mardi 30 juin 2020

[Ca, Nhã] Les canons tonnent la nuit





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les canons tonnent la nuit
          (
Đêm nghe tiếng đại bác)

Auteur : Nhã CA

Traductrice : Liêu TRUONG

Parution : en vietnamien en 1966,
                en français en 1997 (Editions Picquier)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Une famille unie, encore respectueuse des valeurs traditionnelles, a quitté sa terre natale pour suivre le flot des réfugiés et s’installer à Saigon. La guerre n’est pas visible depuis la capitale mais tout rappelle sa présence et ses menaces… Ce monstre froid avance la nuit, à pas de géant, avec le bruit des canons.
Ce roman bouleversant nous fait découvrir la littérature du Sud-Vietnam des années 1960 à 1975, jusqu’alors totalement méconnue.

 

 

Un mot sur l'auteur :

De son vrai nom Trần Thị Thu Vân, Nhã Ca est une femme de lettres vietnamienne née en 1939, connue pour ses écrits publiés à Saïgon pendant la guerre du Viêt Nam. Elle vit aujourd'hui aux Etats-Unis.

 

 

Avis :

Après la partition du pays, cette famille vietnamienne a fui le nord occupé par les communistes, pour se réfugier à Saïgon. La guerre n’y est encore qu’une notion assez abstraite, matérialisée par le grondement de plus en plus proche des canons et la mobilisation des jeunes hommes. Avec l’incorporation militaire du fils aîné et du fiancé de l’une des filles, commence une longue attente angoissée, rythmée par les échanges de lettres et les espoirs de permissions.

L’on comprend aisément comment tant de familles, de mères et de jeunes femmes vietnamiennes des années soixante et soixante-dix ont pu se reconnaître dans ce livre, portrait du quotidien d’une maisonnée ordinaire, qui tente tant bien que mal de poursuivre une existence aux étranges allures de presque normalité, alors que pèsent d’angoissantes menaces et que l’étreint la peur pour ses hommes partis au combat. Le temps semble suspendu pendant que chacun s’astreint à étouffer son anxiété sous des occupations incongrûment anodines, s’attachant d’autant plus à l’ordinaire qu’il est tout ce qu’il reste pour tenter de se rassurer, comme protégé par le sentiment d’irréalité de ce qui demeure invisible.

Bien peu d’action donc dans cette histoire, mais une émotion contenue à fleur de mots, dans une atmosphère menaçante, oppressante et tendue qui fait craindre l’explosion à chaque page : un témoignage réaliste et touchant de l’usure de l’attente et de l’angoisse pour ceux restés à l’arrière des combats, qui résonne d’autant plus tragiquement que, contrairement à l’auteur, l’on sait ce qu’il adviendra de Saïgon deux ans après la publication originale de ce livre. (4/5)

 

 

Citations :

Dans la nuit immense se propagent les échos lointains des canons. Leur grondement, d’abord indistinct, se précise peu à peu. Le voilà ! Il s’approche, il est tout près, di… dam, di… dam, à la fois doux et léger, comme une berceuse monotone. Le voilà ! De nouveau il s’approche, il s’en va. Vient-il du nord ? Non. Du sud ? De l’est ? De l’ouest ? Il s’élève strident, il s’éloigne, plus rapide que l’éclair, plus leste que la foudre. Il se perd dans la nuit. J’entends chaque grondement, chaque roulement. Inconsciemment, je sais par cœur chaque bruit, devine juste chaque explosion. Et le grondement des canons s’approche, s’approche toujours…

dimanche 28 juin 2020

[Gaubil, Jacques] L'homme de Grand Soleil






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : L'homme de Grand Soleil

Auteur : Jacques GAUBIL

Editeur : Paul & Mike

Année de parution : 2018

Pages : 248

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un médecin de Montréal se rend tous les mois à Grand Soleil, un village perdu dans le Québec arctique. Docteur de l’âme autant que du corps, il y rencontre Cléophas, un patient particulier. Conservé par le froid qui a saisi cette partie du Canada, l'homme de Grand Soleil a vécu caché, il n’a rien écrit, rien accompli de notable et personne ne le connaît. Pourtant son apparition va tout bouleverser, sous le regard impuissant du médecin, témoin d’un monde qui se délite.
Avec une plume intelligente, incisive et souvent drôle, Jacques Gaubil dresse un portrait froid et parfois cruel de l’homme moderne, tout en proposant un récit bienveillant et chaleureux.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Franco-canadien, Jacques Gaubil vit à Montréal. L’homme de Grand Soleil est son premier roman.

 

Avis :

Le narrateur, semble-t-il comme l’auteur, est un Français installé à Montréal. Sa profession de médecin l’amène à se rendre régulièrement en mission itinérante dans un village isolé du Grand Nord canadien : Grand Soleil. Il y prend un jour en charge un homme âgé et malade, dont les apparences tout à fait ordinaires cachent une particularité qui va bientôt bouleverser toute la planète.

Drôle, intelligente et érudite, cette fable est l’occasion de nous tendre un miroir sans complaisance et de nous servir, avec autant d’ironie mordante que de lucidité désabusée, quelques vérités bien senties qui font mouche à chaque page. Au nom du progrès et de ce que nous pensons la suprématie de l’espèce humaine, n’avons-nous pas perdu de vue les véritables essentiels pour, aveuglés par notre cupidité et notre narcissisme, nous consacrer au culte exclusif de l’argent et de la notoriété, pour imposer une façon d’être uniformisée et lobotomisée par le marketing, la médiatisation et internet, nous transformant en moutons de Panurge consommateurs d’immédiateté, abrutis par un prêt-à-penser consternant de médiocrité et menant parfois aux pires absurdités ?

Sous couvert d’un irrésistible humour au vitriol, cette histoire qui se lit avec plaisir et facilité soulève de nombreuses questions. Certaines m’ont fait pensé à l’essai La grande déculturation de Renaud Camus qui, lui aussi, constate la perte de consistance qui accompagne la diffusion culturelle sous ses formes actuelles. Au travers des mésaventures du docteur Leboucher, se dessine l’impuissante désillusion d’un homme cultivé et amoureux des livres, tenté de fuir le tumulte de ses inconséquents et décevants semblables pour lui préférer le froid et l’isolement du Grand Nord, en compagnie de la littérature et des trésors qui s’y sont accumulés au fil des siècles.

Autant amusée par le ton sarcastique qu’intéressée par la justesse du propos, j’ai été totalement séduite par cette histoire intelligente et bien tournée dont chaque réflexion fait mouche et vous donne envie de souligner toutes les phrases. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

À Montréal, les grandes artères ont recherché l’assistance céleste  : boulevard Saint-Laurent, rue Saint-Denis, rue Sainte-Catherine, boulevard Saint-Joseph. Paris a  enrégimenté ses boulevards sous la bannière de généraux d’empire tandis que  Montréal les a baptisés avec des patronymes de saints antiques. J’ai d’abord pensé que les  Montréalais avaient voulu protéger leur ville en se soumettant à un patronage le plus  complet possible. Pendant que les Français rêvaient de gloire militaire, les Québécois recherchaient le salut. Maintenant, je sais que cette invocation des saints est en fait un immense confiteor, une demande d’absolution pour les nombreux péchés de la cité. Les  hommes font des saloperies et, de temps en temps, une grande lessive est nécessaire ; les saints sont d’excellents nettoyeurs de conscience.


Une immense bibliothèque constitue l’ornementation principale de cet intérieur. On devine que les  rayonnages ont pris forme, durant des années, à la manière d’une plante grimpante qui recouvre progressivement tous les murs. Au début, la jeune pousse avait dû être assez modeste, puis, les livres bourgeonnant, de nouveaux rameaux étaient apparus. La plante avait été repiquée plusieurs fois sans jamais perdre de sa vivacité. Finalement, la bâtisse ne semble plus être autre chose qu’un immense tuteur pour cet organisme sans cesse en croissance.


