vendredi 30 juin 2023

[Baudry, Samuel] D'où vient la critique littéraire ?

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : D'où vient la critique littéraire ?

Auteur : Samuel BAUDRY

Parution : 2023 (PUL)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pourquoi, depuis la naissance de la littérature, l’être humain ne se contente-t-il pas de lire ? Pourquoi éprouve-t-il le besoin de commenter, d’analyser, d’explorer, d’interroger, en bref, de critiquer les livres ? Partant de l’Antiquité grecque et latine, cet ouvrage répond à ces questions en posant les éléments fondamentaux qui sont à l’origine de tous les discours critiques. Il parcourt l’histoire de la critique littéraire et souligne les phénomènes de dialogue, de remise en question, de stabilisation, d’opposition qui l’ont fait évoluer au cours des siècles. Il aboutit enfin à la période actuelle et à la naissance d’une nouvelle forme de critique, qui se démocratise mais signe aussi la fin d’un propos.
L’auteur offre un panorama à la fois complet et synthétique des différents types de critique littéraire qui ont existé de l’Antiquité à nos jours dans le monde occidental.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Samuel Baudry est maître de conférences en littérature britannique du xviiie et du xixe siècle, rattaché à l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM) de l’Université Lumière Lyon 2.

 

Avis :

Enseignant-chercheur à l’université Lyon 2, spécialiste en littératures anglophones, Samuel Baudry est l’auteur de nombreuses publications. Ce dernier ouvrage paraît dans les collections Synthèses et Lignes de Partage des Presses Universitaires de Lyon, destinées à rendre accessibles au plus grand nombre, et en particulier à un public étudiant, des synthèses de recherches en sciences humaines et sociales. En l’occurrence, il s’agit ici de retracer le panorama historique des différentes formes prises par la critique littéraire occidentale depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours : une occasion très sérieuse de réaliser le long parcours, qui, depuis les « kritikoi » qui choisissaient les textes à conserver dans la bibliothèque d’Alexandrie, a mené au foisonnement contemporain des commentaires littéraires sur les réseaux sociaux.

Cette longue épopée a connu des phases majeures, structurant les grandes parties de cet ouvrage :
  • de l’Antiquité où tout commence : il faut sélectionner les meilleurs textes et les meilleures versions pour l’éducation de l’homme cultivé ; apprendre à les lire, à les comprendre et à les commenter pour en exprimer toute la sagesse – autant de disciplines : grammaire, rhétorique, commentaire, qui auront une importance majeure dans la manière d’aborder les écrits jusqu’au Moyen-Age,  
  • au dialogue entre les Anciens et les Modernes à partir de la Renaissance, alors que, grâce à l’invention de l’imprimerie, la diffusion accrue des textes favorise réflexion et discussion – on commence à théoriser la littérature et son rôle, en insistant, à la manière d’Aristote avec sa Poétique, sur la catharsis du lecteur, sur son éducation morale au travers de l’imitation écrite des émotions ; face à la littérature savante, une nouvelle littérature de divertissement argumente sur ses mérites à la faveur d’une profusion de prologues et de préfaces ; des académies et des salons se mettent à proliférer dès le XVIIe siècle, où l’on converse, échange, débat avec les auteurs, où la bonne société définit le bon goût, précise les rôles éducatifs, moraux et linguistiques de la littérature, distribue des prix et joue au mécénat,  
  • puis à l’âge des critiques, au XVIIIe siècle, lorsque la démocratisation de la lecture, désormais accessible aux classes moyennes urbaines et aux femmes, suscite l’inquiétude quant aux risques d’une littérature incontrôlée, subversive et  sentimentale – c’est l’époque des essais, des guides de lecture, des revues périodiques et des florilèges qui s’érigent en outils pédagogiques pour le progrès personnel et social ; on y enseigne à juger avec goût, et Lumières obligent, à se forger une opinion débarrassée des préjugés et des dogmes ; pour les philosophes, l’étude de la littérature devient un point d’entrée pour l’étude de l’homme et l’esthétique une nouvelle discipline, on s’intéresse aux mécanismes de la créativité et aux ressorts de l’esprit, en un mot au génie, 
  • il ne manque plus que l’émergence du « champ autonome de la littérature » au XIXe siècle, avec l’opposition entre le Romantisme – qui fait de la poésie une activité mystique, fondamentale pour exprimer symboliquement un monde autrement indicible, et de la lecture une expérience visionnaire nécessitant un travail créatif d’interprétation critique – et une approche plus scientifique – le critique est un observateur externe, un historien, un professeur, un expert qui dissèque, catégorise, théorise et modélise : une activité pratique qui s’enseigne désormais à l’université et alimente des travaux de recherche,
  • avant de rejoindre l’époque contemporaine, parfois qualifiée de monde de l’après-littérature : désacralisée, la littérature s’y revisite au gré de nouveaux canons volontiers wokistes, les livres numérisés s’offrent aux nouvelles potentialités de l’intelligence artificielle, les consommateurs bénévoles prennent le relais des journalistes rémunérés pour proposer un mode de prescription horizontale faisant narcissiquement la part belle à l’expérience personnelle et nivelant la critique au niveau de pensée de la majorité statistique.  L’on évalue désormais les livres comme n’importe quel bien de consommation, les avis de lecteurs sont des baromètres commerciaux au même titre que les enquêtes de satisfaction menées maintenant après quasiment tout acte d’achat.

Avec ses cinq parties clairement structurées en chapitres comportant chacun une description du contexte, des dispositifs et des objets critiques propres à chaque époque, enfin une liste des sources, ce livre est un ouvrage d’esprit scientifique, synthétisant des travaux de recherche exhaustifs et pointus, pour une vulgarisation qui ne manquera pas d’intéresser, entre autres, quiconque se pique d’aimer les livres et, qui plus est, de partager son avis à leur propos. Cette intéressante mise en perspective ouvre par ailleurs de nombreuses pistes de réflexion quant à la place de la littérature dans la société occidentale contemporaine, quand marketing, enjeux économiques et intelligence artificielle n’ont pas fini de révolutionner notre approche des livres. (4/5)

 

Citations : 

Entre le 1er janvier et le 30 avril 2021, le moteur de recherche Google Scholar recense 1 340 articles universitaires publiés en ligne qui incluent une référence à Hamlet de William Shakespeare. Parmi eux, 31 traitent spécifiquement de la pièce. Un survol de ces textes permet d’en fixer la longueur moyenne à 5 000 mots, soit 155 000 mots environ en quatre mois. La pièce elle-même, la plus longue du répertoire shakespearien, comporte moins de 30 000 mots. Chaque mois, le nombre de mots mis en ligne autour de Hamlet excède largement le nombre de mots de la pièce.
 

Dans toute l’Europe, un genre en particulier, le roman, concentra les débats sur la marchandisation du livre et l’émergence d’un nouveau lectorat. On lui reprochait des publications en nombre excessif, des ouvrages souvent sans qualité, voire pernicieux, et on s’inquiétait de la fureur de lire d’un public incapable de les choisir avec goût et de les lire avec sagesse. La plupart des romans devaient être évités, car ils étaient considérés comme impertinents, ennuyeux ou obscènes. Et même lorsqu’ils n’étaient pas dangereux, ils étaient souvent sans originalité, de simples produits manufacturés presque automatiquement, que les lecteurs ignares admiraient parce qu’ils leur rappelaient d’autres romans similaires qu’ils avaient déjà lus.
Ces craintes, régulièrement exprimées dans les essais, les sermons, les préfaces et les revues elles-mêmes, étaient démultipliées lorsque l’on évoquait les lectrices. La psychologie d’alors leur prêtait une plus grande sensibilité, une plus intense imagination ; elles étaient plus facilement séduites par leurs lectures, en tiraient plus vite des aspirations sociales inadéquates, des désirs inappropriés. Il fallait être particulièrement vigilant afin que les livres qui tombaient entre leurs mains ne les pervertissent pas. Des craintes similaires existaient envers les lecteurs encore jeunes : les romans risquaient de les conduire à la débauche, de les dégoûter de l’effort et du travail, de leur faire préférer les mondes de l’imaginaire à la réalité. Quant aux lecteurs ouvriers, masculins ou féminins, les romans leur faisaient perdre du temps et les encourageaient à la fainéantise. Tous ces dangers, soulignés, on l’a dit, par les revues elles-mêmes, pouvaient être évités si ces lecteurs étaient guidés – également par les revues ! - vers des livres édifiants.
 

