jeudi 31 décembre 2020

Bilan de mes lectures - Décembre 2020 (15 livres)

 

Coups de coeur : 

 

CUMMINS Jeanine : American dirt
DUQUESNOY Isabelle : La redoutable veuve Mozart
SPITZER Sébastien : La fièvre
 

 

J'ai beaucoup aimé : 

 

BONNEFOY Miguel : Héritage
FOUIX Christelle : Chronique d'une emprise
GYASI Yaa : Sublime royaume
KOSZELYK Alexandra : A crier dans les ruines 
O'CONNOR Joseph : Le bal des ombres  
 

 

J'ai aimé : 

 
AISSAOUI Mohammed : Les funambules 
BONNET Jean-Pierre : Histoires à réécrire
HOCHET Stéphanie : Pacifique
VARELA Eduardo Fernando : Patagonie route 203
 

mercredi 30 décembre 2020

[Hochet, Stéphanie] Pacifique

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Pacifique

Auteur : Stéphanie HOCHET

Parution : 2020 (Rivages)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Je noue le hachimaki aux couleurs de notre Japon éternel autour de mon casque. J’effectue ce geste avec lenteur et solennité, sans pensées, sans émotions. Le froid dans mes veines, le temps s’est arrêté, je suis une fleur de cerisier poussée par le vent. À vingt et un ans, j’ai l’honneur d’accepter de mourir pour l’empire du Grand Japon. »
En nous plongeant dans l’intimité d’un kamikaze de la guerre du Pacifique, Stéphanie Hochet nous livre un roman vibrant, poétique et d’une intensité rare.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Stéphanie Hochet est l’auteur de plusieurs fictions, dont Combat de l’amour et de la faim (prix Lilas 2009), Un roman anglais (Rivages, 2015), L’animal et son biographe (prix Printemps du roman 2017) et de l’essai littéraire Éloge du chat (Rivages poche, 2016).

 

 

Avis :

Elevé dans le respect des valeurs traditionnelles de l’honneur, de l’obéissance et du sacrifice, Kaneda Isao s’est engagé dans l’aviation militaire japonaise. En 1945, il est désigné volontaire pour une opération suicide contre un navire américain. Tandis qu’approche le jour fatidique de sa fin héroïque, le jeune kamikaze se prend à douter de l’issue de la guerre et de l’utilité de sa mission, qui ne va d’ailleurs pas se dérouler comme prévu…

En nous faisant entrer dans le tête d’un kamikaze japonais au seuil de sa dernière mission, le récit nous plonge dans le Japon de 1945, alors que commence à s’insinuer dans les esprits l’inconcevable idée de la défaite nippone. Déterminées à préserver leur honneur, cette valeur si fondamentale au Japon, l’armée, mais aussi la population toute entière, jettent leurs dernières forces dans le combat, quitte à se saborder s’il le faut, hommes, femmes et enfants, dans une vague collective de suicides qui ne laisserait à l’ennemi qu’un pays vide. Dès lors, la mort devient le leitmotiv des trois quarts du roman, dans une vision extraordinairement légère et poétique, où le kamikaze, « vent divin », paré de la beauté fragile des pétales de cerisier, s’envole vers une félicité toute aérienne.

Loin du nationaliste fanatique, le soldat Kaneda s’avère en fait un très jeune homme terrorisé, que la pression sociale et l’autorité militaire privent de tout choix. Le texte décrit avec la plus grande justesse son combat intérieur, alors qu’il se retrouve coincé entre un devoir poétiquement idéalisé et une réalité bassement terrifiante. J’ai été toutefois moins convaincue par l’inflexion du récit vers une renaissance inespérée de son personnage, au travers d’un éveil spirituel qui lui ouvre l’accès à la sérénité bouddhique. Trop rapide pour convaincre tout à fait, la métamorphose de Kaneda m’a parue un peu trop artificiellement positive, dans une seconde et brève partie dont la fin très abrupte m’a laissée sur ma faim.

Malgré mes interrogations sur sa conclusion, ce joli roman épuré à l’élégance poétique et au style fluide et soigné ouvre une perspective intéressante sur la culture japonaise et son rapport à la mort. Une mort qui domine toute l’histoire sans jamais la plomber, dans une prouesse narrative à l’esthétique certaine. (3/5)

 

Citations :

Un guerrier samouraï n’hésitera pas à mourir pour défendre l’Empereur. Il ne doutera pas, il donnera sa vie avec légèreté, sourire aux lèvres. C’est ce que répétait ma grand-mère. Elle me disait que le destin d’un samouraï se résumait à manier le sabre long ainsi que le sabre court et à mourir. Aucune phrase n’était plus simple et aucune discipline aussi difficile.

Nous sommes appelés à devenir des « fleurs de cerisier ».         
Le sakura, fleur symbole du Japon. Elle s’épanouit au printemps et le souffle du vent suffit à l’emporter. Vivre telle une efflorescence printanière serait donc croître et disparaître au paroxysme de la jeunesse. Laissant dans l’air le souvenir de sa beauté éphémère.         
Nous deviendrons des végétaux délicats, des corolles époustouflantes sous lesquelles les futurs mariés joignent leurs mains.         
Le Hagakure rappelle que les samouraïs doivent posséder dans leur besace de la poudre de riz afin qu’en cas de trépas ils puissent veiller à avoir dans la mort le teint du cerisier en fleur.         
Nous deviendrons l’image même de la fragilité qui vit le temps d’un soupir et meurt avec légèreté.         
Nous changerons d’état, abandonnant la lourdeur de l’enveloppe humaine pour abriter en nous la sève végétale, pour nous remplir de leur couleur délicate et voler, voler jusqu’à la désintégration.

lundi 28 décembre 2020

[Duquesnoy, Isabelle] La redoutable veuve Mozart

 


 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La redoutable veuve Mozart

Auteur : Isabelle DUQUESNOY

Parution : 2019 (Editions de la Martinière)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Wolfgang Amadeus Mozart était un génie.
Mort ruiné, enterré sans grande pompe, il aurait pourtant pu sombrer dans l'oubli... Si Constanze Mozart ne l'avait pas adoré au point de sacrifier leurs propres enfants à la gloire de son défunt mari. Si elle ne lui avait pas survécu pendant cinquante-et-un ans, bataillant jour et nuit pour la postérité de son œuvre. Si elle n'avait pas gratté la terre à mains nues pour retrouver son squelette, ni rebaptisé son jeune fils « Wolfgang Mozart II » pour le produire dans toutes les cours d’Europe…
Le deuil de Constanze révéla une femme d’affaires intransigeante, un caractère hors norme : une veuve redoutable. Voici le destin extraordinaire et romanesque d’une femme d’une grande modernité.

Après la publication du très remarqué L’Embaumeur, lauréat de deux prix, Isabelle Duquesnoy revient avec un nouveau roman érudit et jubilatoire. Fascinée par la figure de Constanze Mozart, elle y a travaillé vingt ans.  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Isabelle Duquesnoy est restauratrice d'art et écrivain. Elle vit entre la Basse-Normandie et la Corse. Elle est l'auteure de L'Embaumeur (La Martinière, 2017) et des Confessions de Constance Mozart (Points).

 

 

Avis :

Lorsque Mozart meurt en 1791, laissant une œuvre boudée par Vienne et une montagne de dettes, sa veuve Constance réagit en femme de tête avec une obsession : retrouver l’aisance et prendre sa revanche sur le mépris autrichien. Pendant un demi-siècle, elle s’activera à la postérité du musicien, valorisant son œuvre, travaillant à la reconnaissance de la propriété intellectuelle, impulsant la création de musées, fondations et monuments, encourageant le commerce d’objets à son effigie. Se révélant une redoutable femme d’affaires, elle assurera sa fortune et le succès posthume de Mozart, se montrant par ailleurs impitoyable pour ses deux fils, écrasés par la comparaison avec leur père…

Wolfgang et Constance Mozart ont déjà inspiré à Isabelle Duquesnoy plusieurs romans et films-documentaires qui lui ont valu la reconnaissance d’une expertise certaine sur le sujet. Elle nous fait découvrir ici le musicien sous un angle original, au travers des commentaires de sa veuve Constance sur leur vie commune, dans un long entretien apocryphe avec l’aîné de leurs deux fils encore vivants. La parfaite connaissance de l’auteur, tant de la vie de Mozart et de sa correspondance, que des plus fins détails historiques de l’époque, donne, non seulement un récit d’une véracité sans faille, mais aussi des personnages saisissants de vie et de profondeur, dans une narration aux mille précisions piquantes et souvent surprenantes.

Se dessine peu à peu le portrait d’une femme de caractère, autoritaire et astucieuse en affaires, qui sut retourner à son avantage une situation devenue critique et assurer à Mozart d’entrer à jamais dans la postérité. Impressionnante d’énergie et d’habileté, Constance apparaît aussi redoutablement vindicative et rancunière. Gare à ceux qu’elle trouva en travers de sa route : elle eut pour eux la dent particulièrement dure. Sacrifiés à son ambition, ses fils en ont eux aussi fait les frais, et l’on frémit au fil des pages des rigueurs de sa tendresse et de la dureté de ses propos.

