lundi 27 février 2023

[Tarbell, Ida] L'Histoire de la Standard Oil Company

 


 

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Titre : L'Histoire de la Standard Oil
            Company 
            (The History of the Standard Oil
            Company)

Auteur : Ida TARBELL

Traduction : Lars KEMPER

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 1904,
                  en français en
2022 (Séguier)

Pages : 512

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

« M. Rockefeller traitait ses détracteurs avec une habileté qui frisait le génie. Il les ignorait. »

À l’aube du XXe siècle, une ressource d’un genre nouveau, tapie dans les entrailles de la terre, déchaîne tous les appétits : c’est l’or noir. Aux États-Unis, cœur battant de la révolution industrielle, des milliers de barils du précieux liquide sont écoulés chaque jour – et la demande ne fait que croître. Mais à force de manœuvres, une entreprise, la Standard Oil Company, est parvenue à faire main basse sur la quasi-totalité de son commerce, et abuse de ce monopole pour imposer à tous la loi de ses seuls profits. Rien ne semble pouvoir arrêter son expansion ni l’influence de son fondateur, John D. Rockefeller…

Une femme va cependant se dresser contre cet ogre économique : Ida Tarbell, considérée comme l’une des pionnières du journalisme d’investigation moderne. Entre 1902 et 1904, elle publie dans une revue indépendante, le McClure’s Magazine, une série d’articles révélant les pratiques déloyales, sinon illicites, employées par la Standard Oil pour neutraliser ses rivales. Son enquête choc provoquera une déflagration dans l’opinion publique qui conduira la justice américaine, en 1911, à reconnaître l’entreprise coupable de violation du droit de la concurrence et à ordonner son démantèlement. C’en sera fini du plus grand trust de l’histoire des États-Unis.

Ici traduit en français pour la première fois, le livre de Tarbell est un monument de la littérature américaine qui brasse tous les éléments de sa mythologie – une plongée dans l’enfance terrible du capitalisme, lorsque tout était encore permis.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Figure historique du journalisme américain, Ida Tarbell (1857-1944) est aussi l’auteure de biographies de référence consacrées à de grandes personnalités politiques, notamment Napoléon et Abraham Lincoln.

 

 

Avis :

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’on ne connaît le pétrole que par les affleurements qu’il forme lorsqu’il abonde en sous-sol. Il n’a alors guère d’utilité, si ce n’est pharmaceutique, puisqu’on lui prête des vertus de panacée. Mais voilà qu’il pourrait servir de lubrifiant pour l’industrie et de combustible pour l’éclairage. Lorsque - les lecteurs de l’album de Lucky Luke A l’ombre des derricks s’en souviennent -  le colonel Drake fore le premier puits artésien, faisant jaillir le liquide noir en geyser dans l’ouest de la Pennsylvanie, c’est la ruée vers l’or noir et le début chaotique du développement d’une nouvelle industrie très vite éminemment stratégique. En quelques années, une société s’impose, tuant méthodiquement la concurrence pour s’ériger en position dominante et imposer sa loi sur le secteur. Rien se semble plus devoir limiter l’essor de la Standard Oil Company et le pouvoir de son fondateur, John D. Rockefeller, premier milliardaire recensé au monde, dans les esprits mi-dieu, mi diable, tant il fascine en même temps qu’il suscite crainte et détestation.

C’est sans compter une femme, Ida Tarbell, fille d’un producteur et raffineur de pétrole indépendant, ruiné par les tactiques déloyales de la Standard Oil. En 1899, ses articles sur les grandes figures féminines de la Révolution française, puis ses biographies de Napoléon et d’Abraham Lincoln, publiées en épisodes dans le McClure’s Magazine, en ont fait un grand nom du journalisme américain. Lorsqu’elle est promue rédactrice en chef de la revue, elle décide de se consacrer à un projet qui lui tient depuis longtemps à coeur : raconter toute la vérité sur l’histoire et les méthodes de la Standard Oil Company.

Pendant quatre ans, malgré les pressions et les menaces, elle mène minutieusement ses investigations, consultant des milliers de documents et rassemblant des centaines de témoignages, comme celui, plein de haine, du propre frère du milliardaire, ou cet autre, essentiel, d’un membre du comité de direction du groupe, soucieux d’alléger ses responsabilités à l’heure où la Standard Oil approche d’une tourmente judiciaire. Publiés en série de 1902 à 1904, ses vingt-quatre articles soigneusement étayés, qui dénoncent le chantage, les intimidations et la corruption accompagnant les restrictions au commerce et les discriminations tarifaires pratiquées par le trust, font grand bruit. Ils relancent la machine judiciaire qui, malgré l’action des quelques derniers producteurs indépendants de pétrole et le vote en 1890 du Sherman Antitrust Act resté en réalité lettre morte, n’a jamais,  jusqu’ici, réussi à inquiéter l’imperturbable maître du pétrole américain : à cette époque, le trust contrôle plus de 90 % du pétrole raffiné aux Etats-Unis et en fixe seul les prix. Cette fois, la bagarre judiciaire aura raison du géant : la Cour suprême en ordonnera la dissolution en 1911.

S’en tenant strictement aux faits avec une extrême précision, l’auteur ne prend position qu’en toute fin de son livre, s’insurgeant contre l'absence d'éthique du capitalisme sauvage né avec l’industrialisation fulgurante du XIXe siècle, le tout entretenu à grands coups de corruption du monde politique, à la faveur d’une opinion publique majoritairement convaincue que pour gagner des dollars, il vaut bien de casser quelques œufs. Pour la première fois traduit en français, dans une version allégée de quand même plus de cinq cents pages, ce document n’est pas seulement d’une rigueur exemplaire et d’une incomparable richesse historique : captivant de bout en bout, il se lit comme une épopée fascinante, dominée par la figure mystérieuse, aussi austère et taciturne, que déterminée et calculatrice, d’un homme d’une incroyable intelligence prédatrice. (4/5)

 

 

Citations : 

Parmi les premières expériences qui m’ont été utiles et dont je me souviens avec plaisir, il y a celle-ci : quand je devais avoir treize ou quatorze ans, j’ai travaillé quelques jours pour un voisin en l’aidant à déterrer des pommes de terre – un agriculteur très entreprenant et économe, qui pouvait déterrer un grand nombre de pommes de terre. Cela m’occupait du matin au soir, c’étaient des journées de travail de dix heures. En économisant les petites sommes de mon salaire, j’ai vite compris que 50 dollars prêtés à 7 % par an – le taux légal dans l’État de New York à l’époque – pouvaient me rapporter autant d’intérêts que la récolte de pommes de terre pendant cent jours. Peu à peu se développait en moi le sentiment qu’il était préférable de faire de l’argent mon esclave et de ne pas me rendre esclave de l’argent.
 

Il est des hommes qui sont incapables de comprendre certaines choses qui, pour d’autres, semblent être les principes les plus évidents de la justice : c’est le cas pour beaucoup d’hommes qui sont par ailleurs considérés comme des hommes bons. M. Rockefeller était un homme « bon ». Il n’y avait pas de baptiste plus fidèle que lui à Cleveland. Depuis sa jeunesse, il soutenait généreusement toutes les initiatives de cette église. Il donnait à ses pauvres. Il visitait ses malades. Il pleurait avec ses souffrants. De plus, il donnait sans ostentation à de nombreuses œuvres de charité d’autres villes dont il était convaincu du mérite. Il était simple et frugal dans ses habitudes. Il n’allait jamais au théâtre, ne buvait jamais de vin. Il consacrait beaucoup de temps à l’éducation de ses enfants, cherchant à leur inculquer ses propres principes d’économie et de charité. Pourtant, il était prêt à déployer tous ses efforts pour obtenir des compagnies ferroviaires des privilèges injustes qui allaient ruiner tous les hommes de l’industrie pétrolière qui n’en bénéficieraient pas. Il était prêt à prendre position contre les convictions de toute une industrie, à s’opposer à un mouvement populaire visant à réparer une injustice, aussi révoltante pour le sens de l’équité que les discriminations auxquelles se livraient les compagnies ferroviaires. L’émotion religieuse et les sentiments de charité, de bienséance et d’abnégation semblent avoir remplacé chez lui les notions de justice et de respect des droits d’autrui.
 

Pour M. Rockefeller, ce sentiment était une faiblesse. Préférer l’indépendance au profit était pour lui aussi incompréhensible que de refuser un rabais parce que ce n’était pas bien ! Quand le raffineur ne se laissait pas persuader, il était donc nécessaire, selon lui, d’exercer une pression – une pression suffisante pour démontrer à ces individus aveugles ou récalcitrants qu’il leur serait impossible de continuer à travailler de façon indépendante. Les pressions exercées différaient selon les régions. Le plus souvent, cela consistait à casser les prix pour s’approprier le marché. La technique de la « concurrence prédatrice » n’était pas une invention de la Standard Oil Company. Elle existait dans le secteur pétrolier depuis le début : c’était d’ailleurs l’un des maux que M. Rockefeller prétendait guérir grâce à sa coalition. Toutefois, jusqu’à présent, elle n’avait été employée que de manière sporadique. Or M. Rockefeller ne faisait jamais rien de manière sporadique. Il se mit donc à vendre à perte pour détruire le marché de ses rivaux avec le même soin et la même détermination qui caractérisaient tous ses efforts, et à la longue, il gagnait toujours. Il y avait bien sûr d’autres formes de pression. Parfois, les indépendants se trouvaient dans l’impossibilité d’obtenir du pétrole ; une autre fois, ils étaient obligés d’attendre des jours pour que leurs wagons soient expédiés. Les méthodes pour compliquer les affaires des hommes et les décourager jusqu’à ce qu’ils vendent ou louent semblaient infinies, et toujours les acheteurs rôdaient, pour ne jamais manquer le moment opportun où le raffineur se résignerait à vendre. 
 
