vendredi 31 mai 2024

[O'Connor, Joseph] Dans la maison de mon père

 



J'ai aimé

 

Titre : Dans la maison de mon père
            (In my Father's House)

Auteur : Joseph O'CONNOR

Traduction : Carine CHICHEREAU

Parution :  en anglais (Irlande) en 2021,
                   en français en
2024 (Rivages)

Pages : 392

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Inspiré de l’histoire vraie de Hugh O’Flaherty, le prêtre irlandais rattaché au Vatican qui a défié les nazis et sauvé plus de 6000 juifs et soldats alliés de l’enfer de Rome en 1943, Dans la maison de Mon Père est un thriller littéraire de premier ordre. A la manière d’Hilary Mantel, Joseph O’Connor mêle histoire et fiction dans un véritable tour de force narratif, un récit haletant à l'intrigue parfaitement ficelée. A travers le destin et les choix courageux de personnages aussi attachants qu'inspirants, il rend un superbe hommage à ceux qui ont su suivre leurs convictions dans les temps les plus troubles.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Dublin en 1963, Joseph O’Connor tombe dans la littérature à 17 ans en lisant L’Attrape-cœur de Salinger. D’abord journaliste (Esquire, The Irish Tribune, Sunday Tribune) et homme de radio, il écrit aussi pour la scène et pour des productions musicales. Il s’impose avec son premier livre, un recueil de nouvelles publié en France sous le titre Les Bons Chrétiens (Libretto, 2010, traduction Pierrick Masquart et Gérard Meudal). Il est l’auteur de neuf romans parmi lesquels Redemption Falls (2007), Muse (2011), Maintenant ou jamais (2016) et Le Bal des ombres (2020). Avec Roddy Doyle ou Colm Tóibín, il est considéré comme l’un des écrivains irlandais les plus importants de sa génération. Traduite dans le monde entier, son œuvre lui a valu de nombreux prix dont le Irish PEN Award en2012. Inspiré de l’histoire vraie de Hugh O’Flaherty, prêtre irlandais qui a défié les nazis et sauvé plus de 5 000 juifs et soldats alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, Dans la maison de mon Père se tient en parfait équilibre entre l’improbabilité des faits réels et la vérité romanesque.

 

 

Avis :

Surnommé le « Mouron rouge du Vatican » pour son habileté à jouer au chat et à la souris avec la Gestapo, le prêtre irlandais Hugh O’Flaherty a sauvé des milliers de Juifs et de soldats alliés alors qu’il était attaché au Saint-Siège lors de la Seconde guerre mondiale. Il a inspiré à son compatriote, l’auteur Joseph O’Connor, un thriller historique qui, en lui rendant hommage, n’est pas sans questionner la neutralité du Vatican.

« La neutralité est le pire des extrémismes ; sans elle, nulle tyrannie ne peut s’épanouir. »
C’est en lui prêtant ces mots, complétés dans le titre par la référence au verset de la Bible – « Dans la maison de mon père, il y a plusieurs demeures » –, que l’auteur introduit sa « mise en roman » de l’héroïque insubordination de celui qui, fin lettré amateur de golf et champion de boxe, élevé au titre honorifique de Monseigneur après ses fonctions d’ambassadeur du Vatican dans divers pays, profita de son rattachement au Saint-Siège durant l’occupation de Rome lors de la seconde guerre mondiale pour, sans la permission de sa hiérarchie et du pape Pie XII, organiser un réseau d’évasion de Juifs persécutés et de prisonniers alliés.

Lorsque l’Italie change de camp en 1943, Rome est occupée par l’Allemagne, mais le Vatican resté neutre demeure un îlot intouché, même si la pire incertitude règne quant à l’imminence d’une invasion. En ces lieux où l’espionnage fait rage, les forces nazies menées par l’Hauptsturmführer Herbert Kappler – si tristement célèbre pour ses terribles méfaits que l’auteur a préféré le fictionnaliser et changer son nom dans son roman plutôt que de perpétrer sa sinistre mémoire – ont vite fait d’identifier O’Flaherty comme leur ennemi numéro un. Mais l’homme, averti qu’ils n’en feraient qu’une bouchée s’ils le surprenaient ne serait-ce qu’un orteil en dehors du Vatican, les nargue depuis les marches de la basilique Saint-Pierre, poursuivant, avec son réseau de sympathisants, des sauvetages à leur nez et à leur barbe.

En cohérence avec l’image de ce prêtre pas comme les autres glissant les codes de ses opérations dans les partitions de sa chorale, Joseph O’Connor a organisé son roman en un choeur de voix, témoignages écrits ou enregistrements fictivement recueillis une vingtaine d’années après les faits, venant s’intercaler au compte à rebours d’un « Rendimento », une action d’importance visant au transfert des fonds nécessaires à la protection des personnes cachées un peu partout dans Rome et ses alentours. Dans son style, très (trop ?) appuyé ici, aimant les rafales de phrases sans verbe, le récit s’inspire de la trame historique pour développer librement une intrigue haletante, peut-être pas toujours parfaitement crédible dans ses détails les plus spectaculaires, mais qui nous plonge efficacement au coeur des risques absolus pris par O’Flaherty et les membres de son réseau, certains éminents comme l’ambassadeur britannique au Vatican sir d’Arcy Osborne, le major Sam Derry ou la chanteuse irlandaise Delia Kiernan, la plupart anonymes et oubliés de l’Histoire. Surtout, elle donne un aperçu nuancé de ce qu’a bien pu être la personnalité hors norme de cet homme d’Eglise courageusement rebelle qui, après guerre, refusa toute pension en accompagnement de ses multiples distinctions et rendit régulièrement visite à Herbert Kappler dans sa prison à vie.

Malgré ce que l’on pourra lui trouver d’excessive générosité en sauce romanesque, c’est avec fièvre que l’on dévore cet addictif thriller historique, hommage appuyé à un héros méconnu et plongée hallucinante dans une Rome labyrinthique que l’auteur a pris soin d’explorer en profondeur avant de prendre la plume. (3/5/5)

 

 

Citations :

La neutralité est le pire des extrémismes ; sans elle, nulle tyrannie ne peut s’épanouir.

L’appréciation fugitive de leurs pairs insignifiants est toujours un puissant accélérateur chez les malotrus car ils vivent dans la grande crainte de n’être rien, même parmi leurs semblables.

Il m’est venu à l’esprit que ce que nous appelons commodément charité n’est qu’une forme de vanité déguisée, une simple manière d’envelopper de fumée les signes de notre supériorité, peut-être pour nous-mêmes, afin que cette fumée dérobe aux regards notre laideur.

La cité la plus majestueuse d’Europe porte un masque. Derrière, elle cache bien des secrets. Ainsi un verset de la Bible, Jean, 14.2, a pris pour moi un sens plus vaste. « Dans la maison de mon père, il y a plusieurs demeures. »

Je n’étais pas croyante, j’avais été élevée dans un athéisme satisfait. Selon ma vision de l’univers, et cela n’a pas changé, il n’y avait rien à espérer et rien à redouter ; vivre cette vie était un miracle suffisant en soi.

La bêtise a ses ruses, sinon elle aurait depuis longtemps disparu.

 

 

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mercredi 29 mai 2024

[Guillaume, Laurent] Les dames de guerre : Saïgon

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Les dames de guerre : Saïgon

Auteur : Laurent GUILLAUME

Parution : 2024 (Robert Laffont)

Pages : 496

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Septembre 1953, New York. La rédaction de Life magazine est en deuil. Son reporter de guerre vedette, Robert Kovacs, a trouvé la mort en Indochine française laissant derrière lui un vide immense.
Persuadée que sa disparition n’a rien d’accidentelle, Elizabeth Cole, photographe de la page mondaine, décide de lui succéder et réalise ainsi son plus grand rêve : devenir correspondante de guerre.
C’est le début d’une enquête à l’autre bout du monde, au cœur d’un écheveau d’espions, de tueurs à gages, de sectes guerrières, d’aventuriers, et de trafiquants d’armes. À Saigon, Hanoï, sur les hauts plateaux du Laos, Elizabeth va rencontrer son destin en exerçant son métier dans des conditions extrêmes et affronter les pires dangers.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ancien capitaine de police spécialisé dans l'anticriminalité, Laurent Guillaume, inspiré par ses expériences, a inauguré sa carrière d'écrivain avec Mako en 2009.
Après des années aux stups et un rôle de conseiller au Mali, il rejoint la brigade financière en 2011.
L'année 2012 marque un tournant, lorsque Laurent quitte l’uniforme pour l’écriture. Toujours en soif d'évasion, ce passionné de géopolitique, de littérature et de polars en particulier est fasciné par les mondes d’ailleurs. C’est ainsi qu'il devient artisan de la justice - comme consultant international - traquant le crime organisé, particulièrement en Afrique de l'Ouest.
En 2015, il ajoute une corde à son arc lorsqu'en trio avec Olivier Marchal et Christophe Gavat, il transpose son expertise dans le téléfilm Borderline sur France2. Puis, avec Marchal, naît la série palpitante Section zéro pour Canal Plus.
Son roman Un coin de ciel brûlait remporte en 2022 le prestigieux prix du bureau des lecteurs Folio/RTL. Avec Les Dames de guerre, Laurent Guillaume a accompli son rêve : donner vie à un roman mêlant aventure, policier et espionnage.

