mercredi 31 août 2022

[Enriquez, Mariana] Notre part de nuit

 



J'ai aimé

 

Titre : Notre part de nuit
            (Nuestra parte de noche)

Auteur : Mariana ENRIQUEZ

Traduction : Anne PLANTAGENET

Parution : en espagnol (Argentine)
                  en 2019, en français en 2021
                  (Editions du Sous-Sol)

Pages : 768

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un père et son fils traversent l’Argentine par la route, comme en fuite. Où vont-ils ? À qui cherchent-ils à échapper ? Le petit garçon s’appelle Gaspar. Sa mère a disparu dans des circonstances étranges. Comme son père, Gaspar a hérité d’un terrible don : il est destiné à devenir médium pour le compte d’une mystérieuse société secrète qui entre en contact avec les Ténèbres pour percer les mystères de la vie éternelle.

Alternant les points de vue, les lieux et les époques, leur périple nous conduit de la dictature militaire argentine des années 1980 au Londres psychédélique des années 1970, d’une évocation du sida à David Bowie, de monstres effrayants en sacrifices humains. Authentique épopée à travers le temps et le monde, où l’Histoire et le fantastique se conjuguent dans une même poésie de l’horreur et du gothique, Notre part de nuit est un grand livre, d’une puissance, d’un souffle et d’une originalité renversants. Mariana Enriquez repousse les limites du roman et impose sa voix magistrale, quelque part entre Silvina Ocampo, Cormac McCarthy et Stephen King.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mariana Enriquez (Buenos Aires, 1973) a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12. Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant Ce que nous avons perdu dans le feu, actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays. Certaines de ses nouvelles ont été publiées dans les revues Granta et McSweeney’s.

 

Avis :

Le Mal règne en Argentine : pendant que la population paye un lourd tribut à la dictature, perdant le décompte de ses morts et de ses disparus, deux très riches et toutes-puissantes familles d’origine britannique profitent des soubresauts politiques pour asseoir leur mainmise sur le pays et y mener leurs exactions en toute impunité. Elles sont à la tête de l’Ordre, une secte multipliant les sacrifices humains à l’Obscurité, force occulte dévoratrice, dans l’espoir d’obtenir en échange une forme d’immortalité qui leur permettrait de se réincarner de génération en génération. Pour communiquer avec cette puissance obscure, elles utilisent sous la contrainte les pouvoirs de Juan, medium qu’une grave malformation cardiaque affaiblit toutefois de plus en plus, et qu’elles veulent forcer à investir le corps de son fils Gaspar pour continuer à bénéficier de ses services. Mais Juan est bien décidé à soustraire son fils de l’emprise de l’Ordre…

Métaphore de la guerre sale en Argentine, avec son lot de tortures, d’assassinats, de disparitions forcées et de vols d’enfants, un régime de terreur auquel la répression par l’Etat de la lutte entre les groupes armés de la guérilla et des militaires a longtemps servi d’alibi, empêchant les questionnements sur les conditions politiques qui l’ont rendu possible et sur les responsabilités de la société civile dans le climat qui a favorisé cette violence, ce très long roman de près de huit cents pages est profondément déroutant.

Articulé en six parties centrées sur le père Juan, sur la mère Rosario, enfin sur le fils Gaspar, se déroulant de manière non linéaire entre les années soixante et quatre-vingt-dix, le livre foisonne et se déploie en un mouvement lent et ample que l’on pourra juger confus avant d’en voir peu à peu émerger le dessin d’ensemble. Il faut d’abord se familiariser avec les multiples personnages, comprendre les étranges visées de cette secte qui nous promène entre horreur et délire mystico-fantastique, en une succession de tableaux dignes des plus cauchemardesques représentations de l’Enfer de Bruegel ou de Jérôme Bosch, comme si seules ces visions surnaturelles et apocalyptiques pouvaient rendre compte de l’innommable réalité vécue par les Argentins.

Aussi dérouté qu’horrifié, le lecteur nauséeux se prend à détester Juan autant que celui-ci se déteste lui-même, jusqu’à ce que les raisons de son comportement terriblement brutal avec son fils finissent par dévoiler tout ce que l’homme cache de honte et de refus de transmettre l’abomination à laquelle il s'est retrouvé à contribuer. De son sacrifice émerge au final un formidable acte d’amour, une impulsion vers un avenir meilleur, pour peu que Gaspar, en partie protégé des compromissions paternelles, sache se tourner vers la lumière en évitant d’ouvrir à son tour la porte menant à la perdition.