(…) le philosophe et linguiste Wilhelm von Humboldt ébaucha une théorie constructiviste du langage, qui en renforça à la fois la centralité et les limitations. Il défendit l’hypothèse que chaque langue détermine une vision du monde, qu’elle construit la réalité dans laquelle nous vivons. Les différents mots utilisés par les différentes langues ne sont pas de simples moyens d’exprimer différemment le même objet ; ces mots déterminent la perception de leurs objets. Les langues ne reflètent pas le monde, elles en expriment des conceptions distinctes. Apprendre une autre langue, c’est apprendre à penser autrement. La poésie, qui est une transformation du langage ordinaire, est également une transformation de notre manière de percevoir la réalité.
 

(…) ce langage, bien souvent, peut-être même la plupart du temps, échoue dans sa tâche de communication : il frustre nos intentions, il dit soit moins, soit plus que ce que nous voulions, il est confus et irrationnel. Et c’est précisément parce que l’expression de ses pensées et de la vérité est limitée par le langage ordinaire qu’il faut passer par un langage poétique, car celui-ci revendique sa confusion et son irrationalité, accepte de composer avec elles. Lorsqu’on ne peut s’exprimer clairement, il faut s’exprimer poétiquement. La poésie se saisirait alors des restrictions du langage, les dépasserait pour exprimer les vérités les plus originales et les plus importantes. Avec les tenants du Romantisme, le langage poétique – imaginatif, contradictoire, ambigu – pouvait prétendre à une efficacité cognitive supérieure à celles des discours savants, scientifiques, prétendument logiques et raisonnables. Il nous plongerait dans des états mentaux inédits, nous révélerait des connaissances supérieures, nous apporterait un savoir qui se dérobe aux sciences.
 
 
Les historiens de la littérature ne se contentèrent cependant pas de décrire les périodes et leur littérature spécifique. Ils cherchèrent également à dévoiler, à théoriser les liens qui unissaient le contexte et les œuvres ; à montrer le rapport qui existait entre la littérature et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays.  (…)
Ce dispositif explicatif privilégiait les ressemblances entre des œuvres et des auteurs différents appartenant à la même époque. Il faisait ressortir les processus imaginatifs, les traits stylistiques communs, plutôt que les spécificités. Il révélait l’esprit des lieux et des époques plutôt que les génies inclassables. En expliquant les similitudes entre les œuvres d’une même époque sans distinguer entre leurs qualités, incluant les chefs-d’oeuvre réputés et les œuvres mineures jusqu’alors ignorées, il allait à l’encontre de l’individualité, il gommait les singularités dont le discours romantique s’était fait le porte-parole. Le dispositif niait que la création fût une expérience transcendante, mystique ou spirituelle, car il proposait une tentative d’explication mécaniste, que les causes en soient sociales ou matérielles. (…)
Le procédé fonctionnait dans les deux directions : la société expliquait les œuvres et les œuvres permettaient de reconstruire la société.


Depuis les mouvements de contestation à la fin des années 1960 et, à leur suite, l’ouverture aux études supérieures pour la majorité d’une classe d’âge (dans certains pays, tout au moins), jusqu’à la notion de « wokisme » aujourd’hui et à la littérature sur Internet (youtubeur, fanfiction, etc.), l’extension, la finalité, la légitimité de la littérature et de la critique, telles qu’elles se pratiquaient depuis des siècles, sont de plus en plus difficiles à justifier. Pour certains, nous sommes entrés dans le monde de l’« après-littérature » : au lieu de l’étude respectueuse d’oeuvres canoniques, aux valeurs esthétiques, intellectuelles ou morales reconnues, on s’abandonne à des confessions autocentrées et arbitraires à propos de textes sans valeur. Mais cette crise de la discipline peut, à l’inverse, être perçue comme une salutaire ouverture à des œuvres et à des auteurs qui étaient jusqu’alors exclus.


Les frontières entre cultures savantes et cultures destinées au grand public, entre littératures canoniques et littératures populaires, ne sont plus, dans cette perspective, fondées sur les qualités intrinsèques des œuvres, mais plutôt sur les pratiques des lecteurs et des commentateurs : d’un côté, l’approche légitime des textes, esthétique, formaliste et prétendument atemporelle, qui postulait une impossibilité de séparer la forme du fond, qui imposait une distance émotionnelle, qui valorisait la gratuité de l’engagement ; de l’autre, l’approche personnelle et contextualisée, qui recherche dans les textes des réponses à ses problèmes, à ses interrogations.
C’est à cette double reconsidération que ce désenchantement nous conduit : du canon littéraire et de l’usage de la littérature. Les textes dignes d’une étude poussée ne sont plus seulement ceux que le canon universitaire avait retenus, mais ils peuvent être choisis dans tout l’éventail que chaque époque a produit, du plus vulgaire au plus mystique, du plus formel au plus oralisé, du plus confidentiel au plus commun. En même temps les usages académiques traditionnels sont remis en question et d’autres sont valorisés (comme lire dans le but de comprendre ce que l’on est, ce que l’on ressent ou afin d’y trouver des outils d’analyse de la société). Ces transformations ont été accélérées par la diffusion des outils informatiques. Dans cette réévaluation à la fois des objets dignes de l’attention de la critique et des usages de cette critique, on peut voir une fin, une mort, un adieu – la littérature est remplacée par un objet commercial, le livre, dans lequel les lecteurs cherchent des recettes utilitaires ou la confirmation de leur statut victimaire ; on peut aussi la voir comme une démocratisation : la littérature (re)sort de l’université et peut (à nouveau) changer le monde. 
 

Cette prescription horizontale peut être perçue comme une démocratisation attendue et nécessaire qui libère enfin les lecteurs de la dictature du prétendu « bon goût » que les institutions scolaires, universitaires, académiques, journalistiques et les jurys de prix leur avaient imposée. Elle a aussi fait naître de nombreuses craintes. Le noble amateur pourrait se transformer lui aussi en dictateur, monopolisant l’espace des débats, uniquement motivé par ses goûts puérils ou par des incitations commerciales, et sans les garanties culturelles de ses savants prédécesseurs.


Les effets positifs de ce dispositif, qui encourage l’engagement du lecteur autour de problèmes psychologiques, sociaux ou éthiques complexes et qui facilite la construction de sa personnalité et de ses opinions – en particulier lorsque certains aspects de celles-ci, politiques, sexuels, religieux, sont problématiques au sein de sa société -, ont été largement soulignés, mais on peut aussi y voir une dangereuse dérive moralisatrice. Ce tournant éthique des discours métalittéraires, qui jugent les œuvres selon leur conformité aux préoccupations identitaires, morales ou sociales du critique, peut être considéré comme une chance : par la dialogue, par la confrontation d’opinions contraires et par leurs tentatives de dépasser leurs préjugés, les lecteurs apprennent les uns des autres. Il peut aussi être considéré comme responsable d’une nouvelle forme de censure, qui tente de supprimer les voix discordantes, cataloguées comme nocives pour la société.


