mercredi 31 mai 2023

[Dostoïevski, Fédor] Le joueur

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le joueur (Игрок)

Auteur : Fédor DOSTOIEVSKI

Traduction : André COMTE-SPONVILLE

Parution : en russe en 1866
                  en français ici chez Actes Sud (2000)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Joueur est la confession directe d’un possédé à la voix haletante et familière. Le destin d’Alexis Ivanovitch, consumé par deux passions égales, le jeu et l’amour d’une femme, révèle l’image d’une humanité pleine de désirs fous et d’aspirations incontrôlées, condamnée à l’éternelle nostalgie du bonheur ou à l’espérance du salut.

Dicté en vingt-sept jours à une sténographe, publié en 1866, la même année que Crime et Châtiment, ce roman tourmenté, qui reprend l’héritage du romantisme russe et ouvre sur les achèvements majeurs de Dostoïevski, offre un accès saisissant à l’univers du grand écrivain.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Moscou le 30 octobre 1821, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski est entré en littérature en janvier 1846 avec Les Pauvres Gens. Il est mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881.
Toute son œuvre romanesque est désormais disponible dans la collection "Thesaurus" dans la traduction d'André Markowicz.

 

Avis :

Le joueur fut rédigé sous la pression d’un pari fou. Comme d’habitude criblé de dettes et menacé de saisie, Dostoïevski a accepté les conditions abusives de son éditeur : si son prochain roman ne paraît pas à la date attendue, l’écrivain devra lui céder, gratuitement et pour une durée de neuf ans, les droits de publication de tous ses futurs écrits. L’auteur est alors plongé dans la rédaction de Crime et châtiment. Il lui reste vingt-sept jours pour présenter un livre. Et il va y réussir, dictant un autre court roman à une sténographe, Anna Grigorievna Snitkina, qu’il épousera l’année suivante, et, deux heures avant l’échéance, alors que l’éditeur s’est délibérément éclipsé, faisant enregistrer au commissariat le dépôt de son texte.

Sauvé in extremis, Dostoïevski n’a pas signé ce contrat suicidaire sous la seule pression du désespoir et du manque d’argent. Il aime jouer avec le feu et se déclare lui-même malade du jeu et de la dépendance qu’il crée. Depuis l’adolescence, il a pris l’habitude de solliciter ses proches pour financer son goût des jeux de hasard, et, depuis quelques années, a découvert le frisson de la roulette lors de ses séjours dans les villes d’eaux, alors si courues, d’Europe occidentale. Il y laisse chaque fois jusqu’à sa chemise et plus encore, avant de se refaire dans l’urgence dans des élans éperdus de création littéraire. Sa vie est un chaos qui rejaillit jusque dans son œuvre, son génie ne s’épanouissant qu’au bord du gouffre. Il gagne beaucoup d’argent, mais en manque constamment, éternel flambeur pour qui thésauriser n’est qu’avarice, le défaut de son père.

C’est donc son double que l’on découvre ici, dans la ville d’eau imaginaire de Roulettenbourg où se presse la bonne société européenne, confinée dans un entre-soi hiérarchisé et hypocrite, avide de distraction et de scandale. Alexeï Ivanovitch est le précepteur des enfants d’un Général sur le retour, ruiné mais prêt à toutes les folies – et donc très impatient d’hériter de sa vieille tante, la Baboulinka, qu’il fait passer pour déjà morte – pour épouser Mademoiselle Blanche, une demi-mondaine française. Lui-même épris de Paulina Alexandrovna, la belle-fille du Général, le jeune homme entretient avec elle une relation maladive, très semblable à celle qui lie l’auteur à sa maîtresse Pauline Souslova, dans un jeu pervers d’attraction-répulsion où il semble prendre un certain plaisir à se faire humilier.

Tout ce petit monde oisif ne gravitant qu’autour des obsessions de l’amour et de l’argent, c’est naturellement autour de ces deux thèmes que se font et se défont les relations entre les personnages. Pendant que la promiscuité de la villégiature favorise jeux et calculs amoureux – si elle se montre indifférente au timide et transi Anglais Mr Astley, Paulina aimerait bien plaire au marquis des Grieux, un Français qui joue les pique-assiette sans jamais se départir de sa terrible condescendance –, l’on s’en va s’offrir d’autres sensations sonnantes et trébuchantes au casino, en particulier autour de la roulette. Envoyé jouer pour le compte de Paulina, puis de la Baboulinka soudain débarquée comme une apparition à Roulettenbourg, Alexeï, conscient de mettre les doigts dans un piège dont il ne sortira plus tant le jeu le prend déjà aux tripes, tombe peu à peu dans l’addiction.

C’est ainsi qu’à la cinglante peinture d’un microcosme gouverné par l’ambition et par la soif d’argent, occasion pour lui de fustiger les si méprisantes nations occidentales pourtant bien petitement calculatrices comparées à la flamboyance passionnée de l’âme russe, l’écrivain adjoint le portrait incomparablement lucide d’un joueur compulsif, malade du jeu et de l’excitation qu’il provoque, en réalité prisonnier de ses désirs : désir d’argent, mais aussi désir d’amour, puisque lorsque son personnage réalise que Paulina l’aime, sa propre passion s’éteint. Ce qu’il aime, ce n’est pas l’objet de son désir, mais sa passion même : le désir.

Considéré comme la préfiguration de ses œuvres les plus connues, Le joueur est le roman d’une obsession d’autodestruction. Conscient de sa folie mais incapable d’y résister, fasciné jusqu’à l’horreur par l’abîme dans lequel il se regarde tomber, son protagoniste confronté à l’absurdité de ses désirs, y compris amoureux puisqu’ils le font s’éprendre de femmes dominatrices, capricieuses et ambivalentes – figures qui deviendront récurrentes chez Dostoïevski  –, porte déjà en germe cette fièvre de la passion paroxystique pouvant conduire aux pires extrêmes, y compris le crime. (4/5)

 

 

Citations :  

La négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la sueur honnête des Allemands ?
 

L’aîné deviendra à son tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital et alors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je me préfère à mon capital…
 

Inutile, dites-vous ? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir que l’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme du haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la femme bourreau.
 

Le Français est très rarement aimable par tempérament ; il ne l’est presque jamais que par calcul. S’il sent la nécessité d’être original, sa fantaisie est ridicule et affectée ; au naturel, c’est l’être le plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il faut être une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser-aller et cette insupportable gaieté.
 

Vous avez raison, l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solides amitiés.


 

lundi 29 mai 2023

[Nimier, Marie] Petite soeur

 


 

 

Coup de coeur

 

Titre : Petite soeur

Auteur : Marie NIMIER

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Quand je partais dans les nuages, Mika me secouait gentiment. T’es où, petite sœur ? En Argentine ? En Équateur ? J’adorais la façon dont il prononçait ces mots. T’es où, petite sœur ? J’aimerais écrire une chanson avec ça, un refrain que chacun aurait sur les lèvres, voilà ce que je me dis en arrivant quai Malo. Un arbre lance ses branches vers le fleuve, des branches nues, tortueuses. L’escalier B est indiqué par une flèche en angle. Ça sent l’immeuble bien tenu, habité par des gens qui payent régulièrement leurs charges. Je pense en montant les étages : neuf semaines, je vais habiter chez Gabriel Tournon pendant neuf semaines, le temps de voir l’arbre se couvrir de feuilles. Ici, personne ne sait ce qui m’est arrivé. »

Alice, la trentaine, s’installe dans une ville inconnue pour consigner les souvenirs liés à son frère Mika, récemment disparu. Ensemble, ils ont grandi dans une famille de comédiens, et fait les quatre cents coups. Pourquoi n’a-t-elle pas revu depuis sept ans ce garçon auquel elle était si attachée ?
Insolite et bouleversant, ce roman explore l’ambiguïté des relations fraternelles et le pouvoir des mots.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Née en 1957, Marie Nimier est une romancière et parolière française. Fille de l'écrivain Roger Nimier (1925-1962), elle se tourne d'abord vers la scène et vers la musique, puis, dès 1985, entame une carrière d'écrivain qui lui vaut plusieurs prix littéraire, dont les Prix de l'Académie Française et de la Société des Gens de Lettre pour Sirène. Elle est l'auteur de romans, d'albums pour enfants et de pièces de théâtre.