Lecture horrifique d’une incommensurable noirceur débouchant malgré tout sur l’espoir, Notre part de nuit raconte le cauchemar empreint de culpabilité d’une génération argentine perdue dans l’enfer sans issue de l’oppression et de la terreur, et qui, consciente d’y avoir perdu son âme, n’a plus qu’une obsession : permettre à ses enfants d’envisager une vie meilleure, peut-être, un jour… Un livre puissant, dérangeant et marquant, qui mérite l’effort de sa lecture, il faut le dire, assez pesante. (3,5/5)

 

 

Citations : 

Quand j’ai posé les cheveux dans ses mains, il s’est levé. La pièce a paru plus grande et j’ai eu le vertige. Juan m’a retenue, a serré fort mes bras et un flot de paroles s’est alors déversé. Je ne sais pas comment l’expliquer, même si cela se reproduirait souvent désormais en ma présence. Le terme approprié n’est peut-être pas “déversé”, mais “transfusé”. Une transfusion sanguine d’images : des membres amputés, du sang coagulé sur des ongles dorés, un lac noir d’où jaillissait une main comme une bouée dans le Paraná, des falaises à l’horizon, des hommes nus pendus à une lampe, portant des pantalons d’équitation géants traditionnels, un corps mort tout sec et beau, caressé par une femme maigre dont le visage était couvert par un foulard sombre, un étang entouré de roseaux, un estuaire, un marais avec des mains cherchant désespérément à attraper quelque chose, tâtonnant dans l’air, un homme pendu à une branche, immobile.
 

Rien ne va, a dit Juan. C’est un décor. Il a continué d’avancer. Après un virage, le chemin se rétrécissait et arrivait à une passerelle bordée d’arbres. Laura a montré les branches. Juan s’est approché. Elles étaient couvertes d’os, ainsi que le sol. Rongés pour la plupart, très propres et vieux. Sur les arbres il y avait d’étranges décorations de phalanges et de fémurs entrelacés, unis à des branches fines, aux formes délicates, géométriques. Juan en a touché quelques-unes, tâchant de les mémoriser. On dirait une écriture, a fait remarquer Laura. Sur le sol, les os semblaient éparpillés sans raison évidente. Quelqu’un s’amusait-il à fabriquer ces objets suspendus ? Juan, à nouveau, en toucha un, qui se détacha et tomba dans sa paume, comme un fruit mûr. Nous l’avons observé. Il formait un signe, une marque. Juan a laissé sa main ouverte et trois autres sont tombés dedans. Il a dit merci et les a mis dans sa poche.
 

Sur la rive opposée de la rivière, il y avait une forêt plus importante et une petite colline qu’on voyait à peine à cause de l’obscurité. Nous sommes retournés sur le chemin d’os et d’objets décoratifs : les fémurs formant des figures alambiquées, les crânes suspendus, immobiles, les petits os de pieds et de mains assemblés comme de délicats bijoux et, sur le sol, des mètres et des mètres d’os abîmés. Combien de temps avait-il fallu pour faire ça ? Certains os bordaient le chemin comme des sentinelles, des côtes entières dressées, des parties de colonnes vertébrales, quelques-unes entières, avec l’os caudal des animaux aquatiques.
 

Nous avons continué d’avancer. Il y avait plus d’oxygène. Le tronc des arbres est devenu plus fin. Laura a remarqué, la première, quelque chose dessus, qu’il n’était pas facile de distinguer au premier coup d’œil : des mains. De nombreuses mains, les unes sur les autres, étreignant le tronc des arbres. Coupées, amputées, collées aux troncs, paumes pliées, doigts arqués. Des mains humaines, rigides et crispées. Toute la forêt était ainsi à cet endroit. Des arbres et des arbres de mains mortes. Quelqu’un les installait avant que survienne la rigor mortis. Sur le premier tronc, on en a compté douze. D’autres en avaient davantage encore. Certains n’en avaient qu’une. J’ai pensé à la Main de Gloire que je désirais tant.          
C’est un collectionneur, ai-je dit. Un artiste. Ou bien ils sont plusieurs. À droite de la Forêt des Mains, telle que nous l’avons baptisée, se trouvait ce que Juan indiquerait plus tard sur la carte comme la Vallée des Torses. On aurait dit des pierres dressées ou des tombes. Aussi symétriques que dans un cimetière militaire. Mais c’étaient des torses humains. Sans bras, sans tête ni jambes. Certains avec la peau marquée de personnes âgées, d’autres avec de beaux seins de jeune fille, des torses d’enfants, gros, maigres, bruns, pâles, des ventres plats, des ventres obèses, des poitrines de femmes qui avaient allaité. J’ai reconnu sur un dos les cicatrices laissées par des ongles, identiques aux marques qu’exécute Juan pendant le Cérémonial, comme celles de Stephen.


