mercredi 29 novembre 2023

[Desbiolles, Maryline] Il n'y aura pas de sang versé

 





J'ai aimé

 

Titre : Il n'y aura pas de sang versé

Auteur : Maryline DESBIOLLES

Parution :  2023 (Sabine Wespieser)

Pages : 152

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Au tournant de l’année 1868, elles sont quatre très jeunes femmes à converger vers les ateliers de soierie lyonnaise où elles ont trouvé à s’employer : « ovalistes », elles vont garnir les bobines des moulins ovales, où l’on donne au fil grège la torsion nécessaire au tissage. Rien ne les destinait à se rencontrer, sinon le besoin de gagner leur vie : Toia la Piémontaise arrive à Lyon en diligence, ne sachant ni lire ni parler le français, pas plus que Rosalie Plantavin, dont l’enfant est resté en pension dans la Drôme, où sévit la maladie du mûrier. La pétillante Marie Maurier vient de Haute-Savoie. Seule Clémence Blanc est lyonnaise : elle a déjà la rage au cœur après la mort en couches de l’amie avec qui elle partageait un minuscule garni, rue de la Part-Dieu. Les mettant littéralement en mouvement par la grâce de sa langue nerveuse et inventive, Maryline Desbiolles imagine ses quatre personnages en relayeuses, à se passer le témoin dans une course vers la première grève de femmes connue.
C’est en juin 1869 que la révolte éclate : les maîtres mouliniers font la sourde oreille aux revendications des ouvrières qui réclament de meilleures conditions de travail et de logement. Les filles s’enhardissent, le mouvement s’amplifie et dès lors le livre avance au rythme exaltant d’une troupe féminine s’autorisant enfin à ne plus courber l’échine : nos quatre relayeuses y apparaissent comme en couleur, dans une foule anonyme en noir et blanc, titubantes dans l’élan de leur propre audace.
Donner vie et chair à leurs émotions, leurs élans et leurs expériences est le plus bel hommage qui pouvait être rendu à ces oubliées de l’histoire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1959 à Ugine, Maryline Desbiolles vit à Nice. Elle est l’autrice d’une œuvre importante, essentiellement publiée dans la collection Fiction & Cie au Seuil. Elle a été révélée au public avec La Seiche (1998), bientôt suivi d’Anchise (prix Femina, 1999). Son roman le plus récent, Charbons ardents, a remporté le prix Franz-Hessel 2022. Elle rejoint avec Il n’y aura pas de sang versé le catalogue de Sabine Wespieser éditeur.

 

 

Avis :

Le fil de soie grège ne peut être tissé directement. Il faut le rendre plus résistant en le moulinant, c’est-à-dire en lui faisant subir une torsion avant de l’enrouler sur les bobines de moulins rendus plus performants par leur forme ovale. Au milieu du XIXe siècle, cette opération emploie des milliers d’ouvrières en France, dont beaucoup dans la région lyonnaise où on les appelle les ovalistes. Sans qualification, elles travaillent douze heures par jour, sont payées à la pièce bien moins cher que leurs homologues masculins, et comme on les recrute dans les campagnes environnantes et même jusqu’au Piémont, elles s’entassent dans des dortoirs insalubres et surpeuplés, totalement assujetties au strict règlement de leurs « usines-pensionnats ». A l‘été 1869, ces filles illettrées, qui se voient contraintes d’avoir recours à un écrivain public pour exposer leurs revendications, se mettent en grève, réclamant un meilleur salaire et un temps de travail réduit. C’est la première grève de femmes connue. Elle va durer un mois, se solder par des emprisonnements et des expulsions des ateliers-dortoirs, avant que le travail ne reprenne sans aucune avancée significative. Elle marque cependant l’histoire d’une pierre blanche, celle qui inaugure la longue lutte dont les femmes se sont passé le relais jusqu’à aujourd’hui pour l’amélioration progressive de leur condition.

Cette image du passage de relais entre les femmes s’est si bien imposée à l’auteur lorsqu’elle s’est intéressée à la grève des ovalistes qu’elle en a fait le fil conducteur de son roman. Soif d’émancipation, prise de conscience de leur sororité face à la toute-puissance des hommes et des employeurs qui les traitent en « bonnes filles » modestes et dociles : sans violence ni sang versé, avec la seule calme détermination née d’un trop-plein d’injustice et de servitude silencieuse, ces femmes sont les premières, non pas à se révolter, mais à en prendre l’initiative. Ce sont elles qui s’autorisent enfin à ne plus courber l’échine. Et même si elles n’obtiennent pas gain de cause, elles sont des pionnières qui ouvrent à leurs semblables, femmes de leur temps ou des générations à venir, le long chemin du féminisme. Alors, à cette troupe en jupons perdue dans l’oubli incolore de l’anonymat, Maryline Desbiolles a choisi de prêter quatre visages imaginés comme en technicolor, leur redonnant chair et vie en quelques scènes croquées sur le vif, et insistant sur la sororité des femmes par-delà les siècles.

Jonglant avec les mots et les images dans une langue courant comme une rivière en longs rubans de phrases non dénuées de poésie, l’écrivain met l’originalité, probablement clivante, de son style au service d’un roman social et féministe, construit sur un fait historique oublié pour mieux inviter les femmes à reprendre le flambeau de la lutte. (3,5/5)

 

 

Citations :

En attendant, toute la semaine, debout douze heures par jour, elles veillent jusqu’à sept heures du soir sur les moulins dont elles garnissent et dégarnissent les bobines, vérifient la qualité de la soie, nouent et dénouent les fils cassés. Nul besoin de qualification. (…) Femmes sans qualification. Femmes sans qualités. Ovalistes. Les mots dépassent la petitesse de la paie comme de la pensée.

Philomène Rozan ne mène pas ses paroles à la baguette, ses paroles s’envolent, elles ne se dispersent pas, elles se posent sur la tête des ovalistes, sur leur langue, des paroles qui ne font pas tourner la tête, ou qui la font tourner mais pas à la manière des ritournelles, des paroles qui n’enivrent pas, mais qui donnent soif, gagner davantage que 1,40 F, gagner 2 F comme les hommes même si c’est impensable, être payées au temps, pas aux pièces, et pas nourries logées comme des domestiques, avoir le droit de s’asseoir, prendre plus de pauses, avoir une chambre à soi, ou du moins un lit à soi, travailler dix heures et non pas douze, avoir un lit et du temps à soi, c’est pas la lune et c’est la lune à voir la tête des patrons auxquels ces doléances sont présentées le 17 juin 1869, de vive voix, bien sûr de vive voix, ces dames et demoiselles ne savent ni lire ni écrire (…).


 

lundi 27 novembre 2023

[Chiche, Sarah] Les alchimies

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Les alchimies

Auteur : Sarah CHICHE

Parution :  2023 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

En 2022, en pleine crise de l’hôpital, Camille Cambon, médecin légiste vaillante et brillante, reçoit un mail énigmatique. Il y est question du peintre Goya et de son crâne volé après son inhumation à Bordeaux en 1828, et dont on a depuis perdu la trace. D’abord portraitiste officiel de la cour, aimé des puissants, le maître espagnol devint, à la suite d’une maladie, l’observateur implacable et visionnaire des ténèbres de l’âme humaine.
Les parents de Camille et son parrain, neurologue, se sont passionnés pour l’oeuvre de Goya, avant de devenir des scientifiques de renommée internationale.
Camille part rencontrer à Bordeaux sa mystérieuse correspondante, une ancienne directrice de théâtre qui a bien connu ces trois-là, alors étudiants en médecine, dans les années 1960, et semble tout savoir de leur obsession partagée pour Goya. Une quête effrénée, entre passion scientifique et déraison, où chacun a pris toutes les libertés et tous les risques, au point de s’y brûler les ailes.
Du siècle des Lumières à la création d’une société secrète de médecins, Les Alchimies est une fresque captivante sur l’origine du génie, les amitiés qui ressemblent à l’amour, les pouvoirs obscurs et merveilleux de l’art.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sarah Chiche est écrivaine. Après Les Enténébrés (2019) et Saturne (2020), qui l’ont révélée à un large public, Les Alchimies est son cinquième roman.

