vendredi 30 avril 2021

Bilan de mes lectures - Avril 2021

 

 Coups de coeur : 

 
ANDREA Jean-Baptiste :  Des diables et des saints
DUCHAMP Chrystel : Le sang des Belasko
SHIMAZAKI Aki : Pentalogie le poids des secrets - Tsubaki, Hamaguri, Tsubame, Wasurenagusa, Hotaru
 



J'ai beaucoup aimé : 

 

QUINTANA Pilar : La chienne
SOSA VILLADA Camila : Les vilaines 
 

 

 

J'ai aimé : 

 
BORDES Gilbert : La prisonnière du roi
GODFARD Dominique : Le conflit de l'an 2040
 


 

J'ai moyennement aimé : 

 

 


 

jeudi 29 avril 2021

[Sosa Villada, Camila] Les Vilaines

 


 


J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les Vilaines (Las Malas)

Auteur : Camila SOSA VILLADA

Traductrice : Laura ALCOBA

Parution : 2019 en espagnol (Argentine)
                   2021 en français (Métailié)

Pages : 204

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

La Tante Encarna porte tout son poids sur ses talons aiguilles au cours des nuits de la zone rouge du parc Sarmiento, à Córdoba, en Argentine. La Tante – gourou, mère protectrice avec des seins gonflés d’huile de moteur d’avion – partage sa vie avec d’autres membres de la communauté trans, sa sororité d’orphelines, résistant aux bottes des flics et des clients, entre échanges sur les derniers feuilletons télé brésiliens, les rêves inavouables, amour, humour et aussi des souvenirs qui rentrent tous dans un petit sac à main en plastique bon marché. Une nuit, entre branches sèches et roseaux épineux, elles trouvent un bébé abandonné qu’elles adoptent clandestinement. Elles l’appelleront Éclat des Yeux.

Premier roman fulgurant, sans misérabilisme, sans auto-compassion, Les Vilaines raconte la fureur et la fête d’être trans. Avec un langage qui est mémoire, invention, tendresse et sang, ce livre est un conte de fées et de terreur, un portrait de groupe, une relecture de la littérature fantastique, un manifeste explosif qui nous fait ressentir la douleur et la force de survie d’un groupe de femmes qui auraient voulu devenir reines mais ont souvent fini dans un fossé. Un texte qu’on souhaite faire lire au monde entier qui nous rappelle que « ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête ».

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Camila Sosa Villada (1982, La Falda, Argentine) a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. Elle a fait des études de communication et de théâtre. Devenue actrice et chanteuse, elle est aussi l’une des écrivains les plus reconnues en Argentine ces dernières années. Elle a été la honte de sa famille, mais maintenant elle se considère comme la mère de ses parents. Les Vilaines, en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.

 

 

Avis :

La nuit, le parc Sarmiento à Cordoba, en Argentine, devient le territoire des prostituées trans. Leur petite communauté est fédérée par Tante Encarna, sorte de figure maternelle pour ces filles pas comme les autres, échouées dans ce bois après un parcours douloureux et chaotique, et éternellement exposées à la vindicte et aux violences. Lorsqu’un soir elles découvrent dans les fourrés un bébé abandonné, elles décident de l’adopter clandestinement.

Quelle claque que ce premier roman, fictif, mais manifestement nourri du vécu de l’auteur dont la narratrice porte le prénom. Le récit nous fait entrer de plain-pied dans la réalité de ces filles nées dans un corps de garçon, stigmatisées dès leur plus jeune âge par leurs proches comme par la société toute entière, dans un rejet doublé de violences d’autant plus ouvertes que leur différence suggère généralement l’idée d’une monstruosité perverse, à redresser par tous les moyens, et, en tous les cas, à cacher honteusement. Pour Camila et ses semblables, assumer leur nature et leur identité - vivre tout simplement -, a très tôt signifié fuir leur famille et devenir filles de rues. Car ce monde qui les condamne et les repousse n’en a pas moins l’hypocrisie de les utiliser sexuellement, dans des conditions si misérables qu’elles ne leur laissent souvent qu’une bien brève espérance de vie.

Sans s’appesantir ni se plaindre, Camila expose calmement le parcours implacable et le quotidien éprouvant de ces êtres réduits à l’ombre, nous faisant toucher du doigt leur extrême solitude dans l’exclusion et dans la honte, leur rage de ne pas trouver droit de cité parmi les humains, les tourments qui accompagnent leur enfermement dans un corps qui les aliène. Mais aussi, leur indéfectible solidarité, les trésors de tendresse dont elles débordent, leur incroyable résilience et leur sens du bonheur et de la fête, grâce auxquels le récit, comme leur vie, réussit à demeurer optimiste et à s’habiller de merveilleux. Alors, pendant un temps, le roman emprunte au conte de fée, piochant dans le fantastique les éléments d’un lyrisme flamboyant qui, seul, semble pouvoir rendre supportable une réalité tristement sordide.

Le résultat est un détonnant mélange de rire et de larmes, de trash et d’amour, le tout écrit dans une langue lucide et sincère où l’emportent la rage de vivre et une dignité déterminée, celles qui permettent à Camila et à ses sœurs de garder la tête haute et d’essayer de ne pas sombrer dans le gouffre du désespoir. Souhaitons que ce cri pour la tolérance et le droit à la différence soit entendu par le plus large public possible. (4/5)

 

Citations : 

Le froid n’arrête pas la ronde des trans. Une fiole de whisky passe de main en main, des papiers saupoudrés de cocaïne passent successivement sous tous les nez, quelques-uns d’entre eux sont énormes et naturels, d’autres, tout petits, ont été opérés. Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête. Là, dans ce Parc qui jouxte le centre-ville, le corps des trans emprunte à l’enfer la substance de ses charmes.

Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect, tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine, les bagarres à l’intérieur du clan, pour des histoires de mecs, pour des ragots, des chamailleries. Tout ce qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Les coups, surtout, les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité, au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça.

Je suis encore un enfant, je ne pourrais pas survivre seul. La nuit, je prie. On m’a appris à prier et j’ai la foi, car je suis encore petit. On m’a donné un dieu qui tient dans un chapelet.

Un jour, alors que je suis dans une réunion familiale, mon père dit : “Si j’avais un fils pédé ou drogué, je le tuerais. À quoi bon avoir un enfant comme ça ?”, il adresse la question à tous ceux qui se trouvent autour de la table. Tout le monde est d’accord, ils disent ouiouioui, bien sûr, à quoi bon. Ma mère est également d’accord avec lui. Moi, qui comprends tout ce qui se tisse autour de ma féminité, j’entends aussi sa menace. Quelques nuits plus tôt, je l’avais entendu demander à ma mère pourquoi j’étais aussi efféminé quand je parlais et elle avait répondu qu’elle l’ignorait.
 