 

lundi 29 août 2022

[Bouysse, Franck] L'homme peuplé

 



 

Au-delà du coup de coeur
💓💓💓

 

Titre : L'homme peuplé

Auteur : Franck BOUYSSE

Parution : 2022 (Albin Michel)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Harry, romancier à la recherche d’un nouveau souffle, achète sur un coup de tête une ferme à l’écart d’un village perdu. C’est l’hiver. La neige et le silence recouvrent tout. Les conditions semblent idéales pour se remettre au travail. Mais Harry se sent vite épié, en proie à un malaise grandissant devant les événements étranges qui se produisent.

Serait-ce lié à son énigmatique voisin, Caleb, guérisseur et sourcier ? Quel secret cachent les habitants du village ? Quelle blessure porte la discrète Sofia qui tient l’épicerie ? Quel terrible poids fait peser la mère de Caleb sur son fils ? Entre sourcier et sorcier, il n’y a qu’une infime différence.

Au fil d’un récit où se mêlent passé et présent, réalité apparente et paysages intérieurs, Franck Bouysse trame une stupéfiante histoire des fantômes qui nourrissent l’écriture et la création.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Franck Bouysse est né et vit en Corrèze. Il a publié une quinzaine de romans couronnés par de nombreux prix, dont Grossir le ciel (La Manufacture de livres, 2014 ; Prix SNCF du polar, Prix Michel Lebrun, Prix Lire en poche…), Plateau (La Manufacture de livres, 2016), Glaise (La Manufacture de livres, 2017 ; Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021).
En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave.

 

Avis :

Dans l’espoir de renouer avec l’inspiration loin de son existence parasitée de primo-romancier à succès, le narrateur Harry se rend acquéreur, sans même l’avoir visité, d’un corps de ferme isolé, à proximité d’un village perdu du centre de la France. Mais sa retraite en ces lieux aux contours effacés par la neige et le brouillard est bien vite troublée par un malaise de plus en plus envahissant, alors qu’accueilli avec défiance par les quelques gens du cru, il se sent épié par son plus proche voisin, un marginal que tous semblent craindre et qui, sans qu’il l’ait jamais rencontré, fait planer l’ombre d’une présence inquiétante jusqu’au plus secret de sa vieille maison.

Poursuivant son investissement des thèmes qui lui sont chers et reflètent ses obsessions profondes, Franck Bouysse nous livre sans doute ici l’un de ses romans les plus aboutis, fruit d’une maturité littéraire en tout point éblouissante. D’une plume plus que jamais au sommet de sa splendeur stylistique, renouvelant à chaque phrase le bonheur extatique du lecteur, il nous entraîne dans un jeu de miroirs, un caléidoscope où se fondent les composantes de toujours de son œuvre pour, en un complexe et délicat cheminement, finir par s’agencer en une nouvelle création qui laisse béat d’admiration.

Ainsi, au fil d’une tension mêlée de doutes, d’inquiétudes et d’interrogations qui tiennent le lecteur en haleine dans ce qui ressemble à un thriller rural, réalité et fiction, passé et présent, fusionnent peu à peu en un nouvel alliage pour laisser éclore... un roman, dans un tourbillon que l’on comprend né du plus profond de l’être, du vécu et des émotions de l’écrivain. Car Harry, confiné dans cette maison encore suintante de la vie de ses anciens propriétaires, prenant pour lui l’hostilité qu’il perçoit au village sans réaliser qu’elle renvoie en fait à une histoire qui lui est étrangère mais qui soulève en lui des échos inattendus, sent sourdre d’irrépressibles images et émotions qui s’incarnent en l’on ne sait plus s’ils sont de vrais fantômes ou la projection de son imagination. Le fait est que par une subtile alchimie, tout s’entremêle pour donner naissance à l’oeuvre littéraire, celle d’Harry en même temps que celle de Franck Bouysse.