 

Avis :

Ex-capitaine de police et spécialiste de la lutte contre le crime organisé en Afrique de l’Ouest, Laurent Guillaume abandonne le continent noir pour nous plonger cette fois en pleine guerre d’Indochine, au coeur du trafic d’opium que, sous le nom « opération X », les forces françaises menèrent pour de bon afin de financer des actions spéciales.

Fin 1953, alors qu’il accompagne un commando français à la frontière du Laos et de la Birmanie, le reporter de guerre Robert Kovacs saute sur une mine. Personne à la rédaction de Life ne se précipitant pour prendre la relève, la jeune journaliste Elisabeth Cole, qui piaffait aux pages mode du magazine, se porte aussitôt volontaire. Intriguée par un rouleau de pellicule très compromettant retrouvé caché dans la doublure de veste de Kovacs, l’Américaine est bien décidée à reprendre l’enquête de son confrère là où elle s’est interrompue. Confrontée dès son arrivée à la complexe et trouble société de Saïgon, infestée d’espions et de mafieux en tout genre, il va lui falloir bien du courage et de la détermination pour tenter de pénétrer à son tour le théâtre des opérations peu orthodoxes que, sur les hauts plateaux du Laos, bien loin de la capitale coloniale, les services de renseignements extérieurs français mènent discrètement pour soutenir les maquis anticommunistes, tout en asséchant une source conséquente de financement du Viêt Minh : le trafic d’opium.

Ambiance minutieusement restituée et personnages inspirés d’hommes et de femmes ayant existé – Robert Kovacs est le double du correspondant de guerre hongrois Robert Capa, tandis qu’Elisabeth Cole emprunte de nombreux traits à Lee Miller, reporter de guerre américaine envoyée en Europe pendant la seconde guerre mondiale : c’est une immersion réussie dans une Indochine déjà perdue par la France et surveillée avec la plus extrême attention, en ce contexte de guerre froide, par les Etats-Unis, que nous propose la narration sérieusement documentée de Laurent Guillaume. Le désastre de Diên Biên Phu est imminent, qui viendra sonner la fin de la partie tricolore en Indochine. En attendant, lâchés par le pouvoir civil et par une opinion indifférente, les forces françaises en viennent à des actions peu conventionnelles, venant d’ailleurs s’ajouter à bien d’autres affaires tout aussi illégales en Indochine, telle celle, plus connue, des piastres.

Sur ce solide fond historique, l’auteur a choisi de mettre en avant une héroïne destinée à devenir récurrente, puisque que Saïgon est annoncé comme le premier volet d’une série intitulée Les dames de guerre. Globalement très idéalisée dans son inexpérience en remontrant pourtant à tous dans sa confrontation à la guerre et à la myriade de professionnels aguerris de l’espionnage et du crime qu’elle trouve sur sa route, elle peine à demeurer crédible au regard de la restitution soignée du contexte et renvoie finalement le récit au registre du roman de gare, en l’occurrence un roman d’aventure rythmé et foisonnant que l’on parcourt quoi qu’il en soit avec plaisir.

Nonobstant les aspects les plus caricaturaux de son héroïne, ce roman qui décline au féminin guerre, aventure et espionnage, sur le fond soigneusement rendu de faits réels méconnus, enchantera les amateurs d’action et d’Histoire un peu sensationnelle, là où crimes et délits deviennent institutionnels. (3,5/5)

 

Citation :

— Même si Henry a fait jouer de gros pistons au département d’État et à la CIA pour que les Frenchies vous laissent accéder à ces unités, ce n’est pas gagné. Loin s’en faut.
— Pourquoi ?
— Ces commandos sont presque autonomes. Ils n’ont rien à faire avec l’état-major de l’armée et ils n’ont de comptes à rendre à personne. Ce qui leur vaut l’inimitié et la jalousie des unités de l’armée régulière. Ils sont basés dans des « maquis », comme disent les Français. Ce sont des bases avancées dans les zones d’influence des Viets.
Son regard s’attarda sur deux jeunes femmes annamites qui passaient sur le trottoir, élégantes et souples comme des joncs. Ses yeux revinrent à Elizabeth.
— L’essentiel des troupes des GCMA est constitué d’indigènes. Des Méos pour la plupart, des peuples de montagnards qui vivent surtout au Laos, mais aussi des Thaïs qui viennent du Siam. Ce sont d’excellents guerriers qui détestent les Vietminhs. Les cadres sont des Français, d’anciens parachutistes, des commandos, des vétérans de la Seconde Guerre, de vrais tueurs.

 

 

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lundi 27 mai 2024

[Bermann, Sylvie] Madame l'Ambassadeur

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Madame l'Ambassadeur

Auteur : Sylvie BERMANN

Parution : 2022 (Tallandier)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sylvie Bermann a été la première femme ambassadeur de France dans trois pays membres du Conseil de sécurité des Nations unies : la Chine, le Royaume-Uni et la Russie. Dans ces mémoires vibrantes, elle nous fait vivre plus de quarante ans d’histoire diplomatique.

De la Chine misérable de la fin de la période maoïste, où elle a étudié, à la deuxième puissance mondiale de Xi Jinping ; de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev et la fin de l’URSS à la logique de force de Vladimir Poutine ; du triomphe du multilatéralisme à l’ONU au constat de son impuissance ; de l’hubris américaine se lançant dans une nouvelle guerre froide avec sa rivale chinoise à l’Europe déboussolée par le Brexit, jusqu’à l’Ukraine où elle est chargée de la mise en oeuvre des accords de Minsk juste avant la guerre, Sylvie Bermann a toujours été aux premières loges d’un monde en pleine bascule.

Dans un récit captivant et éclairant, elle raconte sa carrière hors du commun, son rêve d’Orient, et nous emmène sur les pas de sa grand-mère russe et de la littérature slave, asiatique ou anglo-saxonne. À travers cet intense parcours de vie, la diplomate nous fait entrer dans les coulisses du Quai d’Orsay où l’on conseille et côtoie les puissants et où se joue l’Histoire en marche.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvie Bermann, diplomate, après avoir été en poste à Hong Kong, Pékin, Moscou, New York, à l’UE, à l’ONU, puis directrice des organisations internationales au Quai d’Orsay, devient ambassadeur à Pékin (2011), Londres (2014) et Moscou (2017). Elle est la première femme à recevoir la dignité d’Ambassadrice de France. Aujourd’hui présidente du conseil d’administration de l’IHEDN, elle est l’auteure de deux essais dont Goodbye Britannia. Le Royaume-Uni au défi du Brexit (2021).

 

Avis :

Première femme ambassadeur de France en Chine, en Russie et au Royaume-Uni, Sylvie Bermann a aussi occupé d’importantes fonctions aux Nations Unies. Elle raconte les quatre décennies d’expérience diplomatique qui lui ont permis de connaître en profondeur ce monde extérieur et ces grands dirigeants qui ne raisonnent pas forcément comme nous.

Diplomate polyglotte issue du difficile « concours d’Orient », Sylvie Bermann a réalisé un parcours d’autant plus remarquable que, femme dans un milieu très masculin, elle est longtemps restée une exception, l’une des rares à briser le plafond de verre. Aujourd’hui encore, elle se garde d’ailleurs de féminiser son titre, le terme ambassadrice renvoyant habituellement à l’épouse de l’ambassadeur. Son récit jamais partisan témoigne d’un esprit ouvert et curieux que, s’il ne s’était intéressé dès le départ aux relations internationales et aux dynamiques de guerre et de paix dans le monde, l’on n’a aucune peine à imaginer se passionner de sociologie ou d’anthropologie. Sa connaissance fine des pays où elle a séjourné, s’appliquant chaque fois à en apprendre la langue et le quotidien, rend particulièrement enrichissante et pittoresque une narration vivante, claire et plaisante, qui incite les pages à tourner toutes seules.

Nonobstant quelques passages plus répétitifs et monotones consacrés à des épisodes plus mineurs et moins intéressants, l’on se passionne donc volontiers pour ses descriptions pénétrantes des climats politiques et de l’état d’esprit dans les pays où elle est nommée, pour ses portraits psychologiques des dirigeants, ministres et diplomates qu’elle rencontre, enfin pour les perspectives, qu’avec discernement, elle ouvre sur l’avenir. Après quarante ans d’observation et d’action géopolitiques depuis des postes-clés en Russie post-soviétique, en Chine tout juste post-maoïste et plus contemporaine, à Londres au moment du Brexit, aux Nations Unis à New York pour diverses actions de maintien de la paix, notamment en Afrique, ou encore à la tête de la politique étrangère et de sécurité commune européenne, sa compréhension des nouvelles polarisations mondiales est particulièrement instructive, notamment en ce qui concerne Poutine, ses motivations en Ukraine et son rapprochement avec Xi Jinping.

