mardi 31 mai 2022

Bilan de mes lectures - Mai 2022

 

Coups de coeur : 

 

DIDIERLAURENT Jean-Paul :  Malamute
LYNCH Paul : Au-delà de la mer
MALZIEU Mathias : Le guerrier de porcelaine
 



J'ai beaucoup aimé : 

 

BENZINE Rachid : Voyage au bout de l'enfance
BOUYSSE Franck : Fenêtre sur terre
HORNAKOVA-CIVADE Lenka  : Un regard bleu
IMHOF Valentine : Le blues des phalènes
LEMAITRE Pierre : Le grand monde
TUIL Karine : La décision 
VUILLARD Eric : Une sortie honorable 
 
 


 

J'ai aimé :

 
MURAKAMI Haruki : Première personne du singulier  
 
 

 

 

J'ai moyennement aimé : 

 
 

 

lundi 30 mai 2022

[Benzine, Rachid] Voyage au bout de l'enfance

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Voyage au bout de l'enfance

Auteur : Rachid BENZINE

Parution : 2022 (Seuil)

Pages : 84

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles. »

Fabien est un petit garçon heureux qui aime, le football, la poésie et ses copains, jusqu’au jour où ses parents rejoignent la Syrie. Ce roman poignant et d’une grande humanité raconte le cauchemar éveillé d’un enfant lucide, courageux et aimant qui va affronter l’horreur.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Rachid Benzine est islamologue. Il a déjà publié Les Nouveaux Penseurs de l’islam (Albin Michel, 2008) et Le Coran expliqué aux jeunes (Seuil, 2013) qui ont connu un grand succès.

 

Avis :

Fabien a dix ans quand le départ subit de ses parents pour la Syrie l’arrache à son quotidien de Sarcelles. Adieu ses grands-parents, ses copains et le football, son instituteur et la poésie qu’il aime tant : rebaptisé Farid, l’enfant assiste aux rapides déconvenues de ses parents, alors que le paradis escompté s’avère un inextricable enfer. Lorsque le califat de Daech tombe, leur sort reste tout aussi désespéré, l’atrocité de leurs conditions de vie, la terreur et la violence les accompagnant au camp de réfugiés d’Al-Hol.

Le récit est d’abord le constat d’un effroyable piège : leurré par un mirage comme des papillons par la lumière, les parents de Fabien réalisent un peu tard qu’ils ont pris un aller simple pour l’enfer. Désormais prisonniers d’une organisation qui prévient toute déviance par la terreur, depuis l’encouragement à la délation au sein-même des familles jusqu’à l’exécution sommaire et pour l'exemple des candidats à la fuite ou à la désobéissance, eux qui se sont jetés d’eux-mêmes dans la gueule du loup ont pour suprême remord le sort qu’ils ont imposé à leur fils. Ici, le destin est tout tracé : les hommes meurent comme des mouches au combat ; les femmes, veuves à répétition, sont remariées aussitôt pour servir un autre soldat et pour enfanter de futurs combattants ; les enfants sont embrigadés et forcés à tuer dès le plus jeune âge. Et lorsque la défaite de Daech rassemble les survivants en prison, ou, pour les femmes et les enfants, dans des camps de réfugiés, la nasse se resserre de plus belle. Tandis que les plus radicales maintiennent la pression et la terreur parmi ces rescapées indésirables, les enfants meurent dans des conditions misérables, de faim ou de maladie, prisonniers d’une situation sans issue qu’ils n’ont pourtant pas choisie.

Rédigé à hauteur d’enfant avec la sensibilité et l’élégance de plume auxquelles l’auteur nous a accoutumés, mais aussi avec une tendresse et une poésie qui contrastent délibérément et de manière vibrante avec la barbarie, le roman soulève de nombreuses questions. Comment revivre ensemble après la guerre ? Que faire de ces enfants de bourreaux, certains innocents, d’autres dangereusement fanatisés, tous rassemblés dans une promiscuité et des conditions humanitaires catastrophiques, propices à encore davantage de haine et de violence ? Comment déradicaliser les uns, sauver les autres, avant qu’ils ne grandissent comme de véritables bombes humaines ?
 
Personne ne restera de marbre face au jeune personnage de ce très court livre qui n’aborde l’innommable qu’avec les plus extrêmes délicatesse et retenue. Pour un regard plus décapant sur un sujet du même ordre, l’on pourra poursuivre avec la lecture de Girl d’Edna O’Brien. Le sort des fillettes enlevées par Boko Haram au Nigeria et rejetées comme des pestiférées lorsque par miracle elles parviennent, un jour, à s’échapper, est tout aussi révoltant. (4/5)

 

 

Citations : 

Un jour, j’ai trouvé un petit chien dans les ruines d’une maison. Il était tout maigre. À plusieurs endroits, des touffes de poil noir manquaient. Je lui ai apporté de l’eau et à manger. Je me promenais avec lui en faisant attention qu’on ne me voie pas. Et puis je l’attachais pour qu’il ne me suive pas. On est vraiment devenus copains. Je l’ai baptisé « Achille ». Il me faisait penser à Yago, le chien de nos voisins de Sarcelles qui me sautait dessus pour me faire la fête. Un jour, j’ai osé avouer à papa que je m’occupais d’un chien et je lui ai demandé s’il voulait bien que je l’emmène à la maison. Je savais que papa avait toujours beaucoup aimé les animaux. Papa était en train de prendre le thé avec l’un des rares copains à lui de Daesh tout habillé en noir. Le gars a affirmé que l’islam recommandait de protéger les animaux. Il m’a demandé où se trouvait le chien. J’ai hésité mais quelque chose en lui m’a dit que je pouvais lui faire confiance. Nous avons parcouru les cinq cents mètres qui séparaient la maison des ruines. Quand il a vu « Achille » qui battait de la queue, il s’est approché de lui tout en douceur. Et d’un coup il l’a attrapé par le cou et Achille s’est mis à hurler très fort. Il a sorti un couteau et il l’a égorgé en disant : « Tu as ta réponse, Farid. Voilà ce qu’Allah fait aux chiens. Aux chiens d’infidèles. »


Chez nous, papa n’était presque plus jamais là. Il m’embrassait très fort chaque fois qu’il repartait au djihad. J’ai toujours eu peur pour lui mais j’essayais de ne pas y penser. Avec les lionceaux, on nous interdisait les jeux vidéo et la télé, même à la maison. À l’école on avait le droit à la télé mais seulement pour nous montrer des trucs que j’aimais pas du tout. Et j’étais pas le seul. On nous a montré des vidéos où des enfants de l’État islamique tuaient des gens en criant des formules islamiques en arabe. Ils portaient le même uniforme que dans notre école. Ils avaient un pistolet et ils tiraient dans la tête d’un monsieur à genoux. Il y avait des chants en arabe à la gloire du calife Baghdadi et puis on retrouvait l’enfant qui avait tiré dans un beau jardin avec de l’eau et des fleurs. Il avait une ceinture d’explosifs autour de lui. Il était entouré d’autres enfants habillés comme lui. Et tous ils chantaient à la gloire de l’État islamique en brandissant des armes. L’émir de l’école nous a dit qu’il s’était fait exploser quelques jours après à la sortie d’une école, dans une ville tenue par Bachar el-Assad, et que ses parents ont remercié le calife de lui avoir permis de mourir en martyr. Il nous a dit aussi que c’était un exemple pour nous tous. Et puis l’émir a crié : « Vous allez tuer les kouffâr ! » Comme personne réagissait, il nous a tous engueulés et on a été obligés de crier tous ensemble : « Allahou akbar ! » « Vous allez venger le sang des musulmans ! » « Allahou akbar ! » « Vous allez être volontaires pour les opérations-martyres ! » « Allahou akbar ! » En vrai, même si on aurait adoré être dans le film pour que nos parents soient fiers de nous, on avait surtout la trouille. Mais personne n’en a parlé.


Les regards disent tout et ils sont déjà de trop. Faut dire qu’à l’école des lionceaux du califat, on nous avait appris qu’il fallait surveiller tous les gens. Même les enfants. Et même nos parents. Si on avait l’impression qu’ils faisaient quelque chose de pas bien, quelque chose qui déplairait à Allah ou au calife Ibrahim, il fallait les dénoncer. Sinon, on pouvait aller en enfer. Dans l’État islamique, tout le monde surveille tout le monde.
 