 
J’ai vu tout de suite ce qu’ils voulaient, dit M. Morehouse, vous évincer et vous obliger à vendre votre usine. Ils ont récupéré les installations et les exploitent ; je n’ai plus rien. Ils ont payé environ 15 000 dollars pour ce qui m’a coûté 41 000 dollars. Il a dit qu’il avait des arrangements pour le fret et que le commerce du pétrole leur appartenait ; et qu’ils avaient assez d’argent de côté pour anéantir n’importe quelle entreprise qui se lancerait dans ce commerce – ce sont ses propres mots.


Le regroupement des entreprises par la persuasion, l’intimidation ou la force se poursuivait dans tous les centres de raffinage du pays. Dès qu’une raffinerie était intégrée, on lui assignait une tâche. S’il s’agissait d’une usine ancienne et mal équipée, elle était généralement démantelée ou fermée. Si elle était mal placée, c’est-à-dire si elle n’était pas économiquement bien placée par rapport à un pipeline ou à une voie ferrée, elle était démantelée même si elle était en excellent état. Si c’était une grande usine bien équipée et avantageusement située, on lui attribuait un certain quota de fabrication, et elle ne faisait rien d’autre que fabriquer. L’achat du brut, la négociation des tarifs de fret, la vente de la production restaient entre les mains de M. Rockefeller. Les contrats en vertu desquels toutes les raffineries mises en service étaient exploitées étaient des plus détaillés et des plus rigides, et ils étaient exécutés avec un degré de confidentialité qui dépasse l’entendement.


Alors que l’absorption de l’industrie pétrolière se poursuivait de manière régulière et continue, il était de plus en plus rare de voir des hommes résister aux propositions de location ou de vente qui émanaient d’entreprises travaillant en collaboration avec la Standard Oil Company ou soupçonnées de le faire. C’était particulièrement vrai à Cleveland. La population considérait qu’une proposition de M. Rockefeller équivalait peu ou prou à un ordre de « se rendre et d’abandonner ses biens ». « Le commerce du pétrole raffiné nous appartient », avait dit M. Rockefeller à M. Morehouse. « Nous avons les installations nécessaires : il doit donc nous revenir. Nous avons mis suffisamment d’argent de côté pour anéantir toute entreprise concurrente qui s’opposerait à nous » – et les gens le croyaient ! 


Le 29 avril 1879, le Grand Jury du comté de Clarion dressa un acte d’accusation contre John D. Rockefeller, William Rockefeller, Jabez A. Bostwick, Daniel O’Day, William G. Warden, Charles Lockhart, Henry M. Flagler, Jacob J. Vandergrift et George W. Girty (Girty était le trésorier de la Standard Oil Company). L’acte d’accusation comportait huit chefs d’accusation. En bref : conspiration dans le but de s’assurer le monopole de l’achat et de la vente de pétrole brut, et d’empêcher d’autres personnes qu’eux-mêmes d’acheter et de vendre du pétrole et d’en tirer un profit légitime ; formation d’une entente visant à opprimer et à pénaliser les producteurs de pétrole ; conspiration dans le ut d’empêcher d’autres personnes qu’eux-mêmes de s’engager dans le raffinage du pétrole, et visant à s’assurer le monopole de cette activité ; formation d’une entente visant à nuire au commerce de transport des compagnies ferroviaires de l’Allegheny Valley et de Pennsylvanie en les empêchant de recevoir le trafic de pétrole local, à détourner le trafic appartenant naturellement aux transporteurs de la Pennsylvanie vers ceux d’autres États par des moyens illégaux, à extorquer aux compagnies ferroviaires des rabais et des commissions déraisonnables et à contrôler les prix du marché du pétrole brut et raffiné par des moyens et des dispositifs frauduleux, afin de réaliser des gains illégaux. 
 
 
Au printemps 1879, M. Rockefeller était convaincu que son inculpation était œuvre de méchanceté et de malveillance. Après sept ans d’efforts incessants, il avait mis au point un plan bien conçu pour contrôler le commerce du pétrole aux États-Unis. Il avait des raisons de croire qu’une seule année de plus suffirait pour que les quelques raffineurs qui se rebellaient encore contre ses intentions soient convaincus ou évincés et qu’il puisse régner sans entraves. Mais au seuil de son empire, un certain groupe de personnes – « des gens animés par un ressentiment personnel », « des culs-terreux naturellement laissés en plan par le progrès de ce commerce en plein essor », ainsi que ses collègues les décrivirent à la Commission Hepburn – lui mettaient des bâtons dans les roues.


LOCKHART, TEXAS, 30 novembre 1894.        
M. Keenan, qui est avec les gens de Waters-Pierce à Galveston, nous a rendu plusieurs visites et nous a fait des propositions de toutes sortes pour que nous nous retirions des affaires. Il a notamment offert de nous verser un salaire mensuel si nous abandonnions la vente de pétrole et si nous leur laissons le contrôle total du commerce, et il a insisté pour que nous indiquions un chiffre que nous accepterions pour nous retirer des affaires, et il a également prévenu que si nous n’acceptions pas sa proposition, ils baisseraient les prix en dessous de ce que le pétrole nous coûte et nous forceraient à nous retirer des affaires. Nous lui avons demandé s’ils continueraient à vendre le pétrole à un prix aussi bas que le nôtre, si nous acceptions sa proposition, et il a répondu de manière très claire qu’ils augmenteraient le prix immédiatement s’ils réussissaient à éliminer la concurrence.        
J. S. LEWIS AND COMPANY


Si j’envoie un homme sur le terrain pour vendre des marchandises pour moi, dit M. Shull, et qu’il prend des commandes de 200 à 300 barils par semaine, avant même que je sois en mesure d’expédier ces marchandises, la Standard Oil Company s’est déjà rendue sur place et a contraint ces gens à annuler ces commandes en les menaçant de faire baisser le prix du pétrole à un niveau tel qu’ils ne pourront pas se permettre de revendre les marchandises.


Je suis désolé de vous dire qu’un homme de la Standard Oil de votre ville a suivi le wagon de pétrole et le pétrole jusqu’à chez moi et m’a dit qu’il ne me laisserait pas gagner un dollar sur ce pétrole. Il m’a harcelé pendant deux jours pour avoir acheté ce pétrole et a proféré toutes sortes de menaces, a parlé à mes employés de maison pendant que j’étais sorti et m’a finalement persuadé de le rendre, alors que j’hésitais sur la conduite à tenir, mais j’ai cédé et je le regrette beaucoup depuis. Je voulais éviter que les prix s’effondrent, et c’est pourquoi je l’ai fait – c’est la seule raison. Le pétrole était bon. Je vois maintenant l’erreur – c’est d’avoir fait venir une ou deux cargaisons par semaine ici, c’est plus que ce que l’autre société n’était disposée à tolérer.


Un homme qui se montre traître, menteur, voleur, même pour le « bien de l’industrie pétrolière », ne reste jamais longtemps au service de la Standard Oil Company. Il est notoire dans les Régions Pétrolifères que les personnes qui « se vendent » à la Standard Oil ne reçoivent jamais de postes à responsabilité. Ils peuvent être mutés ici et là pour faire le « sale boulot », comme on dit dans les Régions Pétrolifères, mais ils sont des parias au sein du groupe. M. Rockeeller sait mieux que quiconque la nécessité vitale de l’honnêteté dans une organisation, et les Buckley et les Noirs qui lui apportent des renseignements secrets ne reçoivent jamais que de l’argent et du mépris pour leur peine. 
 
 
Le service commercial de la Standard Oil Company est organisé pour couvrir tout le pays, et vise à vendre tout le pétrole qui y est vendu. Pour prévenir ou pour faire face à la concurrence, elle a mis en place un service secret élaboré pour connaître la quantité, la qualité et le prix de vente des expéditions indépendantes. Lorsqu’elle repère une commande de pétrole indépendant chez un négociant, elle le persuade, si possible, d’annuler la commande. Si cela est impossible, elle le menace de jouer une « concurrence prédatrice », c’est-à-dire de vendre à prix coûtant ou encore moins cher, jusqu’à l’épuisement du rival. Si le négociant s’obstine, elle déclenche une « guerre du pétrole ». Ces dernières années, la vente à prix coûtant ou à perte et les « guerres du pétrole » sont souvent confiées à des ntreprises dites « factices », qui se retirent dès que le véritable indépendant est éliminé. Ces dernières années, la Standard Oil a été plus prudente qu’auparavant en matière de vente à perte, même si, lorsqu’un rival offre du pétrole à un prix inférieur à celui que la Standard Oil pratique – et généralement, même les petites raffineries peuvent s’arranger pour vendre à des prix inférieurs aux prix non concurrentiels de la Standard Oil –, elle n’hésite pas à considérer ce prix inférieur comme une déclaration de guerre et à baisser ses prix jusqu’à ce que le rival soit éliminé. Le prix revient alors à l’ancien niveau ou à un niveau supérieur. […] À la période à laquelle nous sommes parvenus dans cette histoire, qui correspond à l’achèvement du monopole des pipelines en 1884 et à la fin de la concurrence dans le transport du pétrole, les indépendants semblaient considérer qu’il leur était impossible d’échapper à M. Rockefeller sur ce marché.