Nous les avions baptisées les Femmes Corbeaux, car elles aimaient se mêler à la charogne, mais en réalité nous sentions qu’elles étaient là pour des raisons que nous ne connaîtrions jamais : comment imaginer ce qui poussait ces deux-là à s’approcher d’un troupeau aussi compliqué que le nôtre, constitué de filles des rues qui avaient fui des foyers que l’on ne pouvait supporter qu’à condition de devenir insensibles au point de ne plus exister, purement et simplement ? Elles, en revanche, habillées avec les corsages élégants de leur mère, relevées par les parfums les plus exquis, venaient nous rappeler nos racines misérables : nos toiles cirées, nos meubles en pin jaunâtres et fragiles, les jetés de lit tachés de graisse qui avaient couvert nos ancêtres avant de couvrir nos propres corps.
Nous nous méfiions doublement d’elles en raison de leur vie d’hommes. Je ne vais pas mentir, un grand nombre d’entre nous retrouvaient parfois leur aspect masculin. Mais si nous engagions ce retour, c’était sur le chemin de la honte, entrer dans notre ancien corps, c’était retrouver une image que nous rejetions et que parfois même nous haïssions. Mais les Femmes Corbeaux emmenaient avec elles cette aura de garçons qui nous retournait les tripes chaque fois que nous les avions près de nous. Ce n’était pas seulement parce qu’elles ne s’assumaient pas. Elles s’y refusaient parce que c’était plus commode comme ça. La position confortable qui était la leur révélait le caractère inconfortable de la nôtre : nous n’avions jamais eu l’opportunité de nous cacher dans un placard. Dès notre naissance, on nous avait jetées hors du placard, nous étions les esclaves de notre apparence.


Le désir de mourir remonte à mon enfance, un fantasme de suicide précoce, qui m’accompagne depuis que je suis petit. Je sais qu’il est là, je l’identifie clairement, je le distingue parmi tous les désirs possibles, mais j’ignore encore que je m’en libérerai en devenant trans, je ne sais pas encore que, contrairement à ce qu’on m’avait annoncé, le salut pour moi allait être une paire de chaussures à talons et un rouge à lèvres couleur vieux rose.


 

mardi 27 avril 2021

[Slimani, Leïla] Le parfum des fleurs la nuit

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le parfum des fleurs la nuit

Auteur : Leïla SLIMANI

Editeur : Stock

Année de parution : 2021

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Comme un écrivain qui pense que « toute audace véritable vient de l’intérieur », Leïla Slimani n’aime pas sortir de chez elle, et préfère la solitude à la distraction. Pourquoi alors accepter cette proposition d’une nuit blanche à la pointe de la Douane, à Venise, dans les collections d’art de la Fondation Pinault, qui ne lui parlent guère ?

Autour de cette « impossibilité » d’un livre, avec un art subtil de digresser dans la nuit vénitienne, Leila Slimani nous parle d’elle, de l’enfermement, du mouvement, du voyage, de l’intimité, de l’identité, de l’entre-deux, entre Orient et Occident, où elle navigue et chaloupe, comme Venise à la pointe de la Douane, comme la cité sur pilotis vouée à la destruction et à la beauté, s’enrichissant et empruntant, silencieuse et raconteuse à la fois.

C’est une confession discrète, où l’auteure parle de son père jadis emprisonné, mais c’est une confession pudique, qui n’appuie jamais, légère, grave, toujours à sa juste place : « Écrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle ». 
 
C’est aussi un livre, intense, éclairé de l’intérieur, sur la disparition du beau, et donc sur l’urgence d’en jouir, la splendeur de l’éphémère. Leila Slimani cite Duras : « Écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer. » Au petit matin, l’auteure, réveillée et consciente, sort de l’édifice comme d’un rêve, et il ne reste plus rien de cette nuit que le parfum des fleurs. Et un livre. 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l'auteure de trois romans parus aux éditions Gallimard, Dans le jardin de l'ogre, Chanson douce, qui a obtenu le prix Goncourt 2016 et le Grand Prix des lectrices de Elle 2017, et Le pays des autres.

 

Avis :

Invitée à contribuer à la collection Une nuit au musée, Leïla Slimani a accepté de se laisser enfermer, un soir venu, à la Punta della Dogana, musée d’art contemporain situé dans les anciennes douanes de Venise. De ce tête-à tête nocturne avec les œuvres exposées dans ce lieu chargé d’histoire, est sorti ce texte très personnel sur la création littéraire.

S’avouant assez peu réceptive à l’art moderne, l’écrivain nous livre néanmoins quelques réflexions subtiles et poétiques sur son ressenti face aux œuvres de ce musée, dont l’une a d’ailleurs joliment inspiré le titre de ce livre. Sa sensibilité artistique trouve chaque fois un prolongement littéraire, chacune de ses sensations et de ses idées la ramenant à ce qui aimante sa vie : l’écriture. Sacerdoce éminemment solitaire mais aussi incommensurable espace de liberté, l’écriture relève chez Leïla Slimani du viscéral. C’est avec une lucidité parfois douloureuse qu’elle explore, au tréfonds de son être, ce qui l’attache tant à l’expression écrite. Elle est ainsi amenée à évoquer par exemple l’expérience d’emprisonnement de son père, ou encore l’absence d’ancrage résultant de sa double appartenance culturelle. Ecrire devient pour Leïla Slimani une quête quasi ascétique, une lente décantation du bouillonnement de la vie et du monde dans l’espoir d’en saisir l’impalpable essence. Ses références littéraires illustrent son propos avec le plus grand naturel. Et c’est avec simplicité qu’elle nous livre un texte impressionnant de sensibilité et de profondeur.

Pause d’une nuit dans un espace artistique, cet intermède entre deux romans est l’occasion d’une réflexion intime sur la création littéraire qui confirme, une fois de plus, le talent et la brillante personnalité de Leïla Slimani. (4/5)

 

Citations :

L’écriture est discipline. Elle est renoncement au bonheur, aux joies du quotidien. On ne peut chercher à guérir ou à se consoler. On doit au contraire cultiver ses chagrins comme les laborantins cultivent des bactéries dans des bocaux de verre. Il faut rouvrir ses cicatrices, remuer les souvenirs, raviver les hontes et les vieux sanglots. Pour écrire, il faut se refuser aux autres, leur refuser votre présence, votre tendresse, décevoir vos amis et vos enfants. (...)
Écrire c’est s’entraver, mais de ces entraves mêmes naît la possibilité d’une liberté immense, vertigineuse. Je me souviens du moment où j’en ai pris conscience. (...)
« À présent, tu peux dire absolument tout ce que tu veux. Toi, l’enfant polie qui a appris à se tenir, à se contenir, tu peux dire ta vérité. Tu n’es obligée de faire plaisir à personne. Tu n’as pas à craindre de peiner qui que ce soit. Écris tout ce que tu voudras. » Dans cet immense espace de liberté, le masque social tombe. On peut être une autre, on n’est plus définie par un genre, une classe sociale, une religion ou une nationalité. Écrire c’est découvrir la liberté de s’inventer soi-même et d’inventer le monde.