On a fini à Baghouz. Là, pendant trois mois, j’ai vu les voisins et mes copains mourir, ou perdre un bras, une jambe. Les deux. Ou être défigurés. On s’entassait dans des tunnels. On avait l’impression que chaque bombe était celle qui allait nous tuer. Ce qui m’est arrivé de pire c’est quand le gosse qui était à côté de moi dans une tranchée a explosé à cause d’une bombe. J’avais des morceaux de lui partout sur moi. Je me suis mis à trembler, à hurler, à essayer de repousser tous ces morceaux de chair. Je n’oublierai jamais ça. Et ça me réveille encore toutes les nuits. C’est là que maman a adopté Fatima, une petite de cinq ans dont les parents et les frères et sœurs ont tous été tués dans les bombardements de la coalition. C’est comme ça que maman appelle nos ennemis. Elle ne parle plus de kouffâr ou d’ennemis de l’islam. Je crois qu’elle est vraiment fâchée avec Daesh mais elle ne m’en parle pas. Je crois qu’elle a toujours peur que je la dénonce et qu’elle finisse comme sa copine qui se balançait à un réverbère. C’est affreux quand les parents ont peur de leurs enfants. Quelqu’un m’a dit que les nazis et les fascistes faisaient ça aussi. J’ai demandé à maman si c’était aussi des musulmans. J’ai pris une claque comme réponse. Et elle a ajouté : « Ils sont comme Daesh. »


Il y a vraiment un nombre incroyable de femmes et d’enfants ici. Ce qui m’a frappé tout de suite c’est l’état des enfants : tous maigres. Beaucoup handicapés, avec des pansements sur la tête, très sales, avec un membre en moins, des yeux crevés. Tout le monde est tassé. Maman dit qu’on a un mètre carré par personne. On a retrouvé les femmes qui nous menaçaient tout le temps à Baghouz et qui nous interdisaient de nous rendre. C’est les mêmes qui disaient que les Kurdes allaient enlever les enfants. Ici aussi elles font la loi. Elles nous menacent encore et surveillent tout ce qu’on fait. On sait pas si ce sont toujours des folles de Daesh ou si elles balancent tout aux gardes kurdes. Ou les deux à la fois. Dès qu’elles s’approchent, les gens se taisent. Et on fait toujours attention à ce qu’on dit. Même quand elles ne sont pas là parce que d’autres femmes pourraient rapporter ce qu’on dit ou ce qu’on fait. Juste parce qu’elles aussi elles ont peur. Malgré tout, il y a une entraide entre beaucoup de femmes. Certaines ont réussi à cacher leur téléphone. Elles les enterrent sous les tentes pour que les gardes ne les trouvent pas. Parce que les Kurdes passent des fois avec des détecteurs pour repérer les téléphones. Elles les rechargent grâce aux lampes solaires que la Croix-Rouge nous a fournies pour nous éclairer un peu la nuit. Il y a des prises USB dessus. Ça marche beaucoup par le troc ici. Je t’échange un paquet de couches pour bébé contre des appels téléphoniques. Je garde ta fille pendant que tu vas aux toilettes contre un peu de sucre. Je te prête mon fils pour tirer ta carriole d’aide humanitaire contre un verre de pois chiches.


Dès notre arrivée, on nous a donné des choses à manger, à boire, des chaussettes et un matelas en tissu chacun. J’ai d’abord cru qu’elles étaient trop grandes les chaussettes parce que l’élastique ne tenait pas et elles se ratatinaient sur mes chevilles. Mais j’ai compris quand maman a dit : « Mon pauvre petit, tu es tellement maigre qu’elles ne te tiennent même pas au mollet. »
 

Partout ça pue les excréments. On n’arrive pas à se laver. On est pleins de crasse noire. Pendant les deux premiers mois, il faisait tellement froid qu’on allait même pas aux toilettes. On sortait plus. J’avais mal jusqu’à l’intérieur de mes os. Maman m’a confectionné un bonnet avec des bandes de tissu pour que j’aie moins froid. On ne se lavait plus et on faisait nos besoins juste à côté de nous. On a attrapé des tas de boutons, de plaques qui démangent et de croûtes sur la peau. Finalement c’est Selim qui a les fesses les plus propres parce qu’on lui change ses couches. Pas aussi souvent qu’il le faudrait mais quand même.


Un jour, je ne sais pas ce qui est arrivé à des mères de l’enclave. À plusieurs, elles ont couru vers la porte. Elles ont commencé à l’escalader et elles ont jeté leurs bébés vers les déplacées. Je crois qu’elles voulaient qu’on les prenne pour qu’ils ne meurent pas. Plusieurs ont été grièvement blessés. Mais ils ont été soignés. Et comme les mères étaient toutes en niqab, on ne savait pas à qui les rendre. Je crois que les mères ont réussi leur coup. C’est terrible pour une mère d’abandonner son enfant. Mais c’est comme ça qu’elles ont pu les sauver.  


Depuis quelque temps, maman est moins prudente. Je crois qu’elle est en train de déprimer. Elle sait pourtant que dans le camp il y a ces dames de Daesh qui sont méchantes. C’est elles qui nous disaient de ne pas nous rendre, que les enfants allaient être enlevés par les Kurdes. Et maintenant qu’elles sont dans le camp elles continuent. Elles continuent leur propagande pour nous faire peur. Maman se lâche des fois. Elle me dit : « C’est une mafia. Depuis le début, tout ça, c’est juste une mafia. » Des fois maman elle dit qu’elle voudrait bien que la France laisse rentrer au moins les enfants. Mais elle se met aussitôt à pleurer en regardant Selim qui s’accroche toujours à elle. Et puis elle dit : « Mais au moins vous pourriez vivre. »


Les gens sont sensibles au sort des enfants soldats. On dit que ce sont des victimes. Mais seulement s’ils sont pas musulmans. Et elle dit que moi et Selim on n’a jamais été des enfants soldats, on a tué personne. Et pourtant on nous laisse mourir ici. Elle dit même que cette guerre a tué plus d’enfants que de militaires. J’avais jamais pensé à tout ça. Et je vois bien que ça fait de la peine à maman. Je crois qu’elle se reproche tout le temps de m’avoir emmené dans cette galère au lieu de me laisser réciter mes poèmes à monsieur Tannier.


Les poèmes ça a pas besoin de la vérité. Les poèmes ça existe pour faire plus beau que la réalité. Maman pleure souvent quand je lui lis mes poèmes à sa gloire. Alors je lui écris aussi des poèmes qui font rire. Et des poèmes qui font rêver. Et des poèmes qui font tout oublier. Qui parlent d’un monde qui n’existe pas mais où on aimerait bien habiter. Où on serait heureux. Je crois que c’est des poèmes sur le paradis que j’écris en fait ces fois-là. Mais pas le paradis de Daesh, avec des ennemis et des gens qu’il faut tuer. Avec un calife qu’il faut vénérer. Un vrai paradis où tout le monde s’aime, et les animaux et tout ce qui existe. Un paradis où personne ne veut du mal aux autres. Un paradis où qu’on soit musulman ou pas c’est pareil. Un paradis comme à Sarcelles.
 

Balaban est entré dans notre enclave un matin. Il est venu me voir. Il m’a dit de me cacher. On devait m’emmener pour être interrogé. Mais il savait qu’il se passait des choses pas belles là où on torturait les enfants de Daesh. On voulait nous faire dire qu’on avait tué des gens et on nous mettait en prison. Balaban m’a dit : « Aujourd’hui, c’est Amine qui dirige les interrogatoires. C’est le plus cruel. Il paraît que des enfants du camp sont déjà morts entre ses mains. Des mamans réclament leurs fils. Des adolescents qui ont été emmenés pour être interrogés et qu’on n’a jamais revus. » Avant de me cacher j’ai demandé à maman si j’étais un adolescent. Elle m’a rassuré en me disant que je n’avais pas encore onze ans. C’est vrai ça, à partir de quel âge on n’est plus un enfant ? Et on ne mérite plus la compassion des gens parce qu’on est responsable ? À onze ans, je suis un monstre ou une victime ? Pourquoi je dois me poser ces questions à mon âge ? Qu’en pense Allah ? Et qu’en penserait Jacques Prévert ?