 

 

Avis :

Elle était de onze mois l’aînée, et pourtant, parce qu’en comparaison on la voyait nettement moins brillante, voire un peu lente si ce n’est légèrement attardée, elle était pour tous la petite sœur de Mika. Elle doit maintenant en parler au passé, parce que ce frère extraverti jusqu’à la flamboyance, aussi protecteur que cruel, qu’elle aimait et admirait aveuglément, tout au moins dans l’enfance et jusqu’à leur brouille il y a sept ans maintenant, vient de mourir à vingt-huit ans, en lui léguant ses cendres : un geste accablant pour Alice, dont la mémoire encadre précisément sa relation avec son frère de deux souvenirs au goût de cendres, emblématiques du début et de la fin de son emprise sur elle.

Car, si elle est la seule à s’en apercevoir maintenant, c’est bien une relation toxique qui s’est développée dès la petite enfance entre le frère et la sœur. Elle qui n’en a jamais parlé sait qu’il est temps de faire face à cette réalité et que, pour enfin tenter de s’en affranchir, il va lui falloir la mettre en mots. Une petite annonce lui permet de partir habiter quelques semaines chez un inconnu obligé de s’absenter sans son chat, et la voilà bientôt, avec pour seule compagnie Vanessa, une florissante plante carnivore, et Ulysse, un invisible félin, libre de confier à ses carnets une histoire qui, au fil de réminiscences d’abord désordonnées, et grâce aux bienveillants conseils littéraires de sa tante, prend peu à peu la forme d’un roman autobiographique.

Allégée par un discret humour sous-jacent et par la touchante tendresse de personnages secondaires, la narration se met en place sans pathos ni auto-apitoiement, alignant faits et souvenirs pour laisser apparaître en filigrane ce dont Alice prend douloureusement conscience en même temps que le lecteur : tout, depuis le début, était tordu dans cette famille, le garçon développant dès le plus jeune âge les comportements cruellement et sournoisement manipulateurs du pervers narcissique, les parents aveugles entretenant inconsciemment la domination du fils si brillant sur sa sœur si fragile et si terne, la fille intégrant son infériorité et sa dépendance à son frère jusqu’à presque passer pour inadaptée et tomber toujours plus bas sous une emprise totale et destructrice. Le processus est implacable et pernicieux, d’autant plus terrifiant que, sous les apparences d’une fratrie unie et d’une famille aimante, se cache une violence des plus absolues parce qu’elle s’attaque au développement-même d’une personnalité, empêchée dès la plus tendre enfance, poussée vers une auto-destruction téléguidée par une cruauté déguisée en amour.

Avec ses mots d’une sincérité et d’une innocence désarmantes, décrivant de la manière la plus ordinaire et naturelle qui soit des situations horrifiantes, vécues sans la moindre conscience d’en être la victime, Alice nous plonge dans un récit douloureux et bouleversant, souvent troublant et dérangeant, qui, paradoxalement, ne se dépare jamais d’une fraîcheur et d’une légèreté entretenues par une plume fluide, pleine d’entrain et de spontanéité. Intrigué, attaché à cette fille si vaillamment perdue, c’est totalement captivé que l’on dévore ce roman très habilement construit. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Tout le monde a eu dans son existence quelqu’un qu’il a aimé et qui est parti. Tout le monde a été blessé par un ami sans avoir pu le raconter. Tout le monde s’est réveillé avec une phrase en tête impossible à prononcer. Il faut bien que ces mots restés en souffrance se rejoignent quelque part et trouvent eux aussi un endroit où aller.
 

Est-ce que Mika était né plus vieux que moi ? Avait-il profité, en arrivant en second,  de mon expérience et surtout de l’expérience de nos parents ? On dit que les aînés ouvrent le chemin pour les enfants suivants. En ce qui me concerne, j’ai ouvert le chemin sans doute, mais ensuite je suis restée sur le seuil à tenir la porte. Je me demande même si je n’y suis pas toujours un peu.
 

Depuis mon arrivée, j’ai écrit une trentaine de pages de ce qui ressemble de plus en plus à un roman. Le problème qui se pose est simple à formuler et difficile à résoudre : par quel bout attraper l’histoire ? Je n’arrive pas à me décider. Je cours toujours derrière ma première phrase.                                 
Je demande conseil à Georgia. La difficulté des premières phrases, me répond-elle, c’est qu’il n’y en a qu’une seule.                                 
Et vlan, débrouille-toi avec ça. Elle revient un peu plus tard vers moi, nous parlons longuement. Commencer est un art mystérieux. Difficile d’en saisir les ficelles, pour la bonne raison qu’il n’y a pas encore de ficelle, pas de fil à tirer. On entre dans un récit comme on entre dans un théâtre, en acceptant d’y croire.
 

Pour quelqu’un qui a besoin qu’on le remarque mais n’aime pas se montrer, c’est commode d’avoir un chien. Toute l’attention se porte sur l’animal. L’acteur se cache derrière son personnage tenu en laisse.
 

Un des proverbes de Georgia remonte à la surface, je le vois, je l’entends : Les larmes sont à l’âme ce que le savon est au corps.
 

Ce qui m’attirait dans les pièces de Sarah Kane, c’était Sarah Kane. Le reste me semblait hermétique. Enfin, presque tout le reste. À l’époque, je n’avais pas d’idées noires, ou tout le moins je ne les appelais pas comme ça, pourtant je comprenais très bien qu’on puisse en avoir. Je comprenais que l’on puisse écrire : Je suis abîmée, et personne ne peut me sauver. Ou encore (comment ai-je pu vibrer pour ces mots au point de les inscrire au feutre indélébile sur mon sac de cours ?) : L’amour me tient en esclavage dans une cage de larmes.
 

À force de recopier les pièces de Sarah Kane, j’ai fait de gros progrès. L’année suivante, j’avais deux écritures nettement séparées. Une pour mon usage personnel, faite de ces pattes de mouche qui tomberaient bien des années plus tard au fond d’un bocal, et l’autre pour les études, une écriture d’apparat en somme, qui attirait les compliments. Georgia était aux anges, mes parents étaient aux anges, et moi je m’appliquais.
 
 
On joue au jeu de l’interprète. Je simule une extinction de voix. Mon frère parle à ma place et je hoche la tête pour confirmer ce qu’il dit. Si j’arrive à rester tout un dimanche sans prononcer un mot, il porte mon cartable pendant trois jours. (…)
Il me demande comment je pouvais vivre sans lui, avant sa naissance. Ça l’intrigue cette partie de mon existence. Je n’en ai aucun souvenir, évidemment, mais il insiste. Tu n’as qu’à inventer, dit-il, toi qui as de l’imagination ! Je lui raconte que j’étais transparente, qu’on pouvait voir entre mes côtes. Sa venue m’a donné des couleurs. Je crois que c’est une image assez fidèle à la réalité.


Mika n’était pas le seul à jouer avec l’idée de la mort. J’ai commencé très jeune à imaginer mon enterrement, et il m’arrive encore de le faire. Ça se passe toujours dans le même cimetière, au fond à gauche contre le mur d’enceinte. Au fil des années, la cérémonie gagne en précision. Un jour d’été, mon frère et moi étions allongés sur un paréo à la plage (je me souviens très précisément des motifs du tissu, une indienne colorée rapportée de tournée par mes parents), j’ai trouvé le courage de lui demander si c’était grave d’avoir ce genre de pensées. J’ai mis des guillemets à grave en traçant deux petites virgules dans l’air avec le majeur et l’index, comme Georgia le faisait lorsqu’elle parsemait ses phrases de mots anglais. Mika m’a rassurée, ce n’était pas grave.                                 
— Moi aussi j’imagine ton enterrement, avait-il ajouté, qu’est-ce que tu crois.