Le supermarché est intéressant. (…) la bâtisse, un parallélépipède démesuré en tôle, représente tout ce qui peut être construit  en  mobilisant le moins possible de pensée, de travail ou de culture. Aucun esprit humain n’a essayé de donner une forme, des proportions, une ornementation, une harmonie à cet entrepôt. (...) Sous la douce vigilance des lions de Saint-Marc, à l’ombre du Palais des Doges, et protégé par des canaux irriguant la splendeur de sa ville, un Vénitien finit par s’imprégner de la beauté qui l’entoure. Par une osmose mystérieuse il devient beau lui-même ainsi que son esprit. Pour ceux qui vivent dans les villes nouvelles et vont  faire leurs courses dans des zones industrielles, ce même processus osmotique va accoucher de monstres. La laideur finira par infuser leurs corps et leurs âmes comme une dégénérescence. Certaines villes reculées des États-Unis donnent une idée de la rapidité du phénomène.


Dès qu’ils discutent entre eux, ils crient. Les Américains doivent tous se sentir loin les uns des autres ; pour eux, s’adresser à son voisin nécessite de franchir de grands espaces et ce sont un peu des cowboys de la communication. Ou alors ce peuple a des problèmes d’audition, bavarder avec son  voisin, c’est parler à un sourd. Dans tous les cas, les Américains font du bruit parce qu’ils sont seuls. En ce qui me concerne, je préfère les murmures car le chuchotement témoigne d’une incertitude qui me convient. Ce que l’on dit ne mérite pas d’être proclamé pour être entendu de tous. On se sait faible, on éprouve une certaine méfiance envers ses propos. Parler bas, c’est douter.


En 1966, les gardes rouges de Mao  pénétraient dans les maisons pour brûler livres et photos, les intellectuels étaient humiliés publiquement, des directeurs d’école étaient battus à mort et les deux tiers des monuments du pays furent anéantis. (...) Ma collaboratrice avait enduré une révolution culturelle similaire. Les traces du passé furent détruites, les écoles décapitées et les livres ensevelis. Il n’y eut pas un seul petit livre rouge, mais des milliers : des confessions intimes de stars, des romans industriels, des classiques de la littérature condensés parce que Balzac ou Victor Hugo sont trop bavards, des livres de responsables politiques écrits par des  responsables  en  communication. Comme en Chine, les nouveaux gardes rouges avaient été recrutés parmi la jeunesse. Grâce à la télévision, à internet, à la  presse, des footballeurs, des chanteurs, des stars de télé-réalité, des animateurs, des mannequins, des lycéens grévistes avaient pénétré dans les maisons pour imposer le modèle d’une vie sans pensée. 


La pensée de ma compagne de table se résumait donc à des opinions sur des questions  d’actualité dénichées sur le web. Sa connaissance du monde se présentait comme une flaque de vase stagnante d’où rien n’émergeait. Elle n’avait pas de squelette, c’était une invertébrée de la pensée, un poulpe. Elle ne lisait pas. La tolérance était la mère de toutes les vertus. Toutes les idées, tous les modes  de  vie, toutes les cultures étaient les bienvenus. Et ce d’autant plus qu’elle avait peu d’idées et ne connaissait de culture ou de mode de vie que le sien. Elle était une sœur universelle parce que l’univers c’était elle. L’autre est beaucoup plus facile à aimer lorsqu’il est loin.


Je ne sais même pas par quel bout prendre tout ça. Il y a des choses, comme Grand Soleil, qui ne disposent pas d’extrémités et l’Univers lui-même serait sans bouts. Les objets sans extrémités, on a du mal à les saisir, à les attraper. Par exemple, l’homme est sans limites, il n’a pas de bouts, on est toujours surpris. On croyait que la Première Guerre mondiale était indépassable. Eh bien non ! En fait, la Première, ce n’était pas du tout la première et puis surtout, il y a  eu la Seconde. Et le spectacle fut encore plus grandiose avec Treblinka et Nagasaki. On se dit : enfin, c’est terminé ! Et paf !


On pourrait penser que l’intelligence rend aveugle, que l’étude ou la lecture fatiguent les yeux, il me semble cependant que c’est le contraire : c’est  la  cécité  qui  accroît  nos  facultés  intellectuelles.  Pour  développer  un  bon quotient intellectuel, il ne faut pas bien voir ce qui se passe autour de soi. Si on regarde vraiment,  on arrête de s’instruire.  


Il n’y a jamais eu de création ex nihilo. La Théorie des Éléments Finis affirme que la persistance de la quantité s’applique aussi à ce qui ne relève pas de  la  matière. De la même façon que la masse d’or sur notre planète est constante (à l’exception de celle que nous envoyons dans l’espace), la quantité d’éthique, par exemple, ne fluctue pas. Il y a, dans le monde, une dose fixe de morale à notre disposition et nous pouvons la répartir comme il nous convient, mais nous ne pouvons pas l’accroître. Pour que l’éthique politique progresse, il faut trouver une certaine quantité de morale ailleurs et c’est ainsi que l’élégance individuelle régresse. Cela s’applique à l’ensemble des éléments immatériels, le beau par exemple. Plus le nombre d’artistes augmente, plus la quantité de beau à laquelle chacun peut prétendre diminue. Les œuvres se diluent et l’art contemporain est l’incarnation de cette loi implacable. Plus il y a d’écrivains, moins il y a de bons livres. 

 
La Théorie des Éléments Finis est une réfutation scientifique de l’idée de progrès. Nous ne cheminons pas vers plus de perfection, demain ne sera pas plus lumineux qu’hier. L’illusion que l’homme s’améliore repose sur l’accumulation des connaissances scientifiques et l’extrapolation de cette observation à d’autres domaines. Croire en l’accroissement des quantités de Beau, de Bien et de Vrai est aussi absurde que d’imaginer que la quantité de matière de l’Univers est en expansion. L’or n’apparaît pas à partir de rien, il faut simplement creuser plus profond  pour en trouver davantage. En conséquence, la Théorie des Éléments Finis constitue le fondement d’une relecture magistrale de l’histoire. 
La grande peste a entraîné une réduction de près d’un tiers de la population européenne. L’abondance de valeurs disponibles pour les survivants fut sans précédent et engendra la Renaissance. Les guerres de religions accouchèrent des Lumières ; la Terreur fut suivie de Balzac, Hugo, Maupassant et de la littérature du dix-neuvième. La Première Guerre mondiale donna les années folles, la Seconde, les trente glorieuses. Toutes les réductions démographiques suscitent des concentrations et donc des renaissances. Toutes les expansions de population provoquent des dilutions et des effondrements. Les massacres apparaissent ainsi comme une nécessité, une purge ; le patient se porte mieux après. (...) Nous sommes aujourd’hui plus de sept milliards, c’est une période de grande disette. Certains ne recevront pas leur part de vérité, d’autres seront privés de beauté et il n’y aura pas assez de bonté pour tous.


Le grand Einstein lui-même m’a murmuré à l’oreille : « la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un   résultat différent ». 


J’avais compris trop tard que l’ignorance est le germe du bonheur ou tout au moins d’une certaine sérénité. Il suffit de regarder autour de soi pour constater que les imbéciles sont heureux et les savants misérables. Mais il est impossible de désapprendre. Une fois le piège de l’érudition refermé, il ne  nous reste qu’à regretter notre curiosité malsaine qui, à sa façon, recommence la chute d’Adam et  d’Ève. Nous  n’écoutons pas ceux qui nous répètent depuis plusieurs millénaires que les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sont empoisonnés et qu’il n’existe aucun traitement. Générations après générations, nous sommes chassés du paradis car nous répétons indéfiniment la même faute, le même péché primordial : nous posons trop de questions.