Chaque producteur de pétrole mécontent, chaque raffineur ruiné racontait les récits de conflits désastreux sur les marchés. On parlait d’hommes infirmes qui vendaient du pétrole indépendant avec leur charrette à bras, dont le commerce avait été anéanti par des charrettes de la Standard Oil qui les suivaient jour après jour, en donnant le pétrole pour presque rien. On racontait que des épiciers avaient fait faillite en essayant de soutenir un raffineur indépendant. On racontait des histoires sans fin, probablement toutes exagérées, peut-être certaines fausses, mais toutes crues, à cause de faits tels que ceux qui ont été relatés ci-dessus. La population en vint à estimer que la « Standard était prête à tout ». Cet état de fait promettait des ennuis sans fin à M. Rockefeller et à ses collègues. Cela entraînait méfiance populaire, hostilités mesquines, mauvaises interprétations, mépris, abus. Beaucoup étaient même prêts à nier les talents de M. Rockefeller. Dans l’esprit des gens, le fait que la Standard Oil soit impliquée dans une affaire était suffisant pour la condamner. Tout ce que la Standard voulait était mal, tout ce qu’elle contestait était bien. Un verdict en sa faveur démontrait la corruption du juge et du jury ; contre elle, leur droiture. En effet, M. Rockefeller avait chaque année plus d’occasions de vérifier que la mise en place d’un monopole n’entraînait pas seulement des profits, mais aussi des épreuves.


Aussi étrange que cette remarque puisse paraître, il est incontestable qu’en 1884, les Régions Pétrolifères dans leur ensemble regardaient M. Rockefeller avec une crainte qui n’était pas dénuée de superstition. L’idée que les hommes du pétrole se faisaient de lui ressemblait beaucoup à celle que le peuple anglais se faisait de Napoléon dans la première partie du XIXe siècle, et à la vision que les paysans bretons ont encore aujourd’hui des Anglais – une puissance redoutable, cruelle, omnisciente, toujours à l’affût. 
 
 
Une deuxième raison qui explique la crainte que M. Rockefeller inspirait était que cet homme, que personne ne voyait et qui ne parlait jamais, savait tout – même des choses inattendues et insignifiantes – et que ceux qui constataient l’effet de cette connaissance et ne comprenaient pas comment il pouvait l’obtenir le considéraient comme un être quasi omniscient. En réalité, l’omniscience de M. Rockefeller n’avait rien d’occulte. Il obtenait une partie de sa connaissance des affaires d’autrui par un système de collecte d’informations très étendu et parfaitement organisé, tel que tout homme d’affaires éclairé et prévoyant pourrait en employer à son avantage. Mais il combinait à ce travail en tout point légitime les méthodes sordides d’obtention d’informations confidentielles décrites dans le précédent chapitre. Il n’y a certainement rien de magique dans cette forme d’omniscience, et le sentiment surnaturel que M. Rockefeller avait inspiré en 1884 s’est évaporé depuis, à mesure que les preuves de ses méthodes se sont répandues. La source fut cependant longtemps secrète, et lorsque, à maintes reprises, des hommes, loin de se douter que leur existence était connue de M. Rockefeller, le voyaient anticiper des mouvements qu’ils croyaient connus d’eux seuls et de leurs agents de confiance, ils commencèrent à le redouter et à l’investir de qualités mystérieuses. Si M. Rockefeller avait été aussi grand psychologue qu’il est manipulateur en affaires, il se serait rendu compte qu’il éveillait une terrible crainte populaire, et il aurait anticipé qu’un jour, avec la mise en lumière inévitable de ses méthodes, il pousserait autour de son nom des champs de mépris qui étoufferaient les champs de dollars et de dons que la terre féconde pourrait bien produire.


À ce moment critique, le salut vint de certains individus dispersés à travers le monde du pétrole, résolus à tester la validité de la prétention de M. Rockefeller selon laquelle les affaires du pétrole lui appartenaient. « Nous sommes en droit d’exercer une activité indépendante, disaient-ils, et nous avons la ferme intention de le faire. » Et ils commencèrent par attaquer le point faible de l’armure de M. Rockefeller. Les douze années écoulées leur avaient appris que la réalisation du grand dessein de M. Rockefeller avait été rendue possible par sa remarquable manipulation des compagnies ferroviaires. C’était la pratique des remises qui avait engendré le trust de la Standard Oil : des remises amplifiées, systématisées, glorifiées pour devenir une puissance jamais égalée auparavant ou depuis par aucune entreprise du pays. Les remises avaient engendré le trust, et, malgré dix ans d’ententes, d’associations pétrolières, d’unions de producteurs, de résolutions, de procès en équité, de procès en quo warranto, d’appels au Congrès, d’enquêtes législatives, elles constituaient toujours l’arme la plus efficace de M. Rockefeller. S’ils pouvaient la lui arracher des mains, ils pourraient faire des affaires. Ils avaient appris autre chose à cette époque : toute l’opinion publique et l’esprit de la loi étaient contre les remises, et les compagnies ferroviaires, le sachant, craignaient d’être accusées de discrimination et pouvaient être amenées à transiger plutôt que de voir leurs pratiques rendues publiques. Par conséquent, disaient ces personnes, nous proposons d’intenter des poursuites pour les remises et de faire s’accumuler les amendes jusqu’à ce que nous rendions la situation si pénible et si dangereuse pour les compagnies ferroviaires qu’elles fermeront leurs portes à M. Rockefeller. 
 
 
Les deux affaires de l’Ohio illustraient une nouvelle fois les principaux griefs que les hommes du pétrole avaient contre la Standard Oil Company depuis 1872, à savoir qu’elle obtenait des rabais sur ses propres expéditions et des commissions sur celles de ses concurrents. L’affaire de Buffalo montra que, lorsque les avantages dont la Standard Oil bénéficiait ordinairement ne suffisaient pas pour écarter un rival, elle tolérait même le recours à des méthodes qu’un jury qualifia de criminelles. C’était une nouvelle preuve de ce que les hommes du pétrole avaient toujours affirmé : la Standard Oil Company était une conspiration ! Au moment même où ces affaires soulevaient de nouveau leur indignation, une autre affaire, dans l’Ohio, leur apporta de nouvelles preuves de ce dont ils accusaient la Standard Oil Company depuis longtemps, à savoir de s’immiscer constamment dans la politique étatique et fédérale afin d’orienter le cours de la législation à sa convenance. Pour les initiés, les preuves étaient nombreuses et déjà suffisantes. Il ne faisait aucun doute que l’enquête de 1876 et le premier projet de loi qui visait à réglementer le commerce interétatique présenté à cette époque avaient été étouffés en grande partie grâce aux efforts de deux membres du Congrès, l’un directement et l’autre indirectement liés à la Standard Oil – J. N. Camden, de Virginie-Occidentale, à la tête de la Camden Consolidated Oil Company, aujourd’hui l’une des sociétés constituantes du trust de la Standard Oil, et H. B. Payne, de l’Ohio, père du trésorier de la Standard Oil, Oliver H. Payne. La Standard Oil avait certainement usé de son influence pour s’opposer au projet de loi sur la liberté de construire des pipelines pour lequel les indépendants s’étaient battus depuis les premiers jours de l’industrie. En 1878 et 1879, pendant les procès contre les compagnies ferroviaires et la Standard Oil intentés par la Petroleum Producers’ Union, de multiples accusations d’utilisation d’influence politique afin de faire retarder les procédures avaient été portées. Dans les États de l’Ohio, de New York et de Pennsylvanie, on ne cessait de dire que la Standard Oil participait activement à toutes les élections, qu’elle se tenait aux côtés de tous les jeunes politiciens ambitieux et qu’il était rare qu’un jeune avocat compétent soit élu à un poste sans être engagé par la Standard Oil. La société semble avoir pris part à la politique même avant l’époque de la South Improvement Company, car M. Payne déclara un jour au Sénat des États-Unis que lorsqu’il était candidat à la Chambre des représentants en 1871, « aucune association, aucune alliance » dans son district avait fait plus ou dépensé plus d’argent pour provoquer sa défaite [sic] que la Standard Oil Company !