Je parle lentement et je mets longtemps à finir mes phrases, ce qui rend les gens impatients. Souvent, ils terminent à ma place, les gens n’aiment pas rester suspendus, ça les angoisse. C’est peut-être pour avoir le temps de finir moi-même mes phrases que je me suis attachée à l’écriture.


Être sœur et frère, c’est écrire avec la même encre sur des papiers différents.


Mika gardait toujours un œil sur moi, surtout à la cantine, il disait que c’était là que je risquais d’être embêtée. Pourtant, je n’offrais aucune prise à la provocation. Je mangeais lentement, calmement, ou plutôt je picorais. Selon lui, c’était bien pour cette raison qu’on pouvait avoir envie de me bousculer, pour égratigner mon côté lisse. Mon frère savait de quoi il parlait, et s’il me protégeait contre la méchanceté des autres, c’était par esprit de famille. Il voulait être le seul à m’infliger ces petites tortures censées me faire grandir. Le seul à manier l’aiguillon.


J’étais calme, mais je n’étais pas sereine. Je n’ai jamais été sereine. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans la vie en tirant des casseroles derrière moi, des casseroles pleines qu’il ne faut pas renverser sous peine d’être salie. 


Quand je raconte l’histoire à Tiago, les muscles de ses mâchoires se contractent. Il me demande comment il est possible d’être aussi tordu. Il ne pense plus à la série de tableaux qu’il pourrait tirer de mon récit, il pense à moi. Que Mika me caresse les épaules avec des orties, c’est une chose, mais qu’il se présente ensuite en sauveur, voilà qui le dégoûte. Et que je ne dise rien, que je ne proteste pas le dérange aussi. Ce qu’il ne comprend pas, et que je comprends en lui parlant : personne ne veut passer pour un être brutal, un sale type ou une harpie. Ni pour un souffre-douleur. La honte est une passion sourde qui fait plus de dégâts que la recherche du pardon.


Tiago ne lâche pas l’affaire. Il doit bien y avoir quelque intérêt à agir de la sorte, reprend-il le lendemain, ou à se laisser traiter de la sorte – c’est ce que je pense aussi. Je prends peu à peu conscience de la puissance des courants souterrains qui nous traversaient, mon frère et moi. Je nous croyais différents, dans un royaume à part, avec ses règles particulières, son bonheur et ses accrocs intimement liés, sa complexité, ses petites tortures. J’emploie le mot torture, mais pour notre entourage, il ne s’agissait que de choses insignifiantes, des taquineries comme disaient mes parents, arrête de taquiner ta sœur, toujours en train de l’asticoter, et ils riaient, ça les faisait rire les parents, les bénéfices secondaires, donc, sont difficiles à décrire car moi-même, en me relisant, il m’arrive encore de penser, comme mes parents et comme Tiago peut-être avant que je ne lui raconte toute l’histoire, qu’il s’agissait de jeux anodins.
Quand Mika me passait l’ortie sur les épaules : anodin.
Quand il disait au pharmacien que j’avais utilisé du gel capillaire en guise de lubrifiant : anodin.
Quand il me poussait vers le vide et prétendait qu’il m’avait sauvé la vie : anodin.
Des asticotages.
Il n’aurait tenu qu’à moi de me défendre pour que le rapport de force s’inverse. Mais je ne me défendais pas, je trouvais ça déplacé, la défense. Je ne supportais pas l’agressivité, j’y reviens, la mienne encore moins que celle des autres. J’étais profondément non violente, et même si ce n’était plus la mode, je dessinais des macarons peace and love sur mes sacs de classe. Ça aussi j’aurais dû le raconter avant, les peace and love et l’espoir qu’un jour mon frère s’apaiserait, et avec lui le monde. À moins que ce ne soit l’inverse : en vivant dans un monde moins violent, mon frère aurait trouvé l’apaisement. Il n’aurait plus eu besoin d’imposer son pouvoir et de m’appeler petite sœur, même si c’était touchant, je n’étais pas sa petite sœur.


 

samedi 27 mai 2023

[Orsenna, Erik - Saint-Aubin, Isabelle (de)] Petit précis de mondialisation 4 : Géopolitique du moustique

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Petit précis de mondialisation 4 :
           Géopolitique du moustique

Auteur : Erik ORSENNA -
               Dr Isabelle de SAINT-AUBIN

Parution :  2017 (Fayard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Cette histoire du moustique dans la mondialisation racontée avec humour et précision par Erik Orsenna nous fait découvrir : l’effroi, causé par tous les maladies provoquées par ce minuscule insecte, l’humilité dont doit faire preuve l’homme dans sa recherche de résultat (car la vie n’est qu’une longue suite de remises en cause), et une forme d'émerveillement qui vise à mieux vivre en humain grâce au moustique. 
« Les moustiques viennent de la nuit des temps (250 millions d'années), mais ils ne s'attardent pas (durée de vie moyenne : 30 jours). Nombreux (3 564 espèces), volontiers dangereux (plus de 700 000 morts humaines chaque année), ils sont répandus sur les cinq continents (Groenland inclus). Quand ils vrombissent à nos oreilles, c’est une histoire qu'ils nous racontent : leur point de vue sur la mondialisation. Une histoire de frontières abolies, de mutations permanentes, de luttes pour survivre, de santé planétaire, mais aussi celle des pouvoirs humains (vertigineux) qu’offrent les manipulations génétiques. Allons-nous devenir des apprentis sorciers ? Toutefois, ne nous y trompons pas, c'est d'abord l'histoire d'un couple à trois : le moustique, le parasite et sa proie (nous, les vertébrés). Après le coton, l'eau et le papier, je vous emmène faire un nouveau voyage pour tenter de mieux comprendre notre terre. Guyane, Cambodge, Pékin, Sénégal, Brésil, sans oublier la mythique forêt Zika (Ouganda) : Je vous promets des surprises et des fièvres ! »
« Pour un tel périple dans le savoir, il me fallait une alliée. Personne ne pouvait mieux jouer ce rôle que le docteur Isabelle de Saint Aubin, élevée sur la rive du fleuve Ogooué, au coeur d'un des plus piquants royaumes du moustique. » 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1947, Erik Orsenna est écrivain et membre de l'Académie française. Après des études de philosophie, de sciences politiques et d'économie, il devient enseignant-chercheur, puis docteur d'Etat en finance internationale et en économie du développement à l'Université de Paris I et à l'École normale supérieure. En 1981, il travaille au ministère de la Coopération, aux côtés de Jean-Pierre Cot. Conseiller culturel à l'Élysée de 1983 à 1984, il seconde Roland Dumas sur les questions africaines au ministère des Affaires étrangères au début des années 1990. Parallèlement maître des requêtes au Conseil d'État en décembre 1985, il est nommé conseiller d'État en 2000. Erik Orsenna fait partie du Haut Conseil de la Francophonie. Auteur de nombreux ouvrages, essais et romans, il reçoit le Prix Goncourt en 1988 (L'Exposition coloniale, Seuil). Inclassable explorateur et conteur invétéré, il a raconté la mondialisation à travers le coton, l'eau, le papier, le moustique, les villes et les cochons, Il est ambassadeur de l'Institut Pasteur. Auteur de nombreux succès, dont, récemment, Beaumarchais, un aventurier de la liberté  (Stock, 2019) et Cochons, voyage aux pays du Vivant, 2020.

 

 

Avis :

Il n’y a que l’Antarctique et l’Islande qui leur échappent encore. Partout ailleurs, ils sont des nuées, éphémères mais sans cesse renouvelées – sept générations en un an – et donc dotées d’une capacité d’adaptation qui les rend quasi invincibles. Et ils tuent. Dengue, chikungunya, zika, fièvre jaune, paludisme... : responsables de plus de 800 000 décès humains par an, les moustiques sont notre premier ennemi sur cette planète. Pourtant, les éradiquer pourrait avoir des conséquences plus terribles encore...