 

mercredi 28 juin 2023

[Rivera Letelier, Hernán] L'autodidacte, le boxeur et la reine du printemps

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'autodidacte, le boxeur et la reine
            du printemps (El autodidacta)

Auteur : Hernán RIVERA LETELIER

Traduction : François GAUDRY

Parution : en espagnol (Chili) en 2019
                  en français en
2023 (Métailié)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Eleazar Luna est ouvrier dans l’une des dernières mines de salpêtre du désert d’Atacama. Il suit des cours du soir et découvre la poésie avec ferveur, et avec elle l’écriture, puis l’amour. Mais la jeune femme qui le fait chavirer s’intéresse à quelqu’un d’autre, un rival exceptionnel : un jeune boxeur qui fait tourner la tête de toutes les femmes de la ville.

Le cadre martien du désert d’Atacama où les fleurs n’éclosent qu’une fois par an et ne durent que 24 heures, la dureté du travail dans les mines de salpêtre, captivent le lecteur, les personnages extraordinaires et dérisoires sont très impressionnants et attachants. Le charme du conteur est incontestable, il nous prend dans ses filets immédiatement.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hernán Rivera Letelier est né en 1950 à Talca, il a toujours vécu dans le désert d'Atacama. Longtemps mineur dans des compagnies salpêtrières, à la fermeture de la mine "Pedro de ValdiviaI », il émigre à Antofagasta, il a 20 ans et suit des cours du soir pour apprendre à lire et à écrire, puis fait des études secondaires. Son premier roman, La Reine Isabel chantait des chansons d'amour (1994) a reçu le Prix de Littérature du Conseil National du Livre, récompense qu'il a obtenu aussi en 1996 pour Le Soulier rouge de Rosita Quintana, confirmant ainsi  son talent et sa voix exceptionnelle au sein de la littérature chilienne des années 1990.

 

 

Avis :

Mineur comme son père avant lui dans les mines de salpêtre du Chili, Hernan Rivera Letelier a appris à lire et à écrire en suivant des cours du soir. En 1988, alors presque quadragénaire, il s’est mis à écrire des poèmes, puis des romans, qui, bientôt remarqués, en ont fait une figure de la littérature chilienne. Ses livres font apparaître son double, Eleazar Luna, que l’on retrouve ici, adolescent plein de rêves et d’espoirs d’évasion, sur l’austère fond d’une éphémère bourgade minière, perdue en plein désert d’Atacama.

En ces lieux arides et reculés, parmi les plus hostiles de la planète, la vie ne s’accroche en îlots provisoires que le temps de l’extraction du nitrate. La pampa chilienne en recèle les plus grands gisements existants. Quand un site est épuisé, la Compagnie démonte les baraquements et la petite agglomération minière part s’installer plus loin, entraînant sa population ouvrière dans une nouvelle installation temporaire. Les conditions de travail sont rudes, tout particulièrement pour les poseurs de rail, réputés de vraies bêtes indomptables, dures à la tâche, immunisées contre la peur par leur résistance à l’alcool. C’est parmi ces brutes épaisses qu’Eleazar, le narrateur, doit faire ses preuves, puis, quand tous sont anéantis de fatigue, trouver encore l’énergie nécessaire à ses cours du soir. Le jeune homme inculte découvre dans les livres le plaisir de la connaissance, puis, bientôt, le pouvoir créatif des mots : une révélation pour cet humble qui n’a jusqu’ici connu qu’un monde brutal et dépourvu de beauté.

Mais Eleazar n’est pas le seul à aspirer à une vie meilleure. Son ami Rosario Fierro, désinvolte bourreau des coeurs au physique avantageux, compte sur son entraînement acharné de boxeur novice pour se faire un nom. « L’un représentant la force et l’autre la jugeote », tous deux se retrouvent rivaux dans la conquête de Leda, la fille de la patronne de leur pension, elle-même tout à ses rêves d’émancipation, fondés sur sa naïve confiance en sa beauté. A l’occasion de la Fête du Printemps et de l’organisation par la Compagnie de trois concours - poésie, boxe et beauté -, les trois jeunes gens, pour leur heur ou malheur, vont confronter leurs rêves à la réalité. Les espoirs d’une vie mènent parfois au meilleur comme au pire…

De son expérience, l’auteur a tiré un roman d’une frappante humilité, qui interroge sur les choix et les chances des uns et des autres dans la course de l’existence. Partis du même point avec chacun ses rêves et ses atouts, les trois personnages de cette sorte de fable, tantôt drôle, tantôt dramatique, ne parviendront pas tous à la destination espérée. Lui qui, au soir de sa vie, mesure le chemin parcouru, s’en souvient avec une émouvante modestie. (4/5)

 

 

Citations :

Être dans cette bibliothèque était pour moi comme m’installer dans la pièce préférée de la maison que je n’avais jamais eue. Je n’avais jusque-là jamais vécu dans ce que l’on pourrait appeler une maison à soi ; celles que nous occupions appartenaient à la Compagnie et, lorsque l’ouvrier était licencié ou lorsque la salpêtrière décidait l’arrêt des machines, la famille devait remettre les clés, emballer ses maigres affaires et partir. Il fallait s’en aller sans regarder en arrière. Dans le cas de cessation des activités, les campements étaient démontés, mis en caisse, et les matériaux restants vendus au prix de la ferraille. Les occupants ne revoyaient jamais leurs logements, leurs rues, le village où ils avaient grandi, s’étaient mariés, avaient eu des enfants et enterré leurs morts. Aussi fallait-il partir sans tourner la tête : nous risquions de connaître le sort de la femme de Loth.
 

On racontait dans les troquets que, autrefois, une autre de leurs facéties récurrentes consistait à se faire écraser les doigts par les roues du train pour toucher la prime d’assurance-accident et que leur menton n’était pas agité du moindre tremblement lorsque, à l’approche du train, ils posaient leurs doigts sur le rail. Chaque doigt avait son prix. Et le pire de tout était qu’ils faisaient cela simplement parce qu’ils n’avaient plus d’argent pour continuer à boire. Dans la tranchée, tous connaissaient l’histoire de don Arnoldo Tolosa, poseur de rails maintenant retraité, qui avait mis trois doigts sur la voie ferrée, l’annulaire, le majeur et l’index de sa main gauche. Mais c’était pour une raison plus louable, si l’on peut dire : il avait trois fils étudiants et besoin d’argent pour leur payer l’université. La chose révoltante n’était pas tant que ce brave don Arno se fût retrouvé mutilé, mais que ses trois salopards de fils, maintenant qu’ils étaient devenus ingénieurs diplômés, avec carnets de chèques et voitures dernier modèle, avaient honte du pauvre vieux. Et pour couronner le tout, ses camarades d’équipe, qui avaient le génie cruel des surnoms, ne s’étaient pas fait prier pour lui en coller un, considéré comme un des meilleurs de la mine : Conte Court, référence à ce jeu infantile où, en se prenant un par un les doigts de la main, on récite rythmiquement : Le petit doigt acheta un œuf, l’autre le mit dans la poêle, le suivant ajouta le sel, le quatrième remua et le pouce le mangea. Dans sa main mutilée le conte se réduisait à : Le petit doigt acheta un œuf et le pouce le mangea.
 

Le boxeur et moi étions aussi différents qu’une pierre du désert et une pierre de rivière, mais nous sommes devenus bons amis. Selon les copains de l’équipe, l’un représentait la force et l’autre la jugeote. Ce qu’ils justifiaient par la taille de nos mains : celles de Rosario Fierro grandes et larges comme des pelles ; les miennes longues et fines comme celles d’un pickpocket. Cependant nous sentions tous les deux que force et jugeote étaient la combinaison parfaite pour une amitié idéale.