Intéressante, souvent pittoresque et particulièrement éclairante pour l’avenir, cette mise en perspective des relations internationales sur près d’un demi-siècle est une occasion pour le lecteur de mieux appréhender la situation géopolitique actuelle. Si la femme s’efface derrière son impressionnant parcours, on la perçoit réellement passionnée par son métier, l’esprit éminemment curieux et ouvert, et tout à fait éloignée des prises de position partisanes. Une personnalité qu’il est en tout cas plaisant de lire et d’écouter. (4/5)

 

Citations :

Pendant toutes ces années de ruptures, le Quai d’Orsay s’est transformé peu à peu. La sociologie a évolué ; les formulaires, aujourd’hui informatisés, ne prévoient plus, comme lorsque je suis entrée en 1979, l’emplacement explicite pour la particule. Les grands dignitaires de la Maison ne s’étonnent plus que les jeunes diplomates aient leur salaire pour seul revenu. Le plafond de verre pour la carrière des femmes a été brisé avec ma nomination à Pékin, la première dans un grand poste, alors que je me souviens encore de l’apostrophe sonore du chef du protocole accueillant en 1979 ma promotion qui comptait trois femmes – « Bonjour, messieurs ! » –, et à la sortie, des vœux de succès tout aussi retentissants – « Eh bien, messieurs, j’espère que votre carrière dans cette maison… ». Par la suite, à une époque où quasiment aucune femme n’était nommée à la tête d’une ambassade, il avait été décidé de féminiser le titre – mais non la fonction –, ce qui m’avait fortement agacée. Lors de ma première affectation, j’ai souhaité être appelée « ambassadeur » et non « ambassadrice » par souci de clarté, pour éviter la confusion avec les épouses qui ont longtemps utilisé cette appellation et les réactions entendues par les collègues de ma génération, du style « Pourquoi ce n’est pas votre mari qui remet la légion d’honneur ? ».
 

Nous cherchions bien sûr à entrer en contact avec les paysans. Leur accent était rugueux et ils avaient autant de mal à nous comprendre. Un jour, un de nos condisciples italiens a suggéré que nous parlions entre nous en chinois pour nous rapprocher d’eux. Un vieux paysan – ou qui nous paraissait tel – nous a écoutés attentivement, apparemment charmé, pour nous demander au bout d’un certain temps : « C’est joli la langue qu’il parle, qu’est-ce que c’est ? » Cela illustre la difficulté pour des palais occidentaux d’acquérir les quatre tons du mandarin. 
 

La famille nous a reçues avec chaleur. Tous les soirs, la mère nous préparait une cuisine raffinée et délicieuse qu’elle ne partageait cependant pas avec nous, son mari et son fils ; elle se retirait, à reculons et courbée, dans la cuisine. Elle et une de ses amies ont insisté le dernier soir pour que nous revêtions des kimonos, fières de nous voir dans des tenues japonaises. Nous avons attendu le dernier jour pour nous étonner du comportement de la mère de notre camarade de classe. Celui-ci nous a expliqué que nous pouvions partager leur dîner parce que nous étions des étrangères mais qu’il attendait de sa future femme qu’elle respecte la tradition et se conduise comme sa mère. 
 

Je savais que je retournerais en Chine, comme tous ceux qui ont vécu dans ce pays fascinant dont la réalité temporaire se fond avec un imaginaire immémorial. L’expérience aura été fondatrice. J’avais eu le temps de réfléchir pendant ce long voyage solitaire. Il n’y avait que trois catégories de résidents étrangers en Chine à cette époque : les étudiants, les experts et les diplomates. Je serai donc diplomate.
 
 
Je pensais avant de venir qu’entre le communisme chinois et le communisme soviétique, il y avait une simple différence de degré ; c’était en réalité une différence de nature. Sans doute était-ce lié au fait que la Chine était déjà entrée depuis 1978 dans la politique de réforme et d’ouverture, peut-être encore peu visible dans la rue mais qui imprégnait déjà les mentalités. Les Chinois échappant au carcan communiste étaient plus entreprenants. Ils prenaient des risques. Ils étaient aussi plus joyeux et enclins à jouir, hic et nunc, des nourritures terrestres. Très loin de l’âme russe torturée et du tempérament parfois velléitaire fortement teinté d’« oblomovisme » qui avait survécu de l’époque tsariste jusqu’aux temps communistes.


En revanche, le caviar noir, pour ceux qui pouvaient se l’offrir, était alors à volonté, et se mangeait avec des blinis et de la smetana, une crème aigre-douce, sinon à la louche, du moins avec une grande cuillère en argent, et l’on pouvait en acheter par boîtes de six cents grammes, ces inoubliables boîtes bleues sur lesquelles figurait un esturgeon, fermées hermétiquement par un très large caoutchouc rouge. J’ai fait part de ces souvenirs trente ans plus tard à une de nos hôtes à Astrakhan, capitale mondiale du caviar, à l’embouchure de la mer Caspienne, et alors que la surpêche avait épuisé les réserves et conduit à des restrictions drastiques. Elle m’a raconté que lorsqu’elle était petite dans ces mêmes années, sa mère l’admonestait ainsi : « Finis ton caviar si tu veux ton dessert ! »


J’ai entendu bien des fois mes collègues allemands s’interroger sur l’événement le plus marquant : le 11/9 ou le 9/11 (chute du mur de Berlin) ?


J’ai visité aussi un camp de réfugiés palestiniens géré par l’UNRWA dans la région de Tripoli, où les violences étaient fréquentes. Ces réfugiés, qui ne sont pas autorisés à occuper des emplois dûment listés, ne peuvent avoir une vie normale et entretiennent leurs frustration et ressentiment de génération en génération, comme l’hostilité du pays d’accueil. Il est pathétique et dérangeant d’entendre un enfant de moins de dix ans dire qu’il vient de Palestine alors qu’il est né en réalité dans le camp. 


En Bosnie et au Rwanda, les viols massifs ont été utilisés comme arme de guerre dans une relative indifférence ou un sentiment d’impuissance. Une réunion en format Arria a été organisée (...). Les ambassadeurs s’étaient fait représenter par des premiers secrétaires. Le sujet était jugé « pas sérieux ». Cette réunion a quand même éveillé les consciences, grâce aussi à la mobilisation des militaires qui avaient été témoins de ces violences. Le général néerlandais qui a commandé la force dans l’est du Congo a justement déclaré qu’en temps de guerre, il était plus dangereux d’être une femme qu’un soldat. Des associations de femmes congolaises sont venues me voir à Paris, suppliant de saisir la CPI. Elles m’ont raconté que parfois un violeur venait apporter une chèvre à la famille pour solde de tout compte. Mais c’était une femme, une famille, un village qui étaient détruits. J’en ai fait part à un ministre africain de passage à Paris, qui m’a répondu que cela me choquait parce que j’étais française.


Nous avons également organisé à Paris en février 2007, avec l’Unicef, une conférence sur les enfants soldats visant à interdire leur recrutement dans des conflits armés. Les « principes de Paris » ont été adoptés par cinquante-huit pays. Je me souviens du témoignage déchirant d’Ishmael Beah, ancien enfant soldat libérien, qui racontait comment il avait été enlevé à l’âge de treize ans, conditionné à haïr et à renier ses parents. Il a expliqué que pour lui, à l’époque, « tuer était comme boire un verre d’eau ». Il s’était depuis engagé dans une campagne de dénonciation et de prévention du phénomène.


Ces femmes chinoises sont fortes et sûres d’elles. L’égalité hommes-femmes ne fait pas de doute pour elles. Elles estiment même que c’est le seul héritage positif de Mao, qui a libéré les femmes des coutumes ancestrales et de la subordination confucéenne aux hommes. « Les femmes portent la moitié du ciel. Il leur reste à le conquérir. » J’ai souvent repris cette belle formule, notamment à l’intention de ceux qui tendent – surtout dans le monde anglo-saxon – à considérer les femmes comme une minorité. Combien de fois ai-je entendu la formule « women and other minorities » ?


La Chine que je retrouvais en 2011, dix ans après son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, venait de détrôner le Japon de son rang de deuxième puissance mondiale. Elle était prospère, confiante et d’une grande modernité. Bien qu’y étant revenue régulièrement en mission ou en vacances, ce n’est qu’en y vivant au quotidien que j’ai pu toucher du doigt cette évolution fulgurante. Le romancier Yu Hua, que j’ai rencontré à plusieurs reprises, écrivait dans la préface de son livre Brothers que la Chine avait connu en quarante ans ce que d’autres pays ont vécu en quatre siècles.


Des amis pourtant très critiques du régime m’avaient assuré que le peuple chinois n’était pas mûr pour un système démocratique à l’occidentale – peut-être seulement à Shanghai, en tout cas pas dans les campagnes –, sinon ils éliraient un populiste ultranationaliste, un homme fort qui déciderait le lendemain d’envahir le Japon. Les Chinois aspiraient dans un premier temps à davantage de liberté d’information et d’expression ; pas nécessairement à des élections.