Après ses trois autres « précis de mondialisation » sur le coton, l’eau et le papier, Erik Orsenna, alors ambassadeur de l’Institut Pasteur – il occupe le siège du scientifique à l’Académie française –, s’intéresse en 2017 à la « géopolitique du moustique ». Pour tout comprendre de ces petits mais costauds envahisseurs, il s’est rendu dans les pays où ils sévissent le plus, a rencontré d’éminents spécialistes de l’Institut Pasteur, à Paris, Dakar, Cayenne et Phnom Penh, et, avec une précision teintée d’humour, mêle ses réflexions, elles aussi souvent piquantes, à cet ouvrage de vulgarisation scientifique co-écrit avec sa compagne, l’angiologue Isabelle de Saint Aubin.

Le texte est intéressant, voire souvent fascinant, et a de quoi faire frémir. Car le constat est sans appel. Ce ne sont pas seulement le moustique et ses multiples espèces qui, toujours plus résistants, apprennent à conjurer toutes nos tentatives pour les vaincre. Les parasites, virus et bactéries, dont ils sont aujourd’hui les vecteurs les plus efficaces – loin devant les tiques, chauves-souris et autres hôtes déjà bien inquiétants dans ce livre – et que nous n’avons pas encore tous rencontrés – la covid-19 n’a surgi au grand jour qu’après la rédaction de cet ouvrage –, sont eux aussi tellement intelligents et opportunistes dans leur stratégies de survie qu’ils rendent inutile, et même dangereuse, toute velléité de destruction de leurs porteurs actuels. Sans parler des multiples espèces indispensables que la disparition du moustique condamnerait à périr d’inanition, tous ces organismes tueurs auraient vite fait de trouver une solution de rechange, peut-être plus terrible encore pour nous, pauvres Goliaths pourtant prompts à jouer les apprentis sorciers, autrefois à coups de produits chimiques, aujourd’hui, à l’aide de la génétique.

Documenté et instructif, ce mémento sur le moustique se lit comme un roman, parfois drôle, souvent étonnant, riche de pistes de réflexion dont on regrette seulement que ce format ne se prête à leur développement. Citons en deux, à méditer au son crispant de cet insecte si détesté : « Voilà le secret pour survivre : l’adaptation ! (…) de là, venait peut-être la fragilité et la noblesse de l’espèce humaine. Elle voulait changer la vie. Et la vie se vengeait. Il est vrai que, si notre espèce voulait tant « changer la vie », c’était à son seul bénéfice. » « Quand la dynamique de l’espèce l’emporte sur la revendication de l’individu, il y a gros à parier que la vitalité générale y gagne. » (4/5)

 

 

Citations :

Si l’on excepte les bactéries et les virus, notre Terre abrite six cent vingt mille espèces de champignons, trois cent cinquante mille espèces de plantes et huit millions d’espèces animales. Parmi lesquelles les vertébrés, dont nous sommes, ne comptent que pour… huit mille.


Nous avons déjà répertorié plus de trois millions d’espèces d’insectes ! Et, chaque année, nous en découvrons plus de dix mille nouvelles ! Où arrêterons-nous ? À cinq, six millions ? Tiens, voilà un exemple, un exemple de chez nous, où la prolifération est bien moins grande que sous les Tropiques. La forêt de la Massane, dans les Pyrénées-Orientales. Sur trois cents hectares – qu’est-ce que trois cents hectares ? rien du tout, un confetti –, on a compté trois mille cinq cents espèces d’insectes !


Voilà le secret pour survivre : l’adaptation !                 
Je quittai mon professeur en me disant que, de là, venait peut-être la fragilité et la noblesse de l’espèce humaine. Elle voulait changer la vie. Et la vie se vengeait. Il est vrai que, si notre espèce voulait tant « changer la vie », c’était à son seul bénéfice.


Quand la dynamique de l’espèce l’emporte sur la revendication de l’individu, il y a gros à parier que la vitalité générale y gagne.


Les tiques, mouches, moucherons, puces, punaises nous font ainsi cadeau de très graves affections, parfois meurtrières (quatre cent mille trépas chaque année).(…)
Mais le moustique est, de loin, le vecteur le plus dangereux. Il porte le chikungunya, la dengue, la fièvre de la vallée du Rift, la fièvre jaune, le Zika, l’encéphalite japonaise, la fièvre du Nil occidental, la filariose lymphatique et, bien sûr, le paludisme. À lui seul, celui-ci tue plus de quatre cent mille fois par an, la plupart de ses victimes étant des enfants de moins de cinq ans. La dengue, quant à elle, menace plus du tiers de la population mondiale : 2,5 milliards de personnes, réparties dans plus de cent pays.
Bref, le moustique est bien l’ennemi public numéro un.


Savez-vous que les galeries de tous les métros du monde abritent des colonies de grillons ? (…)
À Paris, la nuit, durant l’interruption des transports, les oreilles les plus sensibles peuvent s’enchanter de leur stridulation si caractéristique. Les yeux fermés, on pourrait se croire en Provence. Seuls les musiciens avertis savent distinguer l’appel à l’amour du grillon de celui de la cigale.
Hélas, le silence regagne du terrain. Chassés par les normes d’hygiène de leurs premières demeures favorites, les fournils des boulangers, les grillons avaient donc trouvé refuge dans nos réseaux de transport souterrains. Ils y trouvaient gîte, chaleur et couvert avec une prédilection pour… les mégots.
Or, la plupart n’ont pas survécu à l’interdiction formelle de fumer dans l’espace du métropolitain. Si l’on peut se permettre, l’interdiction d’en griller une fut fatale aux grillons.


(…) le nombre des bactéries dépasse l’entendement : un gramme de terre agricole peut en contenir un milliard, de dix mille espèces différentes.
Sur la Terre, elles seraient cent cinquante milliards de milliards de fois plus nombreuses que les êtres humains. Une autre caractéristique : elles s’adaptent avec facilité à tout nouvel environnement.
 
 
Qu’est-ce qu’une maladie émergente ? Une maladie qui commence à concerner les pays riches.


Et lorsqu’on tenta de dresser un bilan de cette « révolution », le résultat d’un million sept cent mille morts put être avancé. Un Cambodgien sur trois.          
Quarante ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, la secte islamiste Boko Aram ravage le nord du Nigeria et du Cameroun, ainsi que les abords du lac Tchad. Sa logique de mort ressemble trait pour trait à celle des Khmers : revenir à l’ « ancien temps », en l’occurrence celui du Prophète, éradiquer toutes les connaissances accumulées depuis et qui ont perverti les âmes, torturer et tuer pour éliminer les ennemis de la foi et terroriser les autres, offrir les femmes aux combattants… En 1994, huit cent mille Tutsis furent exterminés au Rwanda.          
Auparavant, des êtres de notre espèce, par ailleurs souvent cultivés, amateurs de Schubert et lecteurs de Goethe, avaient organisé la Shoah. Six millions de morts.
Avec toujours le même objectif : purifier.          
Comment expliquer que régulièrement, ici, puis là, et plus tard ailleurs, une folie meurtrière s’empare de notre espèce et la pousse à sortir de son humanité ?         
Quelle est cette maladie qui transforme un certain M. Kaing Guek Eav, honorable professeur de mathématiques, en Douch-le-bourreau ?       
À la fin de sa vie, sentant monter les tensions qui conduiraient à la Grande Guerre, Pasteur répétait qu’il avait pu guérir la rage qui vient des chiens, pas celle tapie dans le cœur des humains.
Rappelons-nous les statistiques : l’homme est, juste après le moustique, l’animal le plus meurtrier pour l’homme.


Les requins tuent dix personnes chaque année. Les loups, dix aussi ; les lions, cent, comme les éléphants ; cinq cents pour les hippopotames ; mille pour les crocodiles ; deux mille pour les ténias ; dix mille pour les escargots d’eau, les punaises, les mouches tsé-tsé ; vingt-cinq mille pour les chiens ; cinquante mille pour les serpents…
Mais, bravo les moustiques ! Sept cent cinquante mille morts humaines à votre tableau de chasse ! Nous, humains, méritons aussi quelques applaudissements : quatre cent soixante-quinze mille personnes tuées par la main de l’homme chaque année.