 

 

Avis :

Médecin légiste, la narratrice Camille Cambon se défend des sombres et macabres réalités du monde et de son métier en cultivant l’humour noir et la froideur. Médecins eux aussi – éminent légiste pour l’un, généraliste pour l’autre –, ses parents n’ont pas survécu à un accident de plongée survenu une trentaine d’années plus tôt, quand elle avait seize ans. Ils se passionnaient pour Goya, le peintre aragonais inhumé en 1828 à Bordeaux, mais… sans sa tête. C’est à leur propos que Camille reçoit un jour un e-mail en provenance d’un mystérieux correspondant bordelais. Celui-ci a des révélations à lui faire quant au passé de ses parents, à leur passion dévorante pour la partie la plus noire de l’oeuvre de Goya et aux extrémités auxquelles leur quête du crâne disparu les a menés.

« Toute cette histoire restera énigmatique à qui n'accepte pas de s'armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. » Le cadre est posé d’emblée et ne va cesser de nous confronter à nos aspects les plus sombres, au gré d’un terrifiant jeu de miroir rapprochant certaines violences actuelles de celles dont Goya se fit l’écho brutal dans ses œuvres les plus noires. Aux suppliciés peuplant de leur douleur nue les toiles du peintre vont d’abord répondre, dans une première partie lui empruntant le titre « Les désastres de la guerre », une tout aussi horrifique mosaïque de faits récents. Scandale du charnier de l’université Paris-Descartes et révélation dès 2019 d’un trafic de corps humains, hécatombe de la pandémie de Covid dans des hôpitaux déjà en crise, aspects les plus sordides accompagnant les fonctions d’un médecin légiste… : un condensé de scènes effroyables, évoquées sans fard dans leur vérité la plus macabre, soufflète le lecteur, saisi entre horreur et émotion, au fil d’un récit dont la férocité caustique n’a d’égale que sa lucidité désespérée.

C’est aux côtés d’une narratrice ébranlée et au bord de la crise de nerfs que l’on s’engage alors dans la seconde partie du roman, très différente de ton puisque relatée, non sans mélancolie cette fois, par une vieille connaissance des parents de Camille. Intitulée, toujours d’après Goya, « Le songe de la raison », cette portion du récit va faire la lumière sur la véritable histoire d’un trio que « le démon de la connaissance » aura fini par « dévorer jusqu’à la folie ». Des errances phrénologiques à la quête du crâne disparu de Goya en passant par d’étranges sabbats dans les catacombes de Paris, c’est un visage totalement inattendu, de ses parents et du parrain qui l’a prise en charge orpheline, que Camille va découvrir en même temps qu’un monstrueux secret de famille. A trop flirter avec « la ligne de partage entre les vivants et les morts », les apprentis médecins qu’ils furent ne surent pas résister à leur fascination pour les gouffres. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », soulignait il y a deux siècles le titre d’une gravure de Goya… « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » a t-ton envie de lui répondre.

Egalement psychologue clinicienne et psychanalyste, Sarah Chiche cache dans les plis de ce thriller gothico-macabre l’anamnèse d’une femme parvenue au point de rupture et qui, comme lors d’une cure psychanalytique, prend soudain conscience des courants souterrains et des transmutations à l’oeuvre dans son histoire familiale :  toute une alchimie mise au jour par le verbe, terriblement vrai, de l’écrivain. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il y a pire encore que de craindre qu’une chose n’arrive : qu’elle arrive, et s’y résigner.


Dès que l’un d’entre nous soumettait une idée innovante, le directeur se mettait à lisser sa cravate entre le majeur et le pouce, faisait allusion à des instances décisionnelles supérieures, à des circulaires complexes, à des « procédures pour enclencher une procédure », et la décision qui était sur le point d’être prise ne l’était pas. Ce dont, naturellement, le directeur se félicitait toujours : les idées sont méprisables ; les innovations dangereuses ; le pouvoir ne se partage pas s’il veut s’imposer ; mieux vaut laisser les chefs de service humilier les chefs de clinique qui humilient les internes qui humilient les infirmiers qui humilient les aides-soignants qui humilient les patients (du moins ceux qui sont toujours vivants) qui ne peuvent qu’humilier la purée aux trois saveurs qu’on leur sert en n’y touchant pas, et qui donc, depuis leur lit, confits dans leur maladie, finissent par insulter les aides-soignants qui hurlent sur les infirmiers qui critiquent les internes qui n’écoutent plus les chefs de clinique qui se rebellent contre les chefs de service qui se mettent en arrêt maladie ou démissionnent pour empoisonner le directeur, lequel obéit lui-même aux commandements édictés par des gens qui ne nous rendent jamais visite mais semblent atteints du même mal que lui. 


Ma fille me dévisageait. Elle avait un air que je reconnus. Celui que l’on aperçoit dans le miroir quand l’enfance est terminée, qu’on se prépare à sortir, mais que soudain, en vérifiant sa coiffure, juste avant d’éteindre la lumière, on comprend, pour la première fois peut-être, qu’entre les cours, les concerts, les projets de fêtes, les fêtes et les discussions avec sa meilleure amie sur la fille ou le garçon de quatrième qui vous a jeté un regard appuyé, on n’a certes pas assez de place dans son cœur pour tout le monde, mais qu’un jour, il ne nous restera plus que la possibilité de murmurer aux particules qui dansent dans le ciel dégagé : « Maman, autrefois je crois t’avoir aimée plus que tout, et peut-être m’as-tu aimée toi aussi. »


Toute extase passionnée a son pot de chambre. Ce bonheur ne fut qu’un intermède. Si notre passion commune pour la chose sexuelle avait cimenté d’emblée notre couple, et qu’elle était demeurée intacte après la naissance de notre fille, elle finit par faire le lit de notre enfer. Après plusieurs années de pratique de la cardiologie pédiatrique, des courriels incidemment retrouvés dans la messagerie de Thomas m’avaient informée qu’il s’occupait aussi du cœur d’un certain nombre de femmes, qu’il situait anatomiquement un peu plus bas. Il y en avait trop. Trop souvent. Il ne pouvait pas s’en empêcher, et puis oui, m’avait-il avoué, quand il couchait, il se figurait qu’il tombait amoureux. « Trop de stress, trop de pression à l’hôpital, la dose quotidienne de sensations érotiques qu’il me faut pour faire face à l’horreur, ces valves minuscules, ces vaisseaux sanguins d’un millimètre d’épaisseur que je dois opérer, parfois pendant douze heures d’affilée, sans savoir si le cœur du bébé que des parents me confient va se remettre à battre ou non, cette petite de dix-huit mois que je n’ai pas pu sauver, sa mère qui a hurlé de douleur dans mes bras, son visage qui continue à me hanter, des mois après… Tu comprends ? »
À la longue, je n’avais plus voulu comprendre. 


Il ne faut jamais mentir à personne, me dis-je en contemplant un masque chirurgical usagé qui gisait à mes pieds. À personne, sauf peut-être aux gens qu’on aime.


C’est ça, le miracle de l’art : nous raconter en un détail des choses incroyables sans jamais les dire tout à fait.
 