J’avais été enchantée par L’embaumeur. La redoutable veuve Mozart renouvelle mon enthousiasme. Isabelle Duquesnoy excelle à distiller avec le plus grand naturel son immense culture historique, qui fait de ses récits des lectures passionnantes et des rencontres inoubliables avec des personnages littéralement ressuscités sous sa plume. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

– Une domestique recevait 12 florins par an de salaire. Les dettes du couple Mozart en 1791 s’élevaient donc à deux cent cinquante années d’un salaire de serviteur ;
– une robe de dame, ornée de quelques fioritures, coûtait 100 florins ; pour s’en offrir une, la domestique des Mozart devait économiser l’intégralité de son salaire durant neuf ans. C’est pourquoi les vêtements, les perruques et les souliers des défunts étaient revendus. Les boutiques de prêt-à-porter n’existaient pas ; seules les personnes aisées pouvaient se faire confectionner des vêtements par une couturière, copiant les modèles représentés dans les revues de mode. Très influente, la mode française était suivie en Europe, mais de façon moins changeante ; ce qui n’était plus en vogue à Paris pouvait l’être encore à l’étranger durant plusieurs années.

Dans la matinée, un employé administratif que Trou du Cul avait fait mander s’avança vers toi tandis que je me précipitais, les bras écartés pour lui barrer le passage.
– Ne touchez pas à mes enfants !
– Madame, personne ne vous les retirera, répondit l’homme avec patience. Du moins jusqu’à ce que l’aîné ait atteint ses sept ans.
– Et après ? m’inquiétai-je, comme une folle que l’on menace de l’asile. L’inconnu se frotta le menton et s’adressa à toi.
– Quel âge as-tu, mon petit Carl ?
Tais-toi ! t’ordonnai-je. Ne réponds pas ! L’homme sourit un peu.
– Vous savez bien qu’il est interdit à une femme seule d’élever un garçon au-delà de cet âge. Il devra être confié à un homme, qui s’occupera de son éducation afin d’en faire un adulte sans vice.
Le vice était une obsession de cette époque, comme si les mères étaient responsables des mœurs de leurs fils. Dès qu’un père mourait, les garçonnets risquaient de tourner invertis ! Tu comprends, nous étions jugées inaptes à faire de vous de vrais hommes, il fallait donc vous sauver de nos griffes. Moi, je connais un père qui a transformé son garnement en imbécile, et cela ne l’a pas empêché de préférer la compagnie des garçons. Le père a respecté la loi, mais son chérubin risque la prison à la première dénonciation.
(…)
– Serai-je obligée de me remarier pour que vous me laissiez élever mes deux fils sans limite d’âge ?
 – Non, répondit l’homme. Il suffira de leur octroyer un tuteur, mais l’aîné devra vivre chez lui.
 
Un nouveau dentiste a lancé une mode épouvantable dis-je. Il arrache les dents blanches des jeunes ramoneurs pour les planter ensuite dans la bouche des nobles, peu regardants sur le prix. Ainsi est-il courant de croiser des vieillards souriants et de jeunes montagnards la bouche rentrée en dedans comme de vieux singes.

Puisque Vienne laissait crever ses artistes dans le dénuement, j’étais déterminée à faire en sorte que Wolfgang ne tombât jamais dans l’oubli. Je souhaitais que Vienne se morde les doigts d’avoir laissé Papa sans un florin devant lui ! Et s’il le fallait, j’étais prête à bâtir de mes propres mains une statue à son effigie, à dessiner les plans d’un musée à sa gloire. Ah, ce Requiem achevé m’insufflait une énergie qui me surprenait moi-même ! Quant à Salzbourg et toute sa race, je gardais en mémoire que Wolfgang haïssait cette ville jusqu’à la frénésie.

Dieu sait si le comité de la ville a tout tenté pour ralentir mes projets… Ce grand carré que tu vois là, dont on a ôté les pavés, sera l’endroit exact de la statue de bronze de ton père. On m’a montré le projet : il sera majestueux, quatre mètres de hauteur. Vêtu de ses habits favoris, il tiendra une plume dans sa main droite et une feuille de partition déroulée dans la gauche. Une longue cape, retenue à l’épaule par une houppette, lui sera drapée autour de la taille à la manière romaine. J’avais prédit qu’il reviendrait dans sa ville natale en vainqueur, alors j’ai exigé que son pied soit posé sur un rocher… Chacun interprétera ce caillou comme il le voudra ; les amateurs d’art y verront une astuce pour l’esthétique de sa posture, mais ceux qui me connaissent sauront que j’ai voulu représenter Salzbourg, écrasée par l’immortalité de Mozart.

En moins de trois mois, ma condition était passée de l’indigence à l’aisance. Tu avais probablement flairé cette aubaine, car c’est à ce moment-là que tu commenças à réclamer des habits neufs et des jouets à la mode, comme ce stupide yo-yo qu’on nommait « émigrant ». À l’âge où ton père se produisait en public et embrasait les cours, tu te contentais d’une roue qui monte et qui descend de sa ficelle… Il y a des comparaisons qu’il vaut mieux taire, quand on ne veut pas se rouler dans le burlesque.

Giacomo se disait honoré que sa chienne ait été engrossée par le compagnon de Mozart ; il conserverait un chiot pour lui, ainsi qu’un autre pour moi. S’ensuivaient d’infinies descriptions de chaque jeune, accompagnées d’un dessin montrant bien l’emplacement des taches de brun et noir qu’ils portaient sur le dos. Il me suppliait de décider promptement mon choix, car la filiation de cette portée lui attirait de nombreuses demandes. « Chacun veut ici avoir un descendant du grand Mozart ! »
Je lui proposai de relever pour moi le plus goinfre et le plus joueur des petits et de l’offrir à la personne de son choix, avisant bien celle-ci qu’il s’agissait d’un chiot de Wolfgang Mozart, portant les mêmes traits de caractère que lui ! Tu vois, rien que l’idée d’un descendant ou d’un proche de ton père mettait le monde en transe. Cet engouement fut si rapide après sa mort que je ne parvenais pas à me raisonner : c’était injuste qu’il n’ait jamais profité – oh ! quelques mois seulement ! – de cette reconnaissance internationale.
 
  

 

Du même auteur sur ce blog :

 


samedi 26 décembre 2020

[Aïssaoui, Mohammed] Les funambules

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Les funambules

Auteur : Mohammed Aïssaoui

Parution : 2020 (Gallimard)

Pages : 224

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le héros de ce roman a quitté son pays natal à neuf ans, avec sa mère désormais «analphabète bilingue». D’une enfance pauvre dont les souvenirs reviennent par bribes, il a su sortir grâce à la littérature. Biographe pour anonymes, il écrit l’histoire des autres. Pour quelles raisons s’intéresse-t-il à présent aux bénévoles qui prennent soin des plus démunis? Peut-être retrouvera-t-il parmi eux Nadia, son amour de jeunesse? Dans cette traversée, il rencontre des hommes et des femmes, comme lui en équilibre sur le fil de la vie.

 

Un mot sur l'auteur :

Mohammed Aïssaoui est un écrivain et journaliste français né à Alger en 1964. Il est actuellement journaliste au Figaro littéraire.

 

 

Avis :

Arrivé d’Algérie à neuf ans, le narrateur Kateb a grandi dans la pauvreté au sein d’une cité HLM d’Ile-de-France. Aujourd’hui âgé de trente-quatre ans et biographe pour anonymes, il est invité par un ami neuropsychiatre à participer à une expérience, qui vise à sauver des êtres à la dérive en les aidant à coucher leur souffrance sur le papier. Amené par ce biais à côtoyer des bénévoles au service des exclus, Kateb voit resurgir de plus en plus nettement le souvenir de Nadia, son grand et secret amour de jeunesse qui se dévouait elle aussi aux plus démunis. Peu à peu, c’est son propre fil de vie qu’il se met à dérouler…

Roman, enquête, récit personnel ? Ce livre brouille tellement les pistes que l’on ne sait plus. En tous les cas, Kateb semble beaucoup emprunter à l’intimité de l’auteur, et le récit apparaît trop précis et authentique pour ne pas refléter une véritable expérience personnelle du milieu des bénévoles et des exclus. Il y a d’abord la survivance du passé de Kateb qui, de l’Algérie à la France, puis de la cité aux beaux quartiers, vit tous les jours le délicat exercice de funambule de qui change de pays et de milieu social, et qui, toujours entre deux identités, conserve au fond de lui les doutes et la culpabilité du transfuge. En constante recherche d’équilibre culturel et social, ce personnage va peu à peu reconnaître ses fêlures, au contact des êtres cabossés que sa mission lui fait rencontrer : hommes et femmes tombés du fil de leur vie ou à la recherche d’un accomplissement personnel dans l’humanitaire. Dès lors le texte prend des allures de reportage, où se dessine une foule d’anonymes d’autant plus en souffrance que leur misère reste muette et les exclut ni plus ni moins de l’humanité qui les ignore. Une réflexion s’engage sur l’assistance et la charité, qui rend particulièrement hommage aux restos du Coeur, dont on connaît l’aide alimentaire d’urgence mais beaucoup moins les actions pour le retour à l’autonomie des personnes accueillies.