 Eh oui ! Personne n’y croit, mais nous en recevons vingt-deux mille chaque année.
– Qui sont ces gens ?
– Des mordus.
– La rage ? Mais depuis Pasteur et son premier petit patient Joseph Meister, depuis juillet 1885, je la croyais vaincue ! »
Retour brutal aux temps les plus anciens.
« Et, pardon, mais ces sacs qu’ils manient avec tant de précautions… ?
– Oh, ce sont les têtes des chiens qui les ont attaqués. Ça nous aide pour le diagnostic. Mais il faut d’abord attraper l’animal. Et si le voyage dure longtemps… vous imaginez les mouches. Et l’odeur ! »
Didier continue : « Huit cents morts, chaque année ! Huit cents qui n’auraient pas dû mourir… Et si vous saviez ce que signifie mourir de la rage…
– Parmi tous les souhaits, je n’ai pas celui-là.
– Allez sur YouTube. C’est sans doute la mort parmi toutes la plus horrible, on étouffe, on vomit, l’angoisse vous déchire… »
J’étais venu en Asie du Sud-Est pour les moustiques et c’étaient les chiens qui m’accueillaient. 


« Préparez-vous ! Le spectacle peut effrayer. »          
C’est donc un peu tendus que nous nous glissons dans un coin du jardin.          
« Et surtout restez sur le chemin, ne vous approchez pas du bois ! Danger ! »          
Il a sorti son portable. Il nous montre une photo de lui en quasi-cosmonaute :          « Je m’équipe avec soin, croyez-moi. Je ne tiens pas à attraper une saloperie. La technique est simple. Une fois sous leurs perchoirs, nous tendons une toile cirée… »          
« Imbécilement, je lui demande ce qu’il attend.          
« Eh bien… Vous n’avez pas deviné ? Les virus éventuels se retrouvent dans leurs déjections. Alors… quel beau métier que le nôtre ! Bac plus dix ou plus douze pour qu’un jour vous ayez l’honneur de vous faire pisser et chier dessus par des chauves-souris, si possible infectées. Certaines dépassent le mètre cinquante d’envergure. Mais celles que je vais vous présenter ne vont pas vous décevoir, déjà de beaux oiseaux, ou de jolis rats, comme vous voulez, des Pteropus : d’un bout de l’aile à l’autre, une bonne soixantaine de centimètres. N’ayez pas trop peur quand même, pas de vampires parmi elles, rien que des frugivores, aucune ne va vous sucer le sang.          
– Et quelles sortes de virus portent-elles ?          
– Oh, parmi les plus méchants, le SRAS, par exemple, ou de très désagréables coronavirus. Ce n’est pas une raison pour les détester. Elles mènent leur vie. Comme les moustiques. »


On dirait d’abord des fanions sombres, flottant dans le vent. Et puis l’œil s’habitue, il les distingue mieux, il voit des pattes qui s’accrochent aux branches, il voit des têtes pointées vers le sol. Julien frappe plusieurs fois dans ses mains. Peine perdue. Les chauves-souris restent accrochées à leurs perchoirs. Deux ou trois seulement s’envolent, juste pour changer d’arbre.
« Il faudrait attendre le soir. Toute la journée, elles dorment. Soudain, elles décident de s’en aller, toutes ensemble. Et le ciel devient noir. Même moi, j’ai peur.


C’est ainsi que l’Orstom (Office de recherche scientifique et technique d’outre-mer, ancêtre de l’Institut de recherche et de développement) et l’Institut Pasteur installèrent une base en pleine forêt, à dix kilomètres de Kédougou, sur la route de Dakar. Pour cette raison, on appelle PK10 cet endroit devenu mythique. C’est là que sont collectés, depuis 1972, tous les moustiques possibles, en même temps que tout ce qu’ils transportent avec eux. Grâce à ceux que l’on nomme les « captureurs ». Hommage leur soit rendu ! Les pièges fonctionnant mal, on fait appel à des hommes et à des volontaires qui s’exposent à toutes les heures du jour et de la nuit, dans tous les lieux de la forêt.
Une fois le moustique posé sur son bras nu ou sur sa jambe, le courageux l’emprisonne prestement dans un tube. Parfois le geste n’est pas assez vif pour éviter la piqûre. Les « captureurs » sont donc vaccinés, et préventivement traités quand le vaccin n’existe pas, ce qui est le cas pour le paludisme. Avouons que ces précautions ne suffisent pas toujours…


L’Institut Pasteur s’est ainsi constitué, depuis cinquante-cinq ans, l’une des plus formidables collections au monde de vecteurs et de leurs passagers clandestins : parasites, bactéries et virus : pas moins de deux cents espèces. Virus d’aujourd’hui et virus de demain puisque nombre d’entre eux, comme on le sait, se réveillent un beau jour et se mettent à nuire. Il y a fort à parier qu’ils soient déjà répertoriés dans les archives pasteuriennes. C’est pourquoi les chercheurs qui travaillent à PK10 l’appellent la « Silicon Valley des virus ».


(…) tous les Ougandais, sans exception, ont souffert un jour ou l’autre du paludisme. Figurez-vous qu’une maison, une seule maison, peut contenir jusqu’à dix mille moustiques. 


La réponse ne s’est pas fait attendre. Immédiate et unanime, médecins et entomologistes. Contrôler ? Oui, mille fois oui, de toutes nos forces ! Éradiquer ? Jamais ! Ce ne sera jamais vraiment possible, jamais définitivement possible. Et heureusement ! Aucun risque n’est pire que celui de détruire un écosystème. Et chacun de développer son argument. Nous allons créer des monstres ! Et nos manipulateurs, je ne crois pas à leurs promesses : quoi qu’ils disent, si un problème se présente, jamais nous ne pourrons revenir en arrière ! Et les virus, s’ils perdent leurs maisons favorites pour se développer et leurs moyens habituels de transport, vous pensez qu’ils vont rester là et disparaître sans réagir ? Vous pensez vraiment, depuis le temps qu’ils existent, qu’ils ne vont pas trouver d’autres domiciles, d’autres vecteurs ? Et s’ils se révélaient pires pour nous, bien pires ?


Le théorème ne trompe jamais : lorsque dans une profession s’élève le taux de femmes, c’est que s’est abaissé le niveau des revenus.


Pour avoir navigué durant l’été en Alaska, je peux vous dire que la concentration de moustiques y est insupportable. C’est donc là que l’armée américaine, durant le début des années 1950, a testé l’efficacité de plus de dix mille combinaisons de toutes les molécules possibles. Il faut dire que les soldats y pullulaient, à cette époque de guerre quasi chaude avec l’Union soviétique, juste de l’autre côté du détroit de Behring. Une fois de plus, les militaires allaient faire progresser la santé. Quand je pense qu’on les accuse de ne penser qu’à occire !

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

jeudi 25 mai 2023

[Davidson, Ash] Les derniers géants

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les derniers géants
            (Damnation Spring)
         

Auteur : Ash DAVIDSON

Traduction : Fabienne DUVIGNEAU

Parution : en anglais (USA) en 2021,
                  en français en
2023
                  (Actes Sud)

Pages : 528

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1977. Californie du Nord. Rich est de ces bûcherons qui travaillent au sommet des arbres. C’est un métier dangereux, dont son père et son grand-père sont morts. Il veut une vie meilleure pour sa femme Colleen et son fils Chub. Pour cela, il a investi en secret toutes leurs économies dans un lot de séquoias pluricentenaires. Mais lorsque Colleen, qui veut avoir un deuxième enfant malgré de précédentes fausses couches, se met à dénoncer la compagnie d’abattage pour l’usage d’herbicides responsable selon elle de nombreuses malformations chez les enfants, le conflit s'invite au coeur de leur couple. Un premier roman âpre et dense.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ash Davidson est originaire d’Arcata, en Californie. Elle a suivi l’atelier d’écriture de l’Iowa. Elle vit aujourd’hui à Flagstaff, dans l’Arizona. Les Derniers géants est son premier roman.