 
Elle avait écrit un livre sur Madeleine Brès, la première femme autorisée à exercer la médecine à la condition expresse qu’elle ne s’occupe que de bébés, de mères et d’allaitement ; même si depuis les années 1960 les femmes avaient pu investir la médecine générale, racontait Léa, on entendait encore toutes sortes d’horreurs sur leur présence dans les cabinets. Tantôt on disait qu’elles s’installaient à domicile pour s’occuper de leurs enfants. Tantôt on leur reprochait de travailler cinquante heures par semaine et de sacrifier leur maternité. À l’occasion de la parution de son livre, Léa avait accordé un entretien qui avait fait grand bruit. Au journaliste qui lui demandait si, compte tenu de son engagement auprès de ses patients, elle n’avait pas l’impression de passer à côté de la maternité et de sacrifier sa vie personnelle, elle avait répondu : « Si j’étais un homme, jamais vous ne me demanderiez si, médecin avec un enfant en bas âge, je ne crains pas de passer à côté de la paternité. Je ne sacrifie pas ma vie personnelle. La médecine est ma vie personnelle. »

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

samedi 25 novembre 2023

[Bégaudeau, François] L'amour

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'amour

Auteur : François BEGAUDEAU

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 96

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« J’ai voulu raconter l’amour tel qu’il est vécu la plupart du temps par la plupart des gens : sans crise ni événement. Au gré de la vie qui passe, des printemps qui reviennent et repartent. Dans la mélancolie des choses. Il est nulle part et partout, il est dans le temps même.
Les Moreau vont vivre cinquante ans côte à côte, en compagnie l’un de l’autre. C’est le bon mot : elle est sa compagne, il est son compagnon. Seule la mort les séparera, et encore ce n’est pas sûr.
»

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

François Bégaudeau est né en 1971 à Luçon. Outre de nombreux essais, pièces de théâtre, scénarios de BD et documentaires, il est l’auteur de douze fictions depuis 2003 aux Éditions Verticales, dont Jouer juste, Entre les murs (prix France Culture-Télérama 2006, adapté au cinéma par Laurent Cantet), La blessure la vraie, Molécules, En guerre, Un enlèvement et Ma cruauté.

 

Avis :

L’amour avec un petit a, celui qui ne fait pas de bruit et porte à peine son nom mais vous rend compagnons de toute une vie : moins de cent pages suffisent à François Bégaudeau pour toucher son lecteur aux larmes avec les cinquante ans de vie commune de Jacques et Jeanne Moreau, un couple on ne peut plus ordinaire de la classe moyenne.

Ils avaient vingt ans lorsqu’ils se sont trouvés au début des années soixante-dix. Pas de coup de foudre ni de passion brûlante, mais une calme évidence apparue au détour d’une promenade autour de leur petit bourg de l’ouest de la France : il fallait bien sortir le chien. S’ensuivent un mariage, un enfant, et un demi-siècle de vie commune. D’extraction ouvrière, elle est devenue secrétaire, lui jardinier municipal. En dehors du travail et du patient tricotage de leur vie matérielle, elle ne rate rien de ce qui concerne Richard Cocciante pendant que lui collectionne les maquettes de fusées. Leur cocker s’appelle Boule, leur fils Daniel comme Balavoine, ils partent en vacances au bord de la mer, et le temps passe, dans une routine qui figent leurs manies et leurs agacements mutuels : « Jacques énerve Jeanne à mettre des cornichons avec tout, à manger la peau du saucisson sec, à remettre un tee-shirt sale... » « Jeanne énerve Jacques à répéter qu’il n’en fout pas une alors que dès qu’il aide elle l’engueule, à nager la tête hors de l’eau pour garder les cheveux secs, à sortir l’aspirateur pour une miette... » Mais rien, ni dispute ni accident – une inconnue débarque un jour, qui vient avouer une ancienne liaison avec Jacques – ne vient jamais remettre en cause la paire que ces deux-là forment. La vieillesse est déjà là, le fils est parti travailler en Corée, ils risquent de ne plus voir beaucoup les petits-enfants. Et puis, c’est la fin, qui les sépare, quoique…

Est-ce seulement l’amour qui les unit, un amour qui jamais d’ailleurs ne se met en mots mais prend la forme muette des gestes du quotidien, ou plutôt la force d’une alliance, affective et matérielle, en quelque sorte un plus ou moins conscient calcul sécuritaire, pour mieux traverser la vie ? En tous les cas, ces deux-là sont tout à fait représentatifs de leur génération, qui ne divorçait pas beaucoup, souvent parce que de toute façon la sécurité matérielle interdisait la séparation. Entre hasard et nécessité, ils se sont reconnus et, sans éclats ni grands sentiments, ont décidé une fois pour toute de leur cheminement côte à côte. Par petites touches rapides et autant de détails datés qui nous font reconnaître aussi vrais que nature nos parents ou nos grands-parents, l’auteur en trace avec tendresse un portrait quasi sociologique, en même temps qu’il nous émeut du mélancolique passage du temps, imperturbable métronome de notre fugitive et généralement anonyme condition humaine.

François Bégaudeau dit avoir pensé à Un coeur simple de Gustave Flaubert. Il réussit un livre universel, court et d’un seul trait comme la vie : une sorte de film en Super 8, sans discours ni analyse mais vaste de ses ellipses, qui condense dans son sautillement accéléré le reflet de notre fragile humanité et l’infinie mélancolie du temps qui fuit. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Au boulot, il n’est pas rare qu’une copine raconte qu’elle s’en est pris une. En attaquant le reblochon, Frédéric admet qu’il est parfois un peu brutal.
— Brutal comment ?
— Brutal normal.
— C’est pas normal de taper.
— C’est pas toi qui vis avec.
Jeanne regarde Jacques qui ne dit rien.

Qu'est-ce qu’il emporterait sur une île déserte ? Sa femme, pour la lessive. Qu'est-ce qu'elle n'oubliera jamais d'emmener en vacances ? Son mari, pour le noyer.

Ils couchaient ensemble comme ça de temps en temps, quand ça les prenait. (...)
— Ça s’est terminé quand je suis entrée chez Michelin.
— T’aurais continué si t’y étais pas entrée ?
— On peut pas savoir.
— T’aurais continué ou pas ?
— On peut pas savoir.
Déjà qu’on n’en sait pas beaucoup sur ce qui se passe, comment veux-tu en savoir sur ce qui se passe pas.

 

jeudi 23 novembre 2023

[Viel, Tanguy] Article 353 du code pénal

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Article 353 du code pénal

Auteur : Tanguy VIEL

Parution :  2017 (Editions de Minuit)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Pour avoir jeté à la mer le promoteur immobilier Antoine Lazenec, Martial Kermeur vient d'être arrêté par la police. Au juge devant lequel il a été déféré, il retrace le cours des événements qui l'ont mené là : son divorce, la garde de son fils Erwan, son licenciement et puis surtout, les miroitants projets de Lazenec. Il faut dire que la tentation est grande d'investir toute sa prime de licenciement dans un bel appartement avec vue sur la mer. Encore faut-il qu'il soit construit.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Tanguy Viel est né en 1973 à Brest. Il publie son premier roman Le Black Note en 1998 aux Editions de Minuit qui feront paraître Cinéma (1999), L’Absolue perfection du crime (2001), Insoupçonnable (2006), Paris-Brest (2009), La Disparition de Jim Sullivan (2013) et en janvier 2017 Article 353 du code pénal, Grand prix RTL Lire.

 

 

Avis :

Parce qu’au cours d’une partie de pêche au large de Brest, il a jeté et abandonné un homme à la mer, le narrateur Martial Kermeur a été déféré devant un juge. Il est auditionné, mais, dans le huis clos qui le place face à lui-même autant qu’au magistrat, sa confession se mue en implacable réquisitoire, et, sous les traits du meurtrier, se profile bientôt la victime d’une insupportable machination. L’on ne devient pas assassin du jour au lendemain. Victimes ou coupables, tout est parfois question de point de vue...