Avec cet homme qui trouve, dans le bénévolat au service des exclus et des démunis, un pansement à son enfance misérable et aux fêlures de son identité, l’auteur semble revisiter sa propre histoire. Il s’interroge ainsi sur la manière dont les livres et l’écriture l’ont aidé à trouver un équilibre sur le fil d’une vie tendue entre deux cultures et deux milieux sociaux. Si l’ensemble a curieusement peiné à me toucher, sans doute en raison de la tonalité journalistique que prend souvent le récit, j’ai littéralement fondu pour Zina, la mère de Kateb, si digne et si généreuse dans l’amour maternel qui, seul, lui tient lieu de balancier dans sa trajectoire d’« analphabète bilingue ».

Hommage aux démunis et à leurs aidants, reconnaissance du pouvoir de l’écriture et de la littérature, ce livre qui renvoie au parcours personnel de l’auteur, mais aussi à nos propres fêlures, sonne profondément juste. Dommage que l’aspect souvent très documentaire du texte tende à masquer sa sensibilité pleine de délicatesse et de pudeur. (3/5)

 

Citations :

J’ai trente-quatre ans, maintenant. Je ne suis jamais retourné au pays natal. Je ne peux plus dire « Chez nous ». Je ne sais pas le dire. Je ne me sens chez moi nulle part – d’autres ont déjà exprimé ce sentiment, je peux ajouter qu’on se sent allergique à toute communauté, même à la sienne. On se sent étranger à soi. On met du temps à se lier à quelqu’un. On n’adopte jamais vraiment un lieu. On n’habite nulle part.

J’exerce le métier de biographe pour anonymes. Je raconte les vies de ceux qui veulent laisser une trace, même dérisoire. J’écris pour ceux qui ne trouvent pas les mots. Ceux qui pensent utile de narrer leur histoire afin qu’un membre de leur famille éclatée puisse la découvrir un jour. À chaque fois, j’ai l’impression de rédiger des messages dans des bouteilles jetées à la mer ; je sais que ceux à qui s’adressent ces livres les ouvrent à peine, quand ils ne les oublient pas dans un carton. À force, j’ai compris : on écrit pour soi.

Je ne peux m’empêcher de trouver toute existence extraordinaire. Pour peu qu’on veuille bien prendre la peine de se pencher dessus, chaque vie est exceptionnelle et mérite d’être contée, avec sa part de lumière, ses zones d’ombre et ses fêlures – il y en a toujours, je sais comment les détecter. D’ailleurs, c’est mon obsession, ça, quand je rencontre quelqu’un je me demande quelle est sa fêlure : c’est ce qui le révèle. Et dans ce domaine, il n’existe pas d’injustice, pas d’inégalité : chacun porte sa fêlure, les misérables et les milliardaires, les petites gens et les puissants, les employés et les patrons, les enfants et les parents.

Scott Fitzgerald, qui s’y connaissait en existences fêlées, écrivait que « toute vie est bien entendu un processus de démolition », c’était dans La fêlure, justement. Mais, chez nous, c’est le contraire : toute vie est une entreprise de reconstruction. Parce qu’on naît détruit. Après on essaye de bâtir comme on peut quelque chose qui ressemble à une existence normale. Je me demande si l’écrivain américain ne partageait pas cette idée. Dans la même page, il ajoutait : « On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. »

Lui aussi son père est parti sans laisser de nouvelles, ça nous rapproche. Ce n’est pas tant le malheur et la misère qui ont failli le tuer, mais le silence. Cette impossibilité de raconter, devoir mentir, cacher qui il est. « Je me taisais, je me taisais, et j’étouffais. C’est écrire qui m’a sauvé. » Il me dit ces mots forts, comme ça, mine de rien : le silence est assassin. Quand il était gamin, écrire était un instinct de survie. Aujourd’hui, le grand médecin qu’il est devenu sait que raconter son histoire, si tragique soit-elle, participe à la reconstruction. Il sait qu’une fêlure ne se referme jamais. On met du baume dessus, des couches de protection pour ne pas imploser. On fait avec.
 
Je pense que les mots peuvent, peut-être pas guérir ni réparer, mais contribuer à ce que les personnes vulnérables se sentent véritablement exister. (…) Les gens précaires souffrent de ne pouvoir écrire, de ne pouvoir coucher leur récit sur du papier, de ne pouvoir en parler. Ils flottent, ils ne possèdent pas de généalogie, pas de traces, pas d’appuis, leurs familles sont le plus souvent disloquées.

Ne pas écrire. Ne pas savoir écrire. Est-ce que quelqu’un sait à quel point ne pas savoir écrire est une souffrance ? Ma mère m’en parle, elle qui n’a jamais pu mettre noir sur blanc ses pensées. Ni une liste de courses. Même son prénom ou son nom. Elle me dit « C’est difficile, la vie, sans savoir écrire, mon fils. C’est comme si j’étais handicapée. Je ne peux pas t’envoyer un mot, et je ne comprends rien à ces téléphones à main (c’est ainsi qu’elle appelle les portables). Et puis tous ces papiers qu’on reçoit ; à chaque fois, je suis obligée de demander aux voisines. Savoir lire et écrire, c’est être libre, habibi. »
(…)
Même à l’oral, c’était compliqué tous les jours. Elle ne pouvait pas s’exprimer en français. Dans un supermarché, c’était la galère : elle montrait du doigt pour désigner ce qu’elle voulait – comme un bébé. J’en ai passé du temps avec elle à lui montrer cinq produits pour en choisir un, à lui dire le prix de chacun, car elle ne lisait pas les chiffres non plus.

Quand vous avez partagé un café ou une conversation avec ces cabossés, ils ne vous quittent jamais vraiment, on traîne avec eux comme on traîne son passé. Il n’y a pas de promesses dans la relation, juste un moment passé ensemble à additionner des solitudes avec l’illusion que moins plus moins donne un peu plus. 
 
Je ne me suis pas interrogé, ou j’ai fait semblant. Ça m’arrangeait bien. Mais oui, il faut se dévoiler, à un moment se laisser aller à confier : « Voici ma fêlure. Voici qui je suis. » Leur attitude était compréhensible, ils ne désiraient pas une interview mais un échange, un partage. C’est plus juste. Aussi, quand je leur racontais que ma famille avait été aidée par le Secours populaire, que j’ai porté des vêtements que d’autres avaient portés, que la cantine de l’école était un palace, que l’on faisait une fête d’un sandwich kebab, alors le lien de confiance s’établissait. Ils me comprenaient. J’en restais là. Pas besoin d’en rajouter. Mais j’en suis conscient : on se perd à trop vouloir fuir.
La fêlure est sans doute là, dans ce qu’il faut bien appeler une revanche sur le sort qui m’attendait. Une rage de vivre quand même. Chez nous, chez ceux que l’on met dans le camp des perdants de naissance, on est capable de montrer de la fierté, de l’orgueil. Ce ne sont pas de beaux sentiments, comme dirait le Philosophe, parce qu’on vit sous l’emprise du regard des autres ; mais à notre manière c’est une sorte d’amour-propre qui nous pousse à agir, à nous surpasser, la conscience qu’on mérite la dignité, le respect. On sourit quand on est sous-estimé, c’est notre lot quotidien, et notre force aussi car ça nous permet de surprendre. C’est sûr, on ne démarre pas avec la confiance chevillée au corps.
La fêlure, c’est aussi, il faut bien l’avouer, un désir fou d’être aimé, ou, du moins, de recevoir un peu d’égards. On est prêt à en faire beaucoup pour mériter tout ça. Moi, c’est ma mère qui m’a donné la main et ce goût de la bagarre. Elle ne sait ni lire ni écrire ? Alors, j’en ferai mon métier. On a changé de pays ? Alors, j’adopterai celui qui m’a accueilli au plus profond de moi, avec sa langue, sa culture, jusqu’à ses contradictions même ; pour lui dire merci de m’avoir sauvé, d’avoir aidé ma mère et ces compagnons d’infortune (…). 

jeudi 24 décembre 2020

[Spitzer, Sébastien] La fièvre

 

 


 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La fièvre

Auteur : Sébastien SPITZER

Parution : 2020 chez Albin Michel

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Memphis, juillet 1878. En pleine rue, pris d’un mal fulgurant, un homme s’écroule et meurt. Il est la première victime d’une étrange maladie, qui va faire des milliers de morts en quelques jours. 
Anne Cook tient la maison close la plus luxueuse de la ville et l’homme qui vient de mourir sortait de son établissement. Keathing dirige le journal local. Raciste, proche du Ku Klux Klan, il découvre la fièvre qui sème la terreur et le chaos dans Memphis. Raphael T. Brown est un ancien esclave, qui se bat depuis des années pour que ses habitants reconnaissent son statut d’homme libre. Quand les premiers pillards débarquent, c’est lui qui, le premier, va prendre les armes et défendre cette ville qui ne voulait pas de lui. Trois personnages exceptionnels. Trois destins révélés par une même tragédie.