L’écriture est un combat pour l’immobilité, pour la concentration. Un combat physique où il faut mater, sans cesse, le désir de vivre et celui d’être heureux.

Parfois, je me dis que si je ne parlais à personne, si je gardais toutes mes pensées pour moi, elles ne prendraient pas ce tour banal que je leur trouve quand je les partage avec les autres. La conversation est l’ennemi d’un écrivain. Il faudrait se taire, se réfugier dans un silence obstiné et profond. Si je m’astreignais à un mutisme absolu, je pourrais cultiver des métaphores et des envolées poétiques comme on fait pousser des fleurs sous les serres. Si je devenais ermite, je verrais des choses que la vie mondaine empêche de voir, j’entendrais des bruits que le quotidien et la voix des autres finissent toujours par couvrir. Il me semble, quand on vit dans le monde, que nos secrets s’éventent, que nos trésors intérieurs s’émoussent, que nous abîmons quelque chose qui, gardé secret, aurait pu faire la matière d’un roman. Le dehors agit sur nos pensées comme l’air sur les fresques murales que Fellini filme dans Rome et qui s’effacent en même temps qu’elles prennent la lumière. Comme si l’excès d’attention, l’excès de lumière, loin de préserver, amenaient à la destruction de notre nuit intérieure.

Ce que l’on ne dit pas nous appartient pour toujours. Écrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle. La littérature est un art de la rétention. On se retient comme dans les premiers moments de l’amour quand nous viennent à l’esprit des phrases banales, des déclarations enflammées que l’on se force à ne pas dire pour ne pas abîmer la beauté du moment. La littérature consiste dans une érotique du silence. Ce qui compte, c’est ce qu’on ne dit pas. En vérité, c’est peut-être notre époque et pas seulement mon métier d’écrivain qui me pousse à désirer la solitude et le calme. Je me demande ce qu’aurait pensé Stefan Zweig de cette société obsédée par l’étalage de soi et la mise en scène de son existence. De cette époque, où toute prise de position vous expose à la violence et à la haine, où l’artiste se doit d’être en accord avec l’opinion publique. Où l’on écrit, sous le coup de la pulsion, cent quarante caractères. (...)
Il écrit : « Notre époque n’est-elle pas précisément celle qui ne permet pas le silence même aux plus purs, aux plus isolés, ce silence de l’attente, de la maturation, de la méditation et du recueillement ? »

Dans tous les hauts lieux du tourisme mondial, des comités d’habitants s’insurgent contre la marchandisation de leur cadre de vie, contre le sacrifice de leur tranquillité aux intérêts financiers. À Venise, plus que n’importe où ailleurs, on est frappé par ce que Patrick Deville appelle « la déréalisation du monde, le refus de l’histoire et de la géographie ». Le touriste n’est plus qu’un consommateur parmi d’autres qui veut « faire » Venise et ramener de son voyage des autoportraits pris avec une perche où la ville n’est qu’un décor d’arrière-plan. Nous sommes condamnés à vivre dans l’empire du même, à manger dans des restaurants identiques, à arpenter les mêmes boutiques sur tous les continents. En trente ans, la population de Venise a été réduite de moitié. Les appartements, ici, sont mis en location pour les voyageurs de passage. Ils sont vingt-huit millions chaque année. Les Vénitiens, eux, sont comme des Indiens dans une réserve, derniers témoins d’un monde en train de mourir sous leurs yeux.

Pourquoi ai-je accepté d’écrire ce texte alors que je suis intimement convaincue que l’écriture doit répondre à une nécessité, à une obsession intime, à une urgence intérieure ? D’ailleurs, quand les journalistes me demandent pourquoi j’ai choisi tel sujet pour mon roman, je me trouve toujours en peine de répondre. J’invente quelque chose, un mensonge crédible. Si je leur disais que ce sont nos sujets qui nous choisissent, et pas l’inverse, ils me prendraient sans doute pour une snob ou une folle. La vérité, c’est que les romans s’imposent à vous, ils vous dévorent. Ils sont comme une tumeur qui s’étend en vous, qui prend le contrôle de tout votre être et dont vous ne pouvez guérir qu’en vous abandonnant. De la beauté peut-elle surgir d’un texte qui ne vient pas de nous ?
 
Marcel Duchamp disait que c’est le regardeur qui fait l’œuvre d’art. Si on le suit, ce n’est pas l’œuvre qui n’est pas bonne ni intéressante. C’est le regardeur qui ne sait pas regarder. (...)
Ce n’est donc pas l’objet qui compte mais l’expérience qui en résulte. C’est par la magie du regard, par l’interactivité, qu’un objet devient une œuvre d’art. Soit. Mais c’est précisément parce que l’art peut être partout, dans un urinoir ou une pelle à tarte, que les artistes contemporains et le monde qui gravite autour sont aussi jaloux de leur travail. Cette insularité les protège d’un risque évident de dilution voire de ridicule. Moins l’œuvre en elle-même est le produit d’une technique ou d’un travail complexe et plus on a besoin de créer ce cercle de « connaissants » qui valident : oui, c’est bien de l’art. Et si je me retrouvais un jour admise dans ce cercle confidentiel, si j’étais initiée à mon tour, je finirais peut-être par dire moi aussi : « Non, ce n’est pas un simple ballon, abruti. C’est de l’art ! »

L’eau, la neige, le vent ne tiennent pas au creux de la main. Aussi fort qu’on veuille les saisir, ils restent rétifs à notre volonté de les emprisonner. C’est assez semblable à l’expérience que fait tout écrivain lorsqu’il commence un roman. Au fur et à mesure qu’il avance, un monde se crée mais l’essentiel demeure inaccessible comme si en écrivant on renonçait en même temps, à chaque fois, à ce que l’on voulait écrire. (...)
Souvent, on me demande ce que peut la littérature. C’est comme demander à un médecin ce que peut la médecine. Plus on avance et plus on mesure notre impuissance. Cette impuissance nous obsède, nous dévore. On écrit en aveugle, sans comprendre et sans que rien soit explicable. 
 