Son quasi monologue s’ouvre sur l’horizon modeste d’un ouvrier de l’arsenal de Brest, horizon encore raccourci par quelques vents contraires : opportunité manquée, divorce, chômage, et voilà notre homme seul avec son fils de onze ans et une prime de licenciement, de quoi investir dans un bateau de pêche et enfiler le ciré jaune, seule reconversion plausible dans cette région sans avenir économique. C’est dans cette grisaille que surgit une perspective inespérée, en la très avenante personne d’Antoine Lazenec, un promoteur immobilier vendeur de rêve et de standing, plein de projets dynamisants que plus personne ici n’aurait osé imaginer. Séduit comme beaucoup d’autres par la promesse d’un « Saint-Tropez du Finistère », Kermeur lui confie tout son argent. Le temps passe, mais aucun complexe immobilier ni touristique ne sort de cette terre fatiguée, usée jusqu’à la moelle par les vents et les flots.

Comme souvent les victimes de grosses arnaques, si bien prises à leurs espérances qu’elles préfèrent s’enfermer dans le déni malgré les évidences, les pigeons vont se laisser leurrer des années durant. Jusqu’à ce que les drames s’enchaînent, dans une cascade n’épargnant que l’escroc, plus que jamais plastronnant et occupé de son grand train, sans remords ni conscience dans son aplomb inoxydable et dans son intouchable toute-puissance. Enfin revenu de sa crédulité, dépouillé, trahi et humilié, mais surtout blessé au travers de son fils, victime collatérale, et désespérant d’une quelconque «  justice naturelle qui ne tombera peut-être jamais », Kermeur décide, dans sa colère, d’entrer en révolution pour inverser, ne serait-ce qu’une fois, le sempiternel cours de l’histoire qui veut qu’une poignée de puissants menteurs et corrompus impose ses dés pipés à une majorité d’éternels perdants.

Se dévidant en longues phrases qui reflètent à merveille les efforts d’ordonnancement de la pensée, entre incrédulité, lassitude et sentiment de délivrance, d’un homme droit, mené au meurtre par les circonstances, le texte est d’une virtuosité confondante, chaque tournure renversante de justesse, d’originalité et de vraie beauté. Et c’est l’âme troublée, qu’à la fois dans la tête du prévenu et dans la peau de son juge, on l’observe tenter de tracer « la ligne droite des faits », en réalité « la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies » et « comme l’enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire » qui ont fait déraillé sa vie. A moins que le dénouement ne réserve quelque surprise… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Peut-être que c’est Le Goff qui avait raison, que j’étais trop isolé ces derniers temps, alors le premier qui s’approche et rompt la solitude, on s’en fiche de savoir qui c’est, pourvu que tout s’engouffre et s’encastre en vous comme une pièce de puzzle que vous auriez découpée exprès pour qu’elle épouse les contours de votre âme. Voilà. C’est peut-être ça, la principale chose que j’ai apprise ces dix dernières années : qu’on finit toujours par aimer qui nous aime.


En tout cas, c’est comme ça qu’aujourd’hui je me représente la dernière décennie quand j’en amène toutes les lignes ici même devant vous, et ça fait comme un cerf-volant dont j’actionnerais les commandes depuis une plage, comme si soudain j’avais une vue claire et comme surnaturelle du temps qui passe, mais c’est toujours facile, j’ai dit, avec le recul, de tisser les choses en destin, et alors border les années avec je ne sais quels piquets ou poteaux d’angle et même une couleur qui en déciderait la teinte définitive. Seulement, quand on était dedans, dans chaque année ouverte sur quelle bouteille de champagne, il n’y a jamais eu de carte IGN
qu’on nous aurait distribuée le jour de l’an pour nous conduire dans les temps futurs. Jamais rien d’autre que les lignes un peu floues qu’on essaie chacun de dessiner pour suivre la pente des saisons, mais c’est tout. Et que tout le problème c’est qu’il faut encore prendre les virages soi-même. Encore que me concernant, je n’ai pas eu l’impression de prendre beaucoup de virages. C’est l’avantage de la bêtise : on reste au carrefour et on attend de se faire renverser par une voiture. Je veux dire : est-ce que c’est moi qui ai décidé que ma femme parte du jour au lendemain sans presque prévenir ? Est-ce que c’est moi qui ai décidé de licencier les trois quarts du personnel de l’arsenal ?


Médecin ou juge, j’ai pensé depuis, ce ne sont pas des gens qui marchent aux sentiments, au contraire, ils sont trop occupés à en écarter les branchages et briser l’épaisseur des sous-bois qu’ils habitent. Même, quelquefois, quand il me regardait, le juge, on aurait plutôt dit qu’il avait une machette dans les yeux et qu’avec elle il frayait son chemin à l’intérieur de moi, comme s’il visait un point central que je ne connaissais pas moi-même, quelque chose qu’il aurait peut-être simplement appelé « les faits » et parce qu’il pensait qu’à l’intérieur d’eux, « les faits », il y avait la vérité. Comme si elle, la vérité, elle allait émerger toute seule hors de l’eau, sèche et sans rides.


Maintenant je demande : est-ce que le silence, c’est comme l’obscurité ? Un trop bon climat pour les champignons et les mauvaises pensées ? Maintenant c’est sûr que je dirais volontiers ça, que les vraies plantes et les fleurs, elles s’épanouissent en plein jour, et qu’il faut parler, oui, il faut parler et faire de la lumière partout, oui, dans toutes les enfances, il ne faut pas laisser la nuit ni l’inquiétude gagner. Maintenant je sais, monsieur le juge, je sais comment on transmet tant de mauvaises choses à un fils, si sous l’absence de phrases il y a toujours tant d’air chargé qui va de l’un vers l’autre, selon cette porosité des choses qui circulent dans une cuisine le soir quand on dîne l’un en face de l’autre, et que peut-être, dans la trame des jours qui s’enchaînent, tous ces repas où il m’a raconté sa journée de collège et le métier qu’il voudrait faire plus tard, tous ces soirs où je ne l’écoutais pas vraiment, cela, croyez-moi, ça travaille comme une nappe phréatique qui hésiterait à trouver sa résurgence. Et vous, père en forme de rocher absent, ce n’est pas la peine d’essayer de mentir, ce n’est pas la peine de dire « si, bien sûr, je t’écoute » parce qu’il sait, n’importe quel enfant sait parfaitement si on n’écoute pas, si on refait à l’infini je ne sais pas quelle boucle dans son esprit, comme une vitre devant les yeux qui vous sépare du monde et alors, à mesure que votre pensée a l’air de vous emmurer, votre enfant, vous ne le savez pas encore, vous l’abandonnez sur place.
 
 
Erwan devant la télévision éteinte. Erwan dans la cuisine à me regarder penser. Erwan derrière la vitrine du banquier. Erwan derrière la porte de sa chambre. Erwan sur les pontons à regarder le gros bateau de Lazenec. Et moi je dis que chaque scène est devenue une image fixe dans son cerveau, au point de faire comme la lame d’un cutter qui a fini par lui déchirer la peau ou non pas la peau mais la chair dessous, tirant sur elle en l’effleurant et à la fin son visage intérieur, il fut comme lacéré. Peut-être que la mémoire ce n’est rien d’autre que ça, les bords coupants des images intérieures, je veux dire, pas les images elles-mêmes mais le ballottement déchirant des images à l’intérieur de nous, comme serrées par des chaînes qui les empêchent de se détacher, mais les frottements qui les tendent et les retiennent, ça fait comme un vautour qui vous déchire les chairs, et qu’alors s’il n’y a pas un démon ou un dieu pour vous libérer, le supplice peut durer des années.


Au fond, plus vous faites une chose absurde et plus vous avez de marge de manœuvre, parce que l’autre en face, l’autre, tant qu’il n’a pas mis ça dans sa machine à calculer à lui, tant qu’il n’a pas fabriqué une petite machine à lui pour domestiquer l’absurdité, il est paralysé. Les grands boxeurs le savent, que seulement quand le jeu de l’autre est dans leur boîte, c’est-à-dire seulement quand il est enfin enfermé dans leur cerveau comme sur le plateau d’une petite boîte à musique, là, oui, ils savent qu’ils peuvent combattre mais avant ça, avant ça vous prenez des coups, et puis c’est tout. Et plus vous prenez des coups, moins vous êtes lucide, et moins vous êtes lucide, plus vous prenez des coups, vous comprenez ?