Xi Jinping, comme bien des dirigeants chinois de sa génération, a été traumatisé par la chute de l’Union soviétique. (...) À ses yeux, sans le Parti, point de salut pour la Chine. L’échec de la Russie est lié à la disparition du Parti. (...) L’important était de conserver cette structure forte de pouvoir de type léniniste. Lors d’un dîner privé restreint aux deux couples présidentiels au cours de la visite d’État de François Hollande en avril 2013, Xi Jinping, selon ce qu’en m’en a dit le président, a fait part de ses inquiétudes quant à l’attitude des jeunes vis-à-vis du Parti. La première génération était reconnaissante au parti de Mao pour l’indépendance et l’unité retrouvées de la Chine ; la deuxième adhérait au contrat implicite de Deng Xiaoping : la prospérité au prix d’un renoncement aux libertés individuelles, mais quid de la suivante ? La question était sans doute pertinente, mais la réponse a été le renforcement du contrôle du Parti et de l’idéologie alors que la croissance économique ralentissait et que la Chine était confrontée à des maux structurels : inégalités sociales de plus en plus criantes illustrées par un coefficient de Gini très négatif, disparités régionales, vieillissement de la population que ne parvenaient pas à corriger l’abandon de la politique de l’enfant unique, transition écologique, alors qu’un dôme de pollution stagnait au-dessus de la Chine, affectant la santé des enfants, conséquence du développement accéléré et d’une croissance à deux chiffres pendant trente ans.


Cependant, selon les règles constitutionnelles non écrites, les monarques britanniques règnent mais ne gouvernent pas. La reine ne s’est d’ailleurs exprimée qu’une seule fois avant le référendum d’indépendance écossaise, quand l’unité du royaume et sa chère Écosse, où est situé le château de Balmoral, ont été menacées – et encore, par un understatement (litote) : « Before you vote, think very carefully. » David Cameron a eu le tort de se vanter de l’avoir persuadée d’intervenir et de dire que la reine avait ronronné lorsqu’il lui avait annoncé le résultat du vote. Le palais avait fait savoir son mécontentement, selon la formule de sa trisaïeule Victoria : « We are not amused. » Un Britannique m’a rapporté que quelqu’un avait posé la question de l’utilité d’un roi ou d’une reine au XXIe siècle. La réponse avait été que cela empêchait que le Premier ministre ne se prenne pour un roi.


La dichotomie était forte entre l’administration, composée pour beaucoup d’apparatchiks, et la société civile. Et si l’homme rouge est mort, selon la formule de Svetlana Alexievitch1, prix Nobel résidant à Minsk et opposante au pouvoir de Loukachenko, l’Homo sovieticus est bien vivant. Il l’est dans les strates du pouvoir, chez les oligarques mais aussi chez beaucoup de gens simples, dans cette génération qui a grandi et été éduquée en URSS, des trentenaires au moment de la dislocation. J’ai beaucoup entendu cette remarque : en réalité, je suis un Soviétique. Et cela n’a rien à voir avec l’idéologie communiste mais plutôt avec une certaine fierté liée à la puissance du pays. Vladimir Poutine est le premier d’entre eux.


C’est déroutant pour un dirigeant, un peuple, de ne pas savoir quoi faire de son histoire. Comment l’interpréter, comment la situer dans un continuum historique ? Tout cela reste dans les limbes. Vladimir Poutine entend restaurer la grandeur de la Russie, mais il n’aime pas la révolution et déteste Lénine, qu’il accuse d’être responsable de la dissolution du pays en ayant abusivement octroyé aux républiques le droit à l’indépendance. On prête à Poutine la volonté de retirer le mausolée de Lénine de l’enceinte du Kremlin. Cette relecture du passé par quelqu’un qui se pique d’être historien a conduit à réhabiliter l’autre grand tsar du communisme, Staline, et à le débarrasser de son image criminelle. Il a au fil des ans présenté Staline essentiellement comme le vainqueur de la grande guerre patriotique, en gommant les purges et le goulag. Le grand défilé de la victoire, le 9 mai, sur la place Rouge, est devenu la véritable fête nationale, avec une parade impeccablement organisée, une grande ferveur patriotique et des enfants agitant des drapeaux dans une atmosphère bon enfant. (…) Depuis plusieurs années, Vladimir Poutine prend à l’issue de la parade la tête du « régiment des immortels », composé des familles qui portent le portrait d’ancêtres morts pendant la Grande Guerre patriotique au nom du devoir de mémoire.


À cette occasion, un des responsables de Mémorial à Saint-Pétersbourg m’avait expliqué le fonctionnement de la désinformation : une fausse nouvelle, même démentie par les faits, restera toujours dans l’air comme une alternative possible et continuera de créer la confusion.


Vladimir Poutine entend s’inscrire aujourd’hui dans la lignée des grands tsars, depuis Ivan le Terrible jusqu’au tsar rouge, Staline, en passant par Pierre le Grand et Catherine II. Il a en ligne de mire la restauration de l’Empire russe et non celle de l’Union soviétique. L’une de ses formules est très révélatrice à cet égard : « Quiconque ne regrette pas la disparition de l’Union soviétique n’a pas de cœur, quiconque veut la restaurer n’a pas de cervelle. »
C’est là que se situe la problématique ukrainienne. 


Là aussi, la formule de Poutine évoquant la chute de l’Union soviétique comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle parce que des millions de Russes se retrouvent en dehors de leur patrie » est révélatrice. L’intervention de 2014 au Donbass répondait à un prétexte d’ordre civilisationnel : la décision de la Rada de supprimer la langue russe. En revanche, la Russie se disait prête à pleinement mettre en œuvre les accords de Minsk. C’est ce qu’avait tweeté le sherpa du président Poutine à l’issue de mon entretien d’arrivée. Comme je m’en étonnais, Nicolas, jeune conseiller chargé de l’Ukraine à l’ambassade, m’a expliqué que ce n’était pas surprenant car ces accords adoptés dans le contexte d’une déroute militaire de l’Ukraine étaient favorables à Moscou. Enfin, selon la thèse de Zbigniew Brzeziński, la Russie ne pouvait être un empire sans l’Ukraine. L’indépendance était perçue comme une véritable amputation.


La conviction de beaucoup dans ce pays-continent, le plus vaste du monde, s’étendant sur onze fuseaux horaires, était la nécessité d’un leader fort, un Vojd, un guide. C’est ce que m’avait dit le talentueux réalisateur des Yeux noirs et du Barbier de Sibérie, Nikita Mikhalkov, devenu dans une seconde vie influenceur et propagandiste de Poutine. Il fallait un « vrai homme » (nastaichi tchelaviek) qui s’était confronté à la nature. Les mises en scène viriles de Poutine campant au fin fond de la Sibérie avec son ami Sergueï Choïgou, ministre de la Défense, la chevauchée torse nu, la main sur le cou d’un tigre, la pêche miraculeuse aux amphores dans le lac Baïkal participaient de ce mythe. 


Pendant mon séjour, j’ai interrogé inlassablement mes interlocuteurs pour comprendre ce qu’il s’était passé depuis mon départ d’Union soviétique en 1989, lorsqu’Eltsine suscitait les espoirs d’un changement. Je comparais avec la Chine, rappelant l’état de délabrement à la fin de la Révolution culturelle et surtout la fermeture des écoles et des universités pendant presque dix ans alors qu’aujourd’hui, la Chine est en avance sur le plan technologique, avec Huawei et la 5G. La Russie avait les meilleurs ingénieurs, des génies mathématiques dont Eugène Kaspersky, expert mondialement reconnu de cybersécurité qui a étudié à l’université (d’excellence) des Mathématiques du KGB, et une recherche spatiale de haut niveau. Je n’ai jamais obtenu de réponse convaincante à cette énigme.


Vladimir Poutine ne croit qu’à la puissance militaire. Son objectif ultime est la restauration du rang de la Russie dans le monde. Une Russie crainte et respectée. La condescendance manifestée par les Occidentaux pendant la déliquescence des années Eltsine et au-delà, puisque Barack Obama affichait son mépris pour la Russie qualifiée de simple puissance régionale, a été ressentie comme une humiliation. La colère était sous-jacente. Vladimir Poutine a reconstruit l’armée en mettant l’accent sur les armes hypersoniques dont la Russie était la seule dotée. Il avait même déclaré fièrement à Jean-Pierre Chevènement, envoyé spécial du président de la République lors d’un entretien au Kremlin, qu’il connaissait l’état d’avancement du programme américain, en retard sur la Russie. (...). Vladimir Poutine avait conclu par ces mots révélateurs : « Vous n’avez pas voulu nous écouter, maintenant vous allez nous entendre. » Plusieurs membres de l’establishment russe m’ont demandé si j’avais compris le message. Devant ma mine un peu interloquée, ils m’ont assuré que c’était une offre de dialogue, une fois la parité restaurée.


Des grandes puissances en totale autarcie sont plus dangereuses que des pays ouverts. Rien ne serait pire qu’une nouvelle grande muraille ou un rideau de fer étanches derrière lesquels bouillonneraient les ressentiments contre l’Occident, favorisant un ultranationalisme mortifère partagé par les jeunes générations.