La première enquête d’importance eut lieu en février 1888, dans la ville de New York, sous la direction du Sénat de l’État de New York. Une liste de plus d’une vingtaine de trusts était entre les mains du comité et, vu le peu de temps dont elle disposait, il était certain qu’elle ne pourrait en examiner plus d’une demi-douzaine. Il semble qu’il n’y ait eu aucune hésitation à inclure le trust de la Standard Oil. « C’est le trust originel, écrivit le comité. Son succès a encouragé la formation de tous les autres trusts ou coalitions. C’est le genre de système qui s’est répandu comme une maladie dans le système commercial de ce pays. »


Bien des choses ont été dites en faveur des objectifs du trust de la Standard Oil et de ce qu’il a accompli. Il est bien possible qu’il ait amélioré la qualité et réduit le coût du pétrole et de ses dérivés pour le consommateur. Mais ce n’est pas là la conséquence habituelle d’un monopole ; et le principe de la loi est de considérer, non pas ce qui peut arriver, mais ce qui arrive habituellement. L’expérience montre qu’il n’est pas sage de se fier à la cupidité humaine lorsqu’elle a l’occasion de s’enrichir aux dépens d’autres personnes. Prétendre avoir fait baisser le prix pour le consommateur, c’est le prétexte habituellement invoqué pour défendre les monopoles de ce genre. 
 
 
Si M. Rockefeller avait réussi à faire adhérer la majorité des producteurs à cette théorie, et si l’offre de pétrole brut avait donc été maintenue à un niveau bas, et les prix à un niveau élevé, il est probable que les producteurs de pétrole auraient oublié le ressentiment qu’ils avaient développé après ses premières irruptions et seraient redevenus indifférents à son emprise. Le confort matériel a en général des effets atténuants. Cependant, dans le grand jeu qui se pratique dans les Régions Pétrolifères, il y a toujours eu un joueur que même M. Rockefeller ne pouvait égaler. Ce joueur, c’est la nature, et elle a pris soin d’empêcher la seule condition qui aurait permis à M. Rockefeller de se réconcilier avec les producteurs de pétrole. À maintes reprises, alors qu’il semblait que les limites de la production pétrolière étaient atteintes, et que M. Rockefeller et ses collègues devaient croire qu’ils auraient bientôt l’industrie suffisamment bien en main pour payer aux producteurs un prix satisfaisant pour leur pétrole brut, leurs calculs étaient bouleversés par la découverte d’un important gisement de pétrole qui inondait le marché et faisait baisser les prix. Cela se produisit si souvent entre la première apparition publique de M. Rockefeller dans l’industrie et le moment où il établit son contrôle du transport, des raffineries et des marchés, que la production annuelle de pétrole brut était passée de 5,5 millions de barils à 30 millions, et qu’au lieu d’un demi-million de barils en surface stockés, il y avait, en 1883, plus de 35 millions de barils, en 1884, près de 37 millions, en 1885, 33,5 millions. Ces énormes stocks entraînaient un faible prix du brut, tandis que les frais de collecte, de transport et de stockage, tous les services à partir desquels la Standard Oil réalisait de gros profits, restaient élevés. Au cours de ces années, les bénéfices sur le pétrole raffiné augmentaient continuellement – conséquence de l’effondrement des raffineurs et des pipelines indépendants –, tandis que le profit sur le brut diminuait toujours davantage. Tout cela, les producteurs de pétrole le ruminaient sans cesse, et avec d’autant plus d’amertume qu’ils sentaient qu’ils ne pouvaient rien faire pour s’en prémunir. Tout ce qu’ils avaient entrepris pour se soulager avait, pour une raison ou une autre, échoué. Ils ne croyaient plus en la possibilité d’une amélioration. La Standard Oil ne permettrait jamais à un acteur extérieur de prendre pied. 


Nous avons relaté la réussite de M. Rockefeller dans son objectif de mettre sous son contrôle les raffineurs du pays et les méthodes auxquelles il eut recours pour y parvenir. On se souviendra que pendant une brève période, en 1872 et 1873, il dirigea une association qui promettait de réduire la production de pétrole, mais qu’en juillet 1873, elle fut dissoute. On se souviendra que trois ans plus tard, en 1875, il mit en place une deuxième association qui, en un an, revendiqua le contrôle de 90 % de la puissance de raffinage du pays, et en moins de quatre ans, de 95 %. Ce pourcentage élevé, M. Rockefeller n’a pas été en mesure de le conserver, mais de 1879 à aujourd’hui, il n’y a pas eu de période où il ait contrôlé moins de 80 % de la production pétrolière du pays. Aujourd’hui, il en contrôle environ 83 %.          
Il est généralement admis que l’homme, ou les hommes, qui contrôlent plus de 70 % d’une marchandise en contrôlent le prix – dans certaines limites, très strictes, car telle est la portée des lois économiques. Dans le cas de la Standard Oil Company, le contrôle est si total que le prix du pétrole, brut et raffiné, est en réalité fixé depuis son siège social. 
 
 
En effet, toute étude consécutive de l’utilisation par la Standard Oil Company de son pouvoir sur le prix du pétrole, tant à l’exportation qu’à l’intérieur du pays, doit conduire à la conclusion que ce pouvoir a toujours été utilisé dans toute la mesure du possible sans jamais le mettre en danger ; que nous avons toujours payé notre pétrole raffiné plus cher que si la concurrence avait été sans entraves. Mais après tout, pourquoi devrions-nous nous attendre à autre chose ? C’est l’objet principal des ententes. Les membres les plus sincères de la Standard Oil Company seraient sans doute les derniers à soutenir qu’ils donnent au public plus de bénéfices que nécessaire. Lorsque l’un des plus compétents et des plus francs d’entre eux, H. H. Rogers, se présenta devant l’Industrial Commission en 1899, on lui demanda comment il se faisait qu’en vingt ans, la Standard Oil Company n’avait jamais réduit d’une fraction de cent le coût de la collecte et du transport du pétrole dans les pipelines ; que le producteur de pétrole devait débourser autant aujourd’hui que vingt ans auparavant pour faire récupérer son pétrole aux puits et le faire transporter à New York. Et M. Rogers répondit, avec une délicieuse candeur : « Nous ne sommes pas dans les affaires pour notre santé, mais pour gagner des dollars. »          À la même occasion, on demanda à John D. Archbold s’il n’était pas vrai que, grâce à sa grande puissance, la Standard Oil Company était en mesure d’obtenir des prix qui, dans l’ensemble, étaient supérieurs à ceux de la concurrence, et M. Archbold répondit : « Eh bien, je l’espère. »


Pour de nombreuses personnes dans le monde, il importe sans doute peu que le pétrole se vende à 2,1 ou 3,2 cents le litre. Cependant, cela devient parfois une affaire tragique, comme en 1902-1903, lorsque, pendant la famine du charbon, les plus pauvres, privés de charbon, dépendaient du pétrole pour se chauffer. En janvier 1903, à New York, le pétrole était vendu aux revendeurs à partir de wagons-citernes à 2,9 cents le litre. Ce pétrole ne coûtait pas plus de 1,7 cent au raffineur indépendant, qui payait tous les frais de transport et de commercialisation au coût de 0,3 cent le litre. Il coûtait probablement 0,3 cent de moins à la Standard Oil Company. Dans un contexte de libre concurrence, il serait bien entendu impossible de maintenir un prix aussi élevé. Mais tout au long du rude hiver 1902-1903, le prix du pétrole raffiné augmenta encore. On prétendit que cela était dû à la hausse du prix du pétrole brut, mais dans tous les cas, le prix du pétrole raffiné augmenta nettement plus que celui du pétrole brut. En effet, une étude comparative minutieuse des prix du pétrole montre que la Standard Oil fait presque toujours progresser le marché du pétrole raffiné d’un bon nombre de points de plus que le marché du pétrole brut. […] Bien que cela ait été la règle, il y a bien sûr aussi des exceptions, comme lorsqu’une guerre des prix est en cours. Ainsi, au printemps 1904, la concurrence sévère, en Angleterre, de la Shell Transportation Company et du pétrole russe amena la Standard Oil à baisser le prix du pétrole raffiné à l’exportation beaucoup plus que celui du pétrole brut. Mais […] le prix du pétrole sur le marché intérieur fut maintenu à un niveau élevé.
 
 
L’expérience humaine nous a appris il y a longtemps que si nous permettons à un homme ou à un groupe d’hommes d’exercer des pouvoirs autocratiques au sein du gouvernement ou de l’église, ils utilisent ce pouvoir pour opprimer et tromper le peuple. Pendant des siècles, la lutte des nations a cherché à mettre en place un gouvernement stable et équitable vis-à-vis des citoyens. Pour y parvenir, nous avons encadré nos rois, empereurs et présidents avec un millier de restrictions constitutionnelles. Nous n’avons même pas autorisé l’église, pourtant inspirée par des idéaux religieux, à avoir les pleins pouvoirs qu’elle réclamait dans la société. Or, nous avons, ici aux États-Unis, permis à des hommes d’exercer des pouvoirs quasi autocratiques dans le commerce. Nous avons toléré qu’ils accaparent des privilèges dans le domaine des transports, leur permettant d’évincer leurs concurrents en peu de temps, bien que l’esprit de nos lois et les chartes des compagnies de transport interdisent ce genre de privilèges. Nous leur avons permis de s’unir dans de grands regroupements interétatiques, pour lesquels nous n’avons prévu aucune forme de charte ou de transparence, bien que l’expérience humaine ait depuis longtemps établi que les hommes qui s’associent dans des partenariats, des compagnies ou des sociétés à des fins commerciales ou industrielles doivent avoir des pouvoirs définis et être soumis à une inspection véritable et une transparence raisonnable. Comme résultat logique de ces pouvoirs extraordinaires, nous voyons, comme dans le cas de la Standard Oil Company, le prix d’une marchandise de première nécessité tomber sous le contrôle d’un groupe de neuf hommes, singulièrement capables, énergiques et impitoyables dans la conduite de leurs opérations commerciales. Ils ont exercé leur pouvoir sur les prix avec une habileté presque surnaturelle. Ce fut leur arme la plus cruelle pour asphyxier la concurrence, un moyen sûr de récolter des dividendes indécents et, en même temps, un argument des plus convaincants pour tromper le public.