Le plus étrange peut-être, c’est qu’il ne m’apprenait rien, mais plutôt comme s’il avait apporté la dernière pièce qu’on pose en haut d’un château de cartes, celle dont on sait qu’elle fera tout s’écrouler, mais dont on a compris depuis longtemps que chaque étape précédente nous menait vers lui, l’écroulement.


Comme quoi on n’est pas toujours les mêmes, les pères et les fils, et si j’ai compris quelque chose dans cette histoire, c’est bien qu’il y a un moment vos enfants, ils ne sont pas le prolongement de vous. Mais combien d’années il faut pour se rendre compte de ça, oh pas tant nous, mais eux, combien d’années il leur faut pour un jour comprendre qu’ils ne sont pas le bras armé de nos rêves et de tout ce que nous n’avons pas fait dans la vie, oui, qu’ils ne sont pas là pour rattraper nos conneries ?


On a marché dans le vent de la nuit et c’était clair que j’avais rattrapé mon retard, je veux dire, là, dans l’air humide, j’étais aussi soûl que lui, aussi léger que lui, avec l’alcool et le vent qui faisaient comme deux serre-livres qui nous maintenaient droits, parfaitement droits dans la nuit claire.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 21 novembre 2023

[Perez, Stéphanie] Le gardien de Téhéran

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Le gardien de Téhéran

Auteur : Stéphanie PEREZ

Parution : 2023 (Plon)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L'histoire du gardien du musée de Téhéran, un homme seul face à la menace des religieux fanatiques qui a réussi à sauver 300 chefs d’œuvre d'art moderne, le trésor de l'Impératrice des arts.

Printemps 1979, Téhéran. Alors que la Révolution islamique met les rues de la capitale iranienne à feu et à sang, les Mollahs brûlent tout ce qui représente le modèle occidental vanté par Mohammad Reza Pahlavi, le Chah déchu, désormais en exil. Seul dans les sous-sols du musée d'Art moderne de Téhéran, son gardien Cyrus Farzadi tremble pour ses toiles. Au milieu du chaos, il raconte la splendeur et la décadence de son pays à travers le destin incroyable de son musée, le préféré de Farah Diba, l'Impératrice des arts. Près de 300 tableaux de maîtres avaient permis aux Iraniens de découvrir les chefs d’œuvre impressionnistes de Monet, Gauguin, Toulouse-Lautrec, le pop art d'Andy Warhol et de Roy Lichtenstein, le cubisme de Picasso ou encore l'art abstrait de Jackson Pollock. Mais que deviendront ces joyaux que les religieux jugent anti islamiques ? Face à l'obscurantisme, Cyrus endosse, à 25 ans à peine, les habits un peu grands de gardien d'un trésor à protéger contre l'ignorance et la morale islamique. 

 

Un mot sur l'auteur :

Née en 1973, Stéphanie Perez est grand reporter pour France Télévisions depuis plus de vingt-cinq ans. Elle s'est rendue plusieurs fois en Iran et a couvert plusieurs conflits, comme la guerre en Irak et en Syrie, ou récemment en Ukraine. Le gardien de Téhéran est son premier roman.

 

Avis :  

Deux ans avant la chute du Shah d’Iran et à l’instigation de l’impératrice Farah Pahlavi soucieuse de promouvoir les relations culturelles de son pays avec l'étranger, est inauguré à Téhéran un musée abritant la plus vaste collection d’art moderne et contemporain jamais rassemblée en dehors de l’Occident. Monet, Toulouse-Lautrec, van Gogh, Derain, Picasso, Dali, Rothko, Pollock, Vasarely, Warhol... : la fortune inouïe des Pahlavi a permis de réunir un trésor artistique inestimable, qu’en 1979, la Révolution iranienne et l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny menacent directement. Alors que la rigueur islamiste s’abat sur le pays, que vont devenir ces œuvres, jugées choquantes et décadentes par le nouveau régime qui vomit l’Occident ?
Seul à n’avoir pas fui, un jeune et modeste employé du musée, qui, avant d’en devenir le factotum, n’avait jamais eu le moindre contact avec l’art, endosse la lourde et dangereuse responsabilité de leur sauvegarde. A force de ruses, il parvient à détourner l’attention des religieux fanatiques et à maintenir les tableaux dans l’oubli des sous-sols de l’institution, qui, désormais aux mains d’un comité révolutionnaire, n’expose plus que des œuvres de propagande glorifiant les martyrs du soulèvement. Il faut attendre 2017 et l’approche d’élections présidentielles en Iran, pour qu’une partie de la collection – intacte, grâce à son ange-gardien improvisé, si ce n’est le portrait, irrémédiablement lacéré, de l’impératrice par Andy Wharol – commence à retrouver le grand jour et les cimaises du musée.  

Grand reporter à l’international et spécialiste des conflits du Moyen-Orient, Stéphanie Perez connaît bien l’Iran. Les difficultés posées par la réalisation d’un reportage sur cette histoire vraie l’ont poussée à la travestir en roman et à faire apparaître le véritable gardien du musée iranien sous les traits d’un personnage de reconstitution. Marqué par une patte néanmoins très journalistique dont on pourra regretter l’écriture et la trame narrative malgré tout assez plates, le récit suit scrupuleusement le déroulé historique des faits pour en dresser un tableau d’une parfaite clarté.
De la montée de la rage populaire – quand, entre misère et terreur redoutablement entretenue par la police politique, les Iraniens observent le luxe tapageur dans lequel baigne le pouvoir et se scandalisent de réformes déconcertantes menant brusquement le pays vers une modernité à l’occidentale – à l’espoir de changement porté par les représentants d’une certaine tradition religieuse, puis aux désillusions d’une nouvelle dictature encore plus violente que la précédente, l’on vit avec les personnages la fatalité d’une privation de libertés qui trouve ici son acmé symbolique dans le sort incertain d’un patrimoine artistique d’une valeur inestimable pour l’humanité tout entière, mais aussi dans la résistance humblement héroïque d’un homme ordinaire jeté au coeur de la mêlée, frappant écho à l’actualité insurrectionnelle iranienne.

Récit de l’incroyable destin d’un héros ordinaire, ce premier roman retrace quarante ans d’une histoire iranienne dont s’écrit peut-être, aujourd’hui, un nouveau chapitre décisif. Au coeur des enjeux de pouvoir et des combats pour la liberté, deux symboles cristallisent toujours les tensions autour de l’obscurantisme : les œuvres d’art et les femmes. Si les trésors du musée de Téhéran ont commencé à retrouver la lumière, les Iraniennes tentent toujours de se débarrasser du voile que leurs grands-mères avaient d’abord revêtus en signe de dissidence et de défiance au régime de leur époque. (3,5/5)

 

Citations : 

Ali est, comme leurs voisins de l’immeuble, commerçant au grand bazar de Téhéran. Dans les allées animées et bruyantes, au milieu des effluves d’aromates et de cuir, il vend des vêtements pour hommes, sans compter ses heures, toujours levé aux aurores pour aller chercher ses stocks, toujours le dernier à fermer son échoppe. Une vie consacrée au labeur. Ces temps-ci, les brusques changements sociaux et la modernité tapageuse artificiellement imposés par les Pahlavi le déconcertent de plus en plus. Comme des milliers d’Iraniens, il se méfie de cette occidentalisation hâtive. Épris d’ordre, jusqu’à présent toujours respectueux de l’autorité, il a, comme Azadeh, du mal à dissimuler sa rage grandissante contre ces privilégiés qui, lorsqu’ils ne se noient pas dans une débauche indécente, se protègent derrière un régime qui abuse de son pouvoir et muselle son peuple miséreux. Lui qui n’était pas particulièrement religieux, s’est laissé pousser la barbe, ne lâche plus son Coran et ne manque plus une prière. Il se rend désormais à la mosquée tous les soirs, alors qu’il n’y avait pas mis les pieds depuis dix ans. Ali se met à rêver de révolution, et il n’est pas le seul.
 