Les malheurs des enfants, je crois que ça n’intéresse jamais vraiment les gens. Sinon, ça ferait longtemps qu’on les ferait plus souffrir. Et il y aurait depuis longtemps une Convention internationale des droits de l’enfant.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 28 mai 2022

[Hornakova-Civade, Lenka] Un regard bleu

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un regard bleu           

Auteur : Lenka HORNAKOVA-CIVADE

Parution : 2022 (Alma éditeur)

Pages : 228

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Amsterdam 1656. Alors que Rembrandt voit ses créanciers à sa porte, il croise le regard bleu d’un inconnu dans la foule, qui immédiatement capte son attention. Cet homme, Comenius, est un philosophe et pédagogue tchèque qui a été contraint par la guerre de quitter son pays. Cette première rencontre signe le début d’une amitié insolite et de plusieurs face-à-face passionnés, intimes et inattendus. Sur fond de siècle flamboyant, nous sommes conviés à les écouter tantôt débattant des questions de leur temps, tantôt confiant leurs doutes d’homme et de père. Mais dans l’atelier, ce regard bleu qu’il faudrait parvenir à rendre sur la toile, demeure insaisissable. Au fil des séances, le portrait que Rembrandt peint auquel Comenius sert de modèle devient alors l’enjeu de ces riches heures entre deux génies. Le peintre signera-t-il ce tableau ? Lui donnera-t-il un titre ? Rembrandt et Comenius se livrent ici un combat singulier dont l’issue est à la fois inévitable et surprenante.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1971 en République tchèque, Lenka Horňáková-Civade vit en France. Elle mène de front l’écriture et la peinture. Giboulées de soleil, son premier roman, a reçu le prix Renaudot des lycéens 2016. Son deuxième roman Une verrière sous le ciel a reçu le prix littéraire Richelieu de la francophonie 2019. Elle a fait paraître son troisième roman, La Symphonie du nouveau monde, en 2019.

 

 

Avis :

A Amsterdam en 1656, alors que, fulminant, Rembrandt assiste à la saisie de ses biens par ses créanciers, il croise un obsédant regard bleu dans la foule venue assister à sa déconfiture. Contre toute attente, ce premier contact avec le philosophe et pédagogue tchèque Comenius, contraint à l’exil par la Guerre de Trente Ans, initie une relation amicale entre les deux hommes, qui, au fil de leurs discussions dans l’atelier où Rembrandt s’évertuera à capturer sur sa toile le regard qui l’a tant troublé, en viendront insensiblement à s’apprécier chaque fois un peu plus.

C’est en tombant à la Galerie des Offices à Florence sur une toile, sans titre ni signature, mais récemment authentifiée comme un portrait de Jan Amos Komensky, dit Comenius, par Rembrandt, que Lenka Hornakova-Civade a eu l’idée de ce roman. Ce tableau suggérant que les deux hommes se sont sans doute côtoyés à Amsterdam, elle a imaginé leur dialogue, dans une confrontation de leurs visions du monde, l’un peintre majeur de notre histoire, l’autre penseur ancré dans la mémoire collective tchèque.

Peu connu en France, ce dernier s’avère d’une modernité étonnante – en particulier au regard de l’actualité récente -, lorsqu’en véritable visionnaire dans l’Europe à feu et à sang du XVIIe siècle, il propose, seul contre tous, un programme digne de l’UNESCO : éducation pour tous grâce un système scolaire international, coordination politique européenne pour le maintien de la paix entre nations, réconciliation des Eglises au sein d’un christianisme tolérant. Belle utopie à une époque qui en était encore, notamment, à juger pernicieuse l’éducation des filles, aux capacités intellectuelles d’ailleurs communément admises inférieures à celles des garçons, et où chaque souverain tentait d’imposer sa religion dans une Europe déchirée par des guerres incessantes entre catholiques et protestants.

De ces deux géants investis d’un génie en nette rupture avec leur temps, Lenka Hornakova-Civade réussit à nous faire toucher du doigt les extraordinaires personnalités, dans une mise en scène qui, pour être imaginaire, se nourrit avec naturel d’une solide documentation et nous fait découvrir, de manière passionnante, aussi bien les réflexions philosophiques de l’un, que l’infinie exigence artistique de l’autre. Sur ce dernier plan, elle a l’avantage de sa propre expérience de peintre, qui, de manière évidente, contribue à nous rendre palpable le travail de l’artiste, du capharnaüm tout en odeurs et jeux de lumière de son atelier, jusqu’à ses humeurs et le plus précis de ses gestes. Au fil des pages, c’est comme si le lecteur pénétrait l’intimité de la demeure du peintre, en même temps qu’il se sent transporté dans l’un de ces tableaux représentant la florissante Amsterdam du XVIIe siècle, alors entrepôt du monde au carrefour de toutes les routes commerciales, mais aussi creuset culturel et artistique à son apogée.

Alors, si, comme Ernst van de Wetering, l’historien d’art néerlandais qui certifia comme un Rembrandt ce fameux tableau resté sans nom ni signature, vous vous demandez avec curiosité ce que deux génies aussi atypiques que Rembrandt et Comenius ont bien pu se dire pendant les séances de peinture qui les tenaient assis l'un en face de l'autre, il ne vous reste plus qu’à entreprendre cet immersif voyage dans le temps que nous offre ce roman, à tous égards recommandable. (4/5)

 

 

Citations :  

Je suis un homme libre et j’en connais le prix. Jamais un prince n’a pu se vanter de m’avoir à son service, jamais. Certains de mes collègues sont partis en Angleterre, ils soumettent leurs pinceaux à la volonté des princes, ils doivent plaire au seigneur qui les paie. Une sécurité toute relative, comparée à la liberté dont je jouis. Quel plaisir de refuser un sujet ou un client ! Et quel plaisir d’accepter puis de n’en faire qu’à ma tête. Ma réputation est à ce prix. De toute façon, pas de princes chez nous, dans les Provinces-Unies, qui entretiennent leur cour comme dans les royaumes et seigneuries voisines. Ici, nous sommes en république et nous nous en glorifions. Je reconnais que ma liberté en découle, cela me convient. Le voyage ne m’attire pas. Le monde est dans ma maison, il vient à moi et je le modèle. On se moquait de moi quand je refusais toutes les propositions et incitations à voyager. L’Italie, l’Italie, tous n’avaient que l’Italie à la bouche, ne juraient que par elle. On m’évoquait sa lumière. N’est-elle pas dans les tissus vénitiens ? On me parlait de ses peintres. Je les ai tous étudiés grâce aux gravures et copies qui arrivent régulièrement à Amsterdam. Toutes passaient par mon atelier, toutes, même celles venues des Indes et de la Chine. Rien n’échappe à mon œil. On me soutient que c’est une des raisons de ma déchéance actuelle. Titus le pense tout bas, Hendrickje le dit tout haut, des larmes de reproches dans la voix.
 

Tu te souviens, à l’époque, une tulipe coûtait plus cher que la plus belle de tes robes ? 
C’était avant la grande folie des tulipes, avant la grande spéculation, mais déjà leur prix était exorbitant. Tu n’étais pas d’accord pour que j’investisse dans les tulipes. Un pari fou, acheter des oignons en hiver et croire en de belles fleurs le printemps venu. Quelle excitation ! Dans toute bonne maison, pendant des années, on ne parlait que des tulipes, des couleurs à venir, on troquait des fermes, des champs, des bestiaux contre des bulbes qui tenaient dans une simple poche. Bien sûr que j’en avais achetés. Comment aurais-je pu passer à côté ? 
 

Posséder tous ces objets ne fait pas de moi un être beau ni bon, je devrais le savoir. Mais un homme de goût, oui, et un homme puissant également. L’argent et la puissance n’ont rien à voir avec la beauté, mais on a la fâcheuse habitude de les associer. Sans doute croit-on que la richesse et le pouvoir nous rendent propriétaires de la beauté. La beauté qui constitue le seul recours pour nous sauver de ce bas monde, de cette peur, notre compagne permanente – la peur de la mort.
 