Peu d’hommes, que ce soit dans la vie politique ou industrielle de ce pays, peuvent se prévaloir d’être parvenus à réaliser un projet plus conforme à sa conception initiale que John D. Rockefeller. En effet, tant dans ses objectifs que dans ses méthodes, la Standard Oil Company est, et a toujours été, une réplique de la South Improvement Company, par le biais de laquelle M. Rockefeller s’est fait connaître dans l’industrie pétrolière. Certes, le projet initial a subi de nombreuses modifications. Son aspect le plus choquant, les rétrocessions sur les expéditions d’autrui, a été supprimé. Néanmoins, aujourd’hui, comme au début, l’objectif de la Standard Oil Company reste celui de la South Improvement Company : réguler les prix du pétrole brut et raffiné en contrôlant la production ; et le principal moyen de soutenir cet objectif est toujours celui du plan original : contrôler le transport pour bénéficier d’avantages tarifaires. 
 
 
Les bénéfices de la Standard Oil Company actuelle sont énormes. Les dividendes des cinq dernières années ont été en moyenne de 45 millions de dollars, soit près de 50 % de son capital social : capitalisé à 5 %, cela impliquerait une somme de 900 millions de dollars. Il va de soi que ce n’est pas tout ce que cette entente rapporte en une année. Elle s’autorise une moyenne annuelle de 5,77 % de déficit et garde toujours une large trésorerie. Quand nous nous rappelons que probablement un tiers de cet immense revenu annuel échoit à John D. Rockefeller, que probablement 90 % de ces revenus vont aux quelques hommes qui forment la « famille de la Standard Oil », et que ces sommes doivent être réinvesties chaque année, l’impact de la Standard Oil Company devient une affaire publique beaucoup plus sérieuse qu’elle ne l’était en 1872, lorsqu’elle se montrait disposée à être complice d’une conspiration pour rafler le marché du pétrole – une affaire beaucoup plus sérieuse que dans les années où elle faisait ouvertement la guerre à la concurrence et chassait de l’industrie pétrolière, par tous les moyens qu’elle pouvait inventer, tous ceux qui avaient l’audace d’y entrer. Car, considérez ce qui reste à faire avec la plus grande partie de ces 45 millions de dollars. Elle doit être réinvestie. L’industrie pétrolière n’en a pas besoin. Ses réserves sont amplement suffisantes pour toutes ses entreprises. Ces millions doivent donc être investis dans d’autres industries. Naturellement, les secteurs ciblés seront des secteurs proches du pétrole. Ce sera le gaz, et nous pouvons constater que les hommes de la Standard Oil sont déjà en train d’acquérir progressivement les actifs gaziers du pays. Ce seront les chemins de fer, car toutes les industries dépendent du transport et, de plus, les chemins de fer font partie des plus grands consommateurs de produits pétroliers et sont, à ce titre, des clients à conserver. Or, les directeurs de la Standard Oil Company sont déjà directeurs de presque toutes les grandes compagnies ferroviaires du pays : New York Central Railroad, New York, New Haven and Hartford Railroad, Chicago, Milwaukee, St. Paul and Pacific Railroad, Union Pacific Railroad, Northern Pacific Railway, Delaware, Lackawanna and Western Railroad, Missouri Pacific Railroad, Missouri-Kansas-Texas Railway, Boston and Maine Railroad, et d’autres compagnies de moindre importance. Ils se lanceront dans le cuivre, et la coalition de l’Amalgamated Copper Mining Company est déjà une réalité. Ils se lanceront dans l’acier, et les énormes avoirs de M. Rockefeller dans le trust de l’acier sont déjà une réalité. Ils se lanceront dans la banque, et la National City Bank et ses institutions partenaires à New York et à Boston, ainsi qu’une longue chaîne de filiales dans tout le pays sont déjà une réalité. Quiconque ayant suivi cette histoire ne peut s’attendre à ce que ces participations soient acquises sur un marché en hausse. Acheter à bas prix et vendre à prix élevé est un précepte du monde des affaires, et lorsque vous contrôlez suffisamment d’argent et de banques, vous pouvez toujours faire en sorte qu’une action que vous voulez acquérir soit temporairement bon marché. Vous ne subissez aucune perte de valeur – seulement l’ancien propriétaire. C’est l’une des manœuvres les plus réussies de M. Rockefeller dans les affaires, depuis le jour où il fit peur à ses 20 concurrents de Cleveland pour qu’ils vendent à moitié prix. Vous pouvez également vendre cher si vous avez la réputation d’être un grand financier et si vous contrôlez l’argent et les banques. L’Amalgamated Copper Mining Company en est un excellent exemple. Il y a quelques années encore, les noms de certains responsables de la Standard Oil auraient fait grimper la cote des biens les plus dépréciés de la planète. Aujourd’hui, il leur serait peut-être un peu difficile de le faire, tant l’Amalgamated est encore présent à l’esprit. En effet, celle-ci semble aujourd’hui avoir été la pire des manipulations de marché, comme ce fut certainement l’un des exploits les plus scandaleux de la troupe de la Standard Oil. Mais cela sera bientôt oublié ! Il en résulte que la Standard Oil Company est probablement dans la position financière la plus forte de tous les groupes du monde. Et chaque année, sa position se renforce, car chaque année, 45 millions de dollars supplémentaires sont versés pour être utilisés dans le rachat des biens les plus essentiels à la préservation et à l’élargissement de son pouvoir.


Il va sans dire qu’il est absurde de laisser un tel pouvoir entre les mains d’un quelconque fabricant de produits de première nécessité. C’est exactement comme si une société destinée à fabriquer toute la farine du pays possédait tous les chemins de fer – sauf 10 % – collectant et transportant le blé. Elle pourrait et ferait évidemment en sorte qu’il soit difficile et coûteux pour tout concurrent potentiel d’obtenir du grain à moudre, et en période de pénurie, elle pourrait même l’en priver.


 

samedi 25 février 2023

[Collins, W. Wilkie] Passion et repentir (La morte vivante)

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Passion et repentir
            (La morte vivante)
            (The New Magdalen)

Auteur : W. Wilkie COLLINS

Traduction : Eric CHEDAILLE

Parution : en anglais en 1873,
                  en français en
2007 (Phébus)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Sur le front franco-allemand, pendant la guerre de 1870, le hasard réunit deux jeunes Anglaises. Lorsqu’un obus frappe l’une d’entre elles l’autre décide aussitôt d’usurper son identité pour rompre avec un passé infamant et vivre enfin une vie meilleure. Au début, tout se passe pour le mieux. Mais, très vite, les événements vont prendre un tour inattendu… On peut faire confiance au génial Collins (1824-1889), rival et ami de Dickens, pour nous concocter une nouvelle fois un suspense diabolique et mettre à vif les nerfs de ses lecteurs. Ce féministe convaincu nous donne ici un de ses plus beaux portraits de femmes : celui de Mercy, pécheresse repentie et amoureuse, confrontée à toutes les bassesses et à toutes les hypocrisies de la bonne société victorienne, mais qui finit néanmoins par accepter les plus durs sacrifices pour faire triompher le bon droit et la vérité. Ce roman, jamais encore traduit en France, ravira tous les fans de l’auteur, qui y retrouveront les qualités inimitables de Pierre de lune et de La Dame en blanc. Un inédit à déguster d’urgence !

