans ôter ses étuis à ongles. Je suis restée une minute ou deux à me poser des questions à leur propos, les yeux rivés sur ces mains qui reposaient à nouveau sur ses genoux, comme les nervures repliées d’un éventail. Chacune des bouchées qu’elle avale doit être mise dans sa bouche par quelqu’un, et l’impératrice qui règne sur le plus grand nombre de sujets sur terre après le roi Edouard est aussi dépendante qu’un infirme sans bras.

Je pense qu’elle a de l’émail sur la figure qui tend ses rides et la laisse sans aucune expression, et que ses yeux paraissent terriblement vivants dans ce masque, des yeux qui n’ont rien de vieux mais qui sont pleins d’une sorte d’énergie terrible et d’arrière-pensées. C’est peut-être ridicule, mais j’ai eu l’impression qu’elle me regardait avec une telle avidité parce que je suis jeune et qu’elle se disait qu’elle pourrait faire tant de choses si elle avait ma jeunesse ; et qu’elle était fâchée parce qu’il n’y a aucun moyen, même pour une impératrice, qu’elle puisse me dérober à son propre usage les années que j’ai en face de moi. Je pense que je commence à
comprendre pourquoi elle garde l’empereur prisonnier et en fait un pantin, c’est parce qu’il est jeune, lui aussi. Elle ne supporte pas l’idée d’un monde dont la mort l’aurait chassée.

J’ai découvert il y a très peu de temps qu’il peut y avoir quelque chose d’un peu effrayant dans le fait d’avoir un enfant qui appartient à moitié à une autre race, comme si dès le début, presque quand ses yeux ont encore du mal à voir, on arrivait à ressentir les zones au-delà desquelles on plonge dans l’inconnu total, et qui subsisteront toujours. Avec Jane je m’imaginais qu’elle me regardait avec un savoir dans le regard qu’elle ne pouvait pas avoir acquis au cours de son expérience si ténue de la vie, mais ce n’est pas tant cela avec Tomo que quelque chose de douloureux, l’impression d’être inévitablement rejetée au-delà d’une porte close dans mon dos, exactement comme Kentaro vient de me renvoyer à mon rôle de femme. 

Je commence à en savoir long sur les courbettes japonaises. On pourrait écrire un livre sur l’art des courbettes, qui est soumis à des règles encore plus strictes que la composition florale. Il y a des courbettes pour ceux qui vous sont socialement égaux, selon les circonstances de la rencontre, il y en a pour les supérieurs, pour les domestiques, pour les commerçants et même pour les conducteurs de tramways. Il y a les courbettes des hommes aux femmes, toujours légères, et celles des femmes aux hommes, toujours très profondes, plus une collection impressionnante de courbettes aux femmes entre elles, qui sont un langage en elles-mêmes. Sans prononcer un seul mot, une dame peut vous placer exactement au rang qu’elle estime être le vôtre, et vous ridiculiser parfaitement si vous n’avez pas compris le statut qui vous était assigné, ce qui est généralement le cas pour les nouveaux venus dans ce pays qui est le plus poli au monde.

Je serai toujours une étrangère au Japon, bien sûr, et cela m’aurait inquiétée autrefois, mais ce n’est plus le cas. Lorsque j’étais la maîtresse de Kentaro, j’ai tenté de plier mon caractère obstiné pour le rendre conforme au mode de vie japonais, et je me prenais presque pour un sujet adoptif du Fils du Ciel, au risque de mortifier dans cette tentative tout ce qui faisait ma nature. Pure folie que tout cela ! Les Nippophiles — ces Occidentaux convertis au mode de vie japonais — ne font qu’amuser les autochtones, qui se cachent la bouche d’une main polie pour rire tout à leur aise. J’en ris aussi, à présent, mais sans mettre la main devant ma bouche.

dimanche 12 juillet 2020

[Sijie, Dai] Balzac et la petite tailleuse chinoise





 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Balzac et la petite tailleuse chinoise

Auteur : Dai SIJIE

Editeur : Gallimard

Année de parution : 2000

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

«Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l'ouvrîmes silencieusement. À l'intérieur, des piles de livres s'illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques Anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë... Quel éblouissement !
Il referma la valise et, posant une main dessus, comme un chrétien prêtant serment, il me déclara :
- Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde.»