La distinction n’est pas quelque chose d’intrinsèque à l’homme, la dignité nous est  imposée par les conditions extérieures.


La fatigue est un anesthésiant, c’est  pour cela que les gens pratiquent des sports. Cela permet de ne pas réfléchir. Il suffit de lire les interviews de footballeurs pour réaliser combien c’est efficace. Pour les fainéants qui ne veulent pas penser tout en refusant  de se fatiguer, la société moderne met à notre disposition bien d’autres moyens, plus efficaces encore que l’exercice physique. Il y a la télévision, internet, la vie politique locale, la presse locale, les chanteurs, les animateurs, les chanteurs et les animateurs qui écrivent des livres. Ce serait trop long de remercier tout le monde. Je souhaite cependant souligner que, dernièrement, l’école a fait beaucoup de progrès pour aider les enfants à ne pas se compliquer la vie.


J’évalue à plus de cinquante pour cent la part des phrases que nous échangeons avec nos semblables et qui sont sans aucun intérêt. Cette proportion est d’ailleurs en très forte augmentation. La majeure partie de ce que nous disons consiste à énoncer des évidences, des inepties ou des lieux communs. C’est un des mystères les plus profonds des relations humaines. Parler pour ne rien dire constitue l’essence même de la communication. La conversation est un bruit d’ambiance, une décoration sonore sans substance. J’ai pris conscience de l’ampleur du  phénomène du moment que je me suis intéressé aux réseaux sociaux. C’est vertigineux. Chacun éjacule sans cesse ses pensées du moment.


Ils sont légion les écrivains qui nous racontent des histoires. Ils nous bercent le soir pour que tout recommence, le lendemain matin. On les lit en se couchant pour remettre à zéro les compteurs, pour oublier sa journée et croire que  l’avenir  sera  romanesque. La littérature sert à faire repartir la vie qui chancelle, comme lorsqu’il faut redémarrer un ordinateur devenu instable.


Bourdieu s’est trompé en énonçant que les inégalités s’enracinent dans la transmission inéquitable d’un héritage culturel. Ce n’était pas tant la culture qui distinguait Lumans que son assurance. Cette aisance qui l’habitait lui a ouvert toutes les portes. Le véritable legs familial résidait dans la certitude que les choses lui étaient dues car la vie avait des devoirs vis-à-vis de la ligné  des Lumans. (…) L’assurance marque l’appartenance à une classe sociale supérieure davantage que les revenus ou la culture. 


On appelle cela le réseau des relations. La valeur d’une fréquentation se mesure au nombre de nouvelles relations qu’elle suscite. On collectionne les amis sur des réseaux  sociaux, on les compte. À nouveau monde, nouvelle langue. On ne dit plus être ami, mais être connecté. On ne parle plus, mais on chatte, on n’écrit pas à un ami, on  blogue. Au fond, on privilégie la connexion sur la relation et les contacts deviennent des portes ouvertes sur d’autres connaissances. À la fin, avec toutes ces ouvertures, il y a beaucoup de courants d’air, le réseau débouche sur du vent. Dans cette toile de relations, Montaigne et La Boétie auraient marqué peu de points. Le nombre n’a-t-il pas été, de tout temps, l’ennemi de l’amitié ?


En recherchant son nom dans Google, on peut savoir où on en est dans l’existence. Ce que le monde dit de nous, c’est ce  que nous sommes, le web est un miroir. Tous  les  matins, on s’examine devant une glace pour vérifier sa coiffure ou ses vêtements. De  la même façon, tous les jours, nous devrions nous observer sur internet. Avant le net, chacun pouvait espérer ne pas être immédiatement saisi. Comme par un brouillard qui  enveloppe un paysage, certaines tournures de notre être étaient dévoilées pendant que d’autres restaient cachées et un mouvement faisait ondoyer ces mystères et ces révélations. Il était impossible de voir le paysage au complet, néanmoins le souvenir permettait de reconstituer la scène. On appelait cela l’intimité. Nous n’étions pas d’emblée disponibles. Et puis, le temps de la transparence est venu, l’incontinence est la maladie du siècle, les gens font leur être sous eux.


Le lent pourrissement des chairs n’est plus accepté car la science nous a promis la maîtrise des corps. On ne veille plus nos morts à la lueur d’une bougie avec les voisins rassemblés qui murmurent des histoires anciennes comme pour éviter de réveiller le mort. (...) L’urne, quant à elle, faisait penser à un container qui aurait pu renfermer des produits alimentaires. Elle fut placée par un employé des pompes funèbres dans un trou creusé dans un mur. Le trou fut scellé, la cérémonie était terminée. Le mur contenait des centaines d’urnes et édifiait une muraille de Chine destinée sans doute à éviter une invasion : l’incursion des morts dans le royaume des vivants. Comme les Mongols, les morts faisaient trembler l’empire. Ils nous rappelaient qu’on venait de quelque part et qu’on allait quelque part. Difficile de consommer, de faire du tourisme et de regarder calmement  Master Chef en entendant le murmure des morts. 


On croit que les gens ont peur de mourir. C’est encore un malentendu. On a peur de la mort des autres, de ses enfants, de ses parents, de ses amis. On a peur de se retrouver seul, de ne plus avoir la distraction de la compagnie. On craint l’effondrement du monde, c’est une angoisse heideggérienne. En revanche, sa mort à soi, on n’en a pas peur.


La supériorité des hommes modernes sur les hommes préhistoriques ne provient pas de leur civilité, mais de leur sauvagerie. Homo sapiens a supplanté Néandertal parce que c’est une brute…


Il y a aussi cette phrase de Tim Cook, le patron d’Apple :  « Nous allons vous donner des choses sans lesquelles vous ne pourrez pas vivre, mais dont vous ne ressentez pas  le  besoin  aujourd’hui  ». Quelle  magnifique épitaphe pour la période que nous vivons. Quel trésor archéologique ce serait ! Qui aura mieux résumé notre époque ?…

vendredi 26 juin 2020

[Cayre, Hannelore] Richesse oblige






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Richesse oblige

Auteur : Hannelore CAYRE

Editeur : Métailié

Année de parution : 2020

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Dans les petites communautés, il y en a toujours un par génération qui se fait remarquer par son goût pour le chaos. Pendant des années l’engeance historique de l’île où je suis née, celle que l’on montrait du doigt lorsqu’un truc prenait feu ou disparaissait, ça a été moi, Blanche de Rigny. C’est à mon grand-père que je dois un nom de famille aussi singulier, alors que les gens de chez moi, en allant toujours au plus près pour se marier, s’appellent quasiment tous pareil. Ça aurait dû m’interpeller, mais ça ne l’a pas fait, peut-être parce que notre famille paraissait aussi endémique que notre bruyère ou nos petits moutons noirs… Ça aurait dû pourtant…

Au XIXe siècle, les riches créaient des fortunes et achetaient même des pauvres afin de remplacer leurs fils pour qu’ils ne se fassent pas tuer à la guerre. Aujourd’hui, ils ont des petits-enfants encore plus riches, et, parfois, des descendants inconnus toujours aussi pauvres, mais qui pourraient légitimement hériter ! La famille de Blanche a poussé tel un petit rameau discret au pied d’un arbre généalogique particulièrement laid et invasif qui s’est nourri pendant un siècle et demi de mensonges, d’exploitation et de combines. Qu’arriverait-il si elle en élaguait toutes les branches pourries ?