 

lundi 26 juin 2023

[Assouline, Pierre] Le nageur

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le nageur

Auteur : Pierre ASSOULINE

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Jusqu’où un homme ayant affronté le mal absolu peut-il aller pour ne pas s’effondrer, surmonter sa souffrance et se projeter à nouveau vers l’avenir ? Le Nageur retrace le destin exceptionnel d’Alfred Nakache.
Né à Constantine, tôt devenu champion de France et d’Europe avant d’être sacré recordman du monde, ce sportif de haut niveau fut sélectionné pour représenter la France aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 puis à ceux de Londres en 1948 ; mais entre les deux il connut l’épreuve suprême d’une vie. Dénoncé par un rival comme juif et comme résistant à la Gestapo toulousaine, il fut déporté avec sa jeune femme, Paule, et leur petite Annie. D’Auschwitz à Buchenwald en passant par la marche de la mort, il survécut grâce à une volonté et une constitution athlétique hors du commun. Mais à quel prix ?
Offrant une époustouflante traversée du siècle, Le Nageur est le récit d’une existence tendue vers un but : l’excellence et le dépassement de soi. Et surtout, en toutes circonstances, tenir, se tenir, résister. Une leçon de vie.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1953 à Casablanca, Pierre Assouline est écrivain, journaliste et chroniqueur de radio. Il est membre de l'Académie Goncourt.

 

Avis :

La rivalité sportive mène parfois au pire, surtout en période de guerre et d’Occupation ! Le nageur juif Alfred Nakache, arrivé en France de Constantine en 1933 pour s’imposer multiple champion, en fait la terrible expérience lorsque, engagé dans la Résistance et dénoncé par Jacques Cartonnet – un autre membre de l’équipe française de natation, lui aussi recordman confirmé mais enrôlé dans la Milice et ardent propagandiste antisémite –, il est déporté à Auschwitz avec sa femme et sa fille âgée de deux ans, aussitôt gazées. Il survit, réussit à se remettre à niveau malgré les séquelles, et, même si un autre homme depuis sa participation aux Jeux Olympiques de Berlin, revient tel un phénix défendre les couleurs françaises à ceux de Londres. Quant à lui condamné à mort par contumace pour collaboration, Cartonnet est arrêté à deux reprises en Italie, mais chaque fois évadé, n’est plus jamais retrouvé.

Ecrivain confirmé en même temps que biographe émérite, Pierre Assouline excelle à faire palpiter la vie sur l’ossature d’une parfaite rigueur biographique. Aussi, quelle figure de roman que cet Alfred Nakache ! Phobique de l’eau, on lui apprend à nager parce que prescrit dans le Talmud. L’enfant vainc sa peur lorsque, pour s’épargner une raclée de son grand-père, il réussit à plonger pour récupérer ses chaussures jetées à l’eau par des galopins. A défaut de style à ses débuts – lors de sa première compétition, il finit même dans le couloir de nage du voisin –, sa force et son entraînement acharné dans les bassins lui valent bientôt le surnom d’Artem : le poisson en hébreu.

Il est acclamé champion à une époque où la persécution contre les Juifs ne cesse de croître, et, le premier camp de concentration déjà ouvert depuis trois ans à Dachau, il porte haut les couleurs de la France aux Jeux Olympiques de Berlin. Interdit de souiller l’eau des piscines françaises par sa « youtrerie », « ce vil personnage » qui, selon une certaine presse, « relève pour le moins du camp de concentration », continue jusqu’en 1942 à battre les records et à maintenir sa popularité auprès de la majorité du public. Finalement « déporté politique » pour « propagande antiallemande », il doit sa survie à son exceptionnelle condition physique, à son mental de résistant – il devient le « nageur d’Auschwitz » parce qu’un jour contraint par ses gardiens de plonger dans le bassin de rétention du camp, il les défie ensuite en continuant à venir y nager à leur insu –, et aussi à son affectation à l’infirmerie plutôt qu’aux kommandos de travail. Comble du comble, cela lui vaudra après-guerre des soupçons de servilité envers les Allemands. Il se sera même jamais reconnu déporté-résistant comme ses camarades de combat.

Avec un sens du détail qui nous en apprend encore à chaque page sur ces terribles années trente et quarante, en particulier sur la France antisémite, sur les enjeux politiques des Jeux Olympiques de Berlin et sur l’inconcevable réalité des camps de concentration, Pierre Assouline rend un hommage aussi saisissant que bouleversant à cet homme hors du commun si injustement oublié, un homme-poisson qui vaut l’occasion à l’écrivain de passages magnifiques sur l’art de nager et de vivre. (4/5)

 

Citations : 

Une ancienne sagesse rappelle à celui qui se croit arrivé qu’il n’est pas allé assez loin.  


Il lui apprend que le secret, c’est la persévérance conjuguée à la décontraction musculaire, la souplesse, la respiration régulière. Mais aussi que certains bassins autorisent de meilleures performances. Question de densité et de température de l’eau, de forme de la piscine. Trop chaude, l’eau fatigue ; trop froide, elle provoque un durcissement musculaire. L’idéal : vingt et un ou vingt-deux degrés. Un bassin court permet des virages qui relancent la vitesse ; un bassin également profond partout favorise la rapidité car le petit bain forme des dépressions et la résistance est moindre. Plus le bassin est large et équipé de rigoles, mieux c’est pour éliminer les vaguelettes. Dans l’eau de mer salée on est davantage porté. Les bras trouvent plus de résistance.   


Il faut être Horace pour s’imaginer que le pouvoir d’oser n’est accordé en priorité qu’aux peintres et aux poètes. S’ils n’en étaient pas habités, les champions n’en seraient pas. Leur vie en est une illustration permanente. Il faut se prendre pour Dieu au moins avant de se lancer des défis et de prétendre pulvériser des records. D’autant qu’un record n’est pas une fin en soi mais la marche permettant d’accéder au record suivant. L’autorisation d’y penser. Le sportif de haut niveau ne finit pas quelque chose mais poursuit son inachèvement. En cela, Nakache est bien un artiste.


Hitler avait promis qu’il n’y aurait pas d’exclusion raciale et ils l’ont cru. Ou ils ont feint de croire qu’il se plierait à la Charte olympique stipulant dans ses principes fondamentaux l’interdiction de toute discrimination. Une capitulation qui en annonce d’autres. La consigne avait été donnée d’attendre la fin des olympiades pour appliquer les lois raciales de Nuremberg aux sportifs avec la rigueur requise. À la veille de l’ouverture, le chancelier du Reich avait été jusqu’à accéder à la demande du comte Henri de Baillet-Latour, président du Comité international olympique, de retirer des accès aux lieux publics les panneaux sur lesquels on pouvait lire : « Interdit aux chiens et aux Juifs ».
Les nazis en sortent renforcés. Les Jeux leur ont permis de diffuser la fallacieuse image d’une Allemagne tolérante éprise de pacifisme. Adolf Hitler est le vrai vainqueur de cette XIe olympiade, d’autant que lors du décompte final le pays organisateur remporte le plus grand nombre de médailles devant les États-Unis. Le monde s’est fait complice de la plus majestueuse, la plus réussie et, il faut bien le reconnaître, la plus parfaitement organisée des cérémonies nazies. Enthousiasmé par ces démonstrations de discipline, de courage et de solidarité offertes en modèle à la jeunesse, Pierre Frédy, baron Pierre de Coubertin, repart comblé de Berlin.
Pendant ce temps, depuis le mois de mars, la Rhénanie se remilitarise.Lorsque ces Jeux ont commencé, cela faisait trois ans que le camp de concentration de Dachau avait ouvert près de Munich ; quelques semaines après qu’ils se sont achevés, celui de Sachsenhausen entre en activité non loin de Berlin.