Hicham Berrada, qui a conçu cette installation, a choisi d’inverser le cycle de la plante. Durant la journée, le terrarium reste opaque, le jasmin est plongé dans l’obscurité mais l’odeur embaume le musée. La nuit, au contraire, l’éclairage au sodium reproduit les conditions d’une journée d’été ensoleillée. Tout est inversé, sens dessus dessous, l’artiste là encore se fait démiurge, apprenti sorcier, illusionniste. Je pense à ce que Tchekhov dit des grands écrivains. Ce sont ceux qui font surgir la neige en plein été et qui décrivent si bien les flocons que vous vous sentez saisi par le froid et que vous frissonnez.

Les hommes ont du mal à accepter la cruauté du hasard. On se révolte, on cherche un sens, un signe, une explication. On s’imagine parfois que c’est un complot ou bien que c’est Dieu qui nous lance un avertissement. Comme l’écrit Kundera, « l’homme moderne triche ». Il ne veut pas regarder la mort en face et fait semblant de croire que les choses dureront, qu’il y a une place pour l’éternité. Nos sociétés, qui vénèrent le « principe de précaution », le « risque zéro », détestent le hasard car il vient briser nos rêves de contrôle. La littérature, au contraire, chérit les cicatrices, les traces de l’accident, les malheurs incompréhensibles, les douleurs injustes.

Ahmet Altan écrivait : « Je ne suis pas en prison. Je suis écrivain. » (…)
En lisant le texte d’Ahmet Altan, ce sont ces souvenirs qui ont ressurgi. Je me suis dit : « Mon père est en prison. Et je suis écrivain. » Il est mort et je vis. Par mes histoires j’essaie de regagner sa liberté. J’écris et je creuse un trou dans le mur d’une cellule. J’écris et chaque nuit je lime les barreaux d’une prison. J’écris et je le sauve, je lui offre des échappatoires, des paysages, des personnages aux extraordinaires aventures. Je lui offre une vie à sa mesure. Je lui rends le destin qu’on lui a refusé.
 
Beaucoup pensent qu’écrire c’est reporter. Que parler de soi c’est raconter ce qu’on a vu, rapporter fidèlement la réalité dont on a été le témoin. Au contraire, moi je voudrais raconter ce que je n’ai pas vu, ce dont je ne sais rien mais qui pourtant m’obsède. Raconter ces événements auxquels je n’ai pas assisté mais qui font néanmoins partie de ma vie. Mettre des mots sur le silence, défier l’amnésie. La littérature ne sert pas à restituer le réel mais à combler les vides, les lacunes. On exhume et en même temps on crée une réalité autre. On n’invente pas, on imagine, on donne corps à une vision, qu’on construit bout à bout, avec des morceaux de souvenirs et d’éternelles obsessions.

Je me suis souvent vue comme l’avocate de mes personnages. Comme celle qui n’est pas là pour juger, pour enfermer dans des boîtes mais pour raconter l’histoire de chacun. Pour défendre l’idée que même les monstres, même les coupables ont une histoire. Lorsque j’écris, je suis habitée par le désir d’œuvrer au salut de mes personnages, de protéger leur dignité. La littérature, à mes yeux, c’est la présomption d’innocence. C’est même la présomption tout court : on présume que quelque chose de commun nous unit au reste de l’humanité. On présume que ce personnage, sorti de notre imagination, qui a vécu telle expérience que nous n’avons jamais vécue, a ressenti en la vivant une émotion que nous pouvons comprendre sans pourtant la connaître. Depuis toujours, j’éprouve pour les autres plus que de la curiosité. Un appétit féroce. Un désir d’entrer au-dedans d’eux, de les comprendre, de prendre leur place pour une minute, une heure, toute la vie. Le destin des autres me fascine et il me fait souffrir quand j’ai le sentiment qu’il est cruel ou injuste. Jamais je n’ai pu me reposer dans le confort froid de l’indifférence. Le passant dans la rue, la boulangère qui parle trop fort, le petit vieux qui marche lentement, la nounou qui rêve sur un banc, tous m’émeuvent. Lorsqu’on écrit, on prend en affection les faiblesses, les défauts des autres. Nous comprenons que nous sommes tous seuls mais que nous sommes tous les mêmes.

Je ne crois pas qu’on écrive pour se soulager. Je ne pense pas que mes romans viendront à bout du sentiment d’injustice que j’ai vécu. Au contraire, un écrivain est maladivement attaché à ses peines, à ses cauchemars. Rien ne serait plus terrible que d’en être guéri.
 
Ce qui m’a longtemps préoccupée, c’est la possibilité d’écrire sans ancrage solide, sans fondations sur lesquelles m’appuyer. Peut-on être écrivain sans terroir ? Qu’a-t-on à raconter quand on ne se sent de nulle part ?
(…)
Déchirée entre mes communautés, écrivant dans un équilibre instable, il me manquait un territoire matriciel qui me nourrirait. Salman Rushdie a, à ce titre, occupé une place importante dans ma vie. J’avais huit ans et je vivais dans un pays musulman quand cet homme se retrouva sous le coup de la fatwa. Il était un traître, un apostat, la pire engeance que la terre puisse porter. Il était un vendu à l’Occident, un mécréant, qui avait renié la religion de ses ancêtres pour faire l’intéressant devant les Blancs. Plus tard, j’ai lu ses livres, ses entretiens, son autobiographie et mon admiration pour lui n’a cessé de croître. C’est lui qui m’a enseigné qu’on n’était pas obligé d’écrire au nom des siens. Que cette bâtardise, ce métissage, il faudrait l’explorer jusqu’à la lie. Écrire, ce n’était pas exprimer une culture mais s’en arracher quand celle-ci se refermait en injonctions, en diktats. « Nous ressemblons à des hommes et à des femmes d’après la chute. Nous sommes des hindous qui avons traversé les eaux noires ; nous sommes des musulmans qui mangeons du porc. Et le résultat c’est que nous appartenons en partie à l’Occident. Notre identité est à la fois plurielle et partielle. Parfois, nous avons le sentiment d’être à cheval sur deux cultures ; et parfois, d’être assis entre deux chaises. » À mes yeux, ni le discours qui glorifie la richesse du métissage ni celui qui s’en inquiète ne saisissent la complexité d’une identité double. C’est à la fois un inconfort et une liberté, un chagrin et un motif d’exaltation.
 