Dans ce roman inspiré d’une histoire vraie, Sébastien Spitzer, prix Stanislas pour Ces rêves qu’on piétine, sonde l’âme humaine aux prises avec des circonstances extraordinaires. Par delà le bien et le mal, il interroge les fondements de la morale et du racisme, dévoilant de surprenants héros autant que d’insoupçonnables lâches.

 
  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sébastien Spitzer est traducteur et journaliste. Son premier roman Ces rêves qu’on piétine a reçu un formidable accueil critique et public. Il a été le lauréat de nombreux prix (prix Stanislas, Talents Cultura, Roblès). Avec Le Cœur battant du monde, il fut finaliste du Goncourt des Lycéens 2020.

 

 

Avis :

En 1878, dans un Sud américain qui n’a pas encore digéré la victoire des Yankees et l’abolition de l’esclavage, plusieurs cas de fièvre jaune sont confirmés à Memphis. Prise de panique, la population tente massivement de fuir, prenant littéralement d’assaut le dernier train en partance. Les habitants restés dans la ville désertée, désormais coupée du monde et livrée à la violence et au pillage, tâchent, avec les moyens du bord, de faire face à l’hécatombe. Tandis qu’une milice composée d’hommes noirs prend la défense des lieux, et que la maquerelle Annie Cook transforme sa maison close en hôpital, l’ardent suprémaciste blanc Keathing, patron du journal local, est amené à réviser ses convictions racistes et moralistes.

Ecrit par coïncidence juste avant la pandémie du Coronavirus qui lui donne une résonance toute particulière, ce roman s’inspire des épidémies de fièvre jaune qui, par trois fois, ont frappé la ville de Memphis dans les années 1870, alors qu’on ignorait la responsabilité du moustique dans la propagation de cette maladie mortelle. Rythmé par des phrases courtes et crépitantes, le récit est haletant. Il entraîne sans répit le lecteur dans l’impitoyable succession d'évènements à laquelle doivent faire face les personnages.

Pour ces derniers, cette terrible crise devient l’occasion de profondes transformations, Blancs et Noirs se retrouvant pour une fois à égalité face à l’adversité. Soudain, la valeur d’hommes noirs s’affiche en pleine lumière au travers de leur courage et de leur détermination, tout comme la vaillance et les qualités humaines de femmes dites de mauvaise vie – ces autres esclaves, cette fois du commerce des corps -, quand quantité de gens bien pensants, à commencer par la rigide mère supérieure du couvent de la ville, s’illustrent par leur lâche irresponsabilité.

Preuve que, souvent, seules les crises savent enfanter le changement, cette histoire qui renverse les rôles établis est une jolie démonstration de l’inanité des préjugés et de la gravité des intolérances, souvent cachées derrière des principes de morale autorisant la bonne conscience. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

On dit que si elle a des origines françaises, Anne Cook est surtout née dans le Sud, dans un bled du delta, là où, à chaque grande crue, l’eau du Mississippi imbibe toutes les terres, même celle des cimetières, au point de faire remonter les tombes et les morts dans les fosses. On dit que son passé est enfoui comme des ruines dans le sable, qu’il est mouvant en elle et qu’elle passe sa vie à le tasser de son mieux. Il n’y a rien de plus instable que les ruines d’une vie. Celles d’Anne affleurent.

Le géant noir T. Brown est parmi eux. Barbier de son état. Un dos de portefaix tiraillé par le fouet, cabossé par les champs. Ses épaules sont des boulets perchés sur deux bras d’artillerie épais comme des affûts, aussi intimidants qu’une paire de couleuvrines alignées et des doigts comme des schlass. Puissant. Impressionnant. Sa voix est à l’avenant. Elle a le timbre de cet alliage fait de chair et de bronze.

Anne Cook a toujours eu un faible pour les coquelicots.
– J’aime ces fleurs, Monsieur Keathing. Ce sont les plus belles fleurs du monde.
– Je suis bien content qu’elles vous plaisent.
– Elles poussent partout. On dit qu’elles sont fragiles, qu’une fois coupées elles fanent. C’est vrai. Vous avez beau brûler leurs tiges pour en figer le suc, les plonger dans de l’eau, la renouveler souvent, ajouter je ne sais quel onguent…, rien n’y fera. Elles ne trichent pas. Elles fanent. Pourtant, si on les laisse faire, si on leur donne un peu le temps de prendre racine, elles reviennent n’importe où, près des champs, près des ruines, du printemps à l’automne. Et elles rejaillissent toujours, plus vives, plus belles. Quelques touches de rouge vif autour d’un cœur noir… Un peu comme moi ! Mais vous le saviez, n’est-ce pas ? 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 


mardi 22 décembre 2020

[Fouix, Christelle] Chronique d'une emprise

 


 


J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Chronique d'une emprise

Auteur : Christelle FOUIX

Parution : 2020

Editeur : Libre 2 Lire

Pages : 152

 

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pendant un déménagement, Christelle, hantée par le souvenir d’une relation malsaine dix-sept ans plus tôt, retrouve ses journaux intimes d’adolescente. Au même moment, celui qui a détruit sa vie se plonge lui aussi dans ses écrits de l’époque du lycée. À travers leurs regards croisés, l’histoire se dessine sous les yeux du lecteur, spectateur impuissant d’une descente aux enfers que tout le monde regarde mais que personne ne voit.
Dans un dialogue intimiste entre la femme et l’adolescente, où le monstre prend lui aussi la parole, la narratrice dissèque les rouages de la manipulation mentale. Jusqu’où ira cette relation toxique ? Comment se mettent en place les mécanismes d’une emprise ? Peut-on guérir d’avoir croisé la route d’un pervers ? Et surtout, peut-on se remettre de l’humiliation de lui avoir fait confiance ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Christelle Fouix est née en 1986 dans la Nièvre. Éducatrice spécialisée et formatrice, elle a travaillé auprès d’enfants et d’adultes porteurs de handicap, et accompagné des classes de futurs travailleurs sociaux. Elle aime observer l’humain dans sa complexité et se passionne pour l’écriture de romans et de nouvelles intimistes et humanistes. Elle vit et écrit à la campagne, entourée de son mari, sa fille et ses animaux.

 

 

Avis :

Après un premier épisode de harcèlement scolaire qui lui fait changer de lycée, la naïve et fragile adolescente qu’est Christelle à seize ans se retrouve la cible d’un lycéen pervers narcissique qui n’aura de cesse de la tenir corps et âme sous sa coupe. Vingt ans après, Christelle tente toujours de surmonter son traumatisme. N’ayant pu trouver d’aide suffisante dans la psychanalyse, elle entreprend d’écrire son histoire sous la forme de ce roman, s’adressant à son persécuteur dans l’espoir de parvenir à soulager sa souffrance.

Récit très personnel d’une expérience vécue, ce livre émeut par toute la détresse qu’il exprime : davantage encore que tous les autres adolescents, Christelle est à seize ans dans l’état de vulnérabilité du homard en pleine mue, seul et sans carapace face à ses prédateurs. Alors qu’atypique et solitaire, déjà meurtrie par l’expérience du rejet de ses alter ego, elle se retrouve à jouer les caméléons pour tenter de s’intégrer aux groupes de son âge, voilà qu’elle trouve le coup de grâce dans les mains d’un garçon atteint du trouble de la personnalité narcissique. Manipulateur et dépourvu d’empathie, tout entier consacré à s’affirmer par la dévalorisation d’autrui, cet expert de la violence verbale, psychologique et même physique finement camouflée sous le masque de la plus parfaite séduction, achèvera d’isoler Christelle, en exploitant la faille déjà béante de son manque de confiance en elle et en torpillant insidieusement son image auprès des autres lycéens. Il sera bien vite impossible pour la jeune fille, pensionnaire et loin des siens, d’échapper à la sape de son tortionnaire au double visage, qui sait si bien la faire passer pour une déséquilibrée.