La peste est de retour. On a déjà recensé plusieurs cas dans les quartiers pauvres du dehors. La fermeture des portes de la ville n’y fera rien, puisque la circulation sera maintenue sur les canaux extérieurs et intérieurs quoi qu’il arrive. On triera les bateaux, on exigera une quarantaine au large, mais en fonction des marchandises et de la pression des commerçants ; elle ne sera pas respectée. C’est le vice de notre temps, se hâter, vouloir tout précipiter. Tout, y compris le temps de la prière. Oui, tout, sauf quand il s’agit de prendre le chemin vers la paix.  
En ville, on ferme tout de même les volets des maisons plus tôt que d’habitude. On aura besoin de davantage de bougies. Malheureusement, celles-ci vont être plus chères et plus petites, vu que tout le monde en voudra une quantité importante, à commencer par les églises pour les prières contre la maladie. Entre les mains des morts, on mettra les bougies plus fines. Le prix du tabac monte vite, puisque certains médecins assurent à leurs malades que fumer ou le mâcher tient à distance et repousse les miasmes, éloignant ainsi la peste. Je n’aime pas le tabac et j’ai des doutes sur son efficacité, tout comme sur celle de la prière dans ce cas-là. Il me semble bien plus raisonnable d’éviter les malades dans la mesure du possible. On est toujours surpris par la peste, elle n’envoie pas de signes avant-coureurs, mon expérience personnelle et les médecins le confirment. Je l’ai vue à l’œuvre, plusieurs fois, et de la manière la plus effroyable.
 
 
Peu de grands bâtiments me plaisent. Mais j’aime les bibliothèques. L’espace y est pensé et fait pour le confort des livres et des lecteurs, c’est-à-dire assez généreux pour que le silence assiste l’étude et que la présence des autres ne dérange pas. Les églises sont tout à fait à part. Quant aux palais princiers et autres demeures nobles, ostentatoires, ils sont certes une vitrine de la richesse et des savoirs en matière d’art et d’artisanat. Mais on n’y trouve pas la vie.


« Pensez-vous, Comenius, que les guerres sont inévitables ? Ne peut-on pas même avancer qu’elles sont “humaines” ? Vous les dites contre Dieu, pourtant c’est en son nom que les hommes les font. Qu’en pensez-vous, les hommes sont ainsi faits ?  
— C’est aux mères d’expliquer la guerre et ses méfaits, et d’affirmer leur attachement à la vie de leurs pères, leurs fils, leurs époux. L’enfant qui ne sait rien apprend ce qu’on lui enseigne. Et s’il apprend mal, c’est parce qu’on lui a mal enseigné, qu’on l’a mal guidé lors de son apprentissage, lors de la formation de ses raisonnements.  
— Comment voulez-vous qu’une mère ne félicite pas son fils pour sa victoire lors d’une bagarre ? Vous voulez changer la nature humaine ?  
— L’améliorer, la corriger.  
— Quelle utopie. Avez-vous un remède à cette situation ?  
— L’Opera didactica omnia. Ma Grande didactique. Avec Joachim Hübner et Peter Figulus, mes collaborateurs, nous avons pu réunir la majorité de mes textes importants, ils figurent dans cet ouvrage.  
— Une œuvre considérable, me dit-on.  
— Longue. Vaste. Personne ne prétend que cela est une chose facile que d’améliorer l’homme. »  Marguerite acquiesce, je poursuis :  « Vous voyez, trente ans, comme la guerre, trente ans de travail et l’œuvre a vu le jour dans sa forme complète et en latin, ici à Amsterdam. L’œuvre de la patience et du recommencement. J’ai commencé à la rédiger en 1627, alors en langue tchèque, encore sur ma terre natale. Le contenu de ce livre n’est pas propre aux Tchèques et aux Moraves, mais concerne tous les êtres sans distinction de nationalité, de religion, de lieu de naissance, de sexe ou de richesse. J’ai donc élaboré une version en latin. Ce sera ensuite à chaque nation de juger si elle se satisfait de cette version, ou si elle va s’appliquer à la traduire dans sa propre langue.  
— Et le sujet du livre ?
— Ce dont nous parlons, une méthode relative à l’éducation de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Si la mère est la première à instruire l’enfant, elle n’est pas et ne doit être la seule. J’y expose les principes généraux applicables à tous.
 — À tous ?
 — Oui, il est possible de tout enseigner à tous. Il s’agit de concevoir une éducation universelle, appuyée sur une organisation scolaire adéquate, et notamment sur de bonnes écoles bien conçues et pourvues de maîtres éclairés.
 — Cela suffira-t-il pour déclarer la guerre à la guerre ?
 — Mon arme, c’est l’école. Je le répète, puisqu’il le faut, l’école pour tous. Le même enseignement dispensé tant aux riches qu’aux pauvres, aux citadins qu’à ceux de la campagne, aux garçons qu’aux filles. Une instruction gratuite et répartie sur plusieurs années, divisée en différents degrés, dans une école qui instruit, améliore et enrichit l’individu et la société tout entière. Et, bien sûr, tout ceci dans le respect et l’amour de Dieu.
 — En voilà un projet ambitieux. Aux coûts démesurés.
 — Bâtir une école ne doit pas coûter plus cher que de construire un bateau de guerre ou un palais princier. Et c’est un bien meilleur investissement.
 
 
Je montre le dessin sur la table :  
« Mais il ne me ressemble pas.  
— Et alors ? Tu n’es pas Homère. Tu crois que mes autres tableaux sont fidèles à leur modèle ? Que les portraits de Marguerite de Geer ou de la mère de Jan Six sont ressemblants ?  
— N’est-ce pas l’essence du portrait ?
 — L’important n’est pas tant la ressemblance mais la reconnaissance. Que le sujet se reconnaisse et que tout le monde acquiesce. C’est cela l’art. Pour tout te dire, tu es une évocation du poète, mon œil t’a choisi.


On m’a déjà traité d’hérétique, y compris mes pairs du synode de notre Église. Pour la publication de mes textes pédagogiques, il me fallait leur accord, mais ils jugèrent que Dieu n’y était pas assez cité. J’avoue, pour leur plaire, j’ai convié Dieu dans cette œuvre, sans pour autant rien enlever de matière pour l’enseignant. J’ai bien compris qu’il fallait éclairer tous les hommes pour ne pas dorénavant confondre Dieu et le maître d’école. Mais cela, je ne l’ai pas écrit tout de suite.


« Permets-moi, Rembrandt, et tes voyages ?
 — Je ne voyage pas. Mes tableaux le font, ils conquièrent le monde entier. Et le monde se presse à Amsterdam. Ainsi, sans bouger, ai-je toujours tout vu de ce que j’avais besoin de voir. Des récits m’ont été contés. J’étudie ce que les voyages des autres m’apportent. J’examine ce qui me vient de l’extérieur. Tout cela nourrit mon imagination. Les copies et les gravures des peintres d’ici ou d’ailleurs, je les échange contre les miennes. Les cartes du monde et les nouvelles découvertes, je les connais. Les nouveautés culinaires, les épices, les fleurs et les animaux exotiques, les objets de toutes fantaisies, curieux, effrayants ou exquis, tout cela passait par ma maison, soit dans leur état naturel ou bien sous forme de gravure, dessin ou tableau. Je prends, j’en fais mon affaire, je copie, j’ausculte, j’autopsie, je comprends. »


« Laisse-moi te présenter mon livre. Je veux depuis longtemps rédiger une encyclopédie. À toute époque, les hommes ont fait des efforts pour réunir et ordonner les savoirs sur le monde, les étoiles, les divinités. Et pour cause. Il est très séduisant, très utile et bénéfique pour tous de rassembler le monde dans un livre. Il s’agit d’apprendre le monde, pas seulement de le rassembler en une somme inerte de savoirs.
 — Je ne suis pas un enfant, monsieur le professeur ! » s’exclame-t-il, tout en riant.
 Ce livre, tout comme mon idée du savoir et de l’école pour tous les enfants dès le plus jeune âge, se heurte le plus souvent à l’incompréhension et au mépris. Certains en ont même horreur. C’est bien la preuve que le savoir est un pouvoir et qu’on n’aime pas partager le pouvoir. Pourtant, nous ne sommes jamais aussi savants et puissants que dans le partage du savoir. Nous ne sommes jamais aussi humains qu’en enseignant à un enfant la sagesse du monde.
 