 

 

Un mot sur l'auteur :

Hannelore Cayre est avocate pénaliste, elle est née en 1963 et vit à Paris. Elle est l'auteur, entre autres, de Commis d'office, Toiles de maître et Comme au cinéma. Elle a réalisé plusieurs courts métrages, et l'adaptation de Commis d'office est son premier long métrage. Elle a écrit le best-seller La Daronne (Métailié, 2017) porté à l'ecran en 2020. Elle est lauréate du Grand Prix de Littérature Policière et du prix Le Point du Polar Européen.

 

Avis :

Issue d’une branche pauvre et oubliée, poussée en 1870 sur l’arbre généalogique d’une riche et peu scrupuleuse famille d’industriels, la narratrice décide de donner un coup de pouce au destin pour se retrouver seule héritière.

Navigant constamment de 1870 à aujourd’hui dans un rapprochement assez noir entre la société inégalitaire du XIXe et les fractures sociales du XXIe siècle, le texte donne vie à des personnages forts qui ne font pas dans la demi-mesure, et bouscule le lecteur par l’impertinence pleine d’humour d’un texte au vitriol aux accents parfois anarchistes.

Le résultat est un mélange détonnant et parfois surprenant, menant du siège de Paris par les Prussiens en 1870 et des idéaux de la Commune, du tirage au sort des conscrits au XIXe siècle et de la pratique de l’achat de remplaçants militaires, à la communauté expérimentale d’Auroville en Inde, au méroxage en pleine mer et au déversement de déchets toxiques en Afrique, en passant par un certain matriarcat breton et par une critique politique de l’art contemporain. L’ensemble témoigne d’un désespoir à voir changer une société confrontée aux problèmes sociaux et environnementaux, mais figée dans un schéma où seul l’argent est roi.

Au-delà de ses thèses politiques qui ne pourront plaire à tout le monde, ce roman incisif et provocateur à l’humour ravageur témoigne des questionnements d’une société contemporaine confrontée à des défis majeurs, et qui aime de plus en plus souvent caresser l’idée d’un monde « d’après ». J’ai pris plaisir à le lire comme une vaste caricature de notre actualité. (4/5)

 

Citations :

Arrière-grand-papa avait couté 8 000 francs en 1870 à la famille de Rigny. Je n’étais pas dupe : ça n’était pas la vie de mon aïeul, obscur goémonier, qui valait ce prix-là ; il s’agissait de la somme qu’avait été capable de débourser son acheteur pour éviter d’exposer son fils au risque de se faire tuer.
Il est à noter, et je l’ai appris en me documentant sur la question, qu’il s’agissait là, à la veille de la guerre de 1870, du seul moment de l’histoire où le cours du pauvre est parvenu à un tel niveau. C’est également au XIXe siècle, avec l’apparition du capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, que des philosophes, notamment Engel et Marx, ont commencé à réfléchir à la notion de réification de l’être humain. Outre les esclaves de l’Antiquité et du Nouveau Monde, qui n’étaient pas considérés par le droit comme des personnes, mais comme des biens meubles, la possibilité de fixer un prix pour un homme a été officialisée lorsque la loi Gouvion-Saint-Cyr est venue encadrer en 1818 la pratique du remplacement militaire qui se faisait déjà depuis l’an VI, mais qui avait donné lieu à moult procès et scandales.
Un prix des hommes existe toujours, mais son calcul ne répond plus aussi directement à la loi de l’offre et de la demande. Certains le fixent à cent vingt fois le PIB d’un pays par habitant. Avec cette méthode de calcul un Français vaut 5 millions de dollars, un Américain 6,5 millions et un Érythréen 70 000, soit à peu près le prix du 4 X 4 qui pourrait potentiellement l’écraser pendant un rallye. D’autres le font tourner autour de deux notions : l’utilité conditionnelle d’un individu et la somme d’argent qu’une société est prête à débourser pour sauver une vie. Avec ces calculs, un Français vaudrait aux alentours de 3 millions, quant à un Érythréen, disons poliment qu’il est impossible de calculer son prix. Une fois ce chiffre fixé, les États ont les moyens de faire des arbitrages en matière de dépenses de santé ne s’intéressant donc pas aux maladies rares telles que celle qui affecte ma copine Hildegarde. Même chose en matière de travaux publics. Derrière chaque aménagement comme par exemple un carrefour ou un passage à niveau, derrière toute infrastructure impliquant la préservation d’une vie, il y a nécessairement son évaluation monétaire.


C’est trop tard, nous ne viendrons plus à Paris nous réfugier chez vous. Je profite du dernier train qui quitte Saint-Germain demain soir pour vous faire parvenir ce courrier. Il sera plus aisé pour vous de nous écrire car il paraît qu’ils vont mettre en place un système de poste par boule en zinc qui suivra, telle une bouteille à la mer, le cours de la Seine et qui pourra contenir jusqu’à 700 lettres. Ou alors par aérostat. Je me suis renseigné : un ballon postal partira toutes les fins de semaine de Montmartre ou de La Villette. Alors ne nous laissez pas sans nouvelles.

 
… où il était fait état de la nullité stratégique des généraux et de l’impréparation de la guerre. On avait cessé de crier À Berlin. On avait retiré les drapeaux des fenêtres et on commençait à raconter des horreurs. On parlait de l’organisation pitoyable de l’intendance militaire, des régiments disloqués qui bivouaquaient au hasard, de l’imprévoyance en matière de munitions et de ravitaillement. Des états-majors qui avaient pensé aux cartes de l’Allemagne à envahir, mais pas un seul instant à celles de la France à traverser, allant dans les écoles pour se repérer. Des généraux qui s’étaient trompés de champ de bataille et d’autres qui avaient tiré sur leur propre camp. Le mot désastre s’affichait sur toutes les pages.

 
Il suffisait d’avoir lu Balzac, Zola ou Maupassant pour ressentir dans sa chair que ce début de XXIe siècle prenait des airs de XIXe. Il y avait bien sûr la disparition progressive des services publics, mais pas seulement. Après un XXe siècle qui avait connu deux conflits mondiaux et glorifié l’aventure entrepreneuriale et les diplômes, la part des revenus du travail dans les ressources dont une personne disposait au cours de sa vie s’était mise à reculer pour arriver exactement au même niveau qu’à l’époque de mon ancêtre Auguste. On se surprenait à nouveau à attendre le décès de papa-maman pour s’acheter un logement ou payer les études et l’installation de ses enfants. Et cette tendance n’irait qu’en s’accentuant avec la fin (irrémédiable dans un monde épuisé) de la croissance telle que nous la connaissons depuis la révolution industrielle. En d’autres termes : celui qui ne possédait que son travail sans aucune espérance d’héritage se demandait comment diable il pourrait faire fortune alors qu’une part chaque année plus importante de ce qu’il gagnait était engloutie dans ses dépenses courantes et que le peu qu’il arrivait à mettre de côté rapportait à peine de quoi couvrir l’inflation. La lecture du Père Goriot avec ses impayables conseils de Vautrin à Rastignac pour gravir l’échelle sociale devenait ultra branchée et la vision méritocratique du monde, complètement ringarde. 


– Tu vois, les oiseaux, à un moment ils sont vieux et ils meurent. Du coup on devrait en trouver plein par terre ou au moins en prendre un sur la tête de temps à autre, mais non, ça n’arrive jamais. Ils sont passés où, à ton avis, tous les vieux oiseaux du ciel ?
Elle m’a regardée.
– Je sais pas.
– Personne ne ne sait ! C’est un mystère de la nature. C’est pareil pour les vieux marins comme papy. Un jour la mer les engloutit comme le ciel engloutit les oiseaux.