Christelle Fouix a su trouver pour ce roman la structure adéquate : alternant les points de vue de la fille et du garçon, elle fait parfaitement comprendre les motivations et l’état d’esprit de l’un, en même temps que leurs effets dévastateurs sur l’autre, au gré d’une mécanique implacable qui se met en place au nez et à la barbe de leur entourage. Ce texte qui vous tient en haleine, longtemps suspendu à l’imminence d’un désastre annoncé, retranscrit avec la plus grande crédibilité l’ambiance lycéenne et l’incroyable hâte de tous ces jeunes à plonger trop vite et sans défense dans l’expérimentation de la vie adulte, dans un tourbillon de sexe, d’alcool et de drogue dont enseignants et parents sont loin de se douter. Nul doute que ce récit glaçant du calvaire insoupçonné de Christelle a de quoi secouer et alerter sur le devoir de vigilance de l’entourage scolaire et parental, apparemment totalement dupe dans ce cas précis. Il sera peut-être aussi décisif pour convaincre d’autres victimes de l’anormalité de leur situation.

Totalement prise et souvent heurtée par cette lecture, je suis restée troublée par son dénouement, incapable de me rasséréner complètement sur la catharsis de la narratrice par son récit. J’aurais rêvé d’une conclusion froide et cinglante, capable de signifier le mépris désormais distancié, et non la colère qui laisse à Christophe la satisfaction d’avoir encore, quelque part, prise sur son ancienne victime.

Merci à Christelle Fouix de m’avoir fait découvrir son livre qui, en plus d’un témoignage bouleversant, s’avère un récit prenant et immersif, d'une qualité littéraire indéniable. (4/5)

 

Citations : 

J’ai eu beau te raconter, ça n’a fait qu’ouvrir une plaie que je pensais pouvoir refermer seule. Mais je n’y suis pas arrivée. Avec un psy, ça n’a pas marché non plus. C’est donc ensemble que nous allons suturer la béance nauséabonde qu’est notre histoire aujourd’hui dans ma mémoire.

Tu connais peut-être ça toi aussi, si tu as continué d’écrire. Tu commences par ouvrir un fichier sur ton ordi, tu jettes les bases, les contours, tu tapes quelques pages et puis tu dois t’arrêter pour faire à manger, faire tourner une machine, aller chercher ton gosse à l’école, aller bosser, bref vivre. Et puis en vivant, l’histoire que tu as commencée continue dans ta tête. Les dialogues se lancent tout seuls, les personnages s’affinent, des visages s’y accrochent comme si tu faisais un casting, certaines tournures te ravissent tellement, que tu es dégoûté de ne pas pouvoir t’arrêter dans ce que tu fais pour reprendre sur le clavier l’histoire là où tu l’as laissée.  
Comme une radio qui ne s’éteint jamais, qui fait une petite sourdine, un bruit de fond qui habille chacun de tes gestes. On croit qu’on dort, qu’on mange, qu’on regarde un film en famille, mais à l’intérieur, l’histoire s’écrit toujours, comme un monologue sans fin et sans empreinte, et on pourrait passer, je crois, une vie entière à regretter de ne pas avoir de quoi écrire quand la phrase parfaite se pose comme un papillon sur une casserole qui déborde dans le feu du quotidien ou sur un mouchoir qu’on tend à son enfant alors que c’est déjà trop tard, qu’il a déjà éternué et qu’il en a partout.

Je vais donc, et cette fois-ci sans psy, aller chercher avec Joana mes souvenirs, et nommer précisément cette relation qui a été la nôtre, pour la dézinguer, la désosser, l’autopsier, lui faire perdre de sa superbe, de son drame, braquer ma lampe torche sur tes petits yeux torves et tes mains tordues.

Mon nouveau credo : observer beaucoup, parler très peu. Imiter les mots des autres. Me museler. Paraître normale, tel que je le concevais. Parce que je sentais bien qu’entre les autres et moi, il y avait toujours un fleuve que je ne savais pas comment traverser.


 

lundi 21 décembre 2020

Interview de Jean-Pierre Bonnet, à l'occasion de la sortie de son roman Histoires à réécrire en novembre 2020

 


 

Bonjour Jean-Pierre Bonnet. Vous avez publié en novembre votre dernier roman, Histoires à réécrire, chroniqué sur ce blog.


Pouvez-vous décrire en quelques mots votre parcours ?

J’ai au départ une formation dite « scientifique », puisque je suis ingénieur de formation et que j’ai fait une carrière dans l’industrie, pour gagner ma vie comme on dit, mais j’ai toujours écrit depuis l’âge de 20 ans. Je change complètement de vie dans les années 95 et participe à une entreprise de presse qui publie des revues mensuelles entre autres. Cette aventure m’amène au journalisme. Mes premiers romans cohabitent un certain temps avec la presse, mais depuis quelques années, à raison de la publication d’un roman par an, j’ai dû abandonner le métier de correspondant de presse.


Quand et comment êtes-vous venu à l’écriture de romans ? Que représente pour vous l’acte d’écrire ?

Jeune, j’écrivais de petites pièces de théâtre. De mes connaissances acquises en faisant le journaliste, j’ai tiré un premier roman policier, caricaturant la vie locale, celle où j’habite, l’île de Ré, imaginant un fait divers angoissant pour les Rétais : on fait sauter le pont ! Ce roman a un certain succès local. A la même période, pour me changer les idées, je fais le chemin de Compostelle (voie de Vézelay 1850 kms) et, fort du premier succès, j’en tire un recueil de nouvelles qui lui aussi marche bien. Je décide alors de me consacrer uniquement à l’écriture : nous sommes en 2004.


Quels sont les sujets qui vous inspirent ? Vous reconnaissez-vous dans l’Ecole de Brive ?

J’aime bien écrire sur les rapports humains, dans la cellule familiale, mais aussi dans le travail, la vie dans la cité, etc. La complexité du non-dit, des « quiproquos » qui engendrent des erreurs tragiques, des personnages qui « se ratent » : finalement l’amour et la haine sont très proches… Oui, bien sûr l’école de Brive a constitué ma base de lancement : les grands du domaine m’ont servi de « phares », quelques uns ont bien voulu me donner des conseils. Aujourd’hui, j’écris aussi des romans policiers et je crois que mes sujets pourraient s’inscrire dans une thématique plus générale.


Vos personnages et vos histoires sont-ils totalement imaginaires ? Comment vous imprégnez-vous du cadre de vos livres ?

L’histoire est toujours imaginaire, mais mes personnages sont toujours réels. A savoir, je prends des gens normaux que je place dans des situations « anormales ». Le lecteur doit pouvoir s’identifier, « qu’aurais-je fait à sa place ? » Je m’intéresse beaucoup à l’histoire récente de 1940 à l’an 2000. C’est tout proche, et pourtant il y a eu tellement de bouleversements dans notre cadre de vie que l’on s’imagine que c’est déjà de l’histoire ancienne. Je fais toujours un gros travail d’iconographie, pour être très précis sur l’environnement, les époques, le mode de vie de mes personnages : comment s’habillaient-ils, qu’écoutaient-ils à la radio ? Qu’est-ce qui se projetait dans les salles de cinéma ? Quels évènements politiques ? Quels faits divers ?… Cela amène mes lecteurs (en tous les cas ceux qui partagent mon grand âge) à me confier « on a replongé dans notre passé, nos souvenirs. » Par ailleurs, sans doute parce qu’elles ne sont pas toutes glorieuses, certaines années ne sont pas souvent évoquées : le lendemain de la guerrre avec l’épuration, les années de la quatrième république avec la guerre d’Indochine, les années avec celle d’Algérie… Alors j’aime enquêter sur ces époques.

 

Parlez-nous d’Histoires à réécrire. Pourquoi cette histoire en particulier ?

Ce n’est pas la première fois que je reviens sur un sujet qui parle d’une enfance difficile. Cette fois la vengeance, le désir de comprendre pourquoi tant d’infamie, guident mon héros. J’avais envie également d’évoquer le monde de l’écriture, puisque mon héroïne féminine est une auteure à succès. Son comportement avec son mal d’écriture et la rencontre écrivain-lecteur, m’ont semblés propices à amener une touche plus légère au roman. Quant à l’argument du livre, j’avais déjà noté dans mon entourage la différence de traitement entre des enfants d’une même fratrie. Certains étaient choyés et adulés, d’autres rejetés et oubliés. Les différences physiques ou la conduite des enfants n’expliquaient pas toujours ces écarts d’affection. J’ai toujours pensé qu’il pouvait y avoir d’autres raisons, plus secrètes, plus intimes : les enfants expiant alors des fautes dont ils ne sont en rien responsables.


En matière d’écriture, avez-vous un modèle de référence ? De quels auteurs vous sentez-vous le plus proche ?

Etant un grand lecteur (la chance m’a fait tombé en lecture très jeune) j’ai beaucoup de modèles ! Hélas aussi dans des genres très différents. Se sentir proche de l’un d’eux serait faire preuve de fatuité. Je me contenterais de mentionner Marcel Pagnol dont la trilogie des « souvenirs d’enfance » m’a toujours bouleversé.

 

Avez-vous d’autres passions en dehors des livres ?

La marche bien sûr (on ne fait pas trois fois le camino sans raison). Les voyages, s’il n’y a pas trop de temps d’avion… J’adore Venise, Rome, Barcelone, Lisbonne, la vallée du Nil (quand elle était accessible).