« Il faut savoir ce que l’on vaut, mais il ne faut pas faire ce que l’on peut valoir. » Il tient que pour réussir un 200 mètres papillon, il faut pouvoir le réussir à l’entraînement sur une distance de 1 000 mètres – au moins !
 
 
Artem ne se veut pas différent des autres sportifs de haut niveau pour qui le sport est la valeur morale absolue, le régime politique venant bien après. Il n’y a pas de cause supérieure à celle du sport jusqu’au jour où la ligne rouge est franchie. Encore faut-il savoir où la placent les uns et les autres, étant entendu que chacun a ses propres critères.


Artem, comme lui, doit se sentir apatride, sollicité aussitôt que rejeté et ainsi de suite. On lui remet même la médaille officielle sur laquelle sont gravés « Famille patrie travail » ainsi que « Offert par le maréchal à Alfred Nakache recordman du monde des 200 m brasse » et ornée de la francisque, alors que l’État dont Philippe Pétain est le chef bannit les Juifs des bassins afin qu’ils ne souillent pas l’eau des vrais Français…


La campagne anti-Nakache bat son plein. L’idée qu’il ait pu recevoir la coupe du Maréchal s’il avait été à nouveau champion de France en insupporte plus d’un. Ses origines juives sont constamment mises en avant et dénoncées par les ultras de la presse à Paris, ce qui contraste avec la discrétion dont il a toujours témoigné à ce sujet, la religion relevant selon lui du domaine strictement privé. Il ne répond pas aux diffamateurs et fait le dos rond. En s’entraînant plus que jamais. De toute façon, que peut-on bien répondre à un hebdomadaire tel que Je suis partout lorsqu’il vous désigne à la vindicte publique comme le plus indéfendable des Juifs et, au cas où on ne l’aurait pas compris, comme « le youtre le plus spécifiquement youtre de la youtrerie » ?  
Cette presse-là a définitivement franchi la ligne rouge : désormais, lorsqu’elle traite d’Alfred Nakache, « ce vil personnage qui relève pour le moins du camp de concentration », il n’est plus question de sport ni de près ni de loin. Il y en a vraiment qui s’étranglent à l’idée qu’il puisse à nouveau représenter la France, fût-ce pour la faire gagner.


Lors d’une grande soirée organisée durant l’été en présence d’André Haon, maire de la ville, avocat, ancien président du Stade toulousain, et des huiles régionales de la Milice, on honore les nouvelles sections sportives de cette organisation politique et paramilitaire créée par Vichy afin d’aider la Gestapo dans ses basses besognes.
Jacques Cartonnet en est, en majesté. Inutile de tenter de le raisonner, ni même de lui parler. Nul ne peut lui faire comprendre que les Juifs sont comme tout le monde, seulement un peu plus. Et qu’un Nakache vaut un Cartonnet seulement un peu plus car on lui demandera toujours d’en faire un peu plus que les autres ; et même si ce n’est pas le cas, il se l’imposera de lui-même car il sait qu’un jour ou l’autre cela lui sera demandé. Juste un peu plus et cela fera toute la différence qui distingue le vainqueur du défait.


Une réflexion de Franz Kafka le dit bien : « Les chaînes de l’humanité torturée sont faites en papier de ministère. »


Regarder alentour, découvrir cet outre-monde [camp d’Auschwitz], écouter ce bruit incessant mêlé de mille sons venus de partout, il n’y a que cela à faire. La passivité ambiante est inouïe. Nul ne réagit. Tous semblent résignés à la situation et à la sourde terreur qui y règne. Même le paysage qui apparaît à travers les clôtures de barbelés électrifiés à haute tension. On dit parfois que la guerre, c’est le paysage qui vous tire dessus. Ici, les arbres ont des allures de potences. 


L’incertitude est l’arme absolue des dictatures. Elle ravive l’angoisse qui ronge, corrompt et finit par tuer de l’intérieur, à petit feu.


On leur a tout pris. Rien n’est humiliant comme la tonte des cheveux. En les ramenant au niveau de poulets déplumés, on achève de les déposséder de leur appartenance au genre humain – du moins le vivent-ils ainsi. Pour parachever cet avilissement, il ne reste plus qu’à leur retirer leur bien le plus précieux : le nom. C’est le passage au tatouage, une épreuve morale qui ramène l’humain à son origine animale.


À quelques jours près, il aura passé un an dans cette annexe terrestre de l’enfer. De quoi méditer la réflexion d’un officier SS que le docteur Waitz lui avait rapportée : « Tout détenu qui vit plus de six mois est un escroc car il vit aux dépens de ses camarades. »


Au lendemain de la guerre civile que fut aussi l’Occupation, les Français se divisent comme avant. Les politiciens rivalisent en démagogie, les électeurs sont sommés de choisir leur camp. Que nul ne s’avise de demander à Alfred lequel est le sien car il n’est désormais que d’un seul camp, non choisi mais assigné : le camp de concentration. Ceux qui n’y ont pas été n’y pénétreront jamais, ceux qui y ont été n’en sortiront jamais : c’est un lieu hors du monde. Mais ils sont peu nombreux alors à pouvoir sinon vouloir entendre cette vérité-là. Si les morts sont invisibles, les rescapés sont inaudibles. Il y aura toujours des gens pour faire d’un revenant le coauteur de son malheur.


Enfin, il y a l’affaire Cartonnet. Si je le revois… Au lendemain de la Libération, il s’est enfui dans les fourgons des collaborateurs, des miliciens et de leurs familles réfugiés à Sigmaringen, dans le Bade-Wurtemberg, à l’ombre du château des Hohenzollern réquisitionné par Berlin pour Pétain, Laval ainsi qu’un gouvernement fantoche. Baptisé Commission gouvernementale, celui-ci s’imaginait incarner la continuité du régime de Vichy avec apparat, conseil des ministres, voitures officielles et appartements de fonction. Il est vrai que le statut d’extraterritorialité accordé au château, devenu une enclave française en Allemagne avec drapeau tricolore au sommet et ambassadeurs accrédités, confortait l’illusion de la réalité à ce délire collectif qui dura huit mois. Jacques Cartonnet s’y inscrivit avec beaucoup de naturel. Il manœuvra assez habilement pour se faire nommer responsable des sports à la Commission gouvernementale – quasi-ministre, ce qui ne déparait guère de l’ambiance générale. On le voyait convoquer les représentants de la presse pour leur faire un discours sur l’avenir du sport en Europe. À la veille de la libération du château par la 1re armée du général de Lattre de Tassigny, il organisait encore un marathon dans la Forêt-Noire. Jusqu’au bout il a voulu y croire. Puis il a disparu. Volatilisé comme tant d’autres des réfugiés de Sigmaringen. Mais en France, on ne l’oublie pas. Le 19 mars 1945, la cour de justice de Toulouse, qui le juge pour trahison, le condamne par contumace à la peine de mort, la dégradation nationale et la confiscation de ses biens. Un mandat de recherche est lancé en Italie où l’on indique qu’il est, comme d’autres, caché par des religieux d’un couvent l’autre. Son dossier mentionne notamment la dénonciation d’Alfred Nakache aux Allemands.


Inutile d’expliquer à ceux qui ont la vie devant soi ce que c’est d’avoir le vide devant soi, ils ne comprendraient pas. 


Le camp l’a rendu plus humain, plus sensible peut-être, plus solitaire mais aussi plus ferme sur ses principes. Ne dit-on pas que si les vivants ferment les yeux des morts, les morts ouvrent les yeux des vivants ? Il ne s’agit pas cette fois de résister mais de reprendre sa vie malgré les moments d’angoisse paralysants, et de redevenir acteur de son existence. Encore faut-il pouvoir chasser de ses nuits les monstres engendrés par le sommeil de la raison que Goya grava en taille-douce sur le métal de tant de mémoires.