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

« Il a introduit dans l’'espace romanesque les plus mystérieux des mystères : ceux qui se cachent derrière nos propres portes. » Cet éloge du grand Henry James s'’adresse à William Wilkie Collins, considéré comme le précurseur du roman policier anglais et, plus largement, comme l’'inventeur du thriller. William Wilkie Collins est né à Londres en 1824. Soumis dès son enfance aux délires d’'un père tyrannique (le peintre paysagiste William Collins), il se réfugie très tôt dans l’'écriture, ce qui a le don d'’irriter son géniteur, lequel met tout en oeœuvre pour tuer dans l’œ'oeuf cette « vocation absurde » : on envoie le rebelle se former à la dure comme apprenti dans une fabrique de thé, puis on l’'oblige à faire son droit. Même après sa mort, la figure du père continuera de tourmenter l’'écrivain en exigeant par testament, et comme clause nécessaire pour hériter, qu'’il lui consacre une « biographie officielle ». Ce devoir accompli en 1848, William Wilkie Collins intègre en 1852 la revue Household Words dont s'’occupe Charles Dickens avec lequel il partage une passion commune pour le théâtre. Ces premières tentatives littéraires ne connaissent qu'’un succès d'’estime. Une nuit d'’été 1855 pourtant, alors que Wilkie Collins, son frère Charles et le peintre Millais passent devant la grille d'’une grande maison de Londres, une jeune femme en blanc, très belle, les supplie de lui venir en aide avant de disparaître. Fasciné, Collins mène l’'enquête pour découvrir que cette femme, Caroline Graves, est séquestrée avec son bébé par un mari à demi-fou. Il la délivre et sera son amant jusqu’à sa mort. Ce qui aurait pu rester un fait divers romanesque inspire à Wilkie Collins l'’intrigue de son premier chef-d'oe’œuvre, La Dame en blanc, publié en feuilleton dans All the Year Round de novembre 1859 à octobre 1860. Le public ne s’'y trompe pas : le succès est énorme et la foule s’'arrache chaque livraison. Les romans qui suivront confirmeront le talent de conteur de William Wilkie Collins qui touche à la consécration avec Pierre de lune publié en 1868 et dont il se dit qu'’il inspira fortement Charles Dickens pour son roman inachevé The Mystery of Edwin Drood. En proie à d’'intenses souffrances nerveuses, de plus en plus dépendant de l'’opium, Wilkie Collins se retire pourtant peu à peu de la scène publique et termine sa vie en reclus. Il meurt en 1889.

 

 

Avis :

Parce qu’ils traitaient de thèmes choquants, comme ici la prostitution, dans un milieu bourgeois qui, à l’époque victorienne, s’en pensait totalement préservé, les livres de Wilkie Collins furent qualifiés de « romans à sensation », un genre nouveau préfigurant le roman policier et le roman à suspense. C’est en effet peu de dire qu’entre usurpation d’identité, vengeance et amour impossible, cette histoire à rebondissements réserve bien des surprises et des émotions, dans une mise en scène mêlant drame et vaudeville pour une acide critique sociale.

Une jeune Anglaise, infirmière volontaire sur le front franco-allemand de 1870 pour échapper à son passé, décide d’usurper l’identité de l’une de ses compatriotes, fauchée lors d’un bombardement. Rebaptisée Grace Roseberry, la voici introduite auprès de la riche et vieille Lady Janet Roy, dont, de lectrice et dame de compagnie, elle devient bientôt la fille adoptive, promise à un beau mariage. Tout à ses rêves d’une vie enfin meilleure, libérée de la réputation d’infamie qui lui collait à la peau après une enfance et une adolescence marquées par la misère et par la déchéance, elle ignore encore, contrairement au lecteur qui détient une information capitale, qu’elle n’en a pas fini avec l’ancienne Mercy Merrick...

En vérité, bien plus que la cascade d’événements contraires qui, instaurant un suspense implacable, vont venir menacer sa position nouvellement acquise, ce sont les scrupules et la mauvaise conscience de la jeune femme qui ne tardent pas à empoisonner son existence. Et tandis que, non sans rappeler le théâtre, la mise en scène enchaîne péripéties et quiproquos sur le rythme vif de ce qui aurait pu se transformer en comédie vaudevillesque si les déchirements de Mercy n’avaient définitivement donné au récit le ton d’une tragédie, le véritable propos de Wilkie Collins s’affirme bien vite une virulente critique des hypocrisies bien-pensantes de la si corsetée société victorienne.

L’on s’apercevra de la véritable nature des êtres derrière les masques, la femme déchue devenue usurpatrice démontrant une noblesse de coeur en tout point plus admirable que la terrible et suffisante bassesse confite sous la noblesse de titre. « Quel beau mérite de vivre honorablement quand votre existence n’est qu’une suite de biens et de jouissances ? » Coincée dans le rôle d’une pécheresse par les circonstances et l’injustice, la droite et scrupuleuse Mercy triomphera-t-elle des préjugés mesquins d’une bonne société qui confond convenances et moralité, et qui, dans sa présomptueuse tartuferie, s’autorise en toute bonne conscience les comportements les plus abjects ?

Dans la langue si joliment tournée et délicieusement surannée du XIXe siècle, Passion et repentir est un classique au suspense terriblement addictif, non dénué d’humour dans sa mise en scène, parfaite pour le théâtre, d’une tragédie née des hypocrisies morales de la société victorienne. L’on pourra aisément faire le parallèle avec le quasi contemporain La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, dénonçant quant à lui, également à propos d’une histoire de moeurs, l’hypocrisie du puritanisme américain. (4/5)

 

 

Citations : 

« Comment pouvez-vous raisonnablement penser, demanda-t-il, que ce soient les journaux qui aient causé la guerre ? 
– Ils en sont tout à fait responsables, répondit Lady Janet. – Quoi !… vous ne comprenez donc pas le siècle, dans lequel vous vivez ! Est-ce que personne fait quelque chose aujourd’hui, y compris la guerre, sans désirer que les journaux en parlent ? Ce qu’on fait en vue des journaux ?… Mais tout cela se conjugue : Je souscris à une œuvre de charité ; tu donnes une attestation ; il prononce un discours ; nous souffrons d’une douleur ; vous faites une découverte ; ils vont à l’église et s’y marient. Eh bien, je, tu, il, nous, vous, ils, tous ne veulent qu’une seule et même chose… qu’on s’occupe d’eux dans les journaux. Rois, soldats, diplomates, font-ils exception à la règle générale de l’humanité ? Pas le moins du monde ! Je vous le dis sérieusement, si les journaux d’Europe avaient les uns et les autres résolu de ne pas faire la plus petite allusion imprimée à la guerre entre la France et l’Allemagne, c’est ma ferme conviction que la guerre aurait pris fin depuis longtemps déjà faute d’encouragement. Que la plume cesse de faire des réclames au sabre, et le sabre se remettra au fourreau. Pas de comptes rendus…, plus de combats. 

– Vos idées ont au moins le mérite d’être d’une nouveauté piquante, Lady Janet, dit Horace, trouveriez-vous quelque inconvénient à les voir exposées dans les journaux ? 
 
 
Cela me fait pitié, se disait-elle, d’entendre vanter la vertu de femmes qui n’ont jamais su ce que c’est que la tentation ! Quel beau mérite de vivre honorablement quand votre existence n’est qu’une suite de biens et de jouissances ? Sa mère a-t-elle connu le dénûment ? Ses sœurs ont-elles été abandonnées dans la rue ?


Le domestique attendait toujours, non comme un être humain qui prend intérêt à ce qui se passe, mais comme il convient à un véritable valet de chambre, c’est-à-dire un objet mobilier artistement construit pour se mouvoir, aller et venir au moyen d’un ressort.  
Julian toucha le ressort, et, s’adressant à l’automate qui portait le nom de James :  
« Où est cette dame à présent ? demanda-t-il.  
– Dans la salle à manger, monsieur.  
– Bien. Attendez au dehors jusqu’à ce que je sonne. »  
Les jambes du meuble vivant le portèrent sans bruit hors de la chambre.  
Julian se tourna vers sa tante.


Julian avait encore à apprendre que le courage d’une femme est chose mobile et diverse, suivant la diversité des circonstances.
Demandez-lui de traverser avec vous un pré où paissent des génisses, et, neuf fois sur dix, elle refusera tout net.
Demandez-lui, sur un navire en feu, de donner un exemple de courage même aux hommes qui se désespèrent et qui pleurent, et il est certain, neuf fois sur dix, qu’elle sera héroïque.

 

jeudi 23 février 2023

[Bleys, Olivier] Antarctique

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Antarctique

Auteur : Olivier BLEYS

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Janvier 1961, cinq hommes vivent sur la base soviétique de Daleko, située à ce point précis de l’Antarctique que les géographes nomment pôle d’inaccessibilité. Ils sont chargés par le Parti d’affirmer la présence russe dans cette région pourtant inhabitable. À son réveil, le chef, Anton, découvre le corps ensanglanté de Nikolaï. Vadim vient de lui asséner un coup de hache mortel : leur partie d’échecs a mal tourné. Comment rendre la justice dans ce désert polaire, sans police ni prison ? Anton décide d’écrire un rapport sur les faits. Le coupable, lui, est placé à l’isolement dans le cellier, un réduit glacial où la température culmine à moins quinze degrés. Mais Daleko semble oubliée du reste de l’humanité. La radio est tombée en panne, on n’a plus de nouvelles du monde civilisé depuis des semaines, et l’angoisse monte parmi les poliarniks. Jusqu’au jour où Vadim le meurtrier trouve le moyen de s’échapper…
Ce huis clos implacablement réglé se transforme en un roman d’aventures original et haletant, imprégné d’humour noir.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Né en 1970, Olivier Bleys est l'auteur de nombreux romans, essais, récits de voyage et bandes dessinées, qui lui ont valu d'être nommé chevalier, puis officier des Arts et des Lettres. Il est aussi conférencier, consultant et animateur d'ateliers d'écriture.