 
Mais, ma tante, il s’agit des premières élections de la nouvelle République… Des hommes brillants se présentent : Hugo, Gambetta, Quinet, Rochefort… Et non, ils désignent une assemblée à 60 % monarchiste… Mais comment une chose pareille peut-elle être encore possible en 1871 ?!
 – Parce que la France est une nation de culs-terreux aux idées courtes à qui il faut de l’ordre, Dieu, la paix et le cadre rassurant de ses traditions : son roi, ses comices et ses ridicules petits bals de la Saint-Jean que j’ai en horreur. Il n’y a que Thiers pour la comprendre telle qu’elle est et s’en faire accepter.
Elle avait raison : le serpent à lunettes, l’ami de la famille, avait été plébiscité par les culs-terreux.

 
… je suis tombée sur une phrase de Flaubert aussi méprisante que pertinente : “Le peuple accepte tous les tyrans pourvu qu’on lui laisse le museau dans la gamelle.” Chaque fois qu’on la lui retire, sa gamelle, au peuple, il gueule et descend dans les rues manifester alors que les ressources se raréfient, qu’il n’y a plus d’animaux, que les saisons se déglinguent et que la mer est pleine de plastique. On n’ira nulle part comme ça. Alors l’idée m’est venue de faire en sorte qu’il la trouve tellement dégueulasse, sa gamelle, qu’il finisse par s’en détourner ou la renverser avec son museau. Parce qu’elle l’est vraiment, dégueulasse, sauf que personne n’a envie de s’en rendre compte vu que c’est bien trop inconfortable de changer de mode de vie.

mercredi 24 juin 2020

[Clavel, Fabien] Feuillets de cuivre






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Feuillets de cuivre

Auteur : Fabien CLAVEL

Editeur : ActuSF

Année de parution : 2015

Pages : 344

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Paris, 1872. On retrouve dans une ruelle sombre le cadavre atrocement mutilé d'une prostituée, premier d'une longue série de meurtres aux résonances ésotériques. Enquêteur atypique, à l'âme mutilée par son passé et au corps d'obèse, l'inspecteur Ragon n'a pour seule arme contre ces crimes que sa sagacité et sa gargantuesque culture littéraire. 

À la croisée des feuilletons du XIXe et des séries télévisées modernes, Feuillets de cuivre nous entraîne dans des Mystères de Paris steampunk où le mal le dispute au pervers, avec parfois l'éclaircie d'un esprit bienveillant... vite terni. Si une bibliothèque est une âme de cuir et de papier, Feuillets de cuivre est sans aucun doute une œuvre d'encre et de sang.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1978, à Paris, Fabien Clavel a ensuite vécu, douze ans durant, à Pierrefonds, non loin du château que l’on peut apercevoir dans la série anglaise Merlin – où le bâtiment joue le rôle de Camelot.
De retour à Paris après le bac, il a suivi des études de lettres classiques avant de devenir enseignant dans ces mêmes matières. Depuis deux ans déjà, il vit à Budapest.
Fabien Clavel s’est fait connaître avec ses premiers romans, chez Mnémos, qui touchaient sans complexe à plusieurs « mauvais genres » (occulte contemporain, fantasy parodique, cape et épée, péplum uchronique).
Depuis 2007, Fabien Clavel s’est imposé comme un auteur jeunesse passionnant, d’abord en science-fiction puis, plus récemment, en renouant pour son dyptique – La dernière Odyssée et Les Gorgonautes – avec sa passion pour l’histoire grecque, sa culture et ses légendes. La collection « Royaumes perdus » était à l’évidence idéale pour accueillir une inspiration aussi respectueuse de son jeune lecteur qu’originale.

 

Avis :

De 1872 à 1912, la carrière policière de l’atypique Ragon s’envole, grâce à plusieurs affaires criminelles qu’il réussit à résoudre en usant de sa formidable culture littéraire et de sa passion immodérée pour les livres. Il lui faudra toutefois très longtemps avant de se rendre compte que ces différentes enquêtes avaient au final un dénominateur commun…

Dans la mouvance steampunk utilement et clairement présentée dans la préface d’Etienne Barillier, cette histoire discrètement uchronique commence, tels les épisodes d’un feuilleton, par une série de courtes enquêtes policières dans un Paris qui découvre les machines et l’ère industrielle à la fin du XIXe siècle. Y revient avec persistance l’usage du cuivre et de l’éther, mais ce sont surtout les livres qui forment les pierres angulaires de tout l’édifice : peu à peu, comme les rouages d’un mécanisme complexe de haute précision, les différents éléments narratifs s’assemblent pour laisser apparaître un motif général de plus grande envergure qui, par ailleurs profondément machiavélique, s’enroule autour du thème des livres, de la littérature, et de leur impact sur nos vies.

Ainsi, tandis que le lecteur se retrouve suspendu au mystère d’intrigues criminelles qui le renvoient dans un Paris ancien restitué avec la plus précision, les références littéraires et artistiques s’entremêlent dans une combinaison impressionnante de naturel et de simplicité dont la postface d’Isabelle Périer permet de saisir toute la profondeur. Egale justice est faite tant au contenants qu’aux contenus livresques, puisque l’objet-livre lui-même apparaît souvent dans le récit comme un support de création aux possibilités étonnantes.

Ce peu ordinaire roman s’est avéré pour moi une fascinante initiation au steampunk : j’en ressors subjuguée par la maestria et la culture littéraire de Fabien Clavel, qu’il met ici au service d’une authentique inventivité, déconcertante d’aisance, de simplicité et d’accessibilité. (4/5)

 

Citations :

Une bibliothèque, c’est une âme de cuir et de papier. Il n’y a pas meilleur moyen pour fouiller dans les tréfonds d’une psyché que de jeter un œil aux ouvrages qui la composent. La sélection, le rangement, le contenu, même la qualité de la reliure : tous les détails sont importants.

N’oubliez jamais cela, Fredouille : tout est dans les livres. Notre vie n’est qu’un feuillet détaché de l’ouvrage gigantesque du monde.

« Notre époque est celle d’une transformation radicale.
« Un poète a bien vu que le quinzième siècle avait opéré une première métamorphose de ce genre. Ceci a tué cela : l’architecture a été tuée par l’imprimerie, l’imprimeur a succédé au maçon.
« Nous croyons vivre depuis dans la démocratie qui a suivi la théocratie. L’essor de la presse nous a fait croire que la chose imprimée l’avait emporté définitivement.
« Mais, de nouveau, nous prenons pour une aurore un soleil couchant à l’or trompeur. Le dix-neuvième siècle n’a pas été celui de l’architecture, ni du livre, mais celui de la machine. Nos feuillets de papier sont pris entre les feuillets de pierre et ceux de cuivre. « Après l’âge d’or, celui d’argent, de bronze et de fer, voici venue la race de cuivre !
« Avec la machine naît un nouveau héros : l’ingénieur. Et avec lui une constitution nouvelle : la tyrannie ! Car, de même que nous avons versé dans les livres la sève de notre savoir, nous nous en remettrons entièrement à la machine qui vivra, agira, pensera à notre place.
« Le passé se bâtissait et le présent s’écrit. L’avenir s’automatisera.