 

 

Avis :

La 24-7 : c’est le nom, d’après le diamètre en pieds et en pouces de son plus gros séquoia – sept mètres et demi de tour de taille pour cent douze mètres de hauteur –, de la parcelle de forêt plurimillénaire qu’à cinquante-trois ans, Rich, bûcheron comme avant lui son père et son grand-père, vient d’acquérir, en s’endettant jusqu’au cou, sur l’audacieux pari qu’une route en permettrait bientôt l’exploitation.
En cette fin des années soixante-dix, ils sont une petite communauté à dépendre exclusivement de l’exploitation des géants californiens qui subsistent encore. Dur et dangereux, le métier abat aussi régulièrement son quota d’hommes, et Rich, dont le corps marqué de cicatrices raconte la vie aussi bien que la dendrochronologie celle des arbres, s’est décidé au grand saut qui doit le rendre indépendant, assurant ses vieux jours et l’avenir de son fils Chub, bientôt en âge d’être scolarisé.

Pour la protéger, il n’a pas encore mis son épouse Colleen dans la confidence. De vingt ans sa cadette, celle qui fait office de sage-femme dans leur petite ville se désespère de ses fausses couches en série et se remet à peine de la perte d’une petite-fille à mi-grossesse. Lorsque Daniel, son amour de jeunesse, revient dans la région et, au grand dam de la population déjà exaspérée, entre manifestations hippies et création de parcs nationaux, par l’obstruction croissante à l’exploitation forestière dont tous dépendent ici, se met à jouer les lanceurs d’alerte contre l’épandage massif de défoliants facilitant le débroussaillage, elle est la première à douter face à la multiplication des malformations de nouveaux-nés dans la région.
Bientôt déchiré entre leur dramatique dépendance au découpage des derniers séquoias géants en un maximum de pieds-planches et leur prise de conscience, à la fois des impacts écologiques de cette activité – comme les glissements de terrain déboisé et la disparition des saumons incapables de frayer dans des rivières envasées – et des risques sanitaires associés, le couple se retrouve au coeur des affrontements de plus en plus violents qui opposent les défenseurs de la nature et ceux qui ont fait de son exploitation leur indispensable gagne-pain.

Jamais manichéen, le récit entrelace les points de vue dans une vaste fresque familiale et écologique, vécue à hauteur d’hommes que l’on ne quittera qu’à regret au terme de ses plus de cinq cents passionnantes pages. Dans l’imposante et splendide futaie où de minuscules humains mènent un combat herculéen et périlleux nécessitant un incomparable savoir-faire pour à peine gagner leur vie dans la boue, la sciure et la sueur, le lecteur se retrouve lui aussi écartelé : d’un côté, le partage de leurs peines et de leurs vicissitudes, de l’autre, l’effroi bien contemporain suscité par ce pillage éphémère d’un trésor naturel irremplaçable et par l’ignorante inconséquence qui les conduit à s’empoisonner littéralement.
Et, tandis que, d’un parfait réalisme, les rebondissements de leurs mésaventures s’enchaînent en une tension incessante, et que, profondément justes dans leurs ambivalences et dans leurs maladresses, les personnages se révèlent de plus en plus attachants, c’est très symboliquement à nos contradictions actuelles entre notre conscience de détruire la planète et notre incapacité à changer notre mode de vie que nous renvoie cette histoire représentative, survenue il y a un demi-siècle en Californie du Sud, région natale de l’auteur.

Ce premier roman impressionnant de justesse et de maîtrise a l’art et la manière d’immerger le lecteur dans les senteurs de sous-bois mêlées des relents âcres des herbicides pulvérisés par les exploitants forestiers, pour un chant d’agonie de tout un monde dont on peut encore espérer qu’il ne préfigure pas celui de la planète entière. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Rich n’aurait alors qu’à terrasser le monstre et à l’embarquer par camion. Lui et les deux cents autres séquoias – près d’un million de pieds-planches au total. Même après le coût du matériel, la paye de l’équipe et la marge que prenait la scierie, cela représenterait vingt ans de salaire pour quelques mois de travail. Une fois l’argent sorti pour acquérir la terre, le reste se ferait les doigts dans le nez.
 

Il y a deux ou trois choses que tu dois te rappeler : chaque semaine, le mesureur vient pour évaluer le volume de notre coupe. On est payés, selon l’inclinaison de la pente, à peu près un centime le pied-planche. Des arbres géants comme ceux-ci rapportent cinq ou six mille dollars, moins les bris de troncs. Plus on abat, plus on gagne de pognon. L’argent ne tombe pas pareil dans toutes les poches, ça dépend de ton boulot, n’empêche que si tu ne maintiens pas l’allure, tu nous fais perdre du fric à tous. Pigé ? Notre métier est un bon gagne-pain, mais n’oublie pas : ces arbres géants peuvent te tuer. Tes soucis, quels qu’ils soient, tu les abandonnes dans le bus qui nous amène sur le site. Sois attentif. Si tu laisses ton esprit vagabonder, ça risque de te coûter la vie, la tienne ou celle de quelqu’un d’autre.
 

Mon père aussi est mort dans la forêt, lui confia Rich. Et mon grand-père avant lui. Tu as beau être hyper prudent, un séquoia est un monstre, tu dois l’admettre. Ne regarde pas par terre. Lève les yeux. Un câble relâché, une branche faiseuse de veuves qui tombe du ciel – même une petite de dix centimètres de diamètre peut te rompre le cou si elle chute de cent mètres de haut. Observe le vent.
 

— On ne doit pas toucher à la végétation en bordure du ruisseau. Il faut laisser quinze mètres de chaque côté.             
— Pourquoi ?             
— Bonne question. Ils appellent ça une bande riparienne.”             
C’est quoi cette connerie de gens qui se la pètent ? avait grommelé Eugene la première fois qu’ils avaient entendu la formule. Si on veut dire ruisseau, y a qu’à dire ruisseau.             
“C’est comme une zone tampon. Quand j’avais ton âge, on comblait les cours d’eau qui nous gênaient, mais maintenant il y a des règles. Ça complique un peu les choses. Sanderson a eu un mal fou à faire accepter son plan de récolte.             
— Pourquoi ? répéta le jeune garçon, soudain plus intéressé.             
— Damnation Creek abrite des frayères. Où les saumons se reproduisent. La vase obstrue le ruisseau, l’eau se brouille, ralentit et se réchauffe au soleil. Le saumon coho aime l’eau froide. Oh, j’en sais rien…” Rich soupira. “Je fais juste ce qu’on me demande, euh…
 

Rich descendit, se débarrassa de sa ceinture et de ses crampons. Le bruit des tronçonneuses, même arrêtées, bourdonnait à ses oreilles. Son audition n’était plus comme avant. Sanderson avait distribué des bouchons d’oreilles cette année au pique-nique de la société. Des bouchons, alors que seules vos satanées oreilles vous évitaient de mourir assommé par une branche tombée du ciel ou écrasé sous une grume qui dévalait la pente.
 