 
— C’est le maître qui transmet. La tâche la plus noble qui soit et tu le sais.  
— La création est la chose la plus noble.  
— Oh ! Seul Dieu est le vrai créateur. Le reste n’est qu’une imitation. Mais… laisse-moi finir, ce n’est pas pour dévaloriser l’imitation. C’est aussi une forme d’apprentissage. Pourquoi prends-tu des apprentis ?  
— Pour de l’argent. C’est efficace. Je dois nourrir ma famille, réplique Rembrandt, vivement.
— Le prestige. Avoue-le. Mais il n’est que la façade du vrai succès. Tu aimes être sollicité par beaucoup de jeunes, tu aimes être reconnu comme un bon maître. Homère est le meilleur en la matière. Ses élèves poursuivent son chemin deux mille ans après sa disparition. L’artiste n’est pas nécessairement un bon enseignant. Difficile d’exceller dans les deux domaines, il est préférable d’être très bon dans l’un ou l’autre. Bâcler, rater les deux, c’est la pire des choses.


Une vieille servante arrive avec un morceau de pain que le peintre juge d’emblée mauvais. Il gronde un autre ordre ; exige un bol de farine blanche et un autre d’eau pure et fraîche. Son impatience est extrême quand la servante revient. D’un mouvement sûr, il fait place nette sur un coin de la table et, sur un morceau de verre coupé au carré, il malaxe un peu de farine, dont il a vérifié la blancheur au préalable, avec la quantité d’eau nécessaire. De ses doigts massifs mais agiles, à l’aide d’un chiffon doux, il fabrique une boule qu’il façonne et malaxe avec un plaisir évident. Quand le résultat le satisfait, il gomme quelques traits de-ci, de-là sur le papier. À chaque geste, le peintre pétrit de nouveau sa boule de farine et d’eau, à chaque geste, la lumière émerge dans le dessin exactement là où il le faut. Le vieux dans son fauteuil prend vie, respire à chaque mouvement du peintre.  
« Le charbon sur le papier ne supporte que le pain frais, la mie de pain doit être souple, sinon le travail est gâché. Le pain trop rassis griffe la feuille et n’apporte pas la lumière voulue, trop humide, il colle au papier et abîme également le travail. Pour utiliser ce petit mélange simple, il faut des doigts expérimentés.


Le peintre reprend notre discussion :  « Il y a une grande différence entre regarder et voir. »  
Il prépare un autre papier, plus fin, il y reporte le dessin plus complet avec un bâtonnet de mine de plomb. Son trait est fin, léger. D’abord, il s’agit seulement de définir des espaces. Les premiers croquis, partiels, seront son guide principal pour la suite. Du simple vers le compliqué. Tout en gardant la clarté de l’idée. Je souris, il parle :  
« Regarder, c’est se retirer du monde, s’enfermer dans la passivité et docilité, poser ses yeux un peu partout sans faire de choix, mais aussi sans rien oublier. Alors que voir, c’est choisir. L’intention du regard, la capacité de voir passe par la volonté.  
— Le maître canalise le regard de l’enfant, lui apprend à apprendre, dis-je pour prolonger sa pensée. Tu es le maître.  
— Parlons-nous de la même chose ? Le véritable maître, je le suis quand mon modèle m’oublie, quand je deviens personne. Quand personne ne regarde, l’homme révèle sa nature. 
— Tu peux transmettre.  
 Non. Je ne transmets rien. J’offre aux regards, je permets de voir à ceux qui y sont disposés.  
— Tu en es certain ?  
— Ne t’inquiète pas, j’ai une très haute opinion de la peinture. Ce que le philosophe n’arrive pas à exprimer, le peintre parvient à le faire. Le peintre exprime la présence, malgré la représentation des choses, il convoque l’homme au même instant qu’il regarde, il lie l’émotion et les arguments. En fin de compte, il relie les hommes entre eux, et l’homme à lui-même.
 
 
Mon premier tableau d’Homère montre un trio magistral : le poète, le philosophe et l’homme politique. Qui fait quoi ? Le poète aveugle offre une vision poétique du monde puisée du fond de son cœur à l’aide d’images ; le philosophe dispense des concepts et ordonne rationnellement le monde ; le politique, sans les images du poète et les raisonnements du philosophe, n’est rien pour mettre tout cela en pratique. Voir et comprendre pour décider. 


« Au tout début, voici la mère. On y revient toujours. Elle, indispensable, souvent invisible. On lui assigne une place dans l’ombre, ou alors on l’assoit sur un piédestal en vierge toute-puissante. Pourtant, c’est elle qui ouvre les yeux, le cœur de l’enfant et lui présente le monde. Mais, pour cela, seulement faut-il qu’elle soit elle-même éclairée. C’est elle qu’il faut instruire en premier, elle est le commencement. Elle ne peut pas être muette et figée en image sainte.  
« Le péché commence, dit-on, par la transgression de la femme. Elle veut savoir. C’est pour cela qu’on l’accuse de tous nos torts, et qu’on s’en excuse en lui mettant l’enfant divin dans les bras. Mais Dieu ne peut pas vouloir le monde ainsi. Il n’y a pas de faute à désirer savoir. Nous devons être curieux ; nous servir de notre curiosité pour faire grandir notre âme. Apprendre le bien, le vouloir et le faire même si personne ne nous regarde. Vouloir la paix pour nous approcher de Dieu. Je suis persuadé qu’aspirer au savoir n’est pas nier Dieu, ou ne pas l’aimer. Moi, j’aurais aimé savoir comment soigner ma femme contre la peste plutôt que de prier Dieu de se faire médecin. Dieu nous a dotés de la raison pour qu’on l’utilise. Si nous ne voulons pas nous en servir et partager nos savoirs, nous restons des êtres bruts à l’âme grossière. Refuser d’apprendre, de nous éduquer, c’est aller contre la volonté de Dieu. Voilà notre péché. L’ignorance. Seule arme, l’éducation, l’enseignement.


Machiavel ne réservait qu’au Prince une éducation exclusive et très particulière. Érasme élargissait considérablement la vision en s’adressant aux personnes douées, aux élites destinées à diriger leur pays. Selon moi, l’école est l’affaire de tous et surtout, c’est une affaire d’État. C’est une affaire politique. Ceci, je le dis aux puissants du monde de tous les pays où j’ai posé le pied, et même là où je ne suis jamais allé. On m’écoute, certes, on lit mes ouvrages, on m’applaudit. Malgré cela, on ne suit pas mes conseils, puisqu’une autre guerre arrive, et que tous mes efforts en sont anéantis. Tout seigneur estime que la guerre est sa meilleure mise de fonds. Je dis que nous naissons tous avec d’inestimables talents qu’il convient de faire fructifier. Notre tâche d’être humain consiste à nous améliorer, à nous approcher de Dieu, puisque chaque enfant porte en lui une part d’ange. On ne doit pas laisser se faner l’innocence mais au contraire la cultiver pour qu’elle croisse et porte ses fruits. 


 

jeudi 26 mai 2022

[Jackson, Shirley] Nous avons toujours vécu au château

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Nous avons toujours vécu au château
            (We Have Always Lived in the Castle)

Auteur : Shirley JACKSON

Traduction : Jean-Paul GRATIAS

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 1962,
                  en français à partir de 1971
                  (Payot & Rivages en 2012)              

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Je m’appelle Mary Katherine Blackwood. J’ai dix-huit ans, et je vis avec ma sœur, Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruit. J’aime bien ma sœur Constance, et Richard Plantagenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés. Ainsi commence le chef-d’œuvre de la romancière Shirley Jackson (1915-1965), également auteur de la célèbre nouvelle La loterie et du roman La maison hantée, porté à l’écran par Robert Wise (La maison du diable).
Nouvelle traduction intégrale.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Shirley Jackson (1916-65) est une romancière américaine connue pour ses récits fantastiques et d'horreur. Son livre Maison hantée est considéré par Stephen King comme l'un des meilleurs romans fantastiques du XXe siècle.