 

 

Avis :

En 1961, cinq hommes occupent la station polaire soviétique de Daleko dont la seule finalité est la présence russe en Antarctique. Lors d’une partie d’échecs qui tourne mal, le tractoriste tue le chauffeur-mécanicien d’un coup de hache. Sans prison ni police dans ce bout du monde totalement coupé de la civilisation depuis la panne de leur radio, le chef Anton met le coupable à l’isolement dans le cellier, où la température ne dépasse jamais les moins quinze degrés. Mais l’homme parvient à s’échapper…

Leur mission, seuls au beau milieu de l’Antarctique, dans une zone inaccessible soumise à des conditions extrêmes, entre un froid capable de les congeler en quelques instants et une blancheur spectrale qui a mangé toute couleur, pourrait faire de ces hommes des héros si elle avait un sens. Seulement voilà, ils ne sont que de pauvres hères, envoyés par le Parti comme porte-drapeaux soviétiques en ces confins sans vie, avec pour seule responsabilité l’entretien de la statue de Lénine confiée à leurs bons soins. Autonomes avec leur immense stock de nourriture, ils vivent un temps indéfiniment suspendu puisque leur engagement ne comporte aucun terme, dans un huis clos d’autant plus hermétique que l’inaction conjuguée aux températures insupportables les confine dans les quelques mètres carrés de leur seul baraquement à peu près chauffé. Tous diluent leur ennui dans les brumes de la vodka, qui, à défaut de toujours agir en assommoir, favorise parfois quelques échauffements, des corps comme des esprits. Alors il suffit un jour d’une broutille pour qu’un geste irréparable les fasse glisser dans un infernal engrenage.

Que faire d’un meurtrier quand votre quotidien n’est que promiscuité et que vous ne pouvez compter sur aucun recours extérieur ? La défiance qui s’est subitement invitée au sein du groupe est un poison qui rend tout à coup la cohabitation impossible. Les tensions montent, faisant craindre de nouveaux drames dans ce contexte ubuesque, mais malheureusement implacable. Bien décidé à défendre sa peau condamnée par sa mise à l’isolement, le fruste Vadim va se révéler indomptable. Désormais, « Si quelqu’un rentrait vivant de ce séjour au pôle, ce ne serait pas le plus malin, le plus savant ou le plus équipé, mais celui qui aurait l’instinct de survie le plus fort. »

Avec une malice de tous les instants qui transforme ce huis clos angoissant, mâtiné d’aventure extrême, en une sorte de fable, noire et acide, sur la nature humaine, la plume toujours aussi splendide d’Olivier Bleys nous propose une échappée hallucinante aux confins de la civilisation, dans une fiction aux convaincants accents de vérité. Après le viscéral et tout aussi recommandable Solak de Caroline Hinault, une nouvelle occasion, peut-être plus subtile, de frisson polaire, dans un environnement où se révèle la vraie nature de l’homme. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La faute à la vodka, tout ça. Au-delà du sixième verre s’ouvrait une contrée trouble, pleine de cris et de tumulte, qui ne laissait aucun souvenir au buveur mais prélevait parfois une vie humaine. Des proverbes en avertissaient les Russes : la vodka allume la poudre ; elle chasse les lames du fourreau et les regrets des cœurs.
 

Dehors, la neige avait repris, une neige d’ouest soufflée contre les hublots qu’elle blanchissait à mesure. Les flocons se déposaient du bas jusqu’en haut, d’abord aérés et lumineux, puis plus denses. Un moment viendrait où leur multitude abolirait le paysage et envelopperait aussi les sons d’un feutre épais. Les voix, les visages, les vies même prendraient une texture différente, grise et fuligineuse. On se croirait en plein rêve.
 

Une violente nostalgie s’empara du criminel. Ce n’étaient pas seulement le mal du pays, l’accent de distance et d’étrangeté qu’acquéraient ici les souvenirs de la terre russe. C’était aussi la saveur méconnue de la liberté qu’il allait bientôt perdre, cette liberté qui est pour les gens sans histoire comme l’air qu’ils respirent – transparente, insipide, jusqu’au jour où sa privation lui donne un goût.
 

Avec la complicité de la neige, le double meurtre serait passé inaperçu. La neige aurait blanchi Vadim, elle l’aurait innocenté. N’était-ce pas, d’ailleurs, ce que beaucoup venaient chercher ici : non le pardon mais l’oubli – une amnésie bénéfique, un nouveau départ dans ce paysage nu, telle une feuille vierge dont tout s’est effacé ?
 
 
La station de recherche scientifique Daleko ne figurait sur aucune carte, publique ou secrète, du continent antarctique.
Les rares plans à disposition n’étaient que des ébauches d’une terre distante et méconnue où l’homme venait seulement de prendre pied. À l’état de brouillons, de griffonnages sur un bout de papier, ces documents ne renseignaient personne. C’était, sur le grand vide blanc de l’immense terre australe, une réunion de points tremblants, de lignes à peu près, de traits de côte levés à vue comme sur les cartes anciennes, et des uns aux autres des distances si mal jugées qu’il aurait fallu, pour tomber juste, peut-être ajouter ou soustraire un zéro.
Comme celles d’autres nations, les cartes soviétiques étaient grossières, plombées d’erreurs et d’approximations. Mais un tracé y figurait, absent des versions françaises ou américaines : cette ligne pointillée, issue de la mer de Davis, qui traversait les terres de Wilhelm II et de la reine Mary en direction du pôle Sud géomagnétique. Elle marquait l’avancement vers l’intérieur du continent d’expéditions têtues et presque suicidaires, une par an en moyenne ; des expéditions menées à grand renfort d’hommes, à grands débours de matériel et de carburant, pour accomplir le rêve d’une colonie permanente en Antarctique.
Cette ligne était jonchée de cadavres sans sépulture et de machines, crevées elles aussi, que le gel intense pétrifiait à l’endroit du dernier tour de roue – chacune de ces épaves érigeant sa propre statue à la gloire d’une prouesse ignorée. Il y avait là des hommes qui avaient marché dix kilomètres après l’abandon, sur le bord de la piste, d’un engin à chenilles qui en avait roulé cent.
La ligne pointillée reliait la base littorale de Mirny à celles de Pionerskaya, Komsomolskaya et Vostok sur la calotte glaciaire. Une branche adventice desservait Sovietskaya, station étape sur la route du pôle d’inaccessibilité.
C’est à la pointe de ce dernier rameau qu’une étoile tracée au feutre rouge situait la base Daleko. Sa position réelle pouvait bien être à deux heures de ski dans une direction quelconque mais enfin, Daleko était notée sur la carte et c’était déjà ça. Les avions pouvaient mettre le cap dessus et les équipes au sol – les rares à s’aventurer dans ces solitudes – repérer cette moucheture, d’un brun cartonneux sur la neige étale et blanche, en balayant l’horizon avec leurs jumelles.
Que la base existât, à l’emplacement marqué par l’étoile ou pas très loin, était un fait peu contestable. Sa mission, en revanche, restait mal définie. Le personnel de Daleko formait un drôle d’assortiment, vestige de l’expédition de dix-huit hommes envoyée en décembre 1958 planter le drapeau rouge au pôle d’inaccessibilité, et dont la plupart avaient plié bagage après seulement douze jours, une fois bouclées leurs expériences de magnétisme et de sismologie.
Tous étaient repartis sauf, donc, cinq volontaires chargés par le Parti d’affirmer la présence russe dans cette région où, pourtant, n’était recensée aucune vie humaine. 
 
 
À tout homme, il faut le matin une bonne raison de se lever, de quitter le nid douillet des couvertures pour les chocs et les frictions du monde extérieur. Eux n’en avaient pas. Qu’ils paressent au lit, une cigarette aux lèvres, ou se lancent dès l’aube dans des travaux de science, c’était égal. Personne ne leur tiendrait rigueur de passer la journée à plat, ni ne les féliciterait d’œuvrer à l’avancement de leur discipline. Une tâche pourtant les requérait absolument.
Une tâche dont le Comité contrôlait la parfaite exécution sur des photographies, prises au début de chaque mois quelles que soient la météo et, notons-le, la visibilité parfois réduite à la longueur du bras. Les tirages, produits sur place, venaient grossir une collection de douze clichés – pour les douze mois de l’année – qu’on archivait une fois complétée. Certaines images, réalisées lors de tempêtes de neige, étaient toutes blanches. Seules alors les authentifiaient la date et la signature du chef de base.
Cette corvée obligatoire, ce travail indispensable et dûment vérifié, c’était la toilette du buste en plastique de Vladimir Ilitch Lénine qui coiffait la station, ses petits yeux inquisiteurs tournés vers le nord-est, à 22,5° précisément, dans la direction de la mère-patrie. Pas question que la neige souillât la statue grandeur nature, qu’elle blanchît ses épaules ou, pire, casquât de flocons son crâne dégarni. Le premier devoir des résidents était d’en prendre soin afin que le portrait du révolutionnaire, au sommet de la grande cheminée, siégeât là pour l’éternité.
Hormis ce coup de chiffon quotidien, les poliarniks n’avaient positivement rien à faire – rien du moins dont il fallût rendre compte à l’administration qui les payait. On leur demandait juste de se garder en vie, donc de nourrir le poêle, de cuisiner les provisions, de traiter leurs engelures avant qu’elles n’entraînent des blessures plus graves ; bref, d’entretenir Daleko et de veiller sur eux-mêmes.
Jusqu’à quand ? s’interrogeaient les poliarniks dont le contrat, pas plus qu’il n’expliquait leur mission, n’en fixait le terme. Ils l’ignoraient. Aucune date n’apparaissait dans leur acte d’engagement, bien qu’une ligne pointillée figurât à l’article IX, sous l’intitulé « durée du contrat » – hélas, le champ à remplir avait été laissé en blanc.
Daleko ne bénéficiait pas des relèves saisonnières, en vigueur sur les stations de la côte – trop loin, trop cher. Quant au rapatriement définitif de tout le personnel, ça ne semblait pas non plus au programme des semaines à venir – trop loin, encore plus cher.
« Vous étiez volontaires », lui répondait-on chaque fois qu’au nom de tout le personnel, Anton Loubachev s’enquérait poliment de leur retour en terre russe. « Vous touchez double salaire, plus la prime de froid et la prime d’éloignement ! Quand vous rentrerez à la maison, les années passées à Daleko compteront triple pour votre avancement, et les plus âgés d’entre vous pourront postuler à la médaille des vingt ans de services irréprochables. De quoi vous plaignez-vous ? »
Les autorités convenaient, certes, qu’il faudrait évacuer la station quand les vivres seraient épuisés, mais les stocks demeuraient abondants. On ne voyait pas de raison d’abandonner Daleko. Son étoile rouge brillant au centre de l’Antarctique avait une grande valeur : elle prouvait l’excellence du savoir-faire soviétique dans l’exploration des régions froides, et l’endurance non moins héroïque du citoyen russe à ces conditions extrêmes.
Quel pays n’aurait été flatté d’avoir son ambassade au pôle d’inaccessibilité ?