Après ce livre tout récemment publié, avez-vous déjà d’autres projets d’écriture ?

Bien sûr ! Avec les problèmes de cette année, il y a même désormais un trop plein de manuscrits ! J’en ai deux sous le coude, aptes à l’envoi, et un autre que je peaufine.

 

Merci Jean-Pierre Bonnet d’avoir répondu à mes questions.


Retrouvez ici ma chronique d'Histoires à réécrire.




 


dimanche 20 décembre 2020

[Silla, Karine] Aline et les hommes de guerre


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Aline et les hommes de guerre

Auteur : Karine SILLA

Parution : 2020 

Editeur : Editions de l'Observatoire

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Aline Sitoé Diatta naît en 1920, au beau milieu des forêts luxuriantes de la Casamance, dans le sud du Sénégal. Enfant déterminée, puis adolescente indépendante, solitaire et douce, elle quitte la brousse pour se rendre à Dakar afin d’y travailler comme gouvernante dans une famille de colons. C’est là qu’elle entend, pour la première fois, des voix qui lui ordonnent de rentrer chez elle pour libérer son peuple. 

Prônant la désobéissance civile et la non-violence, Aline appelle les Sénégalais à lutter pour leurs terres et le respect qui leur reviennent de droit. S’entourant des anciens, comme le veut la tradition diola, écoutant les conseils de son sage ami Diacamoune, la jeune femme est vite érigée en icône de la résistance, magnétique et insoumise, et est sacrée reine. Menaçant l’ordre établi et mettant à mal l’administration française, Aline, la « Jeanne d’Arc du Sénégal », devient l’ennemie à abattre, mettant, dès lors, sa jeune vie en danger.

À travers Aline, Karine Silla renoue avec l’histoire de ses origines et fait entendre la musique de tout un pays grâce à son écriture aussi envoûtante et inspirante que la voix de cette femme de lutte et de cœur qui, plus jamais, ne nous quittera. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dramaturge, réalisatrice et scénariste franco-sénégalaise, Karine Silla est l’auteur de deux romans remarqués, Monsieur est mort et Autour du soleil.

 

Avis :

Aline Sitoé Diatta naît en 1920 en Casamance, cette région du sud du Sénégal majoritairement peuplée par les Diolas, de tout temps réputés pour leur attachement à la liberté et pour leur refus de toute domination étrangère. Menée par des voix intérieures lui intimant de libérer son pays de la colonisation, prônant la désobéissance civile non violente, Aline est consacrée reine par son peuple et devient l’icône d’une résistance que l’administration française de 1942, affaiblie par la seconde guerre mondiale, décide aussitôt de mater. Arrêtée et déportée, la jeune femme meurt à vingt-quatre ans, devenant à jamais l’héroïne de la résistance sénégalaise à la colonisation.

Franco-sénégalaise, Karine Silla rend un splendide hommage à cette femme d’exception, sorte de version africaine de Jeanne d’Arc et de Gandhi, qui reste totalement méconnue en dehors du Sénégal. Ce roman biographique nous fait découvrir son étonnant portrait, en même temps qu’un grand pan d’histoire du Sénégal, depuis l’arrivée des premiers Portugais puis le début de la colonisation française entre les 15ème et 17ème siècles, jusqu’à la seconde guerre mondiale. On y assiste à la bataille de Dakar, qui oppose De Gaulle aux Alliés et à la France de Vichy en 1940. On y voit partir pour la France des dizaines de milliers d’engagés, pendant que la discrimination raciale du régime pétainiste, les confiscations et l’arrêt des importations françaises ne cessent de dégrader les conditions de vie des autochtones.

Au travers de personnages travaillés en profondeur, notamment l’ambivalent Martin, amené peu à peu à reconsidérer les convictions héritées de son éducation occidentale, s’expriment tour à tour les points de vue des Sénégalais, de plus en plus pressurés et réduits à la famine alors que l’arachide est venue remplacer le riz des cultures vivrières, et celui des colons qui, majoritairement abrités derrière leurs préjugés de supériorité blanche, convaincus d’apporter la « civilisation » aux « sauvages », mettent tout en place pour asseoir leur pouvoir sur ce territoire et en exploiter les ressources au seul bénéfice de la métropole.

Un puissant souffle romanesque traverse cette fresque aussi vivante que passionnante qui, en ressuscitant une figure historique injustement oubliée hors de son pays, nous rappelle avec réalisme les méfaits de la colonisation en Afrique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Nous sommes un écho profond du tout début de l’humanité. Une maison hantée de questions et d’amours jamais comblées, toujours interrompues. Nous ne pouvons pas éviter de subir les conséquences des actes de nos prédécesseurs, ni séparer notre inconscient de l’inconscient collectif.

On n’est censé pleurer que les absents et les souvenirs d’antan, mais il y a autre chose qui se rappelle à nous, à part le souvenir ; le manque de tout ce que l’on n’a pas vécu.

Les Diolas animistes croient en un seul dieu, maître de l’univers. Ils s’adressent à Lui à travers les fétiches habités par les âmes des ancêtres. L’être humain est trop petit, infiniment petit, et ne peut s’adresser directement à Dieu.

Il faut dorénavant dresser des allées de palissades aiguisées pour transpercer l’ennemi s’il se représente aux portes de leur village. Tout est devenu méfiance, tout est devenu bataille. Ils ne sont plus protégés par leurs chefs. Certains de leurs amis sont devenus des traîtres. C’est si difficile d’être des héros et de ne pas se laisser tenter par les portes grandes ouvertes de l’Enfer quand celui-ci prend des allures de Paradis. Les armes et l’alcool noient les sentiments et achètent sans résistance les collaborateurs que la honte rend cruels. Dans les miroirs, offerts par l’ennemi, ils ont découvert leur image. Ils se sont contemplés et, émerveillés par leurs reflets, le soi a pris le dessus et l’autre a disparu. Fiers de leurs visages, vêtus de leurs nouvelles étoffes, ils ont voulu monts et merveilles. Ces traîtres n’ont plus de frères, ils n’ont plus d’ancêtres, l’avidité a rompu les liens. La soif de puissance, le goût du sang et de l’argent ont tout emporté. La population a peur. Il faut monter des clôtures autour des cases en guise de boucliers, maintenant que les bêtes sauvages ne sont plus les gibiers de la forêt, à l’odeur reconnaissable, mais les hommes blancs, imprévisibles, venus de loin.

L’homme doit se trouver toujours seul face à la mort pour comprendre ce qu’il aurait dû faire durant sa vie.
 
Sans la pression constante de l’administration, la plus grande partie d’entre eux ne travaillent pas parce qu’ils n’y voient pas leurs intérêts. Je ne parle pas de Moussa qui lui est plutôt vaillant. Je ne garderais pas un paresseux, il le sait. Il est de notre devoir de leur donner le goût du travail si la colonie et les entreprises particulières veulent continuer à prospérer. Nous ne sommes pas là seulement pour faire œuvre de civilisation humaine. Nous devons absolument faire en sorte que tous ces efforts de colonisation, qui nous séparent, pour la plus grande partie d’entre nous, des gens qu’on aime, soient profitables et nous emmènent tous vers un avenir plus radieux. Sinon quel sens donner à tout ça ?

— Les hommes, assis devant elle, n’avaient pas la figure de l’ennemi. Ils avaient l’air aimables, alors, malgré l’hostilité de son peuple, elle les invite pour partager son repas.
— Mais mon oncle, où étaient tous les autres blancs ?
— Il n’y en avait pas. Le Zimbabwe les avait refusés. Trois siècles auparavant les Portugais avaient tenté de s’introduire dans leur pays mais on les avait chassés.
— C’est dommage ! Nehanda n’aurait jamais dû les laisser rentrer.
— Elle aimait le mouvement et ces hommes avec leurs grandes idées pour développer le pays lui proposaient une nouvelle aventure. Ils promettaient de rester en retrait. Et que pouvaient bien faire une poignée d’hommes face à son immense armée ?
— Mais mon oncle, est-ce que des gazelles même si elles sont nombreuses peuvent faire confiance aux lions affamés ?

Elle voulait le mieux pour son pays. Elle leur a fait confiance, ignorant la voix qui la tenait en alerte, et très vite, malheureusement, ce fut terrible, comme chez nous, en Casamance. Les Anglais ont imposé l’impôt, ils leur ont confisqué leurs terres, interdit de pratiquer leurs rites traditionnels en les accusant de magie noire. Il fallait que le peuple accepte leur Christ mort sur la croix et toutes ces histoires de la mère miraculeuse mariée au menuisier auxquelles ils ne croyaient pas. La zizanie commence, son peuple se divise et la guerre éclate. Une grande rébellion armée, conduite par un prêtre traditionnel, s’organise pour chasser les Anglais. Nehanda sait maintenant qu’elle a eu tort de faire confiance à l’envahisseur parce qu’il n’existe pas de bons envahisseurs.