L’on reste sans voix devant tant de maîtrise et de virtuosité, alors que l’auteur mène la noirceur rurale qui fait son thème de prédilection jusqu’aux frontières du fantastique pour, au final, nous tendre un miroir de son œuvre et de son travail d’écrivain. Si Harry n’est pas un double de l’auteur, il est une créature de ses éternelles obsessions, celles qui, comme l’ont ressenti Proust ou Cendrars, vous font toujours réinventer le même livre. Après son précédent ouvrage Fenêtre sur terre, dont la poésie venait offrir quelques échappées sur cette intimité profonde reflétée notamment par la maison corrézienne de l’écrivain dont l’acquisition d’Harry semble aussi une émanation plus ou moins distordue, les réflexions, qu’au-delà de sa portée romanesque ce dernier ouvrage propose, élargissent avec intelligence la portée d’une écriture où l’artiste cherche inlassablement son essentiel. Déjà, son roman Vagabond explorait lui aussi cette puissante alchimie de la création, alors qu’un musicien blessé au plus profond de lui-même peuplait son désespoir d’on ne sait plus si c’était une femme devenue musique ou une musique devenue femme.

Ce livre peuplé des fantômes de Franck Bouysse n’a pas fini de vous habiter longtemps après sa lecture, vous éblouissant bien au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

 

Citations : 

Un cadeau… J’en sais rien si c’est un cadeau que je te fais. T’en disposeras bien comme tu voudras. Il faudra juste pas confondre don et pouvoir. Nous autres, on n’est pas comme les curés, c’est pour ça aussi qu’ils nous détestent, parce qu’ils considèrent qu’ils ont le pouvoir de débarrasser les gens de leurs fautes, alors que nous, on peut que guérir.


L’Aube noire, son premier et aussi son seul livre publié. Immense succès critique et commercial, tout ce dont Harry n’avait jamais osé rêver. Les honneurs et les mondanités avaient suivi. Il s’était pris au jeu. On l’avait encensé, couronné, courtisé, "hypocrisé", et très vite on s’était mis à l’attendre au tournant. Le fameux deuxième livre. À l’époque, les conseils n’avaient pas manqué, des mises en garde grimées en bienveillance. On lui avait dit de profiter, de vivre l’instant présent. Harry s’était laissé prendre au piège. La gloire et le succès l’avaient rendu séduisant. Il n’avait rien tenté pour résister aux sirènes du succès, pensez : « certainement le plus grand écrivain vivant de son temps ». Comment y croire ? Comment s’empêcher aussi d’y croire ? Il aurait dû surligner le « certainement », mais la lucidité lui manquait alors. Il avait confondu le temps avec un moment, croyant s’acheter une liberté, oubliant que la liberté, c’est précisément échapper au temps, détourer le présent, se projeter déjà dans un autre écrire. Il n’en avait pas été capable, répétant en public un texte appris par cœur, car il se devait d’avoir un avis sur tout, avec de belles tournures pour paraître cultivé et intelligent, rien que des lieux communs déguisés en théories révolutionnaires, dites si possible en arborant un air affecté.          
Ce qui avait le plus surpris Harry au début, c’est qu’une activité aussi solitaire que l’écriture le mène à rencontrer autant de gens, de tous horizons, attentionnés, passionnés pour l’immense majorité. Le problème avec ceux qui aiment un livre, c’est qu’ils finissent par aimer son auteur, sans réserve. Harry s’était senti redevable d’une dette contractée par l’homme, alors que le romancier n’aurait jamais dû entrer dans ce jeu. Il avait perdu le sens de sa vie d’avant, cette vie qui lui avait permis d’écrire L’Aube noire, d’ajouter une vie supplémentaire à son existence, le pouvoir de la littérature, de l’art en général.


Il continuait de lire, le plus souvent de relire, la vingtaine de livres constituant son panthéon, comme on écoute jusqu’à sa mort Bach ou Schubert sans jamais se lasser, sans jamais en épuiser la forme. Les grands livres ont ce pouvoir-là, de modifier la trajectoire du lecteur à chaque lecture, de maîtriser le temps en déployant l’espace, de faire en sorte que rien ne s’est véritablement produit, qu’à tout moment peuvent surgir de nouvelles montagnes et de nouveaux abysses. Le temps révolu n’est dès lors plus une succession de moments déjà vécus, mais une suite insoupçonnée de rapports au monde. Harry se nourrissait dans l’espoir de récupérer quelques pierres supplémentaires glanées au fil de ses lectures, nécessaires à la poursuite de la construction de sa propre maison.