 

samedi 25 mai 2024

[Howard, Elizabeth Jane] La longue-vue

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : La longue-vue (The Long-View)          

Auteur : Elizabeth Jane HOWARD

Traduction : Leïla COLOMBIER

Parution : en anglais en 1956,
                  en français en
2024
                  (La Table Ronde)

Pages : 464

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Londres, 1950. Antonia et Conrad Fleming donnent un dîner pour les fiançailles de leur fils Julian, chez eux, dans le quartier chic de Campden Hill Square. Derrière les apparences policées d’une soirée mondaine, Antonia mesure, à quarante-trois ans, l’échec de son propre mariage.
Londres, 1942. Mrs Fleming retrouve son époux pendant une permission.
Saint-Tropez, 1937. Écourtant ses vacances en famille, Conrad s’échappe pour retrouver sa maîtresse.
Paris, 1927. Antonia, dès sa lune de miel, commence à deviner l’emprise étouffante et sarcastique qu’exercera sur elle son mari.
Sussex, 1926. À dix-neuf ans, Antonia, pour échapper à la jalousie de sa mère et à la passivité de son père, n’a qu’une hâte : se marier…

La Longue-vue, si singulier par sa facture, possède le charme de ces œuvres où l’on voit une vie entière se déployer. On retrouve toute la virtuosité d’Elizabeth Jane Howard dans ce qui n’est que son deuxième roman, sur les illusions perdues d’une femme observant à la longue-vue sa vie écoulée.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1923, Elizabeth Jane Howard est l’auteur de quinze romans. Les Cazalet ChroniclesThe Light Years, Marking Time, Confusion et Casting Off – sont devenus des classiques modernes au Royaume-Uni et ont été adaptés en série pour la BBC et pour BBC Radio 4. Elle a également écrit son autobiographie, Slipstream. Elle est morte en janvier 2014, après la parution du 5e volume des Cazalet Chronicles, All Change.

 

 

Avis :

Après la version française de la fameuse Saga des Cazalet, les éditions de la Table Ronde proposent cette fois une traduction révisée, préfacée par Hilary Mantel, du deuxième roman de l’auteur britannique Elizabeth Jane Howard. Ecrit en 1956. il raconte à rebours la vie d’une femme, aux prises avec les faux-semblants du mariage dans une famille bourgeoise.

Le récit s’ouvre en 1950, lorsque le dîner de fiançailles de son fils renvoie Antonia à l’échec de sa propre union avec Conrad Fleming. Sa future bru sait-elle seulement ce qui l’attend auprès d’un homme qui ne manquera sans doute pas de reproduire les attitudes de son père ? Et elle, comment a-t-elle bien pu en arriver là ? Emportée par ses réflexions dans un long zoom arrière rembobinant sa vie, là voilà qui remonte le temps, de ses désillusions d’aujourd’hui jusqu’à sa candeur de très jeune fille. De 1950 à 1926, cinq étages de son existence se déconstruisent ainsi en cinq parties chronologiquement inversées, et derrière la sèche quadragénaire engoncée dans son décorum et son opulence, transparaît peu à peu une femme meurtrie, coincée dans les rôles auxquels, mère, épouse et fille, elle se sera efforcée de se conformer en y perdant progressivement son coeur et son âme.

A mesure qu’Antonia rajeunit et que défilent les décors, soigneusement restitués, à Londres et dans la campagne anglaise, à Paris et sur la Côte d’Azur, qui ont accompagné son long apprentissage de femme, en réalité un formatage implicite, répondant à d’invisibles codes sociaux et la plaçant insensiblement toute sa vie sous emprise masculine, l’on découvre, le tout ciselé avec une finesse psychologique remarquable, sa personnalité profonde, ses primes aspirations et leur lente décomposition au contact de son milieu. 
 
Des propres malheurs conjugaux de sa mère, elle mettra longtemps à réaliser, cachées sous une frivolité manipulatrice et égoïste lui faisant d’abord prendre la défense de son père, les tentatives désespérées d’exister, au moins, dans le regard d’amants de passage. Incapable d’autant se mentir pour sa part, Antonia fait avec la maturité l’accablant décompte des malentendus sexistes venus empoisonner sa vie. Créature perverse et méprisable par nature – « Rien de tout cela ne te fait donc honte, ne serait-ce qu’un peu ? Ou bien es-tu à tel point une femme désormais que ce mot n’a plus de sens pour toi ? » lui crache son père retranché dans sa misogynie pour justifier le naufrage de son couple –, objet de plaisir, voire de passion, pour des hommes parfois sincères qui ne quitteront pour autant jamais leur épouse, ou encore bien d’investissement comme un autre – « C’est ma maison et tu es ma femme » lui assène son mari pour bien marquer son autorité – : les représentations que chacun dans cette histoire se fait du rôle des femmes n’asservissent pas seulement ces dernières, mais font aussi le malheur des hommes, derrière le masque des apparences et des conventions.

Soigné dans ses décors comme dans ses caractères, tout en nuances et finesse d’observation, ce roman dont la construction à rebours épouse à merveille aussi bien les interrogations du lecteur que le désarroi de son héroïne – mais comment en arrive-t-on là ? – parle d’illusions, de mensonges, mais aussi de vérités que l’on se cache et, ce faisant, du mal que l’on se fait et que l’on inflige : une formidable comédie humaine, qu’en petites touches savamment assemblées, l’auteur colore d’un féminisme aussi imparable que posé, et qui mérite largement d’étendre son statut de classique contemporain au-delà du Royaume-Uni. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mais à ce moment les messieurs firent leur entrée, ayant terminé leurs mystérieux conciliabules techniques sur l’argent, le sexe, les instincts meurtriers des Nord-Coréens – terminé de discuter de problèmes fondamentaux de manière aussi superficielle que, dans le salon, les dames avaient traité de manière fondamentale de questions superficielles. Les deux parties s’efforcèrent maladroitement de se mêler l’une à l’autre, et au bout d’une demi-heure la soirée s’acheva.
 

Après une telle journée, elle pouvait méditer sur le sort de toutes les mères et leurs filles : June et sa mère, elle-même et Deirdre. Elle était abasourdie par le vide effrayant de la scène dont elle avait été témoin en prenant le thé chez Mrs Stoker et sa fille. Elle avait vu deux femmes ligotées l’une à l’autre, qui n’avaient rien en commun sur le plan personnel, et tout en commun par ailleurs ; qui, si elles n’avaient été parentes, n’auraient pas voulu passer cinq minutes ensemble mais qui, puisqu’elles l’étaient, avaient passé dix-neuf années à s’agacer, s’influencer, se dénigrer mutuellement, à se mêler des affaires de l’autre et à dépendre l’une de l’autre. 
 

On lui avait appris, se figura-t-elle, à diviser la vie en quatre étapes. On stockait sa prime jeunesse pour la dépenser tout entière pendant la vingtaine ; et l’on plaçait les années du milieu de sa vie pour bénéficier de ses intérêts pendant la vieillesse. En fait, la période pendant laquelle il nous était permis de papillonner – gaspillant jeunesse, beauté et plaisirs – était plus courte, sur la durée de notre vie, que celle accordée à un papillon sur la durée de sa métamorphose d’œuf en chenille puis en chrysalide.
 

(…) sans tenir compte de ses larmes, [il] l’avait quittée sur l’accablante affirmation qu’il y avait deux sortes de gens : ceux qui vivaient plusieurs vies avec le même partenaire et ceux qui vivaient la même vie avec plusieurs partenaires.
 

ll n’y a rien qu’on fasse par devoir tant qu’on n’a pas eu à choisir.
 
 
IIs flânèrent des jours entiers, à l’aventure ; en apparence, ils exploraient Paris, mais comme il le fit remarquer à un moment où ils se demandaient quelle rue prendre, « notre seul but est de se trouver l’un l’autre », et lorsqu’elle avait demandé : « N’y sommes-nous pas arrivés ? », il avait aussitôt répondu : « Oh, nous voyagerons toute la vie : il n’y a pas d’arrivée. »
 

Il faut morceler sa vie, de sorte que l’on passe plus de temps à vivre qu’à mourir : voilà la clef. 
 

Au cours des minutes qui suivirent, elle découvrit que les mots ne brisent que la surface d’un silence, et que les silences gênés sont chargés de mots qu’on ne dit pas.
 

Il lui fallait déballer tous ces vêtements qu’il lui avait offerts – pourtant elle restait là à fixer les malles sans y toucher. Elles ne contenaient rien, se dit-elle alors, qui lui ait appartenu avant son mariage. Elle se sentit soudain dépourvue de tout refuge, comme un enfant qu’on a envoyé chez des gens et qui n’a même pas son billet de train retour. Il était en colère contre elle, et elle ne savait pas pourquoi – elle ne savait même pas pourquoi sa colère lui faisait si peur –, toujours est-il qu’elle ne pouvait y échapper ni refuser de la voir.
 