C’est en France que je suis devenue une Arabe. Une beur. La première fois que j’ai entendu ce mot, je ne l’ai pas compris. On m’a dit : « Les beurs, c’est les Arabes d’ici. » D’un coup, en arrivant en France, j’étais d’origine maghrébine, issue d’un territoire indéterminé, sans frontières, sans différences ou subtilités. Pire encore, je découvrais avec les années que j’étais, comme l’a si bien formulé mon ami Olivier Guez, « l’Arabe comme ils l’aiment ». Une Arabe qui mange du porc et boit de l’alcool, une femme émancipée et pas inquiétante, plus attachée encore que les Français eux-mêmes aux idées de laïcité et d’universalité. J’étais une Maghrébine, aux cheveux frisés et à la peau mate, avec un prénom étranger, mais qui pouvait citer Zola et qui avait grandi bercée par les films hollywoodiens des années 1950. J’étais comme eux mais avec une pointe d’exotisme, aimaient-ils me faire remarquer. On ne me demande pas d’où je viens ni où j’ai grandi. On me demande de quelle origine je suis et je réponds parfois que n’étant ni une pièce de viande ni une bouteille de vin je n’ai pas d’origine mais une nationalité, une histoire, une enfance. Jamais tout à fait d’ici, plus tout à fait de là-bas, je me suis longtemps sentie comme dépossédée de toute identité. Comme une traître aussi car je ne parvenais jamais totalement à embrasser le monde dans lequel je vivais. C’étaient toujours les autres qui décidaient pour moi de ce que j’étais.

Dans le pays où je vivais, on nous apprenait à courber l’échine devant les plus illuminés, à ne pas faire d’esclandre, à ne rien risquer. Quand le conservatisme augmente, quand le fanatisme tisse sa toile dans une société, on passe sa vie à mentir. Surtout, ne dis pas qu’ils sont concubins, ne parle pas de son homosexualité, n’avoue pas qu’il ne fait pas le ramadan, cache les bouteilles d’alcool et jette-les la nuit, à quelques kilomètres de chez toi, bien emballées dans des sacs en plastique noirs. On se méfie des enfants qui ont la fâcheuse tendance à dire la vérité et mes parents ont passé des heures à m’expliquer que je devais me refréner. Je détestais cela. Je haïssais ma lâcheté, ma soumission à leur vérité. Rushdie m’a appris qu’on ne pouvait pas écrire sans envisager la possibilité de trahir, sans dire ces vérités que l’on cache depuis l’enfance.

Cela peut sembler paradoxal mais il me semble qu’on ne peut habiter un lieu que si on a la possibilité de le quitter, d’en partir. Habiter c’est le contraire de l’emprisonnement, de l’immobilité forcée, de l’inertie. « Si tu ne peux pas quitter l’endroit où tu te trouves, c’est que tu es du côté des faibles », écrit Fatima Mernissi. Lorsqu’elle écrit cette phrase, elle pense bien sûr aux femmes enfermées dans les harems mais aussi, j’en suis certaine, à ces jeunes Marocains qui, depuis les hauteurs de Tanger ou sur les rivages de l’Atlantique, rêvent d’un ailleurs et sont prêts à mourir pour y arriver. Être dominé, être du côté des faibles, c’est être contraint à l’immobilité. Ne pas pouvoir sortir de son quartier, de sa condition sociale, de son pays. (…)
Depuis, cette injustice fondamentale m’obsède : des millions d’hommes sont condamnés à ne pas pouvoir sortir de chez eux. Ils sont interdits de voyage, empêchés, enfermés. C’est ainsi qu’est structuré notre monde contemporain : sur l’inégal accès à la mobilité et à la circulation.
 

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 

 

dimanche 25 avril 2021

[Andrea, Jean-Baptiste] Des diables et des saints

 






Coup de coeur 💓💓

Titre : Des diables et des saints

Auteur : Jean-Baptiste ANDREA

Année de parution : 2021

Editeur : L'Iconoclaste

Pages : 268






 

 

Présentation de l'éditeur : 

Joseph est un vieil homme qui joue divinement du Beethoven sur les pianos publics. On le croise un jour dans une gare, un autre dans un aéroport. Il gâche son talent de concertiste au milieu des voyageurs indifférents. Il attend. Mais qui, et pourquoi ?

Alors qu’il a seize ans, l’adolescent est envoyé dans un pensionnat religieux des Pyrénées, Les Confins. Tout est dans le nom. Après Les Confins, il n’y a plus rien. Ici, on recueille les abandonnés, les demeurés. Les journées sont faites de routine, de corvées, de  maltraitances. Jusqu’à la rencontre avec Rose.



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jean-Baptiste Andrea est né en 1971. D’abord réalisateur-scénariste, il s’est ensuite lancé dans l’écriture : un premier roman au succès immédiat, Ma reine (douze prix littéraires dont le Femina des lycéens et le prix du Premier Roman). Son deuxième roman, Cent millions d’années et un jour, confirmera cet accueil enthousiaste des lecteurs.


Avis :

Le vieux Joseph gâche ses talents de pianiste concertiste en jouant Beethoven à la perfection dans les gares et les aéroports, où il semble indéfiniment guetter quelqu’un. Cinquante ans plus tôt, un adolescent débarque au pensionnat religieux Les Confins, dans les Pyrénées. Récemment orphelin, il découvre privations et brimades dans cet établissement quasi pénitentiaire, où échouent enfants abandonnés ou différents. Mais il y aperçoit aussi Rose, une jeune fille dont la famille possède une résidence à proximité.

Le coeur du roman est très sombre, puisqu’il nous plonge dans la violence et la maltraitance subies par des enfants confiés à un pensionnat religieux. L’aperçu des conditions de vie ineptes, soigneusement camouflées pour ne pas transparaître au-dehors – châtiments corporels, mise à l’isolement, malnutrition, humiliations… –, s’accompagne du portrait au vitriol d’un homme d’église au coeur sec, totalement dépourvu d’empathie, obsédé par une discipline brutale et vengeresse. Sa cruauté, perversement dissimulée sous une façade charitable et paterne destinée aux occasionnels témoins extérieurs, s’exerce sans frein dans l’enceinte fermée qui livre à sa merci des victimes sans recours.

Pourtant, jamais le récit ne cède tout à fait à la noirceur. L’amitié et la solidarité entre pensionnaires, puis bientôt l’amour pour une jeune fille elle-même en rébellion contre la condition féminine de son milieu bourgeois, viennent préserver émotion et humanité dans un texte traversé par l’espoir, l’envie de liberté, et la beauté musicale. Nombreux sont les personnages bouleversants. A commencer par le vieux professeur de piano de Joseph autrefois, un génie bougon et exigeant qui n’aura jamais su à quel point il aura servi de tuteur à son élève. Mais aussi, Momo, l’enfant que sa déficience rend doublement orphelin, de sa famille et de lui-même, et pour qui l’enfer du pensionnat vaut encore mieux que ce qui l’attend au-dehors. Et bien sûr, Joseph vieilli, qui se souvient, et dont on devine, au travers des non-dits, le gouffre qu’est demeuré sa vie, lui permettant du même coup, avec une cruauté ironique, d’atteindre à son tour la perfection musicale.