 

 

Un mot sur l'auteur :

Dai Sijie est un cinéaste et romancier chinois. Né en 1954 de parents médecins et emprisonnés pendant la Révolution Culturelle, il est envoyé en rééducation dans un village enclavé des montagnes du Sichuan de 1971 à 1974 : une expérience qui lui inspirera en 2000 son premier roman Balzac et la petite tailleuse chinoise. Il vit en France depuis 1984.

 

Avis :

Lors de la Révolution Culturelle de Mao Zedong, deux lycéens que leurs parents bourgeois rendent « ennemis du peuple » sont envoyés en rééducation dans un village pauvre et isolé des montagnes du Sichuan. Ils survivent au dénuement et aux éprouvantes conditions de travail des rizières et des mines de charbon en se racontant des histoires, jusqu’au jour où, de manière inespérée, ils tombent sur un roman de Balzac miraculeusement soustrait aux autodafés. Cette lecture interdite va changer leur vie, et surtout celle de la fille du tailleur dont ils sont tous deux amoureux.

En partie autobiographique, ce livre est saisissant à maints égards, à commencer par la découverte d’un village arriéré tout droit sorti d’un autre siècle, où un simple réveil-matin fait figure d’objet si extraordinaire que sa sonnerie matinale en devient presque sacrée, où il est si compliqué de se procurer les choses les plus usuelles que le tailleur ambulant est attendu comme le Messie, et où, de manière générale, hygiène, conditions de vie et niveau d’instruction font dresser les cheveux sur la tête.

Mais l’épicentre de la révolte des deux garçons est la sensation d’étouffement provoquée par l’interdiction et la destruction des livres. Pour plaire à la fille du tailleur, et malgré les interdits, ils n’auront de cesse de lui faire découvrir la magie des histoires, puis celle des livres, ouvrant ainsi la porte à un champ de possibles totalement inexistants jusqu’alors pour la jeune femme.

Hommage aux classiques de la littérature occidentale, ce roman met parfaitement en lumière le formidable pouvoir des livres, irremplaçables vecteurs de connaissances, d’émancipation et de liberté. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Avant nous, dans ce village, il n’y avait jamais eu ni réveil, ni montre, ni horloge. Les gens avaient toujours vécu en regardant le soleil se lever ou se coucher.    
Nous fumes surpris de voir comment le réveil prit sur les paysans un véritable pouvoir, presque sacré. Tout le monde venait le consulter, comme si notre maison sur pilotis était un temple. Chaque matin, c’était le même rituel : le chef faisait les cent pas autour de chez nous, en fumant sa pipe en bambou, longue comme un vieux fusil. Il ne quittait pas notre réveil des yeux. Et à neuf heures pile, il donnait un coup de sifflet long et assourdissant, pour que tous les villageois partent aux champs.

Souvent, après minuit, on éteignait la lampe à pétrole dans notre maison sur pilotis, et on s’allongeait chacun sur son lit pour fumer dans le noir. Des titres de livres fusaient de nos bouches, il y avait dans ces noms des mondes inconnus, quelque chose de mystérieux et d’exquis dans la résonance des mots, dans l’ordre des caractères, à la manière de l’encens tibétain, dont il suffisait de prononcer le nom, « Zang Xiang », pour sentir le parfum doux et raffiné, pour voir les bâtons aromatiques se mettre à transpirer, à se couvrir de véritables gouttes de sueur qui, sous le reflet des lampes, ressemblaient à des gouttes d’or liquide.   
— Tu as déjà entendu parler de la littérature occidentale ? me demanda un jour Luo.   
— Pas trop. Tu sais que mes parents ne s’intéressent qu’à leur boulot. En dehors de la médecine, ils ne connaissent pas grand-chose.
— C’est pareil pour les miens. Mais ma tante avait quelques bouquins étrangers traduits en chinois, avant la Révolution culturelle. Je me souviens qu’elle m’avait lu quelques passages d’un livre qui s’appelait Don Quichotte, l’histoire d’un vieux chevalier assez marrant.
— Et maintenant, où ils sont, ces livres ?   
— Partis en fumée. Ils ont été confisqués par les Gardes rouges, qui les ont brûlés en public, sans aucune pitié, juste en bas de son immeuble.

Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l’ouvrîmes silencieusement. À l’intérieur, des piles de livres s’illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques Anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë…   
Quel éblouissement ! J’avais l’impression de m’évanouir dans les brumes de l’ivresse. Je sortis les romans un par un de la valise, les ouvris, contemplai les portraits des auteurs, et les passai à Luo. De les toucher du bout des doigts, il me semblait que mes mains, devenues pâles, étaient en contact avec des vies humaines.   
— Ça me rappelle la scène d’un film, me dit Luo, quand les bandits ouvrent une valise pleine de billets…   
— Tu sens des larmes de joie monter en toi ?   
— Non. Je ne ressens que de la haine.   
— Moi aussi. Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres.

Avant d’être enfermé, mon père disait souvent qu’on ne pouvait pas apprendre à danser à quelqu’un. Il avait raison ; c’est la même chose pour faire des plongeons ou écrire des poèmes, on doit les découvrir tout seul. Il y a des gens que vous pouvez entraîner toute la vie, ils ressembleront toujours à un roc quand ils se jettent dans l’air, ils ne pourront jamais faire une chute comme un fruit qui s’envole.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

vendredi 10 juillet 2020

[Divakaruni, Chitra Banerjee] La maîtresse des épices





J'ai aimé

 

Titre : La maîtresse des épices
          (The Mistress of Spices)

Auteur : Chitra Banerjee DIVAKARUNI

Traductrice : Marie-Odile PROBST

Parution : en anglais en 1997,
                en français en 1999 (Ph. Picquier)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Pour les familiers qui fréquentent le lieu clos et magique de son épicerie, Tilo est maîtresse dans l’art ancestral des épices. Elle a reçu ce savoir de  » Première mère  » sur une île secrète de sa terre natale, l’Inde, au prix de l’obéissance à des règles strictes et dans le respect du service et de la dévotion. C’est ainsi que dans ce quartier d’immigrés d’Oakland, en Californie, elle pratique les mélanges et les incantations, cherche pour chacun l’épice-racine, clef intime qui restaure l’équilibre du corps et de l’âme.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en Inde, Chitra Banerjee Divakaruni quitte son pays natal à l’âge de 19 ans pour aller étudier aux Etats-Unis. Récompensée à de multiples reprises pour ses romans et poèmes, elle est désormais un auteur reconnu dont l’œuvre a été traduite en plus d’une dizaine de langues. Elle assure la présidence d’une association de défense des femmes du Sud-Est asiatique.

 

 

Avis :

Après un long et exigeant apprentissage, réservé à quelques élues dignes de recevoir le savoir secret et ancestral qui permet d’utiliser le pouvoir thérapeutique des épices, la narratrice d’origine indienne est envoyée remplir son office de Maîtresse des épices à Oakland, en Californie. Malgré ses résolutions, elle ne tarde pas à outrepasser le cadre déontologique strict accepté lors de sa formation : outrepassant par amour et compassion son rôle de prescriptrice de remèdes, elle finit par sortir de sa boutique d’épices pour se mêler intimement à la vie de ses clients, au risque de perdre tous ses pouvoirs de guérisseuse…

L’auteur s’est inspirée de la mythologie et de légendes indiennes pour développer ce conte symbolique et poétique qui mêle le fantastique et  la romance dans une jolie réflexion sur la vie et la nature humaine. Exotique et magique à souhait, cette agréable fantaisie s’avère un joyeux mélange imaginatif et gentiment allégorique. L’on y retrouve même quelques lointaines consonances chrétiennes, au travers d’une sorte de déesse qui fait le choix du sacrifice de ses pouvoirs pour s’incarner en être humain par amour et compassion. L’on peut aussi s’amuser du choix de rapprocher deux personnages d’origine "indienne", l’un né en Inde, l’autre Amérindien, tous deux dotés culturellement d’une sensibilité chamanique en parfait contraste avec la société matérialiste américaine, peu encline à leur laisser une place.