Sarah venait d’avoir soixante ans. Soixante années de vie représentent la même durée pour tout le monde mais, en dehors du temps commun, il faudrait considérer de quoi sont faites ces années, autrement dit ce qu’on endure, ce qu’on est capable d’endurer en fonction de notre constitution, par où lutte la chair et ce qui l’entame. Sarah, c’était le cœur qu’elle avait trop tendre, trop vulnérable, trop poreux. Personne ne l’aurait soupçonné en la voyant. Toutes sortes de saletés s’étaient entassées dans ce cœur, quand il aurait dû se contenter de distribuer et de ramener le sang sans accumuler des émotions corrosives.
 
 
Devant l’absence de réaction de Caleb, elle proposa de lui préparer à manger de temps en temps, de laver son linge et aussi de l’aider à soigner les bêtes, en attendant que sa mère revienne, bien sûr. Bonne fille, elle s’y entendait en tout. Caleb ne répondit rien. Le don inné du sacrifice, pensa-t-il ironiquement. Sa mère avait raison, Ophélie agissait ainsi juste pour lui mettre le grappin dessus. Comment avait-il pu être attiré par cette fille à la peau brune et au visage parsemé de taches de son, cette fille qui répétait et répétait qu’elle était désolée, désolée, désolée et encore désolée, qui prétendait comprendre ce qu’il ressentait, pouvoir le soulager de sa peine, qui attendrait qu’il ait envie de parler, n’importe quand, n’importe où. « Parler », le mot revenait sans cesse dans cette bouche aux lèvres charnues, dont il avait eu envie et qui le dégoûtait maintenant, comme tout le reste autour. Parler était-il une obsession de jeune fille et se taire une obsession de vieille femme ? Cela dit, en écoutant Ophélie, il en vint à la conclusion qu’elle aurait toujours des choses à dire, même quand elle serait aussi vieille que sa mère, des choses sans intérêt. Il se demanda encore s’il s’agissait d’un seul et même but poursuivi par cette fille ou sa mère, par les femmes en général, dans la parole dite ou le silence, un but qui serait d’endosser la douleur des hommes. Quoi qu’il arrive, il préférerait toujours les silences de sa mère aux mots de cette fille qu’il avait désirée et qu’il ne désirait plus.


En ville, son regard est habitué à buter sur un obstacle de chair, de fer, de béton ou de verre. Là-bas, le ciel est très haut, il faut lever la tête si on veut en découvrir la trame ; ici, il est à hauteur d’homme, peut-être un effet de l’hiver. En ville, les sons, les voix, les cris se conçoivent en bruit ; ici, chacun se distingue des autres sur l’apprêt silencieux. En ville, les arbres ne peuvent rivaliser avec les gratte-ciel, emmaillotés dans leur écorce grise, des mégots à leur pied ; ici s’exprime leur toute-puissance, il n’y a que la distance pour abaisser leur cime, et même foudroyée leur histoire est immense. Ici, les lignes électriques s’érigent en clôtures d’un bestiaire fabuleux, que des oiseaux discrets surveillent comme des chiens de berger.


Il jette un coup d’œil à la combe voilée par la brume. Un cyprès couvert de neige ressemble à une mariée immobile, triste et abandonnée sur un parvis émaillé de pétales blancs, dans un silence de mort.


Harry a toujours le regard figé sur la montre de ce grand-père inconnu, cette montre qui ne sera jamais sa montre. En lui faisant ce cadeau, sa mère lui avait offert « le mausolée de tout espoir et de tout désir ». Le cadran a jauni avec les années. Les aiguilles dorées semblent se déplacer dans une eau saumâtre, non vers le futur, mais au contraire vers un temps abandonné aux portes d’un passé refoulé. Et ce tic-tac, comme le bégaiement d’une réalité ne pouvant qu’être vaincue par la mort. Parce que entre oublier et conquérir, il n’y a pas d’espace, deux projets qu’on ne parvient jamais à mener à bien, sinon en disparaissant, en s’extirpant de cette maudite substance épaisse et glauque, inaltérable, sans laquelle nous serions des êtres magnifiques, libres et sans orgueil, exempts de la crainte de mourir.


Les jours qui suivent, le brouillard reprend le pouvoir. L’immobilité est totale et même la neige a renoncé à tomber. L’espace est contraint par deux états de l’eau, solide et vaporeux. Le temps flotte, stagne et pèse plus encore que s’il s’écoulait d’un événement à un autre ou sous le cadran d’une montre. L’unité tangible qu’embrasse son regard oppresse moins Harry, non qu’il ait l’impression d’en faire partie, mais la puissance qui s’en dégage fomente une calme rébellion contre une existence qu’il avait crue tracée. Le temps ici, pense-t-il, c’est de la poudre d’os enfermée dans un sablier que personne n’aurait l’arrogance de retourner, on le devine par transparence et on retient sa main. 