L’on retrouve avec plaisir le style de Jean-Baptiste Andrea, son juste choix des mots et des images, avec toutefois le regret que l’écriture paraisse un peu moins travaillée que dans Cent millions d’années et un jour. Même si cette déception est toute relative, je n’ai pas retrouvé aussi nettement et aussi souvent la beauté des phrases qui m’avait alors séduite au-delà du coup de coeur, faisant de ce précédent roman de l’auteur une de mes lectures phares de l’année 2019. Cela n’empêche pas Des diables et des saints de rejoindre mes coups de coeur de 2021, la nuance de jugement s’établissant seulement entre l’excellent et l’exceptionnel. (5/5)


Citations :

Une motrice TGV s’échoue voie L, haletant par toutes ses ouïes. Une baleine électrique qui nage depuis Nice à trois cents kilomètres-heure, le fretin indigeste qu’elle recrache sur le quai, tourbillonnant en une pâte lourde de verre fondu. Les corps qui se déplient et foncent vers le sommeil, l’alcool, la crise cardiaque, l’ennui, que sais-je. Tout est là, espoirs et délaissements. Vous ne l’entendez pas.

Mes parents m’élevaient comme un projet, avec une fougue de dictateurs. Ils m’aimaient comme on aime un plan quinquennal. Mais ils m’aimaient. J’étais leur plan quinquennal.

Le rythme ! gueulait Rothenberg. Le rythme ! » Le vieux Rothenberg m’enseignait le piano. Il était froissé comme du papier, visage, cou, mains, un braille de rides à donner le vertige. J’avais envie de le repasser chaque fois que je le voyais.

En 1908, en Sibérie, une onde de choc d’origine mystérieuse vitrifia la terre, abattit soixante millions d’arbres, souffla tout ce qui pouvait l’être sur cent kilomètres. Elle envoya un vortex de poussière et de cendres jusqu’en Espagne. On ne trouva pas la moindre trace d’impact, pas le moindre débris au sol. Les explications scientifiques les plus récentes attribuent le phénomène à l’explosion d’un météore à moins de dix kilomètres de la Terre.

Elle paraissait fâchée, je n’avais pourtant rien fait. Je n’avais pas encore acquis cette sagesse des hommes mûrs, qui savent qu’en matière de susceptibilité, il en va des femmes comme de l’Église. Que l’on a forcément péché, en-pensée-en-parole-par-action-et-par-omission, et qu’il faut savoir demander pardon même si l’on n’a rien fait, puisqu’il ne sert à rien de s’opposer à un décret divin.

Mieux ici. Momo préférait Les Confins à la vie qui l’attendait dehors. Je me plaignais de mon statut de réprouvé, de paria, depuis mon arrivée. Il suffit de deux mots, mieux ici, pour me faire comprendre que nous avions de la chance. Qu’il y avait pire que d’être orphelin de ses parents, c’était d’être orphelin de soi.


Du même auteur sur ce blog :


 


 


 

vendredi 23 avril 2021

[Godfard, Dominique] Le conflit de l'an 2040

 






J'ai aimé

Titre : Le conflit de l'an 2040

Auteur : Dominique GODFARD

Parution : 5 Sens (2021)

Pages : 132






 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Roselyne, 98 ans, invite sa famille pour le réveillon du 31 décembre 2039. Qu’il s’agisse de sa personne, de son style de vie ou de son vocabulaire, elle a conservé de beaux restes qui datent quelque peu, mais ne rebutent pas Arthur, son petit-fils bien-aimé âgé de 16 ans. Au lendemain des festivités, un terrible conflit s’abat sur une société déjà divisée par un système générationnel clivant. Durant une année, il va tout bouleverser sur son passage, en particulier l’existence de Roselyne et de son entourage. Toutefois, ce conflit apprendra aux principaux acteurs de cette histoire singulière à mieux se connaître, à se rapprocher les uns des autres en dépit de générations différentes et à fêter dignement la Saint-Sylvestre au 31 décembre 2040… 

Roman d’anticipation farfelu, fable rigolote ou satire déjantée ? Le conflit de l’an 2040 s’apparente à tous ces genres et, comme la plupart des récits liés à la futurologie, repose sur une analyse sérieuse de notre époque tout en s’attachant à en dénoncer les travers avec une allégresse communicative.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Casablanca, Dominique Marie Godfard a vécu à Paris et à Londres. À la retraite aujourd’hui, elle habite la Basse-Normandie. D’abord nouvelliste, elle s’est tournée en 1999 vers le roman (LA PAMPA). Ses dernières publications : Le bus pour Drancy (roman, 2014), Une année percheronne (Journal, 2015), Le bonheur passait, il a fui ! (nouvelles, 2016), Variations sur le regard (billets, 2018), L’accourue en son jardin percheron (Journal, 2019).


Avis :

Nous sommes en 2040. Roselyne, quatre-vingts-dix-huit ans, est déboussolée par ce qu’est devenu le monde. A vrai dire, il n’y a plus guère qu’avec son petit-fils préféré, Arthur, seize ans, qu’elle se sent de vraies affinités. Toutefois, lorsqu’un grave conflit générationnel bouleverse soudain la société entière, la vieille dame et les siens, amenés à surmonter leurs différences et leurs incompréhensions, apprennent à mieux se connaître et finissent par se rapprocher.

Roselyne apparaît très vite comme un avatar de l’auteur, une projection d’elle-même dans une fable mi-figue mi-raisin, où l’humour le dispute à l’inquiétude. Derrière la facétie et l’exagération satirique, s’expriment un désarroi et un questionnement sur les travers et les tendances de la société contemporaine. Tandis que le récit dessine un monde futur divisé en castes générationnelles, d’autant moins capables de se comprendre que chacun vit dans sa bulle, au sein d’un univers artificiel régenté par les réseaux sociaux, deux perspectives chagrinent particulièrement Roselyne : que, sans authentiques relations humaines, son petit-fils passe à côté de l’amour, et que le plaisir des mots et de la langue achève de tomber en désuétude.

S’il interroge et s’insurge au fil de ses observations, le texte ne se départit jamais d’une grande tendresse pour ses personnages et, malgré tout, d’un optimisme global résultant d’une sorte d’incrédulité face à l’inconcevable. Au final, menacés par le pire, les protagonistes ont suffisamment d’humanité et de bon sens pour s’en tirer, comme si ce livre n’était au fond qu’une forme d’avertissement, un signal d’alarme à destination d’un public forcément capable de réagir et de ne jamais en arriver là. L’ouvrage se garde par ailleurs de tout passéisme et manichéisme, Roselyne s’efforçant d’utiliser à bon escient les nouveaux outils et réseaux de communication qui la désarçonnent tant.

Malgré, ça et là, quelques coquilles et imperfections de style, ce livre se lit très agréablement. D’une façon originale et amusante, il nous interpelle très justement quant à l’impact des réseaux sociaux, tant sur nos relations humaines, que sur notre rapport au langage et à l’écrit. (3/5)


Citations :

La beauté ceint ses accompagnateurs d’une aura de fierté tout à fait incompréhensible mais bien réelle.