 
— Si tu veux mettre un tableau ici, je t’en trouverai un.
— J’en ai déjà un. Je n’ai pas besoin que tu m’offres un tableau – je veux le Blake. »
Il fit pivoter le tabouret pour lui faire face. Puis il dit posément : « Je me suis débarrassé de ce tableau. Je ne veux pas le voir accroché chez moi. Je te l’ai dit, je le déteste.
— Je croyais que c’était aussi chez moi !
— Ne crois-tu pas qu’on devrait se mettre d’accord, sur une question aussi importante ?
— D’accord avec toi, tu veux dire. Je vois, maintenant : cette maison est destinée à être la tienne, je ne suis censée qu’y habiter, je… »
Il l’interrompit d’une voix égale : « C’est ma maison et tu es ma femme. » 


L’hiver n’avait plus ce côté énergique du givre et de la lumière claire et vive, des craquements secs et des branches acérées. À présent, certains jours se levaient dans un silence froid et laiteux, et le soleil, énorme et mat, suspendu dans le ciel comme un fruit en conserve, recouvrait toutes choses d’un vernis trouble : les oiseaux étaient miteux – le ciel huileux. À présent, la brume venue de la mer déferlait parfois jusqu’à eux, blanche dans le lointain, mais une fois sur vous elle n’était plus qu’une humidité glaciale et écrasante : arbres, buissons et chevelures s’incrustaient de gouttelettes glacées – les journaux aux pages ramollies se lisaient sans bruit, et les routes devenaient glissantes. Et puis, d’autres jours, il pleuvait toute la journée – une pluie drue ou silencieuse, triste ou rageuse, à grosses gouttes martelant le sol et rebondissant partout, ou bien en un crachin venteux qui virait à la neige fondue – et le ciel était lourd et chiffonné, semblable à des draps défraîchis.

 
Je ne suis pas aveugle. Tu te trompes d’interlocuteur en venant me raconter cette histoire qui ne réussit à me convaincre que d’une chose, que tu es bien une femme. Toutes ces excuses, ces justifications, ces déformations, en elles-mêmes si typiquement féminines – sans cesse accabler les hommes, pauvres d’eux, dissimuler ton but réel, quel qu’il soit, parce que tu sais très bien à quel point il est sordide : rien de tout cela ne te fait donc honte, ne serait-ce qu’un peu ? Ou bien es-tu à tel point une femme désormais que ce mot n’a plus de sens pour toi ?


 

jeudi 23 mai 2024

[Schmitt, Eric-Emmanuel] La traversée des temps 4 - La lumière du bonheur

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La traversée des temps 4 -
           La lumière du bonheur

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Parution : 2024 (Albin Michel)

Pages : 608

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Comment guérir des violences du monde et de l’amour ? Faut-il choisir la solitude ou risquer de se brûler à la lumière du bonheur ?

Une prophétie de la pythie de Delphes, la rencontre d’une ravissante Athénienne… et voilà scellé le sort de Noam, qui débarque en Grèce au Ve siècle avant Jésus-Christ.

Saura-t-il conquérir sa place dans cette ville de tous les possibles sensuels et amoureux, où sont en train de naître la démocratie, le théâtre et la philosophie ? Comment lui, ce métèque, cet étranger, pourra-il obtenir la citoyenneté athénienne pour pleinement participer à la vie de la cité, aux festivités, aux concours d’éloquence, voire aux Jeux olympiques qui commencent quelques mois plus tard ?

À l’ombre de l’Acropole et des statues des dieux, dans les pas d’Aristophane et de Socrate, à la rencontre du médecin Hippocrate, du grand stratège Périclès ou de la troublante Aspasie, ce fascinant roman d’Éric-Emmanuel Schmitt nous transporte avec une érudition infiniment joyeuse aux sources mêmes de notre civilisation.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 45 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Le Cycle de l’invisible s’est vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été élu en janvier 2016 à l’unanimité par ses pairs comme membre de l’Académie Goncourt.

 

Avis :

Après le Déluge, la construction de la Tour de Babel et l’Egypte pharaonique, Eric-Emmanuel Schmitt poursuit sa Traversée des Temps avec le quatrième des huit tomes prévus pour raconter l’histoire de l’humanité à travers Noam, un homme devenu immortel qui, confronté dans un futur proche aux menaces qui pèsent sur le monde, se remémore le long et prodigieux chemin parcouru au cours des siècles pour en arriver là. Avec cette fois la Grèce antique, ce sont les fondements de la civilisation contemporaine, avec l’émergence de la philosophie, de la démocratie, du théâtre et des jeux olympiques, que le narrateur raconte dans un étonnement émerveillé.

Alternant entre longues immersions dans le passé et brefs intermèdes modernes servant surtout à mettre l’ensemble en perspective, le récit de Noam, empêtré entre sa pesante longévité et ses amours désespérément mortelles, rend non seulement particulièrement vivante son expérience hellénique qui lui fait côtoyer, descendus de leur piédestal pour retrouver leur épaisseur humaine, des figures comme Sappho la poète, Périclès le stratège, Hippocrate le médecin ou Socrate le philosophe, mais s’assortit, au gré de notes de bas de page qui démultiplient l’intérêt du livre en établissant des passerelles avec le présent, de commentaires intelligents et érudits sur la condition féminine et sur l’homosexualité, sur le rapport à la force et sur la conception du pouvoir, sur la démocratie versus la démagogie, sur les totalitarismes nés parfois d’une conception trop binaire du bien et du mal, sur l’évolution artistique et ce qu’elle dit de la relation de l’homme au monde, sur le sport d’hier et celui d’aujourd’hui, et sur tant d'autres sujets donnant matière à passionnante réflexion.

Contrat rempli pour ce nouvel opus d’un fantastique voyage au travers des temps, qui, par le biais vivant et ludique du conte, nous fait revisiter des pans majeurs de l’histoire humaine pour, en nous ramenant à ce qui a porté les civilisations successives et permis l’évolution des idées, nous faire toucher du doigt ce que le monde d’aujourd’hui doit à son histoire et à ses racines. Et puis, comme chaque étape de cette évolution appelée « progrès » apporte ses bénéfices comme ses travers, rien de tel que cette formidable mise en perspective des modes de pensée pour nous éclairer dans le défrichage du présent et de l’avenir. Il n'y a de saines constructions qui se désolidarisent de leurs fondations….

Parvenu à mi-parcours de son ambitieuse saga, Eric-Emmanuel Schmitt passionne toujours autant qu’il divertit, et c’est bien volontiers jusqu'à la fin des temps que l'on se retrouve prêt à le suivre, suspendu à ses talents de conteur captivant et érudit. Soulignons au passage son extraordinaire à-propos avec la sortie de ce livre en pleine année olympique parisienne. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Mais l’exil de Sappho se situait à un autre niveau. Elle éprouvait au plus haut point le sentiment de la fugacité. « Mourir est un mal, sinon les dieux ne seraient pas immortels. » Elle savait l’existence fragile, éphémère, continuellement guettée par le trépas. « Celui qui est beau ne le reste que le temps d’un regard. »


Sappho ne se serait jamais présentée comme lesbienne – ou alors pour se déclarer native de Lesbos. Car les concepts d’homosexualité, d’hétérosexualité, de bisexualité, forgés au XIXe siècle – les deux premiers par le Hongrois Karl-Maria Kertbeny, le troisième par l’Autrichien Sigmund Freud – n’avaient aucune pertinence dans la Grèce d’alors. À cette époque, la sexualité ne constituait pas une base de l’identité. On pouvait entretenir des relations avec l’un ou l’autre sexe, voire les deux, sans être catégorisé, encore moins essentialisé, surtout pas ramené à une nature d’hétérosexuel, d’homosexuel ou de bisexuel. (…)
Pour les Grecs, l’amour était une intervention des dieux ; ils percevaient la sexualité comme une fatalité. (…)
L’individu amoureux n’avait pas à se justifier de ses inclinations. Le désir et la sensualité ne s’opposaient pas à la norme. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des problèmes qui n’existaient pas alors, car la spiritualité qui soutenait le monde grec ne considérait pas certains comportements comme problématiques. (…)
Je viens là de parler des hommes, car les femmes, hélas, n’étaient guère censées avoir une sexualité autre que procréatrice, ou alors au service des hommes à travers la courtisanerie et la prostitution. Sappho fut l’exception qui confirmait la règle.


Il sait aussi que son éloignement n’apportera pas la solution. La fuite tire sur les liens, les distend, les allonge, mais ne les supprime pas.


(…) les Grecs formaient une entité hétérogène. Seule une ville désirait ardemment la convergence panhellénique, même si ses détracteurs affirmaient qu’elle l’organisait à son profit : il s’agissait d’Athènes.  D’après les on-dit, un régime politique aussi neuf qu’étrange y avait été instauré. Au cours de mon expérience multiséculaire, j’avais rencontré diverses sortes de régimes : les uns mettaient le pouvoir entre les mains d’un homme unique – chef, despote, tyran – ou dans celles d’une élite – aristocrates, prêtres, familles fortunées. La concentration du pouvoir constituait la norme, au point que cela me paraissait la caractéristique essentielle d’une gouvernance. Or Athènes avait innové en établissant un partage scrupuleux et minutieux du pouvoir entre des milliers d’habitants. On appelait ceux-ci les citoyens et ce régime la démocratie.


Dans le changement, ce n’est pas la nouveauté qui surprend, mais le naturel avec lequel on la reçoit.