Créatif et original, ce roman riche en couleurs vous invite à vous laisser porter par l’imagination de son auteur, dans un divertissement plein de fantaisie qui, s’il ne figurera peut-être pas au rayon des indispensables, vous fera passer un moment enchanteur imprégné de culture indienne. (3/5)

 

 

Citations :

Parfois je me demande si ce qu’on appelle la réalité, une nature objective et inaltérable, existe. Ou si tout ce que nous éprouvons a déjà été transformé par ce que nous avons imaginé. Ou encore, si c’est nous qui, à force de l’imaginer, l’avons fait advenir.

En est-il toujours ainsi quand on s’avance en territoire interdit, que certains appellent péché ? Le premier pas lacère, sang et os, déchire les poumons. Le second aussi met à la torture mais déjà, la douleur s’atténue. Avec le troisième, elle passe sur nos corps comme un nuage de pluie. Bientôt, insensibles, nous ne nous y arrêterons plus.

mercredi 8 juillet 2020

[Narayan, Shoba] La laitière de Bangalore





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La laitière de Bangalore
          (The Milk Lady of Bangalore)

Auteur : Shoba NARAYAN

Traductrice : Johanna BLAYAC

Parution : en anglais (Inde) en 2018,
                en français en 2020 (Gallimard)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Après plus de vingt ans passés aux États-Unis, Shoba rentre en Inde avec sa famille. Dans les rues de Bangalore, hommes d'affaires côtoient vendeurs à la sauvette, mendiants, travestis et... vaches! Shoba se lie bientôt d'amitié avec Sarala, sa voisine laitière dont les vaches vagabondent dans les champs. Mais lorsque Sarala propose à Shoba de participer à l'achat d'une nouvelle bête commence une drôle d'épopée ! Acheter une vache en Inde n'est pas une mince affaire... Il y a des règles strictes et d'innombrables traditions à respecter. Et comment choisir parmi les quarante races indigènes de bovins - sans compter les hybrides ! De foires aux bestiaux en marchandages sans fin, Shoba redécouvre l'omniprésence de l'animal dans la vie indienne : on boit son lait, mais on utilise aussi sa bouse pour purifier les maisons, son urine pour fabriquer des médicaments... Dans une succession de scènes cocasses et émouvantes où les vaches ont le premier rôle, Shoba Narayan évoque aussi les mantras, Bollywood, la médecine ayurvédique, le système de castes, et dresse ainsi un portrait contrasté de l'Inde d'aujourd'hui.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Shoba Narayan est née à Chennai. Après vingt ans passés aux Etats-Unis - elle est diplômée de l'école de journalisme de Columbia -, elle vit maintenant avec sa famille à Bangalore, où elle enseigne à l'Indian Institute of Science. Elle est l'auteur de quatre livres et de nombreux articles publiés dans des journaux et magazines.

 

 

Avis :

Partie aux Etats-Unis pour ses études, l’auteur revient en Inde après vingt ans d’absence, avec un mari et deux filles. Au pied de sa résidence d’un quartier aisé de Bangalore, elle croise tous les jours Sarala, qui élève quelques vaches en plein centre ville pour en vendre le lait aux habitants du quartier. De fil en aiguille, Shoba va se passionner pour l’histoire si particulière des vaches en Inde et multiplier les rencontres autour de cet animal.