Ce qu’on fait pour vous mais sans vous, on le fait contre vous.


La mémoire du corps est effrayante. Il n’oublie rien. Le corps du nageur était couturé de ses triomphes ; celui du déporté est scarifié de ses victoires contre la haine faite homme.


S’entraîner encore et encore. Au fond, on dirait qu’il a nagé toute sa vie sous l’inspiration de Bach quand celui-ci disait : « Quiconque travaillera autant que moi fera aussi bien. »


En 1964, l’écrivain américain John Cheever publie dans le magazine The New Yorker une nouvelle de quinze pages intitulée « The Swimmer ». (…)
Quatre ans après, la nouvelle est portée à l’écran sous le même titre avec Burt Lancaster, ancien trapéziste demeuré un athlète complet, dans le rôle-titre. The Swimmer, en français « Le nageur ». (…)
Impossible d’oublier une bouleversante scène du film, mais qui n’existait pas dans la nouvelle : rencontrant un petit garçon triste et solitaire assis au bord d’un bassin vide, le nageur le prend par la main et lui apprend à nager en lui mimant patiemment tous les gestes avant de lui confier : « N’oublie jamais, petit, que quand tu nages, tu es le capitaine de ton âme. »

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 24 juin 2023

[Lemaitre, Pierre] Les années glorieuses 2 - Le silence et la colère

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le silence et la colère

Auteur : Pierre LEMAITRE

Parution : 2023 (Calmann Lévy)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Après l'immense succès du Grand Monde
Un ogre de béton, une vilaine chute dans l’escalier, le Salon des arts ménagers, une grossesse problématique, la miraculée du Charleville-Paris, la propreté des Françaises, « Savons du  Levant, Savons des Gagnants », les lapins du laboratoire Delaveau, vingt mille francs de la main à la main, une affaire judiciaire relancée, la mort d’un village, le mystérieux professeur Keller, un boxeur amoureux, les nécessités du progrès, le chat Joseph, l’inexorable montée des eaux, une vendeuse aux yeux gris, la confession de l’ingénieur Destouches, un accident de voiture. Et trois histoires d’amour.
Un roman virtuose de Pierre Lemaitre

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l’analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd’hui écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). En 2018, il a reçu le César de la meilleure adaptation avec Albert Dupontel pour ce même roman.

 

 

Avis :

Après Le Grand Monde qui ouvrait l’an dernier la trilogie des Années Glorieuses, l’on retrouve la famille Pelletier comme si l’on venait juste de la quitter. Quatre ans se sont écoulés depuis l’épilogue du premier tome, et, en cette année 1952, la reconstruction d’après-guerre s’achevant en même temps que bientôt la guerre d’Indochine, la narration se recentre sur les mutations sociales de la France qui, en ce début des Trente Glorieuses, quarante ans après les Etats-Unis, fait son entrée dans la société de consommation.

Pendant que Louis, toujours à la tête de sa savonnerie à Beyrouth, se prend de passion pour la boxe où l’un de ses ouvriers s’est mis en tête de percer, son épouse Angèle suit avec inquiétude le parcours de leurs trois enfants installés à Paris. Jean, toujours aussi mal marié et plus que jamais aux prises avec sa violence intérieure, œuvre à l’ouverture d’un grand magasin de prêt à porter bon marché, que le lecteur, amusé, associera volontiers au concept de l’enseigne Tati. François poursuit avec succès sa carrière à la rubrique faits divers du journal qui l’emploie, tandis qu’Hélène, engagée dans la profession de reporter-photographe, doit se frayer un chemin dans un monde d’hommes. Là encore, les clins d’oeil abondent, amenant à l’esprit le journal Paris-Match ou le magazine Elle, et évoquant même directement Françoise Giroud, dont un article sur l’hygiène des Françaises est reproduit en annexe du livre, ou le vrai village de Tignes, qui, comme dans le roman, tenta de résister à la destruction et à l’engloutissement promis par la construction d’un barrage hydroélectrique.

Mêlant avec dextérité tout un bouquet d’intrigues pimentées de suspense – l’étau se resserre notamment autour du tueur en série qui sévit depuis le début de la trilogie – et démultipliant ainsi l’addiction du lecteur, le récit épouse le tourbillon foisonnant de la vie et ne cesse de rebondir, sans baisse de rythme ni de crédibilité, pour mieux nous attacher à ses personnages, suffisamment bien campés pour convaincre et prendre vie. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : sous ces apparences plaisantes de divertissement facile, le propos se colore souvent de gravité, touchant notamment du doigt la colère, de plus en plus mal rentrée, d’une génération de femmes à l’orée de la conquête de leur indépendance.

Si Geneviève, l’épouse de Jean, en est encore à une révolte inconsciente qui la transforme en terrible mégère, obstinée à lui faire payer sa souffrance « de n’être pas un homme » en se sabordant dans un rôle marital et maternel dont elle ne se satisfait pas, d’autres femmes commencent, encore silencieusement, à se battre pour leur liberté professionnelle et affective. Elles ont encore un long chemin à parcourir, preuves en sont la précarité et l’injustice qui déclenchent les grèves d’ouvrières, et, de manière plus spectaculaire encore, la chasse aux avortées et aux médecins avorteurs qui se poursuit alors dans la continuité des lois de Vichy. Si, depuis la Libération, l’avortement n’est plus passible de la peine de mort, il reste un délit traqué par des brigades policières spécialisées.

Tout aussi prenant et bien mené que le premier, ce deuxième opus de la dernière trilogie en date de Pierre Lemaitre ne déroge pas à la règle qui rend si remarquables les romans de l'auteur : le noyau central de son histoire, avec ses personnages et leur ressenti individuel, n’est que le prétexte d’une peinture beaucoup plus large d’une époque et de son contexte social, débouchant elle-même sur des perspectives sociétales d’une portée universelle. Alors quand l’intérêt se conjugue aussi bien au plaisir de lecture, l’on ne peut, naturellement, qu’attendre avec la plus grande impatience le prochain rendez-vous avec la famille Pelletier. (4/5)

 

 

Citations :

Geneviève estimait jouir d’une indiscutable supériorité sur Hélène et sur Nine : elle était mariée et attendait son deuxième enfant tandis que ces deux-là pouvaient se prétendre plus belles que les autres, c’étaient « des vieilles filles et voilà tout ! La Hélène, vingt-trois ans toujours célibataire, elle peut faire la fière, celle-là ! Quant à la sourdingue, elle c’est encore pire, elle a coiffé sainte Catherine ! On aurait dû lui offrir un chapeau avec des clochettes, ça ne l’aurait pas beaucoup dérangée… ». Ravie par toutes ces belles pensées, Geneviève croisait ses petites mains potelées sur la table et souriait aimablement, c’est ce qu’on fait quand on est en famille.


— Ah bon ? enchaînait-elle. Mais comment ça, elles sont sales, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je n’ai pas lu les articles, répondit François, ça paraîtra lundi. Mais on ne publie que des choses très documentées et le jugement est sans appel : les Françaises sont négligées.
Geneviève croisa les bras, méfiante.
— Parce que les Boches sont plus propres, peut-être !
— Les Allemandes, je ne sais pas s’il en sera question dans la série…
— Quelle série ? demanda Jean que la nouvelle du Charleville-Paris avait ébranlé.
— Des articles sur la propreté des Françaises, précisa François. Un par jour, pendant une semaine. Le patron garde le contenu jalousement, il s’attend à un tollé et je pense que c’est ce qu’il veut.
— J’espère qu’il y aura un second volet sur la propreté des hommes.
Toutes les têtes se tournèrent vers Nine dont la voix, menue comme sa personne, savait toutefois se faire entendre. Elle sourit gentiment en expliquant :
— Étant donné qu’elles s’occupent de leur linge, je vois mal comment des épouses sales feraient des maris propres…


La famille était réunie au grand complet pour la première fois depuis un an. Dans ces occasions, chacun mesure le temps à son aune. On relève la manière dont les autres vieillissent, on se rassure, on s’inquiète, c’est un moment triste et heureux, on se regarde, on se reconnaît, mais tout a changé.