— Je n’aime pas les traîtres.
— Il faut avoir pitié des gens qui ont peur… Leur vie est souvent misérable, ils rampent sur le sol comme des cafards et finissent toujours par se faire écraser.
 
N’oublie jamais qu’un homme qui veut te dominer, Aline, est tout simplement un homme qui a peur.

Chaque instant compte, remplis-le avec joie et courage parce que la vie, quelle que soit sa durée, doit être entreprise comme un long projet qui continuera au-delà de nous.

C’est rageant de vouloir aider des gens qui préfèrent se laisser mourir plutôt que d’accepter la main qu’on leur tend. Je m’efforce à leur répéter : aidez-vous, et le ciel vous aidera ! Il est si difficile de faire comprendre au nègre l’importance du travail. Il est désespérément lent, un rien le distrait, une mouche qui passe, un âne qui braille, une feuille qui s’envole, le bruit d’un tam-tam lui donne immédiatement un goût de fête et une envie de rire, c’est vraiment pénible. Aucune discipline, aucune régularité, parfois ce n’est pas méchant, comme des grands enfants qui s’amusent au fond de la classe au lieu d’écouter le professeur. On ne peut jamais baisser notre vigilance. Tout est prétexte au repos. Il essaie même de nous faire croire qu’il supporte moins la chaleur que nous pour pouvoir justifier son besoin de sieste. Tout le monde sait que le travail, même pour nous Européens, n’est pas une fin en soi. Personne ne conteste le plaisir de l’oisiveté, mais on s’active par ambition. Toujours désireux d’une vie meilleure, pour nous et pour celle de notre société. On travaille pour satisfaire ses besoins et en proportion de ces derniers. Or l’indigène, qui n’est pas toujours de mauvaise foi, voit la vie en petit. Il est incapable de se projeter ailleurs et ses besoins sont limités. Alors pourquoi travailler ? L’ambition nous devons l’avoir pour lui et lui imposer le travail forcé pour l’aider à l’emmener vers une évolution. Un jour, il verra les résultats et ne pourra que nous être redevable. C’est comme avec les enfants, si notre père ne nous avait pas forcé à prendre telle ou telle direction nous serions très certainement des ratés. Pour l’indigène africain tout n’est peut-être pas perdu parce que nous avons tout de même remarqué qu’il est sensible au profit. La cueillette du caoutchouc qui est bien rémunérée trouve main-d’œuvre plus facilement. C’est étonnant de voir aussi le progrès rapide de certaines tribus arriérées que nous avons, tant bien que mal, sauvées de l’esclavage. Les plus malins ont su profiter du système et sont devenus marchands, boutiquiers, commerçants, on voit même poindre des salons de coiffure ! Certains occupent des hautes situations dans l’administration et revêtent avec fierté un costume tout à fait respectable. Il ne faut pas oublier que c’est cette même génération d’hommes, ceux qu’on voit porter le chapeau haut de forme, qui sont nés dans la sauvagerie ! Je dois avouer que rien n’est plus grisant que le progrès et qu’au nom de la civilisation tout doit être permis.
 
Commerce, christianisme et civilisation. Ce sont les mots d’ordre. La mission. La grande ambition. L’Afrique est la nuit qu’il faut éclairer. Enraciner l’Église, encourager une autre idée du couple et de la famille. L’idée est simple, renoncer aux codes des familles traditionnelles africaines, la famille et le clan ne doivent pas intervenir et se mettre en travers du progrès. Sur le papier on vend aux Africains la culture de l’Occident, un pacte de mariage devant l’Église qui n’implique que deux personnes, l’idée d’un choix libre et réciproque de deux êtres qui se doivent fidélité jusqu’à ce que la mort les sépare. La France c’est la liberté d’aimer. L’ode aux sentiments, l’ivresse des poètes. Les indigènes animistes font les yeux rond, impossible d’intégrer, de taire les murmures incessants de leurs ancêtres : restez ensemble, méfiez-vous des travers de l’individu, dansez pour faire tomber la pluie, honorez vos arbres en guise d’églises. C’était à prévoir, il y a toujours les méfiants, les trouble-fête, ceux qui résistent au progrès. Mais la France entend, c’est un grand pays connu pour ses droits de l’Homme, elle n’est là que pour le mieux. Pour étouffer les rebellions, on accepte en guise de transition le code coranique plus proche des coutumes locales. À contre-cœur, on tolère l’islam pour les indigènes trop ancrés dans leur barbarie initiale. Certains sont ravis de cette nouvelle religion que leur offrent les Européens qui vient réveiller des fantasmes de plaisirs individuels et les détachent des contraintes du clan.
En s’agenouillant dans l’église, baptisant leurs nouveaux-nés et refusant l’autorité de leur chef de village, ils s’imaginent pouvoir échapper à toutes les obligations de l’indigénat. Ils n’ont rien compris, les indigènes restent des indigènes, il faut vite parer à ce malentendu, le christianisme ne doit surtout pas être l’arme de leur libération. L’égalité dans le système colonial est inenvisageable. Il faut que l’Église forme ses nouveaux chrétiens tout en gardant l’appui précieux des chefs conciliants pour pouvoir former les bons employés de l’administration sans perdre le pouvoir. Les nouveaux chrétiens lettrés doivent absolument rester dans le giron de la France pour qu’ils puissent la défendre avec acharnement. Ils doivent profondément comprendre et accepter la grandeur du projet colonial pour pouvoir la transmettre à leurs enfants.

Pour se savoir deux ou plusieurs, dans ce bateau chancelant de la vie, il fallait être heureux.
 
La vie coloniale avilit doucement, pernicieusement, c’est un réel danger je pense. Ce n’est pas toujours évident de s’adapter dans ces contrées et de vivre en minorité parmi les sauvages. (Jean n’aime pas du tout que j’emploie ce terme, il prétend que ce sont nous les sauvages et que nous aurions piétiné des siècles de civilisation !) Nous restons une toute petite poignée de blancs dans une gigantesque marée noire !

Nous nous devons d’être semblable à une mère protectrice qui doit nourrir, soigner, enseigner la vie à ses petits pour qu’ils puissent devenir des hommes respectables. On se doit de faire franchir une étape, à ces Africains, vers une semi-civilisation. La nôtre comme dirait Jean mais je lui assure qu’elle est bien supérieure à celle qui était déjà en place toutefois que je lui reconnaisse qu’il en existait une. Nous sommes sur un immense réservoir de matières premières en grande partie inutilisées, et pour en profiter, je reconnais à Jean que nous n’y parviendrons pas sans les indigènes. Ils doivent rester forts, bien nourris, aptes à se servir des nouveaux outils que nous leur fournissons, avec un bon esprit à la tâche pour que nous tirions le maximum de leur force de travail.

Je préfère les observer sans croiser leur regard qui me rend souvent mal à l’aise. Je me sens parfois un peu comme un voleur, moi qui n’ai jamais rien volé, même si je sais pertinemment que la mission civilisatrice est essentielle pour l’évolution de l’humanité. Nous vivons en minorité comme des clandestins dans un pays emprunté. Une sensation de vivre dans une France usurpée sous le regard ahuri parfois méprisant d’une population qui retient sa colère. Je n’ai peut-être pas l’âme d’un conquérant et préfère juste profiter du système sans pour autant m’en sentir responsable.

On ne peut pas être contre l’évolution de l’homme. Le progrès demande des sacrifices. C’est une vraie révolution pour la population indigène mais il n’y a pas de révolution sans violence, sans dommages collatéraux, notre histoire nous l’a appris.

Nous tentons d’imposer, avec force souvent, un régime foncier à des gens qui sont habitués au collectivisme. Chez eux le socialisme est un atavisme. L’individu, sorti de sa collectivité, n’a pas grande valeur. Ils fonctionnent en troupeaux, ignorant peut-être que la prise en charge de sa propre individualité est le tout début de la civilisation.
 