Pendant deux jours, Cyrus reste cloîtré là, aux côtés de son patron. Les deux hommes plongent les toiles dans une nuit contrainte. Pourvu qu’elle ne soit pas une éternité ! Dans la réserve, les tableaux condamnés à l’invisibilité sont soigneusement accrochés sur des rails métalliques, alignés sur ces cadres grillagés comme les barreaux d’une prison. Cyrus les imagine faire connaissance avec leurs voisins de cellule, s’entrechoquer, à travers les époques et les styles. Dans la pénombre du sous-sol, l’espace-temps est bouleversé. La sensuelle Gabrielle de Renoir, égérie du XIXe siècle, ira-t-elle parler d’amour au couple homosexuel de Bacon qui s’est aimé au XXe ? Quels secrets peuvent-ils bien partager ? Il aime voir les tableaux esseulés se confronter dans un étrange ballet de couleurs et de mouvements, s’apprivoiser, se mélanger et dialoguer pour survivre à cet exil forcé.
 

— Tu as décidé de porter le hijab ?
— Ah, ça ? C’est juste pour leur montrer qu’on ne veut plus de leur modèle américain ! On est contre la société de consommation ! On est Iraniens, il faut respecter nos racines !
— Mais… tu ne fais pas tes prières, tu ne vas jamais à la mosquée. Tu crois vraiment que le Coran peut organiser la société ? Tu peux manifester sans te voiler, non ?
— Cela n’a rien à voir, Cyrus ! Ce n’est pas un signe religieux ! On montre notre opposition de cette manière, c’est un moyen de reconnaissance. Cette révolution n’est pas religieuse ! Je porte un foulard comme les femmes du reste du pays, nous sommes toutes unies contre le chah !


 

dimanche 19 novembre 2023

[Banks, Iain M.] L'homme des jeux

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'homme des jeux
           (Cycle de la Culture)
           (The Player of Games)

Auteur : Iain M. BANKS

Traduction : Hélène COLLON

Parution :  en anglais en 1988,
                   en français dès 1992
                   (Robert Laffont)

Pages : 480

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans l'empire d'Azad, le pouvoir se conquiert à travers un jeu multiforme. Jeu de stratégie, jeu de rôle, jeu de hasard, le prix en est le trône de l'Empereur.
Gurgeh est le champion de la Culture, une vaste société galactique, pacifique, multiforme, anarchiste, tolérante, éthique et cynique où le jeu est considéré comme un art majeur.
S'il gagne, la paix sera sauvée entre la Culture et Azad.
S'il perd...

Voici le premier volume de la fameuse série de la Culture qui a renouvelé avec humour et panache le thème de la société galactique. Il sera suivi de L'Usage des armes et de Une forme de guerre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1954 en Écosse, Iain M. Banks a connu le succès dès 1984 avec son premier roman, Le Seigneur des guêpes. En 1987, il entama en parallèle une carrière d’auteur de science-fiction avec Une forme de guerre, premier opus de son célèbre cycle de la Culture. Grâce à celui-ci, il renouvela le genre du space opera en lui apportant finesse d’esprit, humour anglais, cynisme et ironie politique. Auteur reconnu tant pour ses romans de littérature générale que pour ceux de science-fiction, il était considéré par le Times  comme l’auteur anglais le plus imaginatif de sa génération. Il fut d’ailleurs élu sixième meilleur auteur britannique de tous les temps dans un sondage de la BBC. Iain M. Banks est décédé le 9 juin 2013.

 

 

Avis : 

Que vous soyez familier de la littérature de science-fiction ou complet néophyte, ce très bon deuxième tome du vaste Cycle de la Culture – un space opera dont les épisodes largement indépendants se découvrent aisément dans le désordre ou même individuellement – a tout pour vous captiver : le rythme, l’humour et l’imagination de sa narration, comme la portée politique et philosophique de son propos.

La Culture est une civilisation utopique post-humaniste regroupant à travers la galaxie, souvent à bord de structures artificielles, une société technologiquement avancée composée d’humanoïdes augmentés, d’extra-terrestres assimilés et d’intelligences artificielles conscientes. Anarchiste et égalitariste – les genres y sont interchangeables et les notions de propriété et de pouvoir n’y existent pas –, elle offre à ses habitants une existence quasi illimitée, confortable et hédoniste, dégagée de tout tracas par la prise en charge des contingences, matérielles, politiques et sécuritaires, par des intelligences artificielles bienveillantes. Celles-ci ont notamment la responsabilité sous-jacente, discrètement exercée, des opérations diplomatiques et militaires nécessaires à la stabilité, voire à l’expansion, de la Culture lorsqu’elle rencontre des civilisations étrangères. Cette interface plus ou moins violente est du domaine d’une agence, nommée Contact, dont personne ne sait à vrai dire grand-chose.

Quelle n’est donc pas la surprise de Gurgeh, champion incontesté du jeu sous toutes ses formes au sein de la Culture, lorsque Contact sollicite son aide pour l’étude de l’Azad, un jeu d’une complexité inégalée qui structure l’organisation de l’Empire, une civilisation récemment découverte se caractérisant par un régime dictatorial et violent, aussi profondément sexiste et inégalitaire que dangereusement belliciste et colonialiste. En premier lieu peu enclin à quitter son confort pour un voyage censé durer cinq ans, Gurgeh accepte la mission sous la pression de circonstances désagréables et le voilà bientôt parachuté en plein coeur de l’Empire, étranger désarçonné par des mœurs et des valeurs à l’exact opposé des siennes, ayant fort à faire pour comprendre les règles de l’Azad, cette compétition qui ne restera jamais qu’un jeu pour lui mais qui, a contrario, décide de la place de chacun dans la société de l’Empire. A moins, au trouble grandissant de Gurgeh, que cette partie gigantesque ne revête aussi pour la Culture un enjeu insoupçonné, propre à ébranler bon nombre de ses certitudes…

Pris dans les filets d’un rythme narratif allant crescendo jusqu’au spectaculaire bouquet final, l’on reste impressionné, de la première à la dernière page, par l’envergure et la précision de l’imagination avec laquelle, non sans ironie, l’auteur construit et oppose ses deux modèles de civilisations, l’une a priori idéale, l’autre a fortiori mauvaise, au final les deux faces de notre ambivalence humaine et, à tout bien considérer, pas si binairement différentes. A vivre parmi les Azadiens, ces Barbares qui nous ressemblent tant, nous les humains d’aujourd’hui, Gurgeh lui-même évolue, éprouve malgré lui des sympathies, se sent gagné lui aussi par l’ivresse de vaincre, bien supérieure au simple plaisir de jouer. En même temps, il prend conscience des aspects les plus retors et manipulateurs de Contact, habile à lui faire endosser à son insu le rôle du Cheval de Troie pour dynamiter l’ennemi de l’intérieur. La Culture mène en réalité une guerre qui ne porte pas son nom et, toute libérale qu’elle soit, n’hésite pas à adopter les règles de l’adversaire pour mieux en prendre le contrôle. Destruction pure et simple de sociétés jugées inférieures et colonialisme de la part de l’Empire, ingérence et déstabilisations politiques de la part de la Culture, ce sont autant de pratiques courantes sur cette Terre que dénonce sarcastiquement Iain Banks, renvoyant dos à dos les clans de tout bord, aux mains aussi sales les unes que les autres.