Venu d’un monde quasi sauvage où les chasseurs-cueilleurs circulaient en nomades, j’avais assisté à la création des premiers villages, des huttes qui s’agglutinaient prudemment près des points d’eau. Par la suite, la Mésopotamie puis l’Égypte m’avaient confronté à des villes formidablement puissantes ; celles du Tigre et de l’Euphrate, cerclées de remparts, de canaux, arboraient la démesure du despote qui les dirigeait, témoignage d’un pouvoir absolu ; celles du Nil, fort étendues, soulignaient plutôt la démesure des dieux, rappelant par leurs pyramides, leurs séries de statues gigantesques, leurs sanctuaires aux alignements monumentaux que nous nous réduisions à des asticots face au mystère. Ici, l’outrance disparaissait : Athènes affichait une mesure humaine. Rues, places, bâtiments y accueillaient le citadin selon une architecture qui, au lieu de l’intimider, l’incluait. Même la colline qui trônait au centre, la blanche Acropole agrémentée de temples bigarrés, n’écrasait pas les quartiers construits autour ; elle s’offrait comme un repère pour chacun. L’effroi était banni, l’harmonie l’emportait sur le faste, Athènes respirait le bonheur.
 
 
Quel écart avec les colosses égyptiens ! À Memphis ou à Thèbes, les artistes mettaient à égalité la pierre et l’idée. Impossible devant un pharaon monumental d’oublier le bloc qui le constituait, son poids, sa densité granitique. La silhouette se tenait droite, frontale, tendue, hiératique, d’une seule pièce, les bras le long du buste, les pieds parallèles, sauf quand le genou gauche avançait un peu. La matière et le concept s’unissaient sans que l’un ou l’autre prévalût.  
Les Grecs, eux, ne se contentaient pas de gonfler ou de creuser les volumes, ils rompaient avec la raideur, affranchissaient le sujet de son support, détachaient les membres du bloc. Ici un bras se relevait pour que la main caresse la nuque. Là une jambe se tendait pendant que la seconde s’amollissait. Les déhanchements, qui imprimaient un mouvement au dos ou aux épaules, rendaient vivantes les effigies de marbre. Leur équilibre dépendait de leurs proportions, pas du morceau livré par la carrière. Ces Apollons et ces Aphrodites montraient une consistance organique qui ne devait plus rien à la masse dans laquelle le burin les avait découpés.


La plupart des sept cents magistrats délégués du peuple recevaient une parcelle d’autorité pendant un an. Tous les citoyens sains de corps et d’esprit, bons pratiquants et d’un comportement correct en famille accédaient au pouvoir, sans distinction de fortune. De l’égalité civique, Athènes avait inféré une égalité des compétences. Le tirage au sort illustrait donc cet égalitarisme. Du moment que l’on était citoyen, on était à même de s’occuper de la cité.  
Seules exceptions prévues par les législateurs : quelques charges financières, militaires, religieuses, ainsi que des charges très techniques, tels le fonctionnement du port et la gestion des eaux. Dans ces cas-là, les magistrats n’étaient plus tirés au sort, mais élus.


– Ça ne te gêne pas que je sois un métèque ?
Elle réfléchit et me répondit :
– Ça ne te gêne pas que je sois une femme ?
J’éclatai de rire.
– Quel rapport, Daphné ?
– Les femmes et les métèques sont exclus de la citoyenneté.


La remarque de mon Athénienne sur le statut inférieur des femmes m’avait plongé dans la perplexité. Je venais de mondes révolus où les femmes importaient davantage, nullement réduites aux soins du foyer. La Mésopotamie, l’Égypte les avaient parfois placées aux commandes des affaires. Ici, rien que l’idée en devenait risible. 


L’après-midi, je flânai dans Athènes. Depuis mon premier contact avec la cité, je remarquai deux propriétés que, deux mille cinq cents ans plus tard, je lui reconnais encore : elle inventait le présent et rendait barbare le reste du monde.
Athènes inventait le présent, car, au rebours de la Mésopotamie ou de l’Égypte, elle ne prenait pas le passé pour référence. Aux yeux des despotes mésopotamiens ou des pharaons, gouverner correctement consistait à rejoindre la source, à remonter au temps des dieux. Il fallait reproduire le passé, voire le réinstaurer au cas, fâcheux, où l’on s’en serait éloigné. On marchait avec l’avenir dans son dos. Une nostalgie de l’origine attribuait au présent les couleurs d’un passé dévalué. Au contraire, les Grecs pensaient qu’au départ sévissaient le chaos, le désordre, les combats ; Cronos, fils de l’Ouranos primordial, avait tranché le sexe de son père d’un coup de faux ; il avait ensuite mangé ses enfants, sauf Zeus qui lui avait fait recracher de force ses frères et sœurs puis s’était emparé du pouvoir, ce Zeus qui, lui aussi, s’était d’abord livré à d’immondes exactions, mais s’était assagi peu à peu. En fait, les dieux se polissaient, ils finissaient par devenir des dieux à hauteur de dieu. L’ordre s’imposait au fur et à mesure. Aujourd’hui valait donc mieux qu’hier, aujourd’hui résolvait les crises d’hier. Le présent triomphait du passé. Personne n’avait jamais conçu cela ! Pour les hommes de jadis, l’Histoire égrenait une décadence ; pour les Hellènes, l’Histoire accomplissait un progrès.
Oui, Athènes rendait barbare le reste du monde. Son goût de la mesure accusait chaque excès. Si la cité d’Athènes goûtait la gloire et la munificence, elle les différenciait de la pompe et de l’ostentation. En la parcourant, en m’y délassant, j’apercevais a posteriori la grossièreté brutale des Mésopotamiens, la prétention suprême des Égyptiens, l’abus conquérant des Perses. La juste mesure, voilà le coup de poignard qu’Athènes infligeait à tout ce qui n’était pas elle : pour toujours, elle raillait la grandiloquence, dégonflait les boursouflures, moquait la mégalomanie, dénonçait l’étalage du luxe, ridiculisait la parade immodeste. S’il existait diverses civilisations, il n’y avait qu’une civilisation civilisée : Athènes.


La démocratie athénienne ne rêvait pas d’égalité des droits comme la démocratie actuelle et n’a en aucun cas incarné l’égalité entre les humains. Elle désignait ce qu’un groupe de mâles blancs avait construit en se réunissant, en rassemblant des bourgades et en décidant de se passer d’un roi. (…)
Le regard d’aujourd’hui reproche à Athènes de n’avoir pas été une démocratie exemplaire. Car le corps électoral, distinct de la population, n’incluait ni femmes, ni métèques, ni esclaves, faisant des citoyens une minorité, certes puissante, mais inférieure en nombre aux habitants. S’il n’y avait dans aucune cité un corps civique aussi important qu’à Athènes, il restait pourtant minime en comparaison avec les démocraties contemporaines.  
Aucune philosophie de l’égalité initiale ou des droits de la personne ne régissait ce système. Aujourd’hui, on part d’une population et l’on se demande comment l’organiser pour autant de citoyens ; à Athènes, tout au contraire, on ne se posait pas la question ; pour être citoyen de plein droit, il fallait être fils de citoyens, et, dans des conditions exceptionnelles, il arrivait qu’on accordât la citoyenneté à quelqu’un qui ne correspondait pas à ces exigences. Les Athéniens ambitionnaient de bien composer une société, pas de reconnaître les exigences de tout un chacun. Les droits constituaient une faveur, un cadeau. Ils n’étaient en rien quelque chose qui préexistait et qu’il eût fallu respecter. Au contraire, on craignait toujours d’en accorder trop.  
L’universalisme ne régissait pas cette conception de la démocratie. De ce point de vue, Athènes et le monde d’aujourd’hui se situent aux antipodes : les contemporains vont de l’universalité à l’institution, tandis que les Athéniens partaient de l’institution.


Si l’on m’enregistrait comme métèque à Athènes, je conserverais irrévocablement une situation inférieure, condamné à louer mon logement, à régler chaque année afin de maintenir mon fragile statut une taxe de douze drachmes, additionnée aux multiples impôts auxquels je serais soumis ; le citoyen qui tue un métèque n’est poursuivi que pour homicide involontaire ; lors d’un interrogatoire, le citoyen échappe à la torture, pas le métèque ; lors d’une comparution à un procès, je devrais me trouver le concours d’un garant ; en cas de guerre, je demeurerais hoplite ou marin, sans espoir de promotion et de responsabilités, juste de la chair offerte aux flèches ennemies ; en premier lieu, je serais exclu de la politique, l’activité la plus importante, la plus passionnante d’Athènes.


Les Jeux olympiques ont perduré pendant douze siècles, une longévité exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité. En 394 apr. J.-C., l’empereur chrétien Théodose les a interdits par le biais d’un décret visant à éliminer les célébrations liées aux cultes païens. La christianisation, souvent hostile envers le corps et la chair, a mis fin à cette tradition sportive millénaire. Il a fallu attendre un affaiblissement de l’influence chrétienne pour que, en 1896, le Français Pierre de Coubertin rétablisse les Jeux olympiques à Athènes.


Noam évalue la différence entre le sport d’hier et le sport d’aujourd’hui. Autrefois on aimait la victoire ; maintenant on chérit la performance. Les courses étant mesurées au dixième de seconde, même quand un athlète gagne et monte sur le podium, son exploit est minoré par les commentaires qui comparent son résultat avec le record olympique ou le record mondial. Depuis que le temps objectif triomphe, les sportifs, quand ils ne perdent pas, ne l’emportent plus vraiment.