L’autre jour il m’a parlé du peuple diola qui fait régner la terreur depuis la nuit des temps. Ces gens ne tarissent pas d’exploits et de légendes. Dès la première heure, ils ont refusé toute domination et toute collaboration avec les esclavagistes portugais. Les guerriers diolas ont empêché l’accès aux contrées forestières de la rive sud aux Européens. Pendant des années, personne n’y avait accès et le mystère y allait bon train. C’est très récent qu’on s’y aventure. Jean y est déjà allé plusieurs fois pour compléter une étude qui permet de comprendre les populations locales. Sa mission est par ailleurs beaucoup plus intéressante que la mienne. La prochaine fois je ferai de nouveau le voyage avec lui. J’éviterai de toute évidence la région qui pratique la magie noire. On parle de cérémonies qui invoquent les fantômes et les esprits maléfiques. Beaucoup de Français ont pris peur et ont préféré les laisser tranquilles. Ça fait des siècles que ce peuple évolue en toute indépendance. Comment veux-tu qu’on s’impose là-dedans ? D’après Jean, et je serais d’avis à l’écouter, ce peuple est inaliénable, non pas par pur esprit de rébellion, mais par leurs croyances qui sont la base de leur identité. Pour eux, le respect sacré des valeurs ancestrales est primordial ; l’égalité entre les êtres humains, la liberté des individus, la protection et le respect des personnes, des ancêtres et de la nature, l’interdiction d’exploiter l’être humain, l’interdiction de tuer son prochain, l’honnêteté, l’ardeur au travail, la persévérance individuelle et communautaire, l’honneur, le courage, la solidarité, la fraternité, l’indépendance, la paix, la cohésion sociale. Jean insiste sur leur sens aigu de la liberté d’égalité. Il a tenté de renseigner le nouvel administrateur en poste à Ziguinchor pour que les choses se passent mieux et qu’ils arrêtent de se mélanger les pinceaux avec les différentes tribus. Ils ont tendance à diriger les autochtones comme les chiens de berger dirigent les moutons ! D’après Jean, ceux qui dirigent nos colonies ont une méconnaissance complète du pays et imposent des chefs incapables de maîtriser leur population.

— Dieu est bien moqueur, ce brave homme a survécu à la rude épreuve de la mer, aux bombes sur les champs de bataille, au chagrin dévorant de la perte de son épouse puis de ses fils et il a suffi d’un tout petit moustique, à peine visible dans la nuit, pour lui ôter la vie.

Depuis quelques mois ils ont installé un grand espace pour décortiquer les arachides sur place et réduire le volume des quantités à transporter. Avec les coques ils font de la lumière. C’est magique. Dans le quartier des blancs la lumière existe même la nuit. Diacamoune ne s’était pas trompé, des tout petits globes en verre avec des fragments de soleil. Quand on monte sur la bute au-dessus du port, on aperçoit au loin les points lumineux qui scintillent comme si les étoiles s’étaient posées sur leurs maisons.
 
Les divisions populaires parmi les noirs sont assez subtiles, voire compliquées, pour qui se contentent de ne se fier qu’à la couleur de peau. Avec évidence, il y a sur le haut de la pyramide, les blancs, les indigènes nous surnomment les toubabs ! Partout on entend les enfants chanter, toubab, toubab ! Ensuite, il y a ce qu’on appelle les blancs-noirs, petits fonctionnaires de bureau, on les reconnaît à leurs habits et leurs airs enjoués par leur ascension dans l’échelle sociale, ensuite les nègres qui travaillent pour les toubabs et les blancs-noirs et tout en bas les noirs-noirs, ceux qui nous regardent avec méfiance et qui peuvent être dangereux.

— Je ne comprends pas le sens de tout ça. On ne peut plus cultiver notre riz en quantité suffisante pour se nourrir, alors les paysans sont contraints d’agrandir leurs champs pour pouvoir payer l’impôt et avoir suffisamment d’argent pour acheter du riz qui vient d’ailleurs ! Mais Diacamoune, c’est pas logique, on ne peut pas continuer comme ça. Il faudrait pouvoir dire non.
— C’est fini ma petite, le système est enclenché. C’est la modernité… il faut s’habituer et chaque chose a ses bienfaits.
— Je ne sais pas si on doit s’habituer aux mauvaises habitudes… Il n’est jamais trop tard pour dire non.

— Notre plus grand ennemi… c’est la peur qui est en nous. Il ne faut pas seulement combattre l’ennemi du dehors il faut aussi chasser l’ennemi du dedans.

Il n’existe pas par le monde plusieurs magies, mais une seule, à laquelle toute l’humanité est connectée. Sans tenir compte des détails qui nous divisent, les grandes lignes sont partout les mêmes. De Lourdes, jusqu’au fin fond de la Mongolie, en passant par les forêts sacrées, les chamans, les voyants, les marabouts, les sorcières vaudous des îles, les sorciers de la Côte d’Ivoire ou la Vierge miraculeuse, tous tendent vers la promesse d’un ailleurs qui nous rend la mort plus douce. D’un ailleurs où les nuits sont domptées, où la mort est une partie de jeu qu’on invoque pour qu’elle arrête de nous effrayer.
 
Il a fallu plusieurs années d’expérience parmi les indigènes pour comprendre les techniques qu’il fallait mettre en œuvre pour obtenir les meilleurs résultats. Un savant mélange d’autorité et de considération de leurs tâches quand elles sont bien accomplies. La récompense est une chose qui fonctionne bien, la flatterie aussi, et tout ce qui brille. L’homme noir est comme la pie, fidèle à son nid, bavard et chapardeur. La queue longue aussi, de laquelle il tire un certain orgueil. Un sourire narquois se dessine, sur ses lèvres charnues, quand il voit les blancs passer avec leurs dames. Il faut éviter à tout prix la familiarité, trouver la bonne distance. Beaucoup d’agents coloniaux ont des relations intimes avec des femmes indigènes qui sont forcément vouées à l’échec. Deux cultures si opposées ne peuvent pas s’assembler. Les enfants métis sont des êtres égarés qui renient les noirs et jalousent les blancs. Souvent délaissés par leurs pères, ils appellent tous les blancs « papa ». Heureusement l’administration a construit une école à Saint-Louis pour les former à des métiers inaccessibles aux noirs, postiers ou infirmiers.

Un pauvre est un homme qui n’a plus de bête à sacrifier lors de son enterrement.

J’exige le maintien de nos traditions, nous devons les remettre au centre de nos vies, pour retrouver l’axe sur lequel on s’équilibre. Si on vide un homme de sa substance, il se retrouve comme un coquillage échoué sur la plage qui trompe l’homme, en confondant le bruit du vide avec celui du vent. Chérissons nos racines, un être colonisé est un être déraciné à qui on ne donnera jamais la possibilité de s’enraciner ailleurs. Il faut remettre à l’honneur toutes les valeurs que nous ont léguées nos ancêtres : la littérature orale, les proverbes, fables, chants, et aussi la sculpture, vannerie, poterie, habillement, nourriture, toutes les mœurs et les coutumes. Cette fidélité n’exclut pas tout apport positif de l’extérieur. L’égalité doit exister entre tous les êtres humains sans distinction de race, religion, ethnie, âge, sexe. Si vous rencontrez des blancs qui sont bons, ne soyez pas hostiles. L’amour de notre prochain, l’entraide, la solidarité et la charité, doivent rester nos préoccupations quotidiennes.

— Une masse silencieuse qui s’oppose au système est plus efficace que les armes. La violence crée la confusion dans la pensée et transforme le cœur en pierre. En prenant les armes vous devenez ce que les adversaires attendent de vous.

Il ne faut pas oublier que nos oppresseurs sont si peu et nous sommes si nombreux. Ce n’est seulement qu’une poignée d’hommes qui font semer la terreur, puisant leur puissance dans la masse effrayée en les plongeant dans l’obscurantisme. Si on veut l’indépendance il faut pouvoir se libérer de cette peur, nous sommes un peuple fort.
 
— Et le bonheur, Aline, et le bonheur ?
— Il est simple… Il suffit de ne pas vouloir sans cesse décrocher la lune pour la posséder, aussi sublime soit-elle, mais de se contenter de la contempler.

L’amour nécessite un point de départ, il implique forcément l’amour de soi pour parvenir à l’autre.

Existent-ils des bons colons ? Ceux qui ont fait de l’Afrique une terre civilisée en éduquant les sauvages. Beaucoup de gens biens le pensent encore, on dit encore aujourd’hui, malgré le recul, qu’il y a de la noblesse dans le colonialisme. Non. La cruauté efface la noblesse. La noblesse est une qualité du cœur et non une affaire de pouvoir. Noblesse, grandeur des qualités morales, de la valeur humaine. Peut-on dire qu’il y a de la noblesse dans le colonialisme ? Je suis seule autour de cette table, on me dit qu’il y a débat, mais Sartre, de ses lumières immortelles, éclaire notre pensée : « L’intention la plus pure si elle naît à l’intérieur de ce cercle infernal, est pourrie sur-le-champ. Il n’est pas vrai qu’il y ait de bons colons et d’autres qui soient méchants : il y a des colons c’est tout. »

Les tyrans trouvent leur pouvoir dans les faibles qui les entourent.

Les envahisseurs ne se sentent pas responsables, ils n’étaient pas les premiers à faire le mal. Au contraire, ils ont voulu réparer en apportant leur civilisation incontestablement supérieure. C’est le crime organisé. La perversion narcissique. La douleur est au fond de chacun. L’Afrique est blessée. L’homme a ça de commun avec l’animal, il forge certains traits de son caractère sur des blessures initiales. La douleur ne disparaît jamais, elle s’apprivoise. Les enfants des Africains qui ont traversé les mers, enchaînés dans les cales des bateaux négriers, et ceux qui les ont vus partir, pleurent encore, en Afrique, dans les îles aux paysages paradisiaques, dans les banlieues françaises, et à Charlottesville.

 

 

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