 

 

Avis :

Affectueusement surnommée « cette petite folle de Merricat » par son aînée Constance, la narratrice Mary Katherine a dix-huit ans, même si, à la lecture de son seul récit, alors qu’elle se complaît à se cacher dans les cabanes qu’elle construit, à enterrer des objets dans le jardin et à jouer avec son chat en rêvant de se réfugier sur la lune, là où personne ne lui imposerait de compagnie indésirable, on la prendrait volontiers pour une enfant. Avec sa sœur bientôt trentenaire et son vieil oncle impotent Julian, elle est l’un des trois derniers occupants de l’imposante maison Blackwood.

Cachée au plus profond de son vaste parc à l’abandon, en surplomb du village où Merricat est la seule à se rendre, avec la plus extrême répugnance, pour les courses hebdomadaires, la demeure semble en vérité se replier sur ses habitants, comme pour les protéger d’un monde extérieur qui ne serait que menace et hostilité. C’est d’abord au travers des sous-entendus perfides des villageois et des moqueries de leurs enfants, puis bientôt par la bouche de ce vieil original d’oncle Julian, aussi obsédé par ce qui s’est passé qu’incrédule d’y avoir survécu, que l’on réalise que les trois Blackwood se remettent à peine d’une énigmatique tragédie, qui, six ans plus tôt, a coûté la vie aux autres membres de la famille. Tous ont péri, mystérieusement empoisonnés. Tous, sauf Julian – très diminué depuis -, et les deux sœurs, dont la rumeur continue sans répit d’incriminer l’aînée.

Une impression d’étrangeté plane sur le récit mené par la déconcertante Merricat. Pour conjurer ce qu’elle perçoit de malfaisance chez les villageois qui la harcèlent, la jeune fille s’invente mille rituels protecteurs et bascule dans des images mentales emplies de haine noire lorsqu’ils sont sans effet. Chez elle, toujours flanquée de son chat, elle ne se départit de ses comportements sauvages et fantasques que pour se perdre en adoration devant la douce Constance. Les deux sœurs vivent dans un troublant état fusionnel, l’une mi-elfe mi-sorcière, l’autre véritable fée du logis permettant au trio de poursuivre son existence comme si de rien n’était, le dos tourné à la réalité. Et, pendant que dans la tête de la plus âgée, le temps semble s’être pétrifié dans une maison figée à l’heure du drame, comme si maintenir chaque objet à sa place pouvait effacer la mort de leurs propriétaires, les velléités protectrices de la cadette vont bientôt prendre une tournure inattendue lorsque surgira un cousin, visiblement tout sauf désintéressé.

Intrigué par un drame passé qu’il lui faut plus ou moins deviner au travers du seul prisme de personnages à la psyché de plus en plus manifestement dérangée, baigné dans une atmosphère d’étrangeté ambiguë laissant planer l’inquiétude, le lecteur se retrouve insensiblement entraîné dans une plongée obsédante au coeur de la névrose et de la paranoïa. Un classique adapté au cinéma à redécouvrir, pour son mystère, mais surtout pour son tableau troublant, notamment parce que vu de l’intérieur, de la maladie mentale. (4/5)

 

 

Citation :

Avant de venir à table, j'avais bien vérifié ce que j'avais l'intention de dire. "L'amanite phalloïde", commençai-je en m'adressant à lui, "contient trois poisons différents. D'abord, il y a l'amanitine, le plus lent des trois mais aussi le plus puissant. Ensuite, la phalloïdine, à effet immédiat, et enfin la phalline, qui dissout les globules rouges, même si c'est le moins vénéneux. Les premiers symptômes n'apparaissent qu'entre sept et douze heures après l'ingestion, dans certains cas pas avant vingt-quatre heures, voire quarante. Les symptômes commencent par de violentes douleurs stomacales, des sueurs froides, des vomissements...
- Ecoute", fit Charles en reposant le morceau de poulet, "tu arrêtes ça tout de suite, tu m'entends ?"
Constance gloussait. "Oh, Merricat", fit-elle, un rire étouffé entrecoupant ses paroles, "quelle petite bécasse tu fais. Je lui ai montré, dit-elle à Charles, qu'il y avait des champignons près du ruisseau et dans les prés, et je lui ai appris à reconnaître ceux qui sont mortels. Oh, Merricat !
- La mort survient entre cinq et dix jours après l'ingestion, dis-je.
- "Je ne trouve pas ça drôle", fit Charles.
"Petite folle de Merricat", dit Constance.

 

mardi 24 mai 2022

[Lemaitre, Pierre] Les années glorieuses 1 - Le Grand Monde

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Grand Monde

Auteur : Pierre LEMAITRE

Parution : 2022 (Calmann Lévy)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

La famille Pelletier. Trois histoires d’amour, un lanceur d’alerte, une adolescente égarée, deux processions, Bouddha et Confucius, un journaliste ambitieux, une mort tragique, le chat Joseph, une épouse impossible, un sale trafic, une actrice incognito, une descente aux enfers, cet imbécile de Doueiri, un accent mystérieux, la postière de Lamberghem, grosse promotion sur le linge de maison, le retour du passé, un parfum d’exotisme, une passion soudaine et irrésistible. Et quelques meurtres.

Les romans de Pierre Lemaitre ont été récompensés par de nombreux prix  littéraires nationaux et internationaux. Après sa remarquable fresque de l’entre-deux-guerres, il nous propose aujourd’hui une plongée mouvementée et jubilatoire dans les Trente Glorieuses.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l’analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd’hui écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). En 2018, il a reçu le César de la meilleure adaptation avec Albert Dupontel pour ce même roman..

 

 

Avis :

En cette année 1948, malgré leur réussite à la tête de leur prospère savonnerie à Beyrouth, Louis et Angèle Pelletier accusent le coup. A l’évidence, aucun de leurs quatre enfants ne reprendra jamais le flambeau, et il leur faut se résigner à les voir, l’un après l’autre, quitter le Liban pour « le Grand Monde ». Si deux de leurs fils et leur fille ont choisi de tenter leur chance à Paris, le dernier s’est mis en tête de retrouver à Saigon le légionnaire dont il est passionnément épris, et qui a cessé de donner de ses nouvelles alors qu’il est maintenant engagé aux côtés de l’armée française dans la guerre contre le Viêt-minh…

Comme il l’explique en fin d’ouvrage, l’auteur a butiné une myriade de sources pour composer ce foisonnant feuilleton qui doit se prolonger sur deux autres tomes. Agrémentant le fruit de cette promenade documentaire d’une bonne dose d’imagination, il entame une saga familiale animée d’un si puissant souffle romanesque qu’il parvient à en faire oublier, voire à rendre amusants, ses aspects les plus improbables. Car, certes, toutes ces péripéties font beaucoup pour une seule famille. Et, lorsque, entre autres surprises et rebondissements, s’entrecroisent les aventures du benjamin Etienne, inspirées de celles du vrai correspondant de guerre qui, en 1950, s’intéressa à l’affaire des piastres en Indochine ; les circonstances qui placent François, le cadet journaliste, à la tête de scoops détonants ; le terrible secret qui fait de l’aîné Jean et de sa redoutable épouse Geneviève de bien peu recommandables compères : l’on finit par déborder du roman historique pour verser dans un exercice de dextérité non dénué d’humour, comme le confirment les clins d’oeil de l’auteur à ses précédents livres ou à ceux de Simenon.

C’est donc avec un incontestable plaisir que l’on se laisse emporter par cette lecture fluide et facile, en compagnie de personnages réellement attachants ou carrément détestables, mais toujours bien campés, et surtout que l’on s’immerge dans son alternance d’atmosphères aussi vivides les unes que les autres. Qu’il s’agisse, d’une part, de l’incertitude du Paris d’après-guerre, entre pénuries et rationnement, opportunités lucratives pas très nettes, manifestations ouvrières et violente répression policière, mais aussi difficultés d’indépendance de la presse comme des femmes, ou, d’autre part, de la décadence d’une Saigon encerclée par une guérilla de décolonisation d’une violence inouïe, mais qui ne démord pas de ses juteux trafics construits sur la corruption et la concussion, et tant pis s’ils financent en même temps le Viêt-minh, le tableau n’est dans l’ensemble guère réjouissant, ni glorieux, le crime s’épanouissant en toute impunité d’un côté de ce monde comme de l’autre.