Ils passent de longs moments, reclus dans le silence. Harry lève parfois les yeux de la bible paysanne lorsqu’il entend un bruit, et le chien fait de même. On dirait que la maison étire ses membres longtemps endormis, s’exprime dans son propre langage, traduit à sa manière les voix et les sons que d’autres ont abandonnés à l’intérieur des murs, des meubles et du plancher. En plus de parler, peut-être que la maison écrit, que toutes les scarifications valent symboles, qu’ainsi elle raconte l’histoire, comme les rides sur un visage. Ne pas brusquer les choses. Apprendre patiemment ce langage. Apprendre à toucher, sentir, regarder, écouter. Harry a le sentiment que la maison se nourrit aussi de sa présence, qu’elle le tolère dans ce but. Peut-être que sa raison vacille, avec l’isolement. Peut-être que les murs conventionnels de son esprit s’en trouvent peu à peu rongés, que des rouages insoupçonnés se mettent en action, graissés par le brouillard. Peut-être que les mots sont eux aussi en suspension dans la brume et qu’il faut leur laisser le temps de se mettre en place. Les ciels clairs sont sans mystère et ne contentent que ceux qui rêvent de vacances. Peut-être que tout se joue dans cette maison, avec sa mémoire, avec le chien, avec le dehors qui bute sur les murs et les traverse. Peut-être que Harry est au bon endroit, qu’il ne faut pas résister, que seuls les humains d’ici font de lui un étranger.


Il alluma une cigarette, versa un reste de café froid dans un verre et y ajouta de la gnôle. Il but une gorgée, le dos contre la fenêtre donnant sur la combe, face au fourneau, là où s’affairait souvent sa mère. Tant qu’elle s’activait, elle paraissait surhumaine, indestructible, immortelle, même lorsqu’elle s’asseyait sur la chaise pour se reposer. Il se promit de ne jamais retirer cette chaise sur laquelle l’ombre reposerait désormais et dans laquelle il se fondrait afin de s’accorder à son pouvoir. Les ombres ne meurent pas, mais sa mère était partie en un lieu de misère anonyme d’où il n’avait su l’extraire à temps. Cette promesse qu’il n’avait pas honorée, de la ramener vivante chez elle, une promesse qu’il traînerait jusqu’au bout et qui n’en finirait pas de soulever la poussière. Une poussière issue d’un champ de betteraves. Tout ce qu’elle avait probablement voulu lui faire comprendre à ce moment-là, le dos voûté, les doigts enterrés. Lui faire comprendre qu’on se redresse toujours une fois de trop. Se croyant encore capable de déroger à la règle, avant de se donner raison. À quoi cela pouvait-il bien servir de le savoir ? Comment reconnaître le moment où il ne faut plus chercher à se redresser, qu’il est inutile d’essayer ? Il semble qu’on ne soit jamais assez lucide pour se débarrasser de l’orgueil déplacé de croire que le monde n’est pas encore prêt à se passer de nous, pas le vaste monde, mais ce lopin sur lequel on s’affaire une vie entière. La vanité est un marteau, et nos vaines espérances les clous qui scellent le cercueil.


Au lendemain de l’enterrement de sa mère, Caleb fouilla la chambre de fond en comble, souleva le matelas, ouvrit les tiroirs, explora les piles de draps et de linge dans l’armoire monumentale, tout cela pour un misérable butin n’excédant pas trois branches de lavande et des objets du quotidien. Il faudrait faire avec, ou plutôt sans. Elle avait suivi ses propres préceptes à la lettre, les avait aussi inculqués à son fils depuis sa tendre enfance : ne rien conserver qui eût pu trimbaler un souvenir, arguant qu’il subsistait toujours assez d’objets recouverts d’empreintes, de petits mémoriaux trompeurs. Elle avait aussi confié à Caleb que si un jour l’envie le prenait de gravir une colline pour se prouver quelque chose ou simplement voir de l’autre côté, il lui faudrait lever la tête une fois en haut et regarder le ciel, de nuit comme de jour, car cet infini inconcevable le ramènerait toujours à la surface de son existence : une ferme à entretenir, à conserver sans songer à l’étendre. Vivre n’était pas se soumettre au temps, ni aux êtres, ni aux événements qui le balisent. Le meilleur moyen d’oublier ses ambitions était la discipline et le travail, reproduire la même journée, ne rien changer, refouler les tentations.