Explorant tout ce qu’implique la notion de Gao Mata - « Mère Vache » en hindi -, traduite par les Occidentaux en « vache sacrée », l’enquête sérieusement documentée se mêle au récit personnel et aux anecdotes vécues pour composer une trame intéressante et culturellement dépaysante, aussi plaisante à lire qu’un roman. De fait, chaque page réserve son lot de surprises, tant la vénération pour les vaches se décline en Inde en ce qui peut nous paraître d’extraordinaires pratiques quotidiennes : censés porter bonheur, ces animaux s’invitent aux pendaisons de crémaillère, même en appartements, et s’offrent en cadeau d’anniversaire ou en offrande. Objets d’une protection jalouse, ils suscitent des conflits entre hindous, musulmans et chrétiens quant à la consommation de viande, et on investit dans des refuges pour bovins quand par ailleurs l’on manque d’orphelinats. Enfin, les vaches s’élèvent en ville où elles se promènent librement, et à défaut de viande produisent lait, urine et bouses qui se consomment et s’utilisent à toutes les sauces…

Ce livre est l’occasion d’une immersion authentique et souvent stupéfiante dans la vie de tous les jours en Inde : par le biais des vaches, ce sont toute la culture, les coutumes et l’esprit de l’Inde qui de dévoilent sous un jour amusant et passionnant. (4/5)

 

 

Citations :

Si le mythe est la fumée de l’histoire, comme l’a écrit l’historien John Keay, certains animaux apparaissent plus que d’autres dans ses volutes : le mouton dans le christianisme, et la vache dans l’hindouisme. Au prisme de la science moderne, l’Inde entretient avec la vache un lien envahissant et déconcertant. Est-ce que certains Indiens – pas seulement les hindous – pensent que l’urine de vache est un remède universel ? Oui. Utilisent-ils la bouse de vache pour les rituels et dans la vie quotidienne ? Oui. Les hindous vénèrent-ils tous les aspects de la vache ? Oui. Croient-ils que la déesse de la prospérité réside dans l’anus de la vache ? Oui. Les vaches sont-elles le symbole de l’intolérance grandissante des hindous et du nationalisme ? Oui.
Depuis que les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party ont pris le pouvoir, des hommes se faisant passer pour des gau rakshaks attaquent les Indiens musulmans et les dalits. En septembre 2015, une foule déchaînée de ces justiciers de la vache a lynché et tué un forgeron musulman, l’accusant de manger du bœuf. En juillet 2016, ils ont agressé quatre dalits qui gagnaient leur vie en tant que tanneurs. Ces escouades réservent leur compassion aux vaches aux dépens de vies humaines, et les musulmans vivent dans la peur, en Inde. 


Si vous demandez à un Indien pourquoi les vaches sont sacrées dans son pays, il vous répondra sans doute quelque chose comme : « Elles sont les hérauts du bonheur. » Enfant, je voyais souvent des vaches avec des pompons roses au bout des cornes conduites en procession sur les sites de construction. Un groupe de musiciens marchait à l’avant, suivi de la vache, puis de l’équipe de constructeurs qui venait poser les fondations du nouveau bâtiment. Inviter les vaches aux pendaisons de crémaillère est toujours de tradition en Inde. En mettre une dans un ascenseur, c’est s’adapter en faisant preuve de créativité. Le terme hindi pour cela est jugaad.
Jugaad, c’est le système D, l’improvisation, le recyclage, en amont et en aval ; c’est trouver de nouveaux usages aux objets du quotidien et, pour nous ici, de nouvelles manières de faire avec les animaux. Les Indiens sont des experts en jugaad ; c’est le fruit d’une culture aux ressources limitées. Quand on n’a pas assez d’argent, on fait avec les moyens du bord. On s’attache des bouteilles de Coca et de Sprite vides autour de la taille pour flotter dans l’eau, on aligne de vieilles paires de chaussures pour délimiter les buts quand on joue au foot, et on se débrouille pour faire monter un animal au troisième étage. Mais on n’abandonne pas la culture et la tradition, surtout si elles portent bonheur. On ne renonce pas à inviter un symbole de prospérité et de chance à déambuler chez soi. On introduit furtivement ledit symbole dans un ascenseur. Au cas où il urine en cours de route, on prend une bouteille avec soi pour attraper l’urine. Pas parce qu’elle profanerait l’endroit, mais parce que l’urine et la bouse de vache confèrent de bonnes vibrations à un foyer – pour des raisons complexes qui ont à voir avec le rituel, la tradition, l’habitude, la culture et, oui, avec les bonnes bactéries.