 
Rich cala son équipement sous le pylône et se posta un peu plus haut sur le versant pour regarder la scène. Pete, qui avait au préalable déterminé l’angle de chute naturelle de l’arbre, traça deux marques sur l’écorce, l’une pour le trait plancher, l’autre pour le plafond. Lorsqu’il eut tronçonné son entaille directionnelle – dans un formidable jaillissement de sciure –, Lyle l’aida à retirer l’énorme morceau de tronc, révélant une bouche profonde de deux mètres. Pete enfonça ses coins et s’y glissa à plat ventre, tel un homme avalé par un gigantesque requin, pour s’assurer qu’il n’y avait ni champignons ni pourriture brune au fond de l’encoche. Satisfait, il sauta à terre, recula de vingt mètres : la distance qu’il aurait le temps de parcourir avant que le piégeux bascule. Il revint sur ses pas en écartant scrupuleusement tout élément sur lequel il risquerait de trébucher dans sa zone de retraite. Enfin, il passa derrière le tronc et démarra sa McCulloch. Les conducteurs des bulldozers descendirent de leurs engins. Même Don s’immobilisa, tandis que la forêt paraissait retenir son souffle.
Le corps entier de Pete vibrait avec la tronçonneuse qu’il maniait à reculons autour du tronc pour scier le trait d’abattage. Il levait fréquemment les yeux, guettant une éventuelle menace venue d’en haut. L’arbre tremblait sur toute sa hauteur. Soudain, Pete libéra sa tronçonneuse et partit en courant. Il y eut un craquement que Rich sentit dans sa cage thoracique. La terre parut s’ouvrir sous la violence du choc. Quelqu’un hurla comme un loup. Il avait réussi ! Le piégeux étendu de tout son long reposait sur son lit de chute comme un cadavre dans son cercueil, depuis la base du tronc – un mur de six mètres de haut – jusqu’à la tête. 


Ils ont pulvérisé il y a deux jours. Encore. Heureusement que j’avais entendu l’hélicoptère arriver, cette fois. J’ai eu le temps de remplir la baignoire. Si tu voyais le ruisseau… L’eau est blanchâtre, presque laiteuse, avec de la graisse qui flotte sur le dessus. Et elle sent le diesel. 


Ces herbicides qu’ils épandent – pas seulement Sanderson, mais aussi l’Office des forêts, le comté – sont les deux composants de l’agent orange, dont le mélange produit de la dioxine TCDD. Ils sont toxiques, pour les plantes, pour les animaux” – s’adressant encore une fois à Colleen – “et pour les gens. Depuis le début de l’épandage, dans les années 1950, on constate une accumulation biologique, c’est-à-dire une concentration nocive à différents niveaux de la chaîne alimentaire, les poissons, les chevreuils, et vous mangez du chevreuil…              
— J’en ai assez entendu, monsieur…              
— Daniel.
            
Rich se leva.              
“Ils contaminent l’eau. Tout ce qui est pulvérisé arrive là, dans votre café.” Daniel posa son mug.
“Ça tombe bien, dit Rich en allant ouvrir la porte de la maison. Vous ne pouvez pas l’emporter pour la route.              
— Ce sont des produits très dangereux. Ils causent des malformations congénitales, des cancers.” Les yeux de Daniel se fixèrent sur Colleen. “Les études révèlent un nombre croissant de fausses couches en Oregon. On vous raconte qu’ils sont inoffensifs, qu’ils ne tuent que les herbes. Si on vous disait qu’il existe une balle inoffensive, vous accepteriez qu’on tire dans la tête de votre petit garçon ? J’ai vu votre conduite d’eau. Autant déverser ces saletés directement dans votre citerne ! Il y a une pétition que vous pouvez signer. Je suis désolé… Je sais que…              
— Non, vous ne savez pas, coupa Rich en tenant la porte ouverte.              
— Vous êtes des gens discrets, Mr. Gundersen. Vous ne voulez pas avoir d’ennuis, je comprends.” Daniel se leva, garda à nouveau les yeux sur Colleen. “Mais si c’était moi, je préférerais savoir.


“Imaginez, commença l’homme. Il y a deux cents ans…              
— Toute la côte était couverte de forêts de grands séquoias, continua la femme en figurant l’espace avec un ample geste de la main. Des guillemots à cou blanc nichaient dans leurs cimes. Des grenouilles à queue et des salamandres tachetées vivaient au bord des ruisseaux. Chaque année, le saumon remontait les cours d’eau pour frayer…
— Nous avons détruit quatre-vingt-dix pour cent de cette forêt ancienne, dit l’homme. Partout, nous avons abattu les arbres et répandu des produits chimiques…
— Et tout ce qu’il en reste, expliqua la femme, c’est une infime portion, des terres acquises par des citoyens qui ont souhaité les protéger, des terres qui sont devenues des parcs nationaux. Damnation Grove est l’un des derniers vestiges de la forêt primaire en Californie. On y contemple des géants hauts de cent mètres, plus grands que la statue de la Liberté, une majesté que les parcs conservent à l’abri. Mais aujourd’hui…” La femme marqua une pause. “… les mains avides de l’industrie aiguisent leurs tronçonneuses et se préparent à sacrifier sur l’autel du capitalisme ces ancêtres vivants…
— Des arbres vieux de mille ans ! Ils existaient déjà avant la chute de Rome. Avant l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique. Ils ont résisté aux flammes, aux inondations, aux tsunamis…
— Et ils sont toujours là ! Nobles. Forts. Et nous, nous tous ici aujourd’hui, nous avons une chance de les sauver.


Vous ne trouverez personne qui aime les arbres autant qu’un bûcheron. Si vous regardez bien, tout au fond, je vous garantis que dans chaque bûcheron il y a un « écolo ». Mais la différence entre nous et les autres, les militants, c’est que nous, on vit ici. On chasse. On pêche. On fait du camping. Eux, ils retourneront là d’où ils viennent, mais nous, on se réveillera ici demain. C’est chez nous. Le bois d’œuvre nous apporte à manger sur nos tables, des vêtements sur le dos de nos enfants. C’est difficile de tuer un séquoia, vous savez. Quand on l’abat, il produit des rejets de souche. Même un incendie ne le tue pas. Mais ces géants là-haut, à Damnation, ils sont vieux. Bientôt ils vont mourir, tomber tous seuls, et pourrir. C’est comme si vous mettiez le feu à un gros tas d’argent sous nos yeux en nous obligeant à regarder. 
— Exactement, lança quelqu’un.              
— C’est pas facile de gagner sa croûte au pays des séquoias. On ne mène pas la grande vie. Mais tout le monde ici apprend à se débrouiller avec presque rien. On sait comment nourrir nos familles. Tout ce qu’on vous demande, c’est de nous laisser continuer à le faire.


Mon père – Lesley Bywater, certains ici l’ont connu –, il triait le bois d’œuvre à la scierie. Nous sommes le peuple de la rivière Klamath. D’abord, vous nous avez tués. Ensuite vous avez tué le saumon. Et maintenant c’est vous-mêmes que vous tuez.” Le vieil homme éleva la voix. “Quand vous empoisonnez la terre, vous empoisonnez votre propre corps. Le saumon remonte la rivière chaque année, et vous ne remerciez pas. Pour vous, le saumon, ce n’est que de l’argent, un bien matériel. Notre peuple mange les offrandes de cette rivière depuis plus de temps qu’il n’a fallu à ces arbres pour pousser. Nous mangeons les mêmes familles de saumon depuis tant de générations que nos ADN sont entrelacés. Nous portons le saumon en nous, et le saumon nous porte en lui. Tout ce que nous possédons provient de la rivière. Quand la rivière est malade, nous sommes malades ; avec elle aussi, nous sommes uns. 


Le peuple yurok vit ici, le long de cette rivière, depuis des centaines de générations, depuis plus longtemps encore. Beaucoup de tribus dans ce pays ont été chassées de leur terre, mais pas nous. Ici, c’est notre Réserve : sur deux kilomètres de chaque côté de la Klamath et soixante kilomètres à partir de son embouchure, les Yurok sont chez eux. Même si une grande partie de ce territoire a été vendue, nous avons conservé notre droit de pêcher. Nous sommes responsables de notre rivière, nous assurons son entretien. Nous avons toujours été ici. Nous avons toujours pêché. Toujours, toujours. C’est comme respirer l’air. Si je ne peux pas pêcher, je ne peux pas vivre. Mon grand-père m’a appris cela. Comme son grand-père le lui avait appris. Mes filets ont été saisis par les gardes-pêches. J’ai pêché la nuit. J’ai été battu, pour avoir pêché. J’ai été jeté en prison, pour avoir pêché. Je suis allé au tribunal à Washington. J’ai vu votre Capitole ; ce n’est rien comparé à un séquoia, c’est juste un petit arbre rabougri.” Le vieil homme tendit une main devant lui pour indiquer la hauteur de l’arbre. “Le Tribunal a rendu sa décision : ici, c’est la Réserve yurok ; ici, c’est un territoire indien ; nous pouvons pêcher. Et pourtant, vous cherchez encore un moyen de nous empêcher de respirer, de mener notre vie, de protéger notre rivière.” Il croisa les bras. “Je suis vieux maintenant. Mes enfants sont adultes. Mais si c’était moi, si c’étaient mes enfants qui naissaient sans cerveau, je me poserais la question : est-ce que cela en vaut la peine ? Juste pour continuer à abattre la forêt de cette manière ? Mais vous, non, vous ne renoncerez pas tant que vous n’aurez pas tué tous les chevreuils, tous les saumons, tous les arbres, tant que vous n’aurez pas empoisonné toutes nos sources d’eau fraîche. Que mangerez-vous alors ? De l’argent ? Avec quoi construirez-vous vos maisons ? Que boirez-vous quand vous aurez soif ?