Depuis longtemps, le double en littérature obsède Harry, l’idée selon laquelle le moi se protégerait de l’anéantissement en créant un double messager de la mort. El otro, disait Borgès. Un double qui ne serait pas un sosie ou un jumeau, mais un autre, capable d’endosser le bonheur, la frustration, le courage, la peur, le désespoir, la lâcheté, la monstruosité, la folie, l’amour, la haine…, toutes les impossibilités momentanées ou non de l’original subordonnées à un double tout-puissant. Il n’y a pas lieu de faire coller ces deux-là.


Son père lui avait expliqué que l’auteur créait des personnages ayant pour mission d’explorer un espace littéraire, de trouver une nouvelle planète. Cette planète devrait alors posséder suffisamment de caractéristiques communes avec notre bonne vieille terre pour être habitable. Cette planète ferait littérature, celle qui place la vérité des personnages plus haut que tout, pas celle qui se raconte, pas celle des idées ou des sujets. La littérature imprégnée de mythes et de légendes, inféodée aux corps qui chutent et aux malheureux qui résistent. Celle qui redistribue les cartes du réel, celle qui triche avec un as dans sa manche. Une littérature universelle, sans frontières rassurantes. Shakespeare, Homère, Proust, Woolf, Faulkner, Virgile, Yourcenar, Sábato, Eliot, Whitman, Hugo, Mallarmé, Dickinson, Dante, Milton, Colette, Yeats, ceux qui viennent en premier à l’esprit de Harry, ceux qui savaient se tenir droits sur la crête, ceux qui ne marchaient pas à l’intérieur des terres en décrivant des paysages déjà décrits et en parlant à des statues de sel.


Lorsqu’un sujet se présente à Harry, il en repousse les assauts, comme saint Michel le dragon. Son père lui a appris à s’en méfier. Il ajoutait qu’un auteur ne devrait pas écrire une seule ligne qui ne soit en rapport avec des obsessions profondes. Il faudrait remonter à leur source, creuser au même endroit, inlassablement.


Au moins, Dostoïevski et son père le ramènent dans le droit chemin, quand lui prend la tentation de divertir le lecteur. Ce qui peut exister, c’est la rencontre fortuite d’un écrivain et d’un lecteur, et ce n’est pas le livre seulement qui permet ce miracle, c’est l’oubli de celui qui l’a écrit et de celui qui le lit.


Et rappelle-toi : « Pense le matin. Agis à midi. Mange le soir. Dors la nuit. »          
Ces mots qu’il lui répétait depuis l’adolescence, tirés du Mariage du ciel et de l’enfer de William Blake, Harry ne les avait jamais oubliés, tout comme ces récitations qu’on demande d’apprendre à l’école sans qu’on en saisisse forcément la signification. Parfois les mots lui revenaient en mémoire et prenaient alors un sens.


Caleb souffle la fumée de cigarette vers la télévision allumée et les volutes s’écrasent mollement contre l’écran puis s’étalent et le contournent. Une fille parcourt la planète. En ce jour, elle parle du haut d’une tribune, depuis le siège de l’ONU. Elle porte une chemise mauve et une longue tresse retombe sur son buste androgyne, semblable à une liane. La colère déforme sa bouche et son visage. Telle une tragédienne, elle crache des mots définitifs alignés sur l’apocalypse dans le but d’éveiller les consciences. Trop naïve pour savoir qu’on ne peut éveiller ce qui n’existe pas chez la majorité de ceux qu’elle invective avec gravité dans l’assistance ou à travers le téléviseur : les décideurs et les figurants. Pauvre petite, tu te fatigues pour rien. Caleb sait d’expérience que la colère ne mène nulle part, mais qu’on ne peut pourtant s’en défaire lorsqu’elle vous prend, qu’une fois dans le ventre, elle n’en ressort pas, sinon pour nourrir une plus grande haine. (…)
Bien sûr que la fille a raison, lui aussi ressent la douleur de la terre, constate que les hommes la font vieillir à toute vitesse grâce aux outils aiguisés par leur avidité. Pauvre chérie, bercée d’illusions, qui semble découvrir que les tribunaux sont présidés par les coupables, ceux-là mêmes qui font tourner la planète empalée sur une broche au-dessus du feu qu’ils ont allumé. (…)
Un simple soldat sorti du rang n’a jamais donné d’ordre à un général, sinon ça se saurait. À quoi bon se ruiner la santé dans un combat perdu d’avance. Caleb pense que ce qui peut arriver de mieux à la planète, c’est que les humains disparaissent le plus rapidement possible, peu importe comment. Pour que tout soit parfait, il faudrait qu’il n’y ait aucun survivant, sinon un jour ou l’autre, on recommencerait les mêmes erreurs. L’homme a toujours réussi à faire mieux, en pire.