— Vous ignorez qu’il existe une tradition de gouttières peintes – il s’agit de la tranche opposée au dos – depuis le XVIIe siècle et encore vivace de nos jours. On y représentait des scènes invisibles au premier abord. Par contre, si vous pliez doucement les pages, changeant l’angle de vue, le motif apparaît.

lundi 22 juin 2020

[Chapuis, Mathilde] Nafar






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Nafar

Auteur : Mathilde CHAPUIS

Editeur : Liana Levi

Année de parution : 2019

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Une nuit d’octobre, c’est sur la rive turque du Meriç, le fleuve-frontière qui sépare l’Orient de l’Europe, qu’une mystérieuse narratrice arrête son regard. Et plus précisément sur l’homme épuisé qui, dans les buissons de ronces, se cache des soldats chargés d’empêcher les clandestins de passer du côté grec. Car celui qui s’apprête à franchir le Meriç est un nafar : un sans-droit, un migrant. Retraçant pas à pas sa périlleuse traversée, la narratrice émaille son récit d’échappées sur cette région meurtrie par l’Histoire et sur le quotidien de tous les Syriens qui, comme l’homme à la veste bleue se préparant à plonger, cherchent coûte que coûte un avenir meilleur loin de la dictature de Bachar al-Assad. Elle est celle qui témoigne des combines et des faux départs, imagine ce qu’on lui tait, partage les doutes et les espoirs.
Dans ce premier roman bouleversant d’émotion retenue, Mathilde Chapuis nous conduit au plus près des obsessions de tous ceux qui n’ont d’autre choix que l’exil.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mathilde Chapuis est née à Belfort en 1987. Après des études de littérature à Strasbourg puis à Naples, elle sillonne la Grèce, la Turquie et le Liban avant de s’installer de 2013 à 2015 à Istanbul. Depuis 2016, elle vit à Bruxelles. Nafar, son premier roman, se nourrit d’une précieuse proximité avec des exilés syriens rencontrés en Turquie.

 

Avis :

Routarde française à l’esprit d’aventure, la narratrice de passage à Istanbul s'y éprend d'un Nafar : terme arabe signifiant « qui a tout perdu, qui n’est plus rien » et désignant les migrants. L’homme a fui la guerre en Syrie et le régime de Bachar el-Assad, et multiplie les tentatives pour passer en Europe afin de rejoindre le pays de cocagne que lui semble la Suède.

L’absence de prénoms et la seule utilisation de « je » et « tu » pour désigner la narratrice et le réfugié syrien a pour effet d’instaurer une connivence entre eux deux et aussi le lecteur, tout en gardant suffisamment d’anonymat pour donner au récit une portée générale : cet homme est un parmi tant d’autres, pris au hasard des hordes qui, tout au long de l’Histoire, ont transité sur les mêmes routes, et pour les mêmes raisons, entre l’Asie et l’Europe.

Tout le récit se trouve contenu dans une attente fiévreuse, meublée d’incessantes tentatives de départ, coûteuses, dangereuses, rarement couronnées de succès, mais toutes tendues par un espoir insensé devenu raison de vivre parce qu’il ne reste que lui pour ne pas sombrer dans le néant : néant d’un passé détruit qu’il vaut mieux oublier, néant d’un présent vidé de sa substance par la perte d’identité. Ne demeure que le rêve d’un futur idéalisé, dont seuls la narratrice et le lecteur savent la cruelle illusion.

Tout en pudeur, sans commentaire ni parti pris, le texte émeut par l’impression qu’il donne de voir errer des âmes encore inconscientes de leur presque mort, d’assister au ballet aveugle de papillons attirés par la lumière, aussi trompeuse qu’inaccessible, qui brille derrière la vitre : tant d’efforts et d’obstination pour une étape supplémentaire d’un trajet, probablement vers une autre chambre de l’enfer…

Ce livre qui suspend le temps en une parenthèse encore pleine d’espoir, entre un avant terrible et un après rêvé paradisiaque, vous laisse le coeur serré pour tous ces hommes et femmes qui, même s’ils parviennent à destination, ne seront pas au bout de leur peine… (4/5)

 

Citations :

« Nafar ». Le mot viendrait de l’arabe classique. Si c’est un nom, il aurait servi à désigner un groupe de trois à dix personnes. Si c’est un verbe, il aurait signifié quitter sa patrie pour aller vers une autre, partir au loin. Aujourd’hui, en Arabie Saoudite, il sert à nommer les travailleurs d’Inde venus fournir une main-d’œuvre peu coûteuse. Le mot s’est répandu, utilisé pour pointer celui qui est issu d’une région pauvre, contraint de travailler dans une plus riche, coupé de son berceau, perpétuellement en transit.

« J’ai de la place pour cinq nafarat, t’en as de côté ? »     
C’est dans la bouche d’un client du Café Vatan que tu as entendu pour la première fois le mot sous sa nouvelle acception.     
« Quatre seulement. Ils attendent, ils sont prêts. »     
Les passeurs utilisent le terme pour parler des prétendants à l’Europe, les nommant ainsi par paquet, comme une quelconque marchandise de contrebande.

La tulipe était la fleur préférée des sultans. Au XVIIIe siècle, l’élite ottomane convoitait les bulbes rares ; couvrir sa cour et ses jardins avec cette fleur, c’était exposer l’étendue de ses privilèges et de sa richesse. Partout représentée, tissée dans la soie, sculptée sur les vases, stylisée dans le bois, l’argent et l’or, elle est devenue l’un des symboles d’Istanbul.

 

Sur le thème des migrants sur ce blog :







samedi 20 juin 2020

[Cherrière, Eric] Mon coeur restera de glace






J'ai aimé

 

Titre : Mon coeur restera de glace

Auteur : Eric CHERRIERE

Editeur : Belfond

Année de parution : 2020

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Il existe au cœur du cœur de la forêt un endroit où vivent les sapins les plus anciens, protégés du vent comme de l’exposition au soleil, de la pluie, de la neige. Protégés aussi du regard des hommes. Une combe lointaine et tempérée qui fut un jour une frontière infranchissable devant laquelle l’enfant s’était dit « Quand je serai grand, je vivrai là. »

Dans ces bois du fin fond de la Corrèze, un jeune garçon trouve refuge en 1918, en compagnie de son frère, une « gueule cassée ». Une guerre plus tard, des soldats allemands s’y enfoncent, sur les traces d’une de leurs unités disparues. Ces mêmes arbres que l’on retrouve en 2020, peints sur les murs de la chambre d’hôpital d’un vieillard allemand. Aujourd’hui le vieil homme va parler. Révéler le secret de cette forêt qui ébranlera bien des existences, bien des certitudes. Bien des familles.

De 1918 et 1944 à 2020, Mon cœur restera de glace couvre un siècle de guerres fratricides. Ce roman noir, qui explore les destins d’individus ordinaires perdus aux carrefours de l’histoire, est aussi le roman de la beauté face à la violence. De ces fleurs qui poussent sur les champs de bataille.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Éric Cherrière est réalisateur, scénariste et écrivain. Il est l’auteur de Je ne vous aime pas (Le Cherche Midi, 2010, prix du Polar de la prison de la Santé). Il a également écrit et réalisé deux longs-métrages, Cruel, Grand prix du polar de Cognac 2016, et Ni dieux ni maîtres (2019).

 

Avis :

En 1918, Lucien Faure, maire et boulanger d’un petit village de Corrèze, se voit accablé du deuil de son fils et de ses petits-fils : le premier a été porté disparu au front, l’aîné de ses petits-enfants en est revenu gravement estropié, et le plus jeune, enfui au plus profond de la forêt proche, n’a jamais plus été revu. Vingt-six ans plus tard, en 1944, un convoi allemand traverse la même forêt et disparaît à son tour… Ce n’est qu’en 2020, lorsqu’au seuil de la mort un criminel de guerre allemand décide enfin de raconter son passé, que le mystère de Corrèze s’éclaircit…

Indéniablement, l’histoire est bien menée, ménageant suspense et surprises, dans un style narratif fluide, vivant et extrêmement visuel. Tordue à souhait, l’intrigue surprendra sans doute tous ses lecteurs, peut-être un peu trop d’ailleurs : à force d’intrications, l’ensemble en perd sa vraisemblance et se transforme en une fable d’une extrême violence que ne renierait pas Quentin Tarantino.