Né dans un monde où seule la force comptait, d’abord entre les animaux, ensuite entre les humains, je concevais le pouvoir d’une façon simple : la puissance provenait de la puissance, de rien d’autre, et elle régnait tant qu’elle ne rencontrait pas plus puissant qu’elle. De l’homme sauvage jusqu’aux pharaons en passant par les rois et les reines de Mésopotamie, j’avais été confronté à un pouvoir de fait, même lorsque, tel l’égyptien, il entreprenait de se légitimer en s’attribuant une origine divine. Cette évidence, Athènes l’avait balayée. À la place, elle avait proposé un pouvoir partagé entre des milliers d’individus, lesquels se réunissaient, discutaient, écrivaient les lois, se confiaient des magistratures, soit distribuées au hasard, soit obtenues par l’élection. Athènes avait triomphé de la force pure et pulvérisé les dynasties. Tout citoyen en valait un autre.


Si le démocrate et le démagogue sont deux personnages créés par la démocratie, le démocrate la sert alors que le démagogue s’en sert – pis même, le démagogue la dessert à force de s’en servir, puisqu’il transforme les citoyens en clients, les groupes en communautés, et qu’il orchestre des prévalences plutôt que de l’égalité, se souciant de quelques-uns au lieu de s’occuper de tous.


La démocratie, ce régime sans dirigeant, avait besoin d’un modèle, d’un homme soucieux du bien commun et de l’équilibre général, qui ne la laisserait pas s’étioler, qui la vivifierait. Il fallait veiller à la santé de la démocratie, et le grand démocrate apparaissait comme son médecin davantage que comme son chef.


Les Athéniens avaient inventé un système politique inédit qui rejetait la loi naturelle, le droit du plus fort, pourtant ils n’avaient pas pu supprimer la violence. Tant qu’il y aurait des hommes, y aurait-il toujours la guerre ?  
Le visage froissé, Socrate s’approcha de moi en se frottant le front.
– Il importe que nous gagnions, Argos, car Sparte est une oligarchie. La démocratie doit faire montre de sa fermeté face aux régimes autoritaires, lesquels sont persuadés qu’elle reste fragile, efféminée, corrompue par la mollesse, le confort, le luxe, les divertissements, la joie de vivre.


Un idéal agitait les esprits, une aspiration venue des temps archaïques, transmise par l’Iliade et l’Odyssée, que revivifiaient en permanence les poèmes, les récits, les pièces de théâtre : il y a de la grandeur à se battre, encore plus à périr au combat. Grâce au trépas au champ d’honneur, un homme normal devenait supérieur. « Si d’aventure tu t’illustres ainsi, on se souviendra éternellement de toi, on te célébrera, tu habiteras les mémoires à jamais. » L’immortalité s’obtenait par la mort. Elle nécessitait une fin héroïque. Perdre la vie ne signifiait pas perdre sa dignité, au contraire : on grandissait d’être abattu. Chez les jeunes gens bercés dans cette conception depuis le sein maternel, l’appétit d’action et de gloire bannissait la prudence comme l’hédonisme.


Aucun sentiment n’avance plus masqué que la jalousie : elle se présente d’abord comme une composante de l’amour, puis comme une crainte de la trahison, alors qu’elle se réduit à un défaut de confiance en soi. La jalousie ment également d’une deuxième façon : celui qui la ressent attribue sa cause à l’autre tandis qu’elle réside en lui.


Temps de guerre ou temps de paix ? Parfois, je me demande ce que les humains considèrent comme allant de soi…  
Mon tempérament pencherait pour la paix, la vie nous ménageant suffisamment de duretés, de violences, pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter ; néanmoins, je soupçonne que je diverge du commun car, en plusieurs millénaires, j’ai parcouru davantage de périodes d’hostilités que de trêves. À croire que le conflit constituerait le fond sur quoi tout se dessine… Loin que les affrontements soient un événement hétérogène troublant la tranquillité, ils définiraient le cours ordinaire des choses, dont la cessation formerait l’exception. Au regard des siècles, la paix se réduit à un intervalle entre deux guerres.


Le drame est le genre du conflit réductible, la tragédie est le genre du conflit irréductible. La subtilité de la tragédie, à l’époque où je la découvris, livrait un enseignement des plus utiles : le réel est fait de conflits. Notre intelligence morale autant que politique doit consister à reconnaître ces conflits, à tenter de trouver un équilibre sans supprimer la tension, encore moins un pôle de cette tension. Contre ce sens aigu des équilibres, à toutes les époques surgissent des vendeurs de drame, qui prétendent apporter une solution simple à un problème complexe. Ce sont les équarrisseurs du réel. Ils prolifèrent en politique. Ainsi, au XXIe siècle, certains responsables désirent construire des murs pour en finir avec les migrants, des climato-sceptiques nient le réchauffement, des intégristes voudraient qu’un des deux États, Palestine ou Israël, détruise l’autre. Voilà le démagogue : celui qui refuse la complexité en brandissant une solution unique, celui qui refuse de regarder en face la tragédie et qui lui substitue la vision binaire du drame.  Même s’il nous déplaît ou nous fait peur, nous devons apprivoiser le tragique. Le reconnaître, le mesurer, tout en repoussant les menteurs qui l’oublient. Certes, il y a de l’inconfort à se montrer lucide, mais le confort ne constitue pas une solution. Notre horreur des tragédies ensanglante le monde plus que les tragédies elles-mêmes. Il nous faut cultiver le sens de la tragédie. Parfois, la sagesse consiste à reconnaître qu’il y a des problèmes sans fin.


La force de la tragédie vient du fait qu’elle simule le désastre et l’esthétise. Quoique ressentant la terreur et la pitié, je me pâme et je saisis. Le spectacle me rend le bruit et la fureur du monde compréhensibles et admirables. En m’offrant l’intelligibilité et la beauté, il me donne l’occasion de sublimer, de dominer la condition humaine, et donc instaure ou restaure un équilibre psychique. Aristote ajoutait qu’il y a plus de vérité dans la tragédie que dans l’Histoire. Car l’Histoire raconte ce qui a eu lieu, confinée dans le singulier et l’accidentel, tandis que la tragédie signale l’ordre du général et du nécessaire. De surcroît, le théâtre possède la vertu d’être accessible à tous, pas seulement aux gens instruits. La tragédie crée une écoute émotionnelle de problèmes très intellectuels.


En vous observant, je vois des poupées russes – vous connaissez, n’est-ce pas, ces ensembles où chaque poupée contient une poupée plus petite, et ainsi de suite jusqu’à la dernière ? En surface, vous apparaissez comme des démocrates ; en réalité, vous n’êtes que des démagogues, pas la voix du peuple, uniquement la voix de certains. Que dissimule la poupée du démagogue ? Un ambitieux, qui nourrit une envie indécente : le goût du pouvoir ; pas le pouvoir pour agir, mais le pouvoir pour le pouvoir. Et derrière la poupée de l’ambitieux ? Un narcisse, convaincu qu’il doit détenir le pouvoir parce qu’il se considère comme supérieur. Je me trouve ici au milieu d’individus souffrant de troubles de la personnalité et qui devraient consulter des spécialistes, plutôt que d’assumer des responsabilités. Vous usurpez la place des véritables cerveaux politiques, ceux qui visent haut et loin, qui sont obsédés non par la prochaine élection mais par l’avenir du pays, voire du globe.


La politique est-elle une fuite de l’intimité ? J’ai souvent eu le sentiment que la vie publique se nourrit d’une difficulté à affronter l’espace privé, et qu’un homme habite le monde quand il échoue à habiter sa propre maison.


Lorsqu’on est habile, on n’a pas besoin d’être honnête. Mais lorsqu’on est honnête, on n’a pas besoin d’être habile.


La liberté de parler n’est rien si l’on n’a pas la liberté d’être entendu.


Une maxime d’Alcibiade me revint en tête : « Si tu ne fais pas tout ce que tu veux, c’est que tu n’oses pas tout ce que tu peux. »


Face à une crise inévitablement préoccupante, deux attitudes émergent : l’éliminer ou reconnaître son caractère constitutif. (...)
Platon ressentait une profonde angoisse devant les crises qu’il avait observées. (...) Il aspirait ainsi à une cité qui transcenderait les crises, esquissant dans ses écrits une « république » où chacun occuperait sa place naturelle et exercerait son rôle biologiquement défini. Dès lors, s’inspirant du modèle de la ruche, sa philosophie instaurait un totalitarisme qui figeait la vie sociale et supprimait toute lutte antagoniste. 
Selon d’autres penseurs, la vie sociale porte en elle un conflit structurel, du fait de notre existence en société. La politique devient alors l’art de gérer les conflits plutôt que de les détruire. Les conflits ne sont pas évacués, plutôt intégrés. Non seulement la crise est considérée comme salutaire, mais l’agonistique, l’art du combat, doit être préservée.  
Pour les premiers, les platoniciens, les divisions créent des séparations, tandis que pour les seconds, la conflictualité unit. Alors que la démocratie assume le risque d’une remise en cause permanente, sans chercher à transformer l’homme ni à le dompter, ceux qui, à l’instar de Platon, tentent de dépasser la conflictualité sombrent dans le totalitarisme. Mieux vaut la gestion du mal que l’éradication utopique ou violente du mal. Il est des formes de paix auxquelles il s’avère dangereux de rêver…

 

 

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