Jouant avec aisance et humour de tous les genres, Pierre Lemaitre enchevêtre roman historique, saga familiale et intrigue criminelle pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Il nous livre, à n’en pas douter, un nouveau grand succès populaire, dont beaucoup attendront la suite avec curiosité. N’a-t-il pas déroulé quelques fils narratifs qui ne demandent qu’à être tirés plus avant ? En attendant, ceux qui souhaitent conforter leurs impressions sur les troublants conflits d’intérêts économiques et financiers à l’oeuvre pendant la guerre d’Indochine pourront se plonger dans l’édifiant Une sortie honorable d’Eric Vuillard. (4/5)

 

 

Citations :

Si tu expliques trois fois un truc à quelqu’un et qu’il ne le comprend pas, c’est un imbécile. Mais si, à la fin, il est certain de l’avoir compris mieux que toi, alors, tu as affaire à un con.
 

Entre la terrasse du Métropole et celle du Cristal Palace, vous avez tout ce qui importe à Saigon. Diplomates sur le retour, aventuriers, séducteurs, banquiers corrompus, journalistes alcooliques, prostituées et demi-mondaines, aristocratie française, communistes masqués, planteurs richissimes, tout est là. L’erreur serait de croire que Saigon est une ville. C’est un monde à part entière. La corruption, le jeu, le sexe, l’alcool, le pouvoir, tout s’y donne libre cours sous l’autorité de la déesse absolue, celle que tout le monde révère, à savoir Sa Majesté la Piastre !
 
 
D’un geste, Jeantet vida sa coupe dans le cache-pot et traversa la terrasse. Étienne lui emboîta le pas jusqu’au parapet et un endroit moins éclairé où le directeur s’arrêta, posant ses larges mains sur la balustrade.
Étienne, comme lui, observa la nuit et fut saisi d’une étrange émotion en découvrant un immense trou noir percé des innombrables lumières de bateaux au mouillage.
— Vous sentez ? demanda Jeantet. L’odeur du fleuve…
Le brouhaha des conversations en anglais s’était éloigné jusqu’à disparaître, comme à la fin d’un film, pour céder la place au silence lourd et profond des rives de ce fleuve noir et inquiétant où l’œil, en s’habituant à la pénombre, distinguait ce qui devait être les herbes hautes de marécages ou de rizières.
— De l’autre côté, dit Jeantet, c’est le Viêt-minh. Il encercle la ville.
Il se tourna vers la petite foule des clients du palace qui s’interpellaient en riant :
— Ce que vous voyez là, c’est tout ce qu’il reste de la France en Indochine. En réalité, Saigon n’est plus rien d’autre qu’un fort assiégé, isolé.
Ils se tournèrent de nouveau vers le fleuve.
— Là-bas, dans la campagne, la France a fait construire des centaines de petits fortins qui ne servent à rien. Le Corps expéditionnaire tente de les défendre. Il tâche même, quand c’est possible, de gagner un peu de terrain en s’emparant de villages comme votre Hiển Giang peut-être, mais si vous prenez de la hauteur, vus du ciel, ces centaines de fortins sont eux aussi des postes assiégés. Ou qui le seront demain…
Étienne fut saisi par un vertige. Dans ce trou noir humide, vibrant, se trouvaient Raymond et ses camarades, Raymond dont il crut, un instant, sentir la présence physique, presque l’haleine chaude et familière.
— Partir visiter le pays serait suicidaire, vous ne feriez pas deux kilomètres. Vous ne pouvez sortir de la ville qu’armé, accompagné, escorté, et même ainsi vous n’êtes pas certain d’arriver à destination… Saigon est devenu une île.
La voix de Jeantet n’était plus tout à fait la même, c’était un murmure, une pensée qui se développait lentement, envahissante, sinueuse comme une algue.
— Finalement, la piastre, c’est son dernier lien avec le reste du monde.
Le mot sembla le réveiller. Il se tourna vers Étienne.
— C’est une richesse artificielle. Elle ne tient qu’à un décret. Le Viêt-minh, lui, conquiert peu à peu les rizières, les plantations, les faubourgs. Il parvient à convaincre, ou à faire peur, mais gagner Saigon, c’est une autre paire de manches. Parce que (il leva l’index vers le ciel), à Saigon, il y a la piastre…
Soudain, une lointaine explosion interrompit les conversations. Une lumière vive surgit sur l’autre rive, à plusieurs kilomètres, un rougeoiement disait qu’un feu s’était déclaré.
— C’est un fortin français qui se défend, dit calmement Jeantet. Le Viêt-minh attaque souvent la nuit. S’il tient jusqu’au matin, il aura gagné quelques semaines. Sinon, le Corps expéditionnaire en construira un autre quelques kilomètres plus loin.
Dans l’imagination d’Étienne, c’était de nouveau Raymond, là-bas, assiégé dans une tourelle en bambou, les soldats du Viêt-minh attaquaient de toutes parts ; à cause de la nuit, on ne les découvrait que lorsqu’ils surgissaient devant vous.
— Ça semble sans fin, lâcha Jeantet, et pourtant, il y aura une fin. Cette guerre ne peut pas être gagnée. Le gouvernement le sait, tout le monde le sait. En attendant on fait comme si.
Il s’était tourné vers la terrasse.
— Regardez…
Le bref étonnement qui avait saisi les clients du palace s’était évaporé. Les conversations avaient repris leur cours normal, primesautier. Jeantet fixa Étienne, lui posa la main sur l’épaule.
— Bienvenue sur le Titanic.
 
 
 Il y a des soldats qui se font tuer ici pour que des marlous fassent fortune sur le budget de la France…
— Mais au contraire, vieux ! L’économie française a besoin de cette guerre ! La guerre rapporte trois fois ce qu’elle coûte. C’est une arme, la piastre ! C’est grâce à elle que nous parvenons à convaincre ceux qui pourraient se ranger aux côtés des communistes.
— On ne les convainc pas, on les achète.
— Eh bien, oui, on les achète, tu préférerais qu’on les trucide ?


— Dites-moi, Diêm… Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Vous payez en piastres une société française qui est censée vous envoyer du riz. En réalité, on verra arriver ici, dans huit mois, trois sacs de riz pourri pour clore le dossier. Ce qui m’intrigue, ce sont les francs…
— Quels francs ?
— Bah, les piastres qui arriveront en France, vous allez les convertir en francs.
— C’est le projet, monsieur Étienne, tout à fait.
— Qu’est-ce que vous allez faire de ces francs, en France, vous qui habitez Saigon ?
Ils durent s’écarter parce qu’ils avaient atteint le quai et qu’ils risquaient de gêner les passagers descendant des bateaux. Diêm avait l’air embarrassé.
— En France, avec les francs, monsieur Étienne, on achète de l’or qu’on fait revenir ici. Cet or, on le transforme en piastres et on vous dépose un nouveau dossier de transfert.
Étienne tentait de mesurer les conséquences de ce trafic.
Diêm comprit sa sidération.
— Oui, c’est comme ça, monsieur Étienne, la piastre part en France et revient et repart… En matière de finances, l’Indochine a inventé le mouvement perpétuel.
— Et cet or revient comment ici ?
Diêm se contenta de montrer le paquebot dont les passagers descendaient la large passerelle, leurs valises à la main, le sourire aux lèvres…
Étienne suivit le regard de Diêm qui, maintenant, la crête oscillant de droite à gauche, observait le manège des douaniers qui arrêtaient certains passagers afin de contrôler leurs valises tandis qu’ils en laissaient passer d’autres. Les pots-de-vin devaient pleuvoir sur la douane comme ils pleuvaient sur l’Agence. Le trafic de piastres était une activité artisanale aux dimensions industrielles.


Grâce à la guerre, les Français trafiquaient de la piastre. Les sociétés, le capitalisme local profitaient de ce trafic pour s’enrichir, pour se gaver, mais il y avait pis. Le Viêt-minh était parvenu à entrer dans le système. À profiter du trafic de la piastre pour s’équiper. Ça voulait dire une chose, une seule, terrible, d’une importance tragique. Dans la guerre qui les opposait, la France, sans le savoir, finançait le Viêt-minh.
 