Guerre rime avec violence me direz-vous, et l’on sait les horreurs aussi bien des tranchées que des forfaits commis sur les civils, mais rien ici ne vient voiler la confrontation directe avec l’atrocité, celle des exécutions sommaires sous la pression nazie, ainsi que celle dictée par la folie à l’état pur. Certains aspects de l’histoire m’ont évoqué le film Le vieux fusil, mais la vengeance déborde ici dans un délire sans fin, où il devient impossible de discerner ami ou ennemi : le Mal est universel, ce sont les circonstances qui vous y poussent ou vous en préservent, quel que soit le camp.

A défaut de l’avoir de glace, c’est le coeur bien accroché qu’il vous faudra aborder ce roman qui interroge sur la barbarie dont sont capables les hommes : pour ma part, sa violence sans fard me l’a laissé au bord des lèvres. (3/5)

 

Citations :

Le détachement apparent que l'historien attribuait jusqu'à présent à Stéphane lui apparaît alors pour ce qu'il est vraiment : la nature profonde d'un homme qui considère que juger d'autres hommes ne le rendra pas meilleur lui-même.

Les hommes sont prêts à accepter beaucoup de leurs chefs, mais pas l'indécision.

Une fois que le mal est fait, il est fait. « L’âme n’est pas une ardoise », c’est son père qui le lui a dit sur son lit de mort.

jeudi 18 juin 2020

[Phang, Loo Hui] L'imprudence






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'imprudence

Auteur : Loo Hui PHANG

Editeur : Actes Sud

Année de parution : 2019

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

C’est une instinctive : elle observe, elle sent, elle saisit, elle invite, elle donne, elle jouit. Photographe, elle vit intensément, dans l’urgence de ses projets, de ses rêves, de ses désirs. Lorsque survient le décès de sa grand-mère au Laos, quitté à l’âge d’un an, elle prend l’avion pour Savannakhet, comme sa mère et son frère.
Là-bas, elle est étrangère. Pas tant en apparence qu’intimement : grandir en France lui a permis une indépendance, une liberté qui auraient été inconcevables pour une Vietnamienne du Laos. Son frère aîné brisé par l’exil peut-il comprendre cela ? Dans la maison natale, les objets ont une mémoire, le grand-père libère ses souvenirs, le récit familial se dévoile peu à peu. Plongée dans une histoire qui n’est pas la sienne, qui pourtant lui appartient, la jeune femme réapprend ce qu’elle est, comprend d’où elle vient et les différentes ardeurs qui la travaillent, qui l’animent.
Ce premier roman sensuel et audacieux, qui allie la délicatesse du style à l’acuité du regard, désigne la transgression des prophéties familiales comme une nécessité vitale et révèle le corps comme seul réel territoire de liberté.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née au Laos en 1974, Loo Hui Phang a grandi en Normandie où elle a fait des études de lettres et de cinéma. Qu'elle conçoive des expositions ou des performances, qu'elle écrive du théâtre ou réalise des films, elle aime multiplier les collaborations (Bertrand Belin, Rodolphe Burger, Frederik Peeters...) pour raconter des histoires hantées par les thèmes de l'identité, du désir et de l'étrangeté. Scénariste, elle a publié une douzaine de bandes dessinées ou romans graphiques. En 2017, le festival d'Angoulême a consacré une exposition à l'ensemble de son travail.

 

Avis :

Contrairement à son frère d’une dizaine d’années son aîné, la narratrice n’a gardé aucun souvenir du Laos, qu’avec leurs parents ils ont fui lorsqu’elle était encore en bas âge, dans les années 1980. A désormais vingt-trois ans, elle est l’assistante d’un photographe à Paris, où elle mène une existence très libre et collectionne les aventures d’un soir. Son frère, lui, ne s’est jamais remis de son exil et sombre dans la déprime. Au décès de leur grand-mère restée au Laos, les deux jeunes gens et leur mère retournent pour quelques semaines dans leur pays d’origine.

Mise à part l’aïeule Wàipó dont l’ombre omniprésente cimente tout le récit, personne n’a de prénom dans cette histoire construite en ricochet entre le « je » de la narratrice, le « tu » du frère et le « il » du grand-père, comme si, pour ces trois là, départis de leur identité par l’exil et la séparation, un seul repère pouvait subsister : le souvenir aimant de celle qui fut le pilier de la famille.

Le leitmotiv du texte est le déracinement et la perte d’identité des exilés. Tandis que ses parents vivent retranchés dans une bulle protectrice reproduisant en France leur cadre laotien, pendant que son frère refuse obstinément sa vie de transplanté qui ne remplacera jamais celle qu’on lui a volé, la narratrice constate que sa double appartenance ne fait que la rendre étrangère partout. Les premiers s’isolent dans le contrôle obsessionnel d’un quotidien rigide et replié sur lui-même, le second cherche l’oubli dans une dérive dépressive ouverte à toutes les addictions, la dernière s’enivre d’une liberté sexuelle qui serait restée inconcevable au Laos, trouvant refuge dans le seul territoire qui lui appartienne en propre : son corps.

Parfois dérangeant par sa sensualité crue, d’une lecture fluide et agréable, ce roman du déracinement et de la quête d’identité impressionne par la profondeur des souffrances évoquées et par l’intelligence de l’écriture. L’on ne peut qu’être touché par ce texte, dont on imagine aisément quelques possibles proximités avec le parcours personnel de l’auteur. (4/5)

 

Citations :

C’était il y a deux ans. J’avais demandé à nos parents leur livret de famille, exigé par l’administration. La vue du petit carnet recouvert de suédine bleue et marqué d’un blason pompeux a provoqué en toi un soulèvement immédiat. Tu m’as sommé d’expliquer en quoi renouveler ma carte d’identité était nécessaire. J’ai naïvement répondu que j’en avais besoin, pour prouver que j’étais bien française. À tes oreilles, je n’aurais pu prononcer de plus grand affront. J’ai cru que tu allais me gifler. “Tu ne peux pas dire ça, affirmais-tu. Nous sommes vietnamiens. Nos grands-parents ont quitté le Viêtnam pour s’installer au Laos pendant la colonisation française. Ils ont appris des langues étrangères mais ils ont adopté une autre terre et recréé leur communauté, avec d’autres Vietnamiens exilés. Où qu’ils soient, les Vietnamiens restent des Vietnamiens. C’est ça, ton identité. Tu as beau avoir grandi ici, sans aucun souvenir de notre pays, tu n’es pas française. Tu es et tu seras toujours une Vietnamienne.” Dans ta voix résonnait l’orgueil immense, cette sale manie familiale. Tu parlais au nom de tous, ta voix portée par celles de tous les autres. Car pour une raison obscure, toi, nos parents, le clan entier, avez le sentiment d’appartenir à une race à part. Nouveaux colons en terre barbare, vous vous gardez bien de soumettre votre pureté à la souillure environnante. Vous imitez, geste pour geste, l’arrogance des étrangers qui avaient colonisé nos terres, repliés sur leurs statuts, leurs préjugés. S’extraire du clan pour embrasser des mœurs étrangères, c’est entrer en décadence. Être français est un déclassement. Tout comme, autrefois, se fondre dans la masse indigène était une déchéance.