Non loin de chez moi, au rond-point Mère-Térésa (et là est l’ironie, les gens devraient en toute logique conduire plus paisiblement sur un rond-point portant le nom de Mère Térésa), un camion de lait surgit à vive allure d’une autre rue. Notre conducteur lève le pied mais ne freine pas. Les deux véhicules adoptent la stratégie machiste de la corde raide, habituelle sur les routes indiennes : chacun s’attend à ce que l’autre le laisse passer. L’instant suivant, l’inévitable se produit, presque au ralenti, comme une pâte qui lève, à faible vitesse. Notre taxi heurte le camion de lait qui bascule sur le côté, projetant sur la route une centaine de packs de lait d’un demi-litre. Les briques tombent comme des ballons emplis d’eau et éclatent, formant une mare de lait blanc sur le goudron noir.


« Disons que vous allez acheter un chiot, me dit-elle. Il y a de nombreux chiots dans le jardin. Pourquoi en choisissez-vous un plutôt qu’un autre ? Vous direz que c’est parce qu’il est beau, ou mignon. Mais c’est beaucoup plus que ça. Peut-être que le chiot et vous étiez amis dans une vie passée. Peut-être le chiot est-il venu au monde pour vivre chez vous et vous enseigner quelque chose – la patience, le courage, quelque chose. C’est la même chose pour le lait.
« Encore aujourd’hui, les villageois procèdent de cette façon, explique Sarala. Ma tante sait exactement quelle vache choisir pour nourrir sa famille. En partie par intuition. On choisit une vache selon son humeur, son allure, la journée, ce qu’on ressent soi-même, selon qu’un membre de la famille a de la fièvre ou un rhume, selon l’alignement des planètes. Comme l’a dit Mumtaz. Pendant des examens, il vous faut le lait d’une vache active. Si vous êtes malade, du lait de bufflonne parce qu’il fait dormir. Si on a quatre vaches dans son étable, on choisit celle qu’on va traire pour sa famille, et on donne le reste. » 


Il y a quelque dix mille ans, une mutation génétique s’est produite parmi le bétail, entraînant la conversion de la protéine bêta-caséine présente dans leur lait : on est alors passé du lait « A2 » au lait « A1 ». Toutes les vaches indiennes produisent du lait de type A2, soit celui d’avant la mutation. Comme le font les chameaux, les brebis, les chèvres, les singes, les buffles et les yaks. Comme le font aussi les vaches jersiaises – une des races indigènes du monde occidental. Or voilà le problème : selon certains chercheurs, le lait d’avant la mutation, l’ancien lait A2, est meilleur pour la santé que le lait A1. Keith Woodford, professeur en Nouvelle-Zélande et auteur de Devil in the Milk : Illness, Health, and the Politics of A1 and A2 Milk, est un ardent défenseur de cette thèse. Selon lui, le type de lait que nous consommons aujourd’hui pourrait bien être la cause de la plupart de nos problèmes de santé.