Il arrivait à Roselyne de se demander si ce que l’on appelle « attachement » à autrui ne deviendrait pas, le temps passant, de l’ordre de l’étouffement, de l’emprisonnement, bref d’une obligation un peu pénible dont on tolère les contraintes faute de choix ou par habitude.

La vie des personnes âgées se compliquent à la suite de l’amoindrissement de leur facultés qui les laisse sur le flanc en leur imposant des interdits toujours plus nombreux, mais aussi de l’idée qu’elles se forgent de leur âge dont elles craignent d’encombrer leur entourage : la vieillesse se fait peur à elle-même !

« C’est quoi, un youfirster, quoi ou qui ?
- Une personne qui publie des vidéos régulièrement sur Internet. Plus elle a de followers ( des abonnés à sa chaîne, si tu préfères), plus elle devient quelqu’un d’important. (…)
- Est-ce qu’il y a une chaîne You First dédiée aux mots ? demanda Roselyne.
- Oh ! Sûrement. Je ne sais pas s’il y en a beaucoup, mais si tu en faisais une, ce serait… oufissime ! Fit l’adolescent dans un sourire un brin moqueur.
- Les mots n’intéressent pas les youfirsters ?
- Si, mais seulement les mots-clefs. »

Ne passait-elle pas, en effet, son temps en la comparaison dévalorisante de son aspect physique d’aujourd’hui avec celui de la jolie jeune femme qu’elle avait été ? Comme si elle ne pouvait se défaire de la photo d’une Roselyne aux blandices éclatantes et à laquelle elle se mesurait jusqu’à éprouver une telle honte de son vieillissement qu’il lui fallait constamment rappeler son âge, à la manière d’une excuse qui désignerait le responsable de son état actuel.

Les vieux ne voient pas avec les yeux mais avec le bout de leurs doigt et de leur coeur.

Ce qu’il faut apprendre, c’est à peindre avec les mots.


Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 21 avril 2021

[R. Maya] Si j'écris... #MoiAussi

 






Coup de coeur 💓

Titre : Si j'écris... #MoiAussi

Auteur : Maya R.

Parution : Chèvre-feuille étoilée (2021)

Pages : 118






 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pendant un an, entre 4 et 5 ans, l’auteure de ce récit fut agressée sexuellement par un homme de son entourage. Par peur, honte et sentiment de culpabilité, elle ne dit rien à ses parents mais dessine, puis, très tôt, se confie à son journal intime. 
À l’époque où sur les réseaux sociaux les témoignages ne cessent de se multiplier sous les hashtags #MeToo, ainsi que les manifestes pour que la peur change de camp, ce recueil de textes et de dessins apporte sa pierre à l’édifice.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1957 à Paris. Maya R. a vécu majoritairement en Algérie de 1958 à 1976, puis s’est installée en France. Elle a poursuivi des études d’architecture à Paris UP1 et Montpellier, où elle a obtenu son diplôme en 1986, tout en élevant sa fille Émilie née en 1981. Elle a aussi suivi une licence d’art plastique en 1979/1980 à l’université de Vincennes.
Femme de ménage, auxiliaire dans un hôpital psychiatrique, surveillante puis enseignante contractuelle de technologie dans des collèges pour financer ses études, elle a pu vivre la condition des sans-grades vulnérables face à leur hiérarchie.
Plus tard, architecte D.P.L.G., elle a exercé comme salariée puis indépendante à une époque ou les femmes étaient encore rares dans ce métier. Elle s’est formée tout au long de sa vie pour être respectée professionnellement et pour porter les valeurs écologiques auxquelles elle est attachée. Elle a pris sa retraite depuis janvier 2020.
Issue de deux parents artistes, elle écrit et dessine depuis son enfance.


Avis :

Abusée sexuellement un an durant, entre ses 4 et 5 ans, par un homme de son entourage, l’auteur a toujours conservé le silence, ne parvenant à s’exprimer que dans ses dessins et dans son journal intime. Désormais parvenue à la soixantaine, et après une vie à lutter contre la honte et le sentiment de culpabilité qui continuent à l’étreindre inexorablement, elle entreprend de rassembler ses dessins et ses écrits d’hier et d’aujourd’hui, pour nous livrer son témoignage. Il aura fallu pour cela que la vague #MoiAussi l’encourage à enfin oser prendre la parole.

Comment ne pas se sentir autant consterné qu’indigné, à la lecture de ce court, mais si touchant livre, d’abord par les agressions répétées, secrètement subies dans l’enfance par l’auteur, puis par le traumatisme porté silencieusement sa vie durant ? Pour la victime, la peine est double, et à perpétuité, puisqu’au choc des agressions viennent s’ajouter, d’une part l’impunité du coupable, d’autre part le poison d’une honte et d’un sentiment de culpabilité éternellement entretenus par le silence et l’indifférence. Il est ainsi grandement dérangeant de constater, que des signaux envoyés par l’enfant, puis par l’adulte qu’elle est devenue, personne n’a jamais eu cure. Il n’est pas jusqu’aux psys, consultés dans les années quatre-vingt, qui ne minimisèrent les faits et leur impact sur l’auteur, l’empêchant durablement dans son travail de reconstruction. 

Phase essentielle dans la résilience de l’auteur, ce témoignage est aussi un appel et un sincère plaidoyer, à l'ombre des écrits de Boris Cyrulnik : le sauvetage des victimes passe d’abord par la libération de leur parole. Il faut développer l’écoute, apprendre à détecter les signaux faibles, encourager l’expression des enfants abusés, notamment au travers de la création artistique. Malgré la gravité du sujet, les courts textes qui jalonnent le cheminement de l’auteur, les dessins qu’elle commente et décode, se parcourent avec une étonnante facilité. Exempts de pathos et de colère, ses mots sont le résultat d’une profonde maturation. Choisis avec le plus grand soin, ils impressionnent par leur profondeur et par ce délicat souci d’autrui que savent développer les personnes qui ont souffert.

Etape courageuse dans le parcours personnel de l’auteur, précieux éclairage pour mieux écouter et aider les enfants victimes de pédophilie, ce témoignage bouleversant ne laissera personne indifférent. Remarquablement rédigé, il bénéficie également d’une grande qualité d’impression qui met en valeur ses si parlantes illustrations. Coup de coeur. (5/5)


Citations :

Si le paradis sur terre est éphémère, l’enfer est une prison durable, quand il passe entre autres par la peur, la honte et le mépris de soi.