Si l’avortement était une affaire de femmes, sa répression restait principalement une affaire d’hommes.
Il ne suffisait pas que nombre d’entre elles risquent la stérilité, il fallait encore qu’elles encourent des amendes et des peines de prison. Le législateur de 1939, qui avait accru la répression, fut bientôt semé par celui de 1942, un champion celui-là, qui éleva l’avortement au rang de crime contre la sûreté de l’État, la peine de mort n’était plus exclue pour les avorteurs comme en firent l’expérience Marie-Louise Giraud et Désiré Pioge en 1943, tous deux guillotinés. Au cours de ces années sombres, aiguillonné par l’Alliance nationale contre la dépopulation, une association de natalistes exaltés, notre législateur, très imaginatif, imagina même de sanctionner… sans preuve ! Le fait d’avoir tenté un avortement même si l’on n’en trouvait aucune trace vous faisait délinquante. En matière de droit, il était difficile de faire mieux.
 
 
Le plus sûr moyen de réprimer l’avortement consistant à décourager ceux qui le pratiquaient, les médecins, les sages-femmes risquaient des peines de prison ferme, des amendes considérables et la suspension voire l’interdiction définitive d’exercer. Étonnamment, ce n’est pas sous le régime de Vichy que la répression de ce « fléau social » avait été la plus vive mais… à la Libération. En 1946, on comptait mille comparants de plus qu’en 1943…


C’est ainsi que l’inspecteur venait jusque dans les étages interroger les patientes aux premières heures du matin, s’enquérir de leur grossesse malheureuse, remonter à la date de la conception, leur faire détailler les circonstances exactes de la fausse couche qui les avait conduites ici, les cuisiner sur leur désir d’enfant, leurs rapports avec leur mari, supputer un amant, leur rappeler parfois qu’elles avaient déjà procédé à un curetage (il n’était pas rare qu’il se fasse monter les registres des années précédentes), les menacer d’une expertise médicale, mentionner la peine qu’elles encouraient en cas de fausse déclaration, souligner ce que risquaient les complices, mari, mère, voisines, sœurs, exiger le nom de… Les deux minutes se transformaient alors en un long interrogatoire serré qu’enduraient des femmes terrifiées qui avaient subi un curetage, n’avaient quasiment pas dormi depuis une trentaine d’heures et qui souvent pleuraient parce qu’elles avaient perdu le bébé qu’elles espéraient, ce que Palmari mettait la plupart du temps sur le compte de la dissimulation.


Notre inconscient nous écoute, la réciproque est rare.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

jeudi 22 juin 2023

[Belezi, Mathieu] Attaquer la terre et le soleil

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Attaquer la terre et le soleil

Auteur : Mathieu BELEZI

Parution : 2022 (Le Tripode)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

Attaquer la terre et le soleil narre le destin d’une poignée de colons et de soldats pris dans l’enfer oublié de la colonisation algérienne, au dix-neuvième siècle. Et en un bref roman, c’est toute l’expérience d’un écrivain qui subitement se cristallise et bouleverse, une voix hantée par Faulkner qui se donne.
 
Depuis plus de vingt ans, Mathieu Belezi construit une œuvre romanesque d’une cohérence étonnante, à la phrase ciselée. La musicalité qui frappe dès les premières lignes d’Attaquer la terre et le soleil fait écho à Le Petit Roi, son premier roman publié en 1998 aux éditions Phébus. Quant à son thème, il renvoie évidemment à sa grande trilogie algérienne, publiée successivement aux éditions Albin Michel (C’était notre terre, 2008) et Flammarion (Les vieux Fous, 2011 ; Un faux pas dans la vie d’Emma Picard, 2015). Est-ce la constance de ce parcours qui explique la fulgurance de ce nouveau roman ? Écrit en quelques mois, Attaquer la terre et le soleil dit en tout cas avec une beauté tragique, à travers les voix d’une femme et d’un soldat, la folie, l’enfer, que fut cette colonisation.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Mathieu Belezi a enseigné en Louisiane (États-Unis), et beaucoup voyagé. Il a vécu au Mexique, au Népal, en Inde, et dans les îles grecques et italiennes. Il vit désormais à Rome et se consacre à l’écriture depuis plus de vingt ans.

 

 

Avis :

Avec son mari, ses trois enfants et sa soeur, Séraphine débarque en Algérie au tout début de la colonisation du pays par la France, dans les années 1830-1840. Au terme de leur pénible voyage, les colons ne trouvent que les cailloux d’une terre ingrate qu’il va leur falloir tenter d’exploiter dans des conditions effroyables : la boue et le froid l’hiver, la canicule l’été ; la saleté et les épidémies de choléra qui les déciment dans leurs misérables baraquements de planches ; le manque de tout et la peur qui les étreint, entre attaques arabes, pillards, vipères à cornes et lions du désert… Pendant qu’ils s’échinent et tombent comme des mouches, un escadron de soldats français s’emploie à « pacifier » les territoires conquis, sans autre stratégie que de razzier, violer et massacrer.

Raconté dans des mots d’autant plus frappants qu’ils décrivent l’horreur à hauteur de gens simples, au fil de leur narration humble, morne et résignée de ce qui fait leur banalité quotidienne – un enfer d’une violence inouïe dont ils sont absurdement devenus les acteurs, misérables pions sacrifiés dans une partie motivée par de bien plus gros intérêts que les leurs –, le texte est d’une intensité rare, en tout point saisissante. Alors que, dans sa sidération impuissante, Séraphine n’a plus la force que de ponctuer son récit d’une litanie de « sainte et sainte mère de Dieu » et que, du côté des soldats, l’on s’efforce, avec des termes de soudards, de se redonner du coeur au ventre à coups, faute d’autres motifs, d’exonérants « nous ne sommes pas des anges », c’est une bien peu glorieuse épopée que l’on fait mener par ces pauvres hères, abandonnés à leur misère et à leur peur, à leur lâcheté et à leur cruauté, pour implanter sur ces terres d’Algérie une présence française qui se veut irréversible.

Sans majuscules ni points, la narration s’écoule comme le fleuve du temps et de l’Histoire. Le processus infernal dans lequel les protagonistes se retrouvent pris s’est enclenché bien avant le début de leur récit et se poursuivra bien au-delà de leur bref passage dans l’histoire de cette terre. Ils ne sont que de modestes rouages, mais à travers eux et leur parcours aussi pathétique que sanguinaire, s’enracine un mal profond, une colonisation construite sur la pourriture du sang et de la violence, qui, démentant toute prétention dite « civilisatrice », n’annonce qu’un désastre sans fond.