Sur une trame magistralement tissée de suspense et d’ironie par une imagination impressionnante de cohérence et de précision, Iain Banks nous offre une addictive et réjouissante lecture à plusieurs niveaux, propre à séduire n’importe quel lecteur, adepte ou non de science-fiction. (4/5)

 

 

Citations :

Ah ! Comme tout est merveilleux au sein de la Culture, n’est-ce pas, Gurgeh ? Nul n’y meurt de faim ni de maladie, les catastrophes naturelles n’y font jamais de victimes, rien ni personne n’y est exploité. Pourtant le hasard et la chance existent encore, ainsi que les peines de coeur et la joie ; oui, le hasard demeure, l’avantage et le désavantage.
 

Les récits qui se déroulaient au sein de la Culture et décrivaient des situations où « les choses tournaient mal » commençaient généralement ainsi : un être humain perdait son terminal, l’oubliait quelque part ou l’abandonnait délibérément.  C’était une convention ; en d’autres temps, on aurait pris pour point de départ un individu s’écartant du sentier forestier ; plus tard, ç’aurait été la voiture tombant en panne sur une route déserte. Qu’il soit en forme de bague, de bouton ou encore de stylo, le terminal était ce qui vous reliait à tous les individus et à tous les éléments de la Culture. Avec lui, quand on voulait savoir quelque chose ou qu’on avait besoin d’aide, on n’avait, selon le cas, qu’à poser une question ou lancer un appel. (…)
Terminal était synonyme de sécurité.
 

Comme le disait le proverbe : tomber n’a jamais tué personne ; ce qu’il faudrait, c’est ne jamais s’arrêter de tomber.
 

L’ennui, c’est qu’il ne voulait ps perdre. Il ne ressentait aucune animosité personnelle à l’encontre de Bermoiya, mais désirait éperdument sortir vainqueur de cette partie, de la suivante, et de celle qui vendrait ensuite. Il venait seulement de comprendre à quel point l’Azad pouvait être envoûtant lorsqu’on y jouait dans son environnement d’origine. (…) Maintenant, il savait pourquoi ce jeu avait permis à l’Empire de se perpétuer. L’Azad créait en lui-même une soif insatiable de victoires accumulées, de pouvoir, de territoires toujours plus étendus et de domination toujours plus grande. 
 

Ce que vous avez vu ce soir, cela aussi est l’Empire. Et il existe entre les deux visions des tas de choses que je ne puis vous montrer ; toute la frustration qui pèse sur les pauvres comme sur les gens plus aisés, simplement parce qu’ils vivent dans une société où personne n’est libre d’agir selon ses choix. Le journaliste qui ne peut pas écrire ce qu'il sait pourtant être la vérité, le médecin qui ne peut soigner un être souffrant parce que celui-ci n’appartient pas au bon sexe… Un million de phénomènes similaires, jour après jour, des choses peut-être moins mélodramatiques, moins grossières que ce que je vous ai montré ce soir, mais qui n’en font pas moins partie de l’ensemble, des choses qui comptent parmi les manifestations de cette société. Le vaisseau vous a dit qu’un système coupable ne reconnaît point d’innocents. Moi, je dirais que si. Il reconnaît l’innocence d’un petit enfant, par exemple, et vous avez bien vu comment ils se comportent dans ce domaine. En un sens, il reconnaît même le « caractère sacré » du corps… mais pour mieux le violer. Encore une fois, Gurgeh, tout cela peut se ramener à la notion de propriété, de possession ; à l’acte de prendre afin d’avoir. 
 
 
Il plongea son regard dans les yeux de l’étranger.
Et n’y lut rien. Ni pitié ni sympathie, pas trace de bonté ni de tristesse. Oui, il plongea dans ces yeux, et tout d’abord il songea au regard qu’avaient parfois les criminels lorsqu’ils s’entendaient condamner à une mort expéditive. Un regard d’indifférence ; ni désespoir ni haine, mais quelque chose de plus terne et de plus terrifiant. Un regard résigné,  un regard qui disait : plus d’espoir ; un drapeau hissé par une âme qui ne s’en souciait déjà plus.
Mais si ce fut, en ce brusque instant de lucidité, l’image du condamné qui lui vint tout d’abord à l’esprit, Bermoiya sut en même temps qu’elle ne convenait pas. Quelle image aurait pu convenir, cela il l’ignorait. Peut-être était-elle inconnaissable.
Et puis tout à coup, il sut. Et tout à coup, pour la première fois de sa vie, il comprit ce que ressentait les condamnés quand ils le regardaient dans les yeux, lui, Bermoiya.


Vous savez, monsieur Gurgeh, j’ai entendu dire que dans votre « Culture », vous n’aviez pas de lois. Je suis sûr qu’il s’agit d’une exagération, mais il doit tout de même y avoir un peu de vrai là-dedans ; donc je veux croire que vous voyez dans le nombre et la rigueur de nos lois… une grande différence entre notre société et la vôtre. Nous possédons ici un grand nombre de règles, et nous essayons de vivre en accord avec les lois de Dieu, du Jeu et de l’Empire. Mais il y a un avantage à posséder des lois : le plaisir qu’on peut prendre à les enfreindre. Les personnes ici présentes ne sont pas des enfants, monsieur Gurgeh. (…) Règles et lois n’existent que par le plaisir que nous prenons à commettre ce qu’elles interdisent, mais, du moment que la plupart des gens respectent leurs prescriptions la plupart du temps, elles remplissent leur office : l’obéissance aveugle aux lois ferait de nous… ha ! (…) Rien de plus que des robots !


Et de toute façon, l’identité a-t-elle une quelconque importance ? Personnellement, j’en doute. On est ce qu’on fait, et non ce qu’on pense. Seules comptent les interactions (cela n’empêche pas le libre arbitre, non incompatible avec la thèse qui veut que nous soyons définis par nos actes). Et d’abord, qu’est-ce que le libre arbitre ? Le hasard. Le facteur aléatoire. Si l’on admet qu’en dernière analyse l’individu n’est pas prévisible, alors le libre arbitre ne saurait être autre chose. (…)
C’est le résultat qui compte, et non les moyens mis en oeuvre pour l’obtenir (sauf, naturellement, si l’on considère le processus d’achèvement comme une série de résultats en soi). Quelle importance qu’un esprit soit constitué de grosses cellules animales spongieuses fonctionnant à la vitesse du son (dans l’air !), ou de nanomousse étincelante à réflecteurs et structures de cohérence holographiques, le tout agissant à la vitesse de la lumière ?  (…) L’un comme l’autre, ce sont des machines, des organismes qui s’acquittent de la même tâche.
Tout cela n’est que matière commutant l’énergie sous une forme ou une autre.
Commutations. Mémoire. Cet élément aléatoire qui est le hasard et qu’on appelle choix : tous des communs dénominateurs. 
 