 

mardi 23 mai 2023

[McCarthy, Cormac] Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Non, ce pays n'est pas pour
            le vieil homme
            (No Country For Old Men)

Auteur : Cormac McCARTHY

Traduction : François HIRSCH

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2005
                  en français en 2007
                  (Editions de l'Olivier)

Pages : 304

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un matin, à la frontière du Texas et du Mexique, un homme tombe par hasard sur les traces d’un carnage : des cadavres, un agonisant, des armes, de l’héroïne, et plus de deux millions de dollars en liquide. L’auteur de cette macabre découverte se nomme Llewelyn Moss. En empochant l’argent, il sait qu’il se met en danger. Mais il ignore la nature exacte des puissances qu’il a reveillées. Elles prennent la forme d’une horde sauvage composée d’hommes de sac et de corde, d’un ancien officier des Forces spéciales, et surtout d’un tueur travaillant pour son propre compte, et dont il ne doit attendre aucune miséricorde.Face à ces envoyés du chaos, Moss et sa jeune femme paraissent bien vulnérables, et les « forces de l’ordre » bien incapables de les protéger. Commence alors une folle cavale à travers des paysages lunaires et des villes-fantômes, monde nocturne que vient seulement troubler le fracas des armes automatiques.

Après sept ans de silence, Cormac McCarthy est de retour avec cet extraordinaire roman noir qui, tout en plongeant sers racines dans le terreau le plus archaïque, décrit d’une manière incroyablement moderne la guerre qu’une société se livre à elle-même.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Cormac McCarthy est né en 1933 à Providence. Dès ses premiers livres (L'Obscurité du dehors, Actes Sud 1991, Un enfant de Dieu, Actes Sud 1992, Méridien de sang 1998), il est comparé à Herman Melville, James Joyce et William Faulkner, alternant entre western métaphysique et thriller rural. On découvre en 1993 De si jolis chevaux, premier volume de La Trilogie des confins (Actes Sud). Le livre remporte le National Book Award en 1992. Les deux autres volumes, Le Grand Passage et Des villes dans la plaine, ont paru aux Éditions de l'Olivier en 1997 et en 1999. Cormac McCarthy a également publié Suttree (Actes Sud 1994) ou encore Le Gardien du verger (1996). De si jolis chevaux a été adapté au cinéma par Billy Bob Thornton avec Matt Damon et Penelope Cruz. Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, paru en 2007 aux Éditions de l'Olivier, a été adapté au cinéma par les frères Coen. La Route a été couronné par le prix Pulitzer.

 

Avis :

Parti chasser près de la frontière mexicaine dans le sud-ouest du Texas, le trentenaire Llewelyn Moss tombe sur un drôle de tableau : plusieurs cadavres criblés de balles autour de véhicules tout-terrain, l’un encore bourré de briques d’héroïne. Des traces de sang le conduisent un peu plus loin, auprès d’un dernier corps. L’homme n’a pas survécu à ses blessures et gît auprès d’une sacoche emplie de liasses de billets. Ebloui par cette soudaine chance d’offrir une nouvelle vie à sa jeune compagne Carla Jean, Moss s’empare de cette petite fortune, près de deux millions et demi de dollars. Il ne se doute pas encore du guêpier dans lequel il vient de se fourrer. Sa tête mise à prix par les trafiquants, il doit prendre la fuite, divers poursuivants aux trousses.

L’homme engagé par la mafia pour récupérer l’argent est un ancien lieutenant colonel de la guerre du Viêt Nam, reconverti tueur à gages. Un enfant de coeur comparé au second chasseur de primes qui s’est mis sur les rangs : le psychopathe Anton Chiguhr. Totalement incontrôlable dans son approche sacerdotale des missions mortelles qu’il entreprend, cet électron libre, si déterminé, froid et implacable dans sa violence sans affect qu’on le dirait programmé au meurtre comme une machine impossible à arrêter, ne tarde pas à apparaître comme une véritable incarnation du mal. Au point de faire douter le vieux shérif Ed Tom Bell, ancien combattant de la seconde guerre mondiale qui pensait avoir exorcisé ses lancinants souvenirs en endossant l’étoile du redresseur de torts, protecteur de la veuve et de l’orphelin, mais qui se sent de plus en plus dépassé par la violence des nouvelles formes de criminalité.

Tandis que Bell, réduit au rôle de figurant impuissant à empêcher un drame annoncé, suit chaque nouvelle étape de cette course poursuite sans merci, ses commentaires désespérés sur la glissade du monde vers un avenir de plus en plus noir, apocalyptique à considérer cet espèce d’antéchrist ou d’ange exterminateur que lui semble le monstrueux Chiguhr, viennent souligner de leur vision crépusculaire ce roman d’action hyperviolent, semés de cadavres troués comme des passoires par des armes ultra-puissantes, symboles obsessionnels d’une Amérique moderne en perdition.

Adapté au cinéma par les frères Cohen, ce polar noir et violent est aussi un western contemporain à rebours du rêve américain. Ode au parler texan aussi difficile à traduire que son titre, tiré d’un vers de Yeats et tellement plus percutant en anglais, sans doute séduira-t-il davantage les amateurs d’action et de dialogues taillés pour l’écran, que les amoureux du raffinement de la pensée et de la beauté stylistique. N’empêche, ses pages sont de celles qui tournent d’elles-mêmes, habitées par un vieil homme désemparé de voir tous ses principes balayés par la violence de l’Amérique d’aujourd’hui. (3,5/5)

 

 

Citations :  

Au temps de la guerre de la drogue là-bas le long de la frontière il n’y avait pas un seul pot d’un litre et demi à acheter. Pour y mettre les confitures, etc. Le frichti. On n’en trouvait nulle part. La raison c’est qu ils se servaient de ces pots-là pour y mettre des grenades à main. Si tu passais en avion au-dessus d’une maison ou d’une propriété et que tu lâchais des grenades les grenades explosaient avant d’arriver en bas. Alors voilà comment ils s’y sont pris : ils dégoupillaient les grenades et les mettaient dans le pot et revissaient le couvercle. Alors chaque fois que le pot touchait le sol le verre se brisait et libérait la cuillère, le levier. Ils remplissaient d’avance des caisses entières de ces machins-là. C’est difficile à croire qu’on puisse se balader la nuit dans un petit avion avec un chargement pareil, mais c’est ce qu’ils faisaient.
 

Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine ce serait probablement la drogue qu’on choisirait. C’est peut-être ce qu’il a fait. J’ai dit ça à quelqu’un l’autre matin au petit-déjeuner et on m’a demandé si je croyais en Satan. J’ai dit c’est pas de ça qu’il s’agit. Et on m’a répondu je le sais mais t’y crois ? Il a fallu que je réfléchisse. Sans doute que j’y croyais quand j’étais jeune. Arrivé à la quarantaine j’étais un peu moins ferme dans mes convictions. À présent, je recommence à pencher de l’autre côté. Il explique pas mal de choses qui n’ont pas d’autre explication. Qui n’en ont pas pour moi.

 

 

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