Je sais qui tu as épousé, je sais que tu l’as souvent battue. Plus tard, bien plus tard, je te plaindrai. Combien d’autres hommes te ressemblent ? Que vous a t-ton fait pour vous conduire à ressentir ce dégoût, ce rejet, vis-à-vis du plaisir féminin ? Peut-être représente-t-il une menace à vos yeux, car si vous n’arrivez pas à le satisfaire, vous craignez la honte de l’adultère ? Probablement, pour en arriver là, faut-il avoir souffert ou manquer totalement de confiance en soi. Quand on s’aime soi-même, quand on aime tout court, rien de l’autre ne peut devenir repoussant. Des gens heureux me l’ont dit. Sans l’avoir vérifié, je les crois.

On mystifie l’autre et on se fait mal quand on accepte une relation exempte d’attirance. Dans des domaines aussi délicats que la sexualité, chaque mot, chaque acte, selon leur niveau de sincérité, peut mener au paradis comme en enfer. La théorie est inutile, l’intuition et l’honnêteté sont les seuls recours possibles. Mais quand on est jeune, on l’ignore. Il faudrait aider les jeunes à attendre la lumière de l’amour.

Malgré tout, je ne me sentirai jamais normale. Des fantômes resteront toujours cachés dans mes oubliettes, de temps en temps, ils sortent la tête, ils grimacent. Au début, j’ai cru les avoir domptés, même si j’en ai occulté certains. En fait, c’est ma peur que j’ai apprivoisée. Elle reste sensible.

C’est une machine infernale, ce piège à honte. Il n’est même pas nécessaire de subir la brûlure du noir regard de l’autre, l’érythème de sa déception, ses aboiements de reproches. Il suffit de les imaginer. Les autres vivent-ils la même chose que moi ? Quand bien même l’indemne, le normal, s’abstiendrait de toute réaction, au moment où je l’imagine détenteur de mon secret, non seulement je revis mentalement les scènes passées comme si j’y étais toujours, mais en plus, j’ai une peur atroce d’être souillée par son mépris et son dégoût. La honte, telle un poison, se diffuse lentement, contaminant chacune de mes cellules. Progressivement, ma joie se dilue, mon assurance s’efface. L’effet toxique de ma crainte déforme chacune de mes pensées, chacune de mes paroles l’exhale, chacun de mes gestes le contient. A un stade avancé, le monstre, tel un alien, prend possession de moi, le miroir me renvoie une image méconnaissable, je me sens gauche et laide.
 
A cette honte, s’associe souvent la culpabilité. Comme beaucoup, j’ai pensé : «  Je suis responsable d’avoir accepté. Si les autres voient le mal et pas moi, c’est que quelque chose en moi est profondément malsain. » On imagine rarement que le malsain, c’est justement celui qui voit le mal partout.

Pauvre, pauvre humanité, tu parcours les étoiles, mais tu ne réussis pas à régler les problèmes affectifs de tes membres sur la Terre.

Depuis le début de ce témoignage, je mesure l’importance et le poids des mots. D’abord les mots pour libérer, ensuite les mots pour comprendre, puis enfin, peut-être, les mots pour résoudre. Dire permet dans un premier temps d’espérer être entendu, reconnu, et surtout respecté. Dire est insuffisant si les mots se perdent, sont incompris, voire instrumentalisés.

 

lundi 19 avril 2021

[Quintana, Pilar] La chienne

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La chienne (La perra)

Auteur : Pilar QUINTANA

Traductrice : Laurence DEBRIL

Parution : 2017 en espagnol (Colombie),
                   2020 en français

Editeur : Calmann Lévy

Pages : 128

 

 
 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

"Comme elle ne savait pas où mettre la chienne, elle la posa sur sa poitrine. Elle se logeait parfaitement dans ses mains et sentait le lait. Une envie terrible de la serrer très fort et de pleurer s’empara d’elle."
Sur la côte pacifique colombienne, entre océan déchaîné et jungle menaçante, vivent Damaris et son mari pêcheur dans un cabanon de fortune. Elle est mélancolique, mais ce n’est pas dû à sa vie démunie : Damaris n’a jamais réussi à tomber enceinte et elle en souffre de plus en plus. Alors quand sur un coup de tête elle adopte un chiot, l’animal devient une source infinie d’amour qu’elle va choyer sans relâche dans leur univers si hostile. Mais un jour, la chienne disparaît, plongeant Damaris dans un immense désarroi.
Une exploration féroce et bouleversante du désir maternel. Une lecture choc qui dépayse autant qu’elle bouscule.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pilar Quintana est une romancière reconnue en Colombie. La Chienne, devenu un best-seller dans son pays, est en cours de parution dans de nombreuses langues. C'est son premier roman à paraître en France.
 

 

Avis :

Subsistant de leurs maigres revenus de femme de ménage et de pêcheur, Damaris et son mari Rogelio habitent un logement de fortune accroché à la montagne colombienne, entre mer et jungle. Désespérée à la quarantaine de n’être jamais tombée enceinte, Damaris adopte un jour un chiot, qui ne tarde pas à occuper une place centrale dans sa vie. Son univers s’écroule lorsque la chienne disparaît…

A mi-chemin de la nouvelle et du roman, le récit nous emmène dans un coin de Colombie, où quelques villages, perchés en lisière de jungle sur une côte escarpée battue par la mer, tentent de repousser les assauts d’une nature qui semble n’avoir de cesse que de les effacer. Entre marées et vagues traîtresses, pluies diluviennes et touffeur permanente, végétation envahissante et faune dévoreuse en tout genre, subsister est une lutte quotidienne d’autant plus usante qu’elle se déroule dans la pauvreté et des conditions de vie particulièrement rudimentaires.

Pourtant, le plus terrible pour Damaris reste son désir d’enfant inassouvi qui, au fil des ans, l’a encore bien plus minée qu’elle ne l’imagine. Comme un bois secrètement rongé de l’intérieur et sur le point de s’effondrer, cette femme n’est plus qu’une enveloppe vide prête à se déchirer au prochain accroc. Envahie par un amour dévorant et possessif que les fugues de la chienne finissent par muer en haine, elle se retrouve face à ses failles les plus intimes et les plus anciennes, dévastée par une culpabilité qui la ramène au drame vécu dans son enfance.

Au fil d’une narration sobre et implacable où l’amour s’avère aussi asphyxiant que la jungle qui enserre le village, Pilar Quintana incarne une histoire âprement tragique de désir d’enfant, dans un complexe portrait de femme d’une irréprochable justesse. (4/5)

 

Citation :

Damaris était terrassée par la tristesse et tout - se lever du lit, préparer à manger, mâcher sa nourriture - lui coûtait énormément. Elle avait l’impression que la vie était comme une crique et qu’elle devait la traverser avec les pieds enfoncés dans la boue et de l’eau jusqu’à la taille, seule, dans un corps qui ne lui donnait pas d’enfants et ne servait qu’à casser des choses.
 

 

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