 
Lors de mon premier voyage au Laos, j’avais dix-sept ans, je portais des Pataugas, un bermuda kaki et des tee-shirts bariolés. Les Laotiens et les Vietnamiens me prenaient pour une Japonaise et cela me désolait. Je rêvais d’un mimétisme parfait, d’une réintégration dans mon environnement natal. Je voulais être comme ces animaux de zoo nourris de poulets congelés, qui, relâchés dans leur forêt originelle, retrouvent d’instinct leur stature de grands prédateurs. Déception immense. Au milieu des natifs, je n’étais qu’une touriste, ou pire : une traîtresse déguisée en Occidentale. Je me sentais stupide et un peu vulgaire. Trois ans plus tard, j’ai réitéré l’expérience. Cette fois-ci, j’ai emprunté les vêtements de notre grand-mère. Ample pantalon noir, corsage blanc, sandales de caoutchouc. L’artifice n’a pas fonctionné davantage. J’étais une étrangère déguisée en Vietnamienne, une exfiltrée occidentalisée travestie en autochtone. Improbable pentimento. Les costumes n’y pouvaient rien. Quelque chose dans mon allure et ma gestuelle me trahissait. Quelque chose qui m’imprégnait désormais et transsudait par chaque pore de ma peau. Quoi que je fasse, le Laos, et avec lui l’Asie tout entière, me recrachait comme un corps étranger.


Elle se lève avant tout le monde. Dans la maison ensommeillée, elle fait chauffer de l’eau. C’est ainsi que débute chaque journée de sa vie. Par une grande casserole d’eau bouillante. Notre mère tient son foyer par cette présence infaillible, aussi constante que la succession des jours. Monter la garde au domicile familial endigue sa peur de l’imprévu. Par cette ronde et cette casserole d’eau brûlante, elle repousse les invasions barbares, croit-elle. La préservation des valeurs du monde perdu, celui de sa jeunesse, est assurée. Dans les faits, c’est un état de claustration étendu à l’ensemble de la maisonnée et élevé en principe de vie. Entre les murs de l’appartement situé en terre étrangère – la France –, s’est instauré un condensé de lois confucéennes, bouddhiques, conservatrices, traditionalistes. Soit une petite dictature.

 
Je comprends les mots vietnamiens. Ils pénètrent mon cerveau encore plus loin qu’en français, instantanément. Mais, lorsque je veux former une phrase, ils filent comme des animaux sauvages. Une fois que j’en tiens un, je dois le lâcher pour capturer le suivant. Échappant à mon attention, le premier se sauve. Il me faut douze minutes pour bricoler quelque chose d’intelligible.

 
— Le viet vient tout seul, c’est comme respirer. Au début, quand je parlais en français, j’avais l’impression de dire n’importe quoi. Après, ça allait mieux, mais, dans ma tête, c’était un truc pas naturel. Quand je parlais, ça sonnait faux. Là, tu vois, quand je te parle, j’entends les mots français qui sortent de ma bouche et j’ai l’impression que c’est un autre qui les dit.
(…)
 — Quand je parle en français, je mens. Et quand je pense en français, je me travestis. Tu vois ? J’imite quelqu’un d’autre. J’imite le Français que j’aurais été si j’étais né en France, de parents français. Je fais semblant. Je ne sais plus ce que je pense. Et qui parle ? C’est moi ou ce qu’on attend de moi, ou ce qu’on suppose de moi ?

 
Je me figure ma petite mécanique du langage. Le viet imbibe une partie de mon cerveau, comme un liquide amniotique dans lequel flottent des pensées, des souvenirs repliés. J’ai grandi dans ce son-là. Les mots viets, les rythmes, les syllabes, les intonations. Le français s’est posé au-dessus. Le viet est resté. Il ne s’est pas effacé. Il s’est retiré à l’intérieur. Au centre, ce fluide circule, affleure parfois, par capillarité. Le français est un exosquelette. Quelque chose qui me structure de l’extérieur. Il tient tout cela. Il me tient debout.

 
L’expatriation condense les archétypes. Comme si chaque étranger, malgré un sincère désir d’intégration, se raccrochait à une image arrachée à son folklore personnel. Les caractères sont élagués, les traits soulignés. L’exil fabrique des profils lisibles. Cela n’enlève rien aux qualités des personnes qui les arborent. Celles-ci sont justes extrêmement définies, comme on peut le dire de certains portraits photographiques dont la parfaite netteté abolit toute impression de naturel. 


Ce thé (Sa nom yen) a vraiment la couleur du Mékong. On a l’impression de boire de la boue. Ça m’a toujours fasciné, la manière dont ils le préparent. C’est très mystérieux. Ils font macérer le thé tellement longtemps qu’il en devient imbuvable. Et puis, ils le font bouillir pendant des heures, ils le passent et le repassent dans un chiffon. Ça donne à la fin un truc brun très fort qu’ils mixent avec du lait concentré sucré et des glaçons. Une fois, dans la boutique de produits asiatiques de Cherbourg, j’ai trouvé une boîte de ce thé, tu vois, celle avec un berger allemand sur l’étiquette. J’ai essayé de le préparer. Impossible. C’était dégueulasse. Il faut avoir le coup de main. Ce thé-là, on ne peut le boire qu’ici.

 
Il est huit heures ce matin. Je quitte la maison, Leica en poche. Je marche au hasard. La ville s’épaissit.
Edmond dit qu’il n’y a pas d’instant décisif. Il y a un flux d’images. Des histoires qui se donnent. Et des moments de porosité. Il dit cela souvent. “Sois poreuse et n’attends rien.”

 
Notre mère scrute ton coude amoché et soupire.
(…)
Elle s’empresse de tamponner ton éraflure au coude, avec la fermeté d’un urgentiste.
(…)
D’un mouvement sec, tu te délivres. Et tu hurles. D’un jet continu, inaltéré. Tu hurles que tu veux avoir mal, que tu veux lutter tout seul contre cette douleur, pour apprendre, pour avoir cette chose pour toi, et qu’elle, notre mère, t’a toujours empêché de souffrir et de cela tu lui en veux, penser que tu ne pourrais pas supporter, que tu étais trop faible pour résister, trop faible parce que tu n’es que son fils. Juste son fils.

 
Son visage est une étendue rocailleuse, traversée de fleuves asséchés dont les lits racontent en creux la vigueur et l’éclat. On pourrait s’y perdre des jours, ne vivre que pour cela, le regarder comme on contemplerait un paysage mobile, le Mékong, la mer renversée. Certains jours, il semble que les fleuves filent de nouveau, abreuvent ce visage, et qu’il ne tient qu’à moi d’en remonter le courant.

 
Je pourrais ressembler à une Française. Mais ce n’est pas le cas. Tout se joue sur le visage. La vie se décide à partir de là. J’aimerais penser qu’il n’en est rien, qu’il n’y a pas de déterminisme, que les individus éclairés peuvent échapper à ce genre de paramètre. Mais c’est faux. J’ai grandi dans la banlieue de Cherbourg. Et là, le comportement de tous ceux qui me regardent, quelle que soit leur perméabilité aux préjugés, est contaminé par cela. Phénomène à peine moins perceptible à Paris. C’est ainsi. Au premier regard, cela est prononcé. Je ne suis pas d’ici. Tout le monde le voit. Tout le monde le sait. Je sais que l’on sait. Et cette chose est posée là, entre les autres et moi.


Quittant l’hostilité de notre pays, nous avons intégré un autre État, dans lequel notre famille a établi un camp de retranchement renfermant lui-même nos espaces défensifs, au fond desquels nous sombrons sans fin, réduisant à l’impossible nos cercles d’action, de vie, de désir. Soit un ensemble d’exils séquentiels – politique, culturel, générationnel, relationnel, professionnel, existentiel – menant inexorablement à l’effacement de ce que nous sommes. Un exil de nous-mêmes. Une déterritorialisation intime.