Peinture ultra-réaliste de l’horreur, c’est avec une efficacité sans pareille que, sur un ton d’autant plus implacable qu’égal et factuel, ce roman dénonce les viles réalités de la colonisation. L’on en ressort saisi par cette abjection, on ne peut plus clairement débarrassée des fards dont l’Histoire tend habituellement à l’enjoliver. Jamais je n'avais été aussi tentée d’associer un livre au célèbre Cri de Münch. (4/5)

 

 

Citation :

(…) il pointe le doigt en direction des nuages qui pèsent de tout leur poids d’un bord à l’autre de l’horizon, et qui laissent si peu d’espace entre la terre et le ciel que nous nous demandons si nous aurons encore la place d’avancer debout, s’il ne faudra pas ramper sur les coudes dans cette chienne de poussière que le vent touille comme un brouet de sorcier (…)

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 20 juin 2023

[Sangarcia, Eduardo] Anna Thalberg

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Anna Thalberg

Auteur : Eduardo SANGARCIA

Traduction : Marianne MILLON

Parution : en espagnol (Mexique) en 2021
                  en français en
2023 (La Peuplade)

Pages : 168

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un après-midi, alors qu’elle attise le feu dans la cheminée de sa chaumière, la jeune Anna Thalberg aux yeux de miel est enlevée par des hommes brutaux et amenée à la prison de Wurtzbourg, où on l’accuse de sorcellerie. Isolée et torturée pendant des jours, elle tient tête au cruel examinateur Melchior Vogel tandis que Klaus, le mari d’Anna, et le père Friedrich, curé de son village, tentent tout ce qui est en leur pouvoir pour lui éviter les flammes du bûcher. Petit à petit, le visage du Diable se révèle être celui du Dieu des hommes, et la sorcière un nouveau Christ.

Par un tour de force stylistique, Eduardo Sangarcía parvient à réunir dans un même souffle les préoccupations de chacun des personnages de ce drame, faisant revivre avec brio la folie meurtrière du procès des sorcières de Wurtzbourg, qui ébranla le sud de l’Allemagne aux XVIe et XVIIe siècles.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Eduardo Sangarcía est né en 1985 à Guadalajara, au Mexique. Il a consacré son doctorat à l’étude de la littérature latino-américaine de l’Holocauste. Anna Thalberg est son premier roman, lauréat du prestigieux prix Mauricio-Achar.

 

 

Avis :

En ce tournant du XVIIe siècle, Anna Thalberg, une étrangère rousse de vingt-deux ans dont l’éclat attire un peu trop le regard des hommes pour ne pas contrarier leurs épouses, mène avec son mari Klaus l’existence paisible des paysans de Bavière, lorsque, fort opportunément dénoncée pour diverses diableries par sa voisine – depuis son arrivée au village, des nourrissons sont morts, la sécheresse sévit, on l’a même vue chevaucher une chèvre dans les airs –, elle est arrêtée et transférée dans les geôles de Wurtzbourg en attendant son procès pour sorcellerie.

Malheureusement pour elle, son sort dépend du prince-évêque catholique de Mespelbrunn, contre-réformateur bien décidé à débarrasser la région des hérétiques idées luthériennes, fût-ce par le biais de la persécution et au moyen d’une chasse aux sorcières qui, dans tout l’évêché de Wurtzbourg, va causer la mort de neuf cents personnes. Désormais entre les mains d’un examinateur déterminé à la voir finir sur le bûcher pour le bien-être de la ville et du diocèse, Anna ne comprend pas encore qu’elle a beau être innocente et ne pas cesser de le clamer malgré l’atrocité des tortures qu’on lui inflige, il n’existe plus pour elle que deux alternatives : être brûlée vive ou déjà morte, selon qu’elle persiste à nier ou qu’elle se résolve à des aveux.

Relaté avec force détails éprouvants, le supplice d’Anna, en l’occurrence fille de charpentier, n’est pas sans évoquer la passion du Christ : lui, convaincu jusqu’au bout que Dieu ne l’abandonnera pas ; elle, longtemps confiante en la force de son innocence et de la vérité. Si la jalousie et la peur ont motivé la calomnie et la délation à l’encontre de la jeune femme, sa condamnation est le fruit de convictions fanatiques, qui, au nom de la religion et du Bien, mènent au pire des hommes follement persuadés de détenir la vérité. A ce radicalisme aveugle répond l’inflexible résistance d’Anna, qui ne sauvera certes pas sa vie, mais saura, en un très ironique dénouement, prendre le Mal à son propre piège. A user de la violence et de l’arbitraire, ne s’expose-t-on pas toujours à un retour de feu ?

Animé par le ressac de longues phrases sans fin, où les paragraphes s’enchaînent comme autant de vagues signalées chacune par un retrait, le texte s’épand comme un irrépressible raz-de-marée, emportant personnages et lecteur au bout d’une folie absurde et destructrice touchant à l’insupportable. Cette cohérence parfaitement étudiée entre la forme et le fond parachève la puissance de cette dénonciation des fanatismes, extrémismes et radicalismes de tout poil, en particulier religieux et politiques, pour en faire simultanément une œuvre littéraire dont il n’est pas étonnant qu’elle ait valu à son auteur le prestigieux prix Mauricio Achar. (4/5)

 

 

Citations :

Tu ne dois pas avoir peur de moi ; crains ceux qui comme toi se sont dressés sur leurs deux pieds et ont répandu la terreur parmi les bêtes en déclarant qu’ils étaient le sel de la Terre, le parangon de la Création, l’œuvre préférée du Créateur suprême. Je vais te dire : il n’y a pas eu de Création, il n’y a pas de Dieu, le monde a toujours existé.     
Cette forêt, la rivière, les étoiles au-dessus de nous ; tout a toujours été là et y restera quand le temps, cette ridicule entéléchie humaine, aura pris fin avec le dernier des hommes, parce que le monde est éternel et que seuls les hommes meurent. Regarde la rose refleurir toujours égale à elle-même, regarde le crapaud émerger de la boue une fois que les pluies reviennent, regarde le soleil et la lune, traçant sans répit des arcs à l’éclat d’acier sur la voûte céleste ; tout revient, seul l’homme meurt pour toujours, c’est pour cela qu’il cherche obstinément une rédemption qui ne viendra pas parce que sa finitude n’est pas un châtiment ou une récompense. Il ne devrait pas avoir peur mais plutôt célébrer le fait qu’il en soit ainsi, car l’homme ne semble pas concevoir les implications ultimes de ses désirs d’éternité : imagine simplement cette répétition perpétuelle, incessante, dont je t’ai parlé, que les malheurs et les châtiments n’aient pas de fin. Cette vie endiablée serait l’enfer. Tu ne crois pas ?     
Pour ta bonne fortune, l’infinitude et la conscience ne dorment pas ensemble. C’est ainsi, sans raison ; il n’y a rien à comprendre.     
Et pourtant l’homme ne se contente pas de sa condition, il n’accepte pas cette absence de raisons. Il a bâti un monde à l’intérieur du monde, une illusion à son image dans laquelle tout est imbriqué, tout a un sens ; un lieu où même la mort a une explication : c’est un châtiment pour son orgueil, le même orgueil qu’il a levé tel un château de cartes. Il se trompe, feint de ne pas comprendre que son monde a la solidité d’un jeu d’enfant. Le gamin prend un bâton et dit : j’ai une épée ; l’homme se touche la poitrine et pense : j’ai une âme.     
Tu ne dois pas avoir peur de moi, car je ne convoite rien et encore moins ce que tu ne possèdes pas. Ton âme est sauve, je ne la volerai pas, mais elle ne montera pas au ciel non plus ; quand tu mourras elle se dissipera comme le givre à midi. Les hommes sont des simulacres qui s’arrogent le droit d’imposer la vérité, de placer sur leur tête ce Dieu absurde qui existe pleinement, puissance absolue, connaissance totale et amour illimité. Comme je te l’ai dit, il n’y a pas de Dieu ou je suis Dieu ; peu importe. Je ne veillerai pas sur toi, tu n’iras pas au paradis. Ce qu’il y a là-haut est comme ce qu’il y a en bas : le bruit et la fureur règnent parmi les sphères célestes. Il n’y a pas de trêve, femme ; c’est pour cela que je dors.