« On peut la mettre sur les plantes comme un fertilisant. On peut la mélanger avec des herbes et la prendre comme du thé. L’urine de vache est une substance exceptionnelle, vous savez. Presque une panacée. »


On ne peut pas boire l’urine de vache pure, dit-il en me regardant droit dans les yeux. « Ce serait trop puissant. Je la mets dans un pot en terre cuite, je la conserve dans un endroit frais à l’abri de la lumière pendant quelques jours, et je laisse les sédiments se déposer. Au bout d’une semaine, un liquide clair et propre se forme à la surface. C’est comme une distillation. Ensuite je recueille la partie du dessus et je la bois. Une petite cuillère par jour suffit. »


Quelques organisations indiennes vendent de l’urine de vache distillée, et il s’avère que l’une d’elles se trouve à Bangalore. Je me retrouve donc devant une clinique sur laquelle on peut lire : « Médecine ayurvédique et thérapie à base d’urine de vache du docteur Jain. » « Contre les maladies chroniques : cancer, VIH, tuberculose, hémorroïdes, diabète, douleurs articulaires, etc. », proclame triomphalement la ligne suivante.


Avant d’en faire l’expérience, on croit que le chagrin est une émotion. Ce n’est pas une émotion ; c’est mille émotions en une. C’est un peu comme se tenir au sommet d’un immeuble dont la base s’effondre ; c’est ce genre de choc. Il y a de la rage quand on se demande « pourquoi moi ? ». Il y a le goût amer dans la bouche qui semble ne jamais disparaître. Il y a les questions qui surgissent aux moments les plus étranges. Des questions comme : « C’est quoi, la bonne manière de mourir ? »


Nous ramassons les « assiettes » en feuilles de bananier et nous les jetons dans une fosse à compost à ciel ouvert. La jolie cousine de Sarala, Sita, ramasse un peu de bouse de vache et la jette dans un seau. Elle ajoute un demi-seau d’eau, et elle asperge prestement le sol avec le mélange. Elle prend un chiffon, commence par le fond de la pièce, se penche et balaie le sol de la main, dessinant de jolies courbes par terre dans la pâte de bouse de vache. (…) Personne ne marche dans la pièce tant que la pâte n’a pas séché et formé un substrat solide à la teinte verdâtre sur le sol déjà verdâtre. C’est à cet endroit que l’on dînera plus tard ce soir-là, assis sur des nattes posées sur le sol de terre battue mêlée à la bouse de vache, pour un autre repas servi sur des feuilles de bananier.


Mycobacterium vaccae est une bactérie présente dans la bouse de vache. On l’a décelée pour la première fois en Autriche. Le mot vacca est le latin pour « vache ». Des recherches ont montré que l’exposition à cette bactérie peut accroître l’intelligence et remonter le moral. Je ne plaisante pas. Deux professeurs de biologie du Russell Sage College de Troy, New York, ont présenté cette découverte lors d’une rencontre de la Société américaine de microbiologie en 2010. Le titre de leur communication est explicite : « Les bactéries peuvent-elles vous rendre plus malins ? » Mycobacterium vaccae est naturellement présente dans le sol et dans la bouse de vache, et d’après Dorothy Matthews et sa collègue Susan Jenks, les personnes qui passent du temps dans la nature, et avec les vaches, sont susceptibles de l’ingérer ou de l’inhaler.
Chez les souris, l’absorption de ces bactéries stimule l’activité des neurones. Cette stimulation entraîne une augmentation du niveau de sérotonine – l’hormone de la bonne humeur – et réduit par conséquent l’anxiété. Comme la sérotonine joue un rôle dans l’apprentissage, Matthews s’est demandé si M. vaccae pouvait améliorer l’apprentissage chez la souris. Il se trouve que oui. Les souris ayant ingéré la bactérie ont traversé un labyrinthe deux fois plus vite et avec moins d’angoisse que le groupe de contrôle. Les membres de la famille de Sarala nettoient chaque jour le sol de leur maison avec de la bouse de vache et ingèrent la bactérie durant les repas. Pas étonnant qu’ils rient si fort. C’est l’effet de la sérotonine induite par les bactéries de la bouse de vache répandue en couches sur le sol après chaque repas depuis des années et des années.


« On peut, en attrapant la queue d’une vache, marcher jusqu’au paradis, dit-il. C’est pour cette raison que la vache est si importante dans l’hindouisme. »