 
« Non, la vie n’est pas juste. Pas intrinsèquement. » (…)
« Mais on peut s’efforcer de la rendre juste, reprit Gurgeh. C’est un but qu’on peut se fixer. On peut choisir de tendre vers lui, ou bien s’en détourner. Nous avons opté pour la première solution. Je regrette que vous nous trouviez si répugnants pour cela.
« Le mot ’’répugnant’’ est faible pour décrire ce que je ressens à l’égard de votre précieuse Culture, Gurgeh. Je ne suis même pas sûr de disposer des termes adéquats pour vous dire ce que j’en pense, de cette… Culture. Vous ne connaissez ni la gloire, ni la fierté, ni la notion de culte. Vous détenez un certain pouvoir, je l’ai constaté. Je sais ce dont vous êtes capables… Mais vous n’en restez pas moins des impuissants. Et vous le serez toujours. Les êtres humbles, pitoyables, apeurés, lâches… ceux-là ne durent pas éternellement, aussi terribles et imposantes que soient les machines à l’intérieur desquelles ils rampent. Un jour viendra où vous vous effondrerez ; et ce n’est pas votre batterie d’engins flamboyants qui vous sauvera. Ce sont les forts qui survivent. Voilà ce que nous enseigne la vie, Gurgeh, voilà ce que nous montre le jeu. La lutte pour la suprématie, le combat qui révèle la valeur. » (…)
Que répondre à cet apical ? (…) Que l’intelligence pouvait surpasser la force aveugle de l’évolution et sa tendance à mettre l’accent sur la mutation, la lutte et la mort ? Que la coopération consciente était plus efficace que la compétition sauvage ? Que l’Azad pouvait être tout autre chose qu’un simple combat, si l’on s’en servait pour structurer, communiquer, définir… ? (…)
« Vous n’avez pas gagné, Gurgeh, reprit Nicosar d’une voix basse mais dure, presque un croassement ? Les individus dans votre genre ne gagneront jamais. (…) Vous jouez, mais vous ne comprenez rien à rien, n’est-ce pas? »

vendredi 17 novembre 2023

[Yvars, Alain] Camille muse de Claude Monet

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Camille muse de Claude Monet

Auteur : Alain YVARS

Parution : 2023 (BOD)

Pages : 156

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans son Salon de 1866 pour le journal l'Événement, Émile Zola est enthousiaste : "J'avoue que la toile qui m'a le plus arrêté est la "Camille" de M. Monet. Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides, las de ne rencontrer aucun talent nouveau, lorsque j'ai aperçu cette jeune femme traînant sa longue robe et s'enfonçant dans le mur, comme s'il y avait eu un trou... La robe traîne mollement, elle vit, elle dit tout haut qui est cette femme". Le tableau "Camille, La Femme à la robe verte", faisait une entrée remarquée dans la vie et la peinture de Claude Monet. Camille allait devenir sa muse, sa femme. Il ne cessera de croquer sa gracieuse silhouette : changeant de robe comme de personnages dans "Femmes au jardin", flottant dans les hautes herbes d'un champ de "Coquelicots", apparition ascendante dans "La Femme à l'ombrelle". Camille allait se dévouer corps et âme pour que Claude Monet devienne le chef de file des peintres avant-gardistes dont le crédo était la lumière changeante, les sensations fugitives.

 

Un mot sur l'auteur : 

Alain Yvars, qui a passé toute sa vie professionnelle dans la gestion d'entreprise en région parisienne, a toujours gardé intacte la passion de sa vie : la peinture. Après avoir peint de longues années, le blog qu’il a créé, Si l’art était conté, est consacré à des récits, nouvelles, et écrits divers sur l’art. Il aime imaginer dans leur contexte historique les peintres qui ont fait l’histoire de l’art, ce qui lui permet de s’inspirer de leur talent pour écrire ses récits.

Après son premier roman Que les blés sont beaux, hommage à Vincent Van Gogh, il a déjà publié deux recueils de nouvelles - Conter la peinture et Deux petits tableaux -, chacune en rapport avec le tableau d'un peintre important de l'histoire de l'art.
 
Retrouvez mon interview d'Alain Yvars ici.

 

Avis :

En couverture dans le tableau La promenade, elle semble avoir soudain pris conscience de notre présence et, dans un mouvement vif, se retourne pour nous fixer, comme par-delà le temps. Claude Monet l’a saisie il y a un siècle et demi en ce bref instant suspendu : va-t-elle ensuite poursuivre son chemin, sa silhouette dansante s’amenuisant peu à peu dans le lointain, ou nous attendra-t-elle pour nous donner le bras le temps d’un bout de chemin en sa compagnie ? Alain Yvars a pris les devants. C’est lui qui nous convie à une promenade auprès de l’ombre fugace de Camille, le temps de retracer son parcours d’épouse et de muse du grand peintre, comme l’on feuilletterait un album dont les photographies ne seraient autres que les tableaux qu’elle inspira.

D’emblée l’émotion est au rendez-vous, avec pour première image Camille peinte sur son lit de mort, ombre déjà floutée par les tonalités pâles et bleutées du tableau, tout enveloppée d’un flot de tulle comme une mariée. Nous voilà ramenés au cycle de toute vie humaine, qui finit là où elle a débuté, avec cette universelle question : « se pouvait-il qu’un grand bonheur puisse s’envoler, cesser d’exister ? » Dès lors, le récit s’engage dans une rétrospective intime, remontant là où tout a commencé, quand Camille n’avait que dix-huit ans et rencontrait Monet, balayant une décennie conjugale ponctuée de deux enfants et de bien davantage de chefs d’oeuvre picturaux, et revenant boucler le cycle avec les obsèques de la jeune femme, morte à trente-deux ans d’un cancer.

Hormis les tableaux où elle figure, peints par Monet mais aussi par Renoir et Manet, presque rien ne subsiste de Camille Doncieux, la jalousie d’Alice Hoschedé, la seconde épouse Monet, ayant mené à la destruction des lettres, photos et documents la concernant. Mais quels plus beaux souvenirs que cette série d’innombrables portraits, où elle paraît d’ailleurs parfois sous plusieurs personnages à la fois, et qui jalonnent l’essor artistique d’un peintre dont elle ne cessa de soutenir le génie trop novateur pour leur éviter la misère. Peintre lui-même, passionné éclairé et solidement documenté, Alain Yvars fait revivre le couple Monet aussi bien dans son intimité que face à son siècle, analysant avec sensibilité cette peinture du fugitif et de l’instantané qui fut une si grande révolution et qui nous restitue si bien la vie au travers de ses motifs.

Après Que les blés sont beaux, Conter la peinture et Deux petits tableaux, l’auteur nous régale à nouveau d’un ouvrage aussi intéressant qu’émouvant, luxueusement illustré de reproductions sur papier photo, pour une immersion si naturelle dans l’univers de Camille et Claude Monet qu’elle nous fait oublier l’immense travail de documentation qui la rend possible. (4/5)

 

Citations :

Sur la plage, lorsqu’il ne peint pas, Claude continue son enseignement. « Examine les contrastes d’ombre et de lumière, ils se répartissent à ravir. Les couleurs soucieuses les unes des autres suivant le principe des complémentaires que tu connais, vibrent intensément. Un vert et un rose, côte à côte, se font valoir l’un l’autre. » Camille est réceptive à ses paroles : « La sensation. Elle est essentielle dans la peinture, loin devant la forme, la matière, la description, que les maîtres nous apprennent. Un tableau doit reproduire tes émotions, ta scène intérieure, ton ressenti visuel face au spectacle qui s’offre à toi. La touche hachée, épaisse ou mince, ne doit pas être léchée. »


Il lui fait part de son observation d’artiste sur cette lumière qu’il passe son temps à tenter de résoudre : « Surtout ne plus voir les couleurs de sa palette à l’éclairage artificiel de l’atelier, mais modifiée par l’atmosphère, élément naturel de vie. » Il ajoute : « La lumière est la composante principale du tableau, elle nous dicte ses volontés. Suivant l’état du ciel, la journée, l’heure, la saison, le motif, personnage, objet, pierre que tu peins se modifient constamment. Deux solutions se présentent à toi : changer de toiles au fur et à mesure de l’avancement du jour ou bien revenir le lendemain pour terminer ta toile. » N’oublie jamais, disait-il : « rien n’est livré au hasard de l’inspiration, à la fantaisie heureuse du coup de pinceau. Les lois de l’atmosphère nous guident vers cette impression menant à l’harmonie. »


Le public perdure à bouder cette peinture que les journalistes et critiques continuent de moquer. Les gens se tordent et s’appellent devant chaque toile, les mots d’esprit circulent. Albert Wolff, dans le Figaro, n’a pas désarmé et sort un article dévastateur : « Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel : cinq ou six aliénés, dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donné rendez-vous pour exposer leurs œuvres. Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses. Moi, j’en ai le coeur serré. »
La « femme aliénée » est Berthe Morisot… Monet présente une vingtaine de toiles.

 

 

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