Loubachev revint au hublot, le front pressé contre la vitre. Combien de fois n’avait-il pas regardé au travers et vu ces mêmes choses, sous cette même neige dont variaient seulement l’épaisseur et la disposition ? La citerne, le cellier, le dépôt de bois, la station météorologique. Ou bien le cellier, la citerne, la station, le dépôt de bois. Ou encore la station, le cellier, le dépôt et ce grand tas de neige, jamais déblayé, sous lequel gisait leur autochenille Kharkovchanka hors d’usage. À la longue, le regard s’usait comme s’use l’habit toujours soumis aux mêmes frottements. Une angoisse taraudait les colons : que ce décor vu et revu finît par s’imprimer sous leurs paupières, voilant à jamais l’image du monde. Certains jours, Anton aurait donné un rein pour la surprise d’une couleur ou d’un objet neuf – par exemple un coquelicot en fleur, surgi là, au sein du désert blanc.
 
 
Sa théorie voyait dans l’alcool un lubrifiant des relations humaines et, en particulier, le précieux dégrippant des antipathies. Or, depuis la veille, personne n’avait porté le moindre toast. Leur chamaillerie sur le thème des pirojkis avait gâché le repas de Noël : c’est à peine si, à eux trois, ils avaient séché un malheureux demi-litre. Au petit déjeuner, les flacons étaient restés sagement dans le placard. Seul Vadim, en fin de compte, avait maintenu son ébriété à un niveau satisfaisant grâce à ses libations antigel.
— Bon, camarades… ça ne sert à rien de s’énerver ! lança Anton en tapotant l’épaule du glaciologue. Peut-être qu’un petit verre nous aiderait à y voir plus clair ? Comme dit le proverbe, « il faut boire de la vodka en deux occasions seulement : quand on mange et quand on ne mange pas ! ».


J’ai appris bien des choses en me gelant sur ce grabat, entre autres celle-ci : que l’intelligence ne sert à rien pour combattre un froid mortel. Seul l’animal en nous peut s’en sortir. Tu saisis, chef ? Si quelqu’un rentrait vivant de ce séjour au pôle, ce ne serait pas le plus malin, le plus savant ou le plus équipé, mais celui qui aurait l’instinct de survie le plus fort. Voilà ce que m’ont enseigné ces deux semaines en enfer.


 

mardi 21 février 2023

[Almada, Selva] Ce n'est pas un fleuve

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Ce n'est pas un fleuve (No es un rio)

Auteur : Selva ALMADA

Traduction : Laura ALCOBA

Parution : en espagnol (Argentine) en 2020,
                  en français en 2022 (Métailié)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le soleil, l’effort tapent sur les corps fatigués de trois hommes sur un bateau. Ils tournent le moulinet, tirent sur le fil, se battent pendant des heures contre un animal plus fort, plus grand qu’eux, une raie géante qui vit dans le fleuve. Étourdis par le vin, par la chaleur, par la puissance de la nature tropicale, un, deux, trois coups de feu partent.
Dans l’île où ils campent, les habitants viennent les observer avec méfiance, des jeunes femmes curieuses s’approchent. Ils sont entourés par la broussaille, par les odeurs de fleurs et d’herbes, les craquements de bois qui soulèvent des nuées de moustiques près du fleuve où le père d’un des trois hommes s’est noyé. Ils se savent étrangers mais ils restent.
À chaque page, le paysage, les éléments façonnent le comportement et la psychologie des personnages qui confondent le rêve et la réalité, le présent et les souvenirs dans la torpeur fluviale.
Dans cet hymne à la nature, Selva Almada démystifie l’amitié masculine, sa violence, sa loyauté. Avec un style ensorcelant, l’auteur vous emporte loin avec un langage brut et poétique où les mots et les silences font partie de l’eau. Ce roman est une caresse de mains rêches qui reste collé à votre peau, à votre mémoire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Selva ALMADA est née en 1973 à Villa Elisa (Entre Ríos, Argentine) et a suivi des études de littérature à Paraná, avant de s’installer à Buenos Aires, où elle anime des ateliers d’écriture. Elle est l’une des écrivains les plus reconnus en Amérique latine ces dernières années. Ses livres ont reçu un excellent accueil critique en France et à l’international. Elle est également l’auteure de Après l’orage, Les Jeunes Mortes et Sous la grande roue.

 

Avis :

Les femmes ne vont pas à la pêche. Elles regardent partir leurs hommes au petit matin, entre copains, la musette bien garnie de remontants solides et liquides, et les voient rentrer, le soir ou à la fin du week-end, souvent sans poisson mais avec la gueule de bois. Ses souvenirs d’enfant intriguée par les escapades halieutiques paternelles ont inspiré à l’auteur ce bref récit aux confins du mystère et de la magie, là où, dans les eaux troubles du fleuve, se reflète et se réfracte un univers masculin teinté de fantasmagorie.

C’est donc l’une de ces sorties viriles, aux couleurs de la liberté au grand air, de l’alcool et de l’amitié, qui réunit sur le même bateau deux hommes et le fils d’un troisième, mort noyé au cours d’une autre partie de pêche des années auparavant. Dans la touffeur et sous les nuées de moustiques qui les assaillent sur le fleuve cerné par la forêt tropicale, leur journée de pêche bien arrosée s’achève dans un moment fort : la capture de haute lutte, conclue par trois coups de feu, d’une raie géante qu’ils ont suspendue comme un pavois entre les arbres qui enserrent leur campement sauvage sur une île.

S’ils pensaient être seuls, de multiples présences ne cessent en réalité de se manifester. Celle de l’ami disparu en ces mêmes lieux, bien sûr, alors que cette journée les renvoie à celle d’autrefois, qui mit si tragiquement fin à une longue camaraderie, entamée dans la plus tendre enfance et poursuivie jusqu’à l’âge mûr, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses trahisons. Celles aussi d’autres fantômes, prisonniers de l’île et du chagrin qu’ils ont laissé dans le coeur d’une mère depuis leur propre tragédie. Et puis, les habitants bien vivants de l’île, ceux pour qui le fleuve n’est pas un fleuve, mais leur fleuve, n’en déplaise aux étrangers ignorants.
 
Tandis que les bois craquent et bruissent d’invisibles souffles plus ou moins tangibles, que les remous et les réverbérations du fleuve laissent entrevoir des profondeurs aussi insondables que celles de l’âme humaine, et que les drames passés viennent mêler leurs brumes à celles du futur, se déploie l’atmosphère poisseuse d’un huis clos autour duquel virevoltent de noires ombres, créatures naturelles ou fantasmagoriques, issues du remords et de la culpabilité. Et dans la nuit où les mauvaises consciences se laissent envahir par les peurs les plus primitives, c’est comme si la nature, dans sa dimension la plus sacrée, n’avait de cesse d’expulser les intrus sacrilèges, pêcheurs tombés au rang de pécheurs.

Passablement déconcerté par l’étrangeté onirique du récit, le lecteur y trouvera un sens en se laissant porter par ses sensations poétiques. Comme dans un caléidoscope, au gré d’une succession d’impressions aussi changeantes et fugitives que la lumière à la surface de l’eau, alors que, tantôt l’on s’enfonce dans des tourbillons menant à d’obscures profondeurs, tantôt l’on s’aveugle de réverbérations trompeuses, c’est finalement l’image de la vie, avec ses magnificences et ses traîtrises, qui transparaît dans cet univers masculin, chamboulé par l’intervention des femmes. Alors non, ce n’est peut-être pas un fleuve, mais plutôt une image de la destinée humaine, que Selva Almada nous peint ici avec un impressionnant talent. (4/5)

 

 

Citation : 

Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d’un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l’air qui s’introduit dans les entrailles.