 
— Aucun de ces remboursements pour dommages de guerre, reprit Étienne, n’a fait l’objet d’une réelle vérification. Et on ne sait pas non plus où sont parties les sommes versées. Une enquête permettrait de…
— C’est l’inverse, monsieur, je suis au regret. Nous n’ouvrons pas une enquête pour chercher des preuves de quoi que ce soit. C’est parce que nous avons des preuves que nous ouvrons une enquête. C’est ça, la procédure.
— Sans preuve, pas d’enquête, mais sans enquête, pas de preuve…
Le jeune homme partit d’un rire jovial auquel on ne s’attendait pas.
— C’est un peu ça, oui.


J’ai eu ailleurs l’occasion de citer H. G. Wells dans sa préface à Dolorès, Édition des Deux-Rives, 1946. On me permettra de le refaire : « On prend un trait chez celui-ci, un trait chez cet autre ; on l’emprunte à un ami de toujours, ou à quelqu’un à peine entrevu sur le quai d’une gare, en attendant un train. On emprunte même parfois une phrase, une idée à un fait divers de journal. Voilà la manière d’écrire un roman ; il n’y en a pas d’autre. » 

 

 

Du même auteur sur ce blog :  

 
 

 

 

dimanche 22 mai 2022

[Didierlaurent, Jean-Paul] Malamute

 



 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Malamute

Auteur : Jean-Paul DIDIERLAURENT

Parution : 2021 (Au diable vauvert)

Pages : 368

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le vieux Germain vit seul dans une ferme au coeur des Vosges. Sa fille lui impose de passer l’hiver avec Basile, lointain neveu qui vient faire sa saison de conducteur d’engin de damage dans la station voisine. Une jeune femme froide et distante qui conduit les engins des neiges mieux que tous ses collègues masculins, habite la ferme voisine, où ses parents élevaient une meute de chiens de traîneaux quarante ans auparavant. Mais bientôt, le village est isolé par une terrible tempête de neige qui, de jours en semaines puis en mois, semble ne pas vouloir s’achever. Alors l’ombre des Malamutes ressurgit dans la petite communauté coupée du monde...
JPDL revient avec un grand roman situé dans un village de montagne au coeur d’une forêt omniprésente qui réunit tous les éléments du succès du Liseur du 6h27 : tendresse et humour, réalisme magique et incroyable inventivité, personnages hauts en couleur et machines broyeuses, jeunesse et relations intergénérationnelles, noirceur et rédemption.... Dépeignant la nature et des gens d’aujourd’hui dans une maîtrise narrative impeccable, Malamute est un conte moderne plein de mystère et de poésie qui enchante au moins autant que le Liseur du 6h27.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Nouvelliste exceptionnel, Jean-Paul Didierlaurent a été lauréat de nombreux concours de nouvelles, dont le Prix Hemingway, qu’il a remporté deux fois à Nîmes en 2010 et 2012. À lui qui est salarié d’Orange, ce succès historique l'autorise à se consacrer à l’écriture de son premier roman dans la résidence des Avocats du Diable à Vauvert. Ce sera Le Liseur du 6h27, une déclaration d’amour éternelle à la littérature qui enchantera les lecteurs du monde entier, connaissant un succès immense à l’international d’abord, vendu dans 38 pays avant parution, puis au Diable vauvert et enfin chez Folio (360.000 ex vendus à ce jour en France), recevra les prix du Roman d’Entreprise et du Travail, Michel Tournier, du Festival du Premier Roman de Chambéry, du CEZAM Inter CE, du Livre Pourpre, Complètement livres, ainsi que de nombreux prix de lecteurs en médiathèques. Il est aujourd'hui en cours d’adaptation au cinéma. Il publie ensuite Macadam, un premier recueil de ses nouvelles, puis Le Reste de leur vie, La Fissure et enfin Malamute, son dernier roman, situé dans les Vosges qu’il aimait tant et lauréat du prix Erckmann-Chatrian en octobre 2021. Jean-Paul Didierlaurent est prématurément décédé le 5 décembre 2021, à 59 ans.


 

Avis :

Inquiète de le laisser passer l’hiver seul dans sa ferme des Vosges qu’il ne quitterait pour rien au monde, sa fille ne lui a pas laissé le choix : le vieux Germain va devoir supporter la compagnie d’un lointain neveu, Basile, trentenaire qui, chaque saison, vient s’employer comme conducteur d’engin de damage dans la station voisine. D’ailleurs, cette année, la ferme d’à-côté, à l’abandon depuis le départ d’un couple, qui, quarante ans plus tôt, avait tenté d’y élever des chiens de traîneaux, sera aussi habitée. Une jeune femme, également conductrice d’engins des neiges, s’y est installée. Mais voilà que la neige s’est mise à tomber, des mois entiers sans discontinuer. Dans le village bientôt totalement isolé, les conditions de vie deviennent de plus en plus compliquées, voire très préoccupantes. C’est alors que resurgissent les ombres du passé, en particulier celles des Malamutes, qui, il y a près d’un demi-siècle, n’avaient pas fait l’unanimité à La Voljoux…

L’on est immédiatement séduit par les personnages plus vrais que nature, tant l’auteur a réussi à les saisir dans une parfaite justesse de comportements et de reparties, souvent savoureuses. Tandis que se précise la silhouette bougonne et taiseuse d’un vieil homme alourdi par un mystérieux vécu ombré de remords et de culpabilité, l’on s’imprègne peu à peu du décor âpre et majestueux de ce coin de montagne ouaté d’épaisses forêts. D’abord riant lorsqu’il se soumet à la domestication des bûcherons et des dameurs de pistes de ski, cet environnement a pourtant tôt fait de devenir hostile et de nous rappeler notre vulnérabilité. En particulier lorsqu’il l’enferme dans l’implacable huis clos d’un déluge de neige, propre à réveiller, en même temps que ces peurs viscérales qui nous glacent l’échine à la seule évocation d’un long et lugubre hurlement de loup, ce qui ressemble bien à la crainte diffuse d’une sorte de châtiment divin.

Dès lors, tout semble ligué pour forcer Germain à enfin affronter sa mauvaise conscience et à apporter réparation dans un sacrifice qui n’est pas sans évoquer quelque rite païen censé calmer on ne sait plus quelle divinité ou esprit de la forêt. Ce qui, commencé dans la légèreté pleine d’humour d’un inoffensif enchaînement de circonstances, vire au cauchemar un rien fantastique, s’avère une impressionnante histoire de rédemption, aussi noire et réaliste que poétique et magique. Et comme la plume de l’auteur nous réserve quelques trouvailles de toute beauté, c’est avec délice que l’on se laisse emporter par tant de justesse et d’inventivité.

Ayant plusieurs fois pensé à Franck Bouysse au cours de cette lecture, je ne suis pas surprise de découvrir qu’il est l’auteur qui inspirait le plus particulièrement Jean-Paul Didierlaurent. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Clotilde aimait consigner les choses, des choses aussi insignifiantes que la chute des premiers flocons. De la même manière elle se plaisait à s’emprisonner l’existence dans un corset d’habitudes, le feuilleton télé du début d’après-midi, la séance de cinéma du lundi avec les amies, les cours de poterie du mardi soir, le marché du mercredi matin, la médiathèque le vendredi, la pâtisserie du dimanche, autant d’œillets où glisser le lacet pour bien enserrer les jours, et avancer d’un rendez-vous à un autre sans avoir à contempler l’abîme du temps qui passe. Sans parler de cette manie exaspérante de dresser la table du petit-déjeuner pour le lendemain avant l’heure du coucher, comme on dresse un pont entre deux rives.

Les sillons profonds qui barraient le front du vieux dessinaient une portée de musique sur la peau patinée par des années de vie au grand air. La bouteille paraissait minuscule entre les mains épaisses aux doigts noueux. Un arbre, songea Basile en contemplant le vieillard. Un de ces arbres d’altitude battus par les vents à longueur d’année, aux branches torturées, à l’écorce craquelée et au bois aussi dur que la pierre.

Un papier peint uni de couleur vert pâle habillait les murs. Posé sur l’édredon gigantesque qui ornait le lit, tel un pétale délicat sur la bedaine d’un pachyderme, l’attendait un mot manuscrit.

Posée sur le champ de neige, la bâtisse avait des allures de vieux rafiot, un rafiot prêt à sombrer dans l’immensité blanche avec pour seule trace de vie les volutes de fumée s’échappant de sa cheminée.

 Vous savez comment sont les rumeurs, des trains sans conducteur impossibles à arrêter une fois lancés sur les rails.