Caleb se dit que la neige est probablement la dernière des illusions, la seule qui parvienne à masquer la saleté du monde moderne, mais il neige de moins en moins.


L’épaisse couche de neige est en train de geler et scintille, tel un drap brodé de fils d’or, et le brouillard ressemble à un buvard, qui lentement s’imbibe d’obscurité.


Dans un pré, sur la gauche de la route, s’alignent des piquets de clôture sans fils qui dépassent de la couche neigeuse, semblables à des canons de fusils appartenant à des soldats ensevelis pendant une retraite. Harry imagine les cadavres toujours vêtus de leur uniforme, parfaitement conservés, les orbites et les bouches béantes, les traits marqués par la stupeur, qui attendent la fonte et la révélation de leur stature héroïque gravée dans un marbre friable, en souvenir de leur sacrifice ; et il craint pour eux, comme pour l’espèce humaine tout entière, que la mémoire soit une boue figée sous la neige le temps d’une saison.


Le ciel ressemblait à un vaste étendoir où séchaient des nuages filandreux coulissant sur des cordelettes invisibles. 


Les mots seuls ne fabriquent pas d’émotion sincère, c’est l’émotion qui doit précéder l’apparition des mots.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
H
 



 

samedi 27 août 2022

[Gestern, Hélène] 555

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : 555          

Auteur : Hélène GESTERN

Parution : 2022 (Arléa)

Pages : 460

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’est en défaisant la doublure d’un étui à violoncelle que Grégoire Coblence, l’associé d’un luthier, découvre une partition ancienne. A-t-elle été écrite par Scarlatti, comme il semble le penser ? Mais, à peine déchiffrée, la partition disparaît, suscitant de folles convoitises. Cinq personnes, dont l’existence est intimement liée à l’œuvre du musicien, se lancent à la recherche du précieux document sans se douter que cette quête éperdue va bouleverser durablement leur vie.
Domenico Scarlatti, compositeur génial aux 555 sonates, est le fil conducteur de ce roman musical. Sa musique envoûtante en est la bande sonore.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hélène Gestern est née en 1971. Elle vit à Nancy, où elle enseigne la langue et la littérature françaises à l’université. Elle a rejoint en 2002 une équipe de recherche spécialisée dans les écrits autobiographiques, ce qui l’a amenée à travailler sur des journaux personnels et des manuscrits. Elle s’intéresse également à l’histoire de la photographie, comme en témoignent plusieurs de ses romans.
Arléa a publié son premier roman Eux sur la Photo (2011, Arléa-Poche 2013), succès de librairie avec plus de 80 000 exemplaires vendus, lauréat de nombreux prix littéraires. Ses livres ont été traduits dans plusieurs langues dont l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien.

 

 

Avis :

Des 555 sonates composées par le claveciniste virtuose Scarlatti (1685-1757), toutes d’une grande inventivité et d’une haute technicité d’exécution, la plupart sont restées inédites de son vivant et aucune ne nous est parvenue en autographe. Et comme ce volume inégalé de pièces forme un ensemble difficile à classer, chacune n’étant d’ailleurs identifiable que par les différents numéros de recensement attribués par les musicologues qui y ont consacré une bonne partie de leur vie, tout est réuni pour favoriser la controverse sur l’exhaustivité ou pas de l’oeuvre authentifiée du génial musicien. Plusieurs grands interprètes, comme le claveciniste américain Scott Ross, connu pour son enregistrement intégral des 555 sonates, s’en sont même amusés en écrivant leurs propres « vraies fausses » sonates, plus scarlatiennes que celles de Scarlatti.

S’emparant du mystère entourant « un musicien plutôt conventionnel, asservi à une vie de cour et de mondanités », pourtant « devenu à cinquante ans passés un compositeur génial et prolifique, capable de publier en l’espace de cinq brèves années (…) l’un des monuments les plus impressionnants que la musique occidentale ait jamais produits », Hélène Gestern a laissé courir son imagination pour nous livrer une histoire, certes assez prévisible, mais suffisamment bien composée pour entraîner le lecteur au bout de sa curiosité.

Brodée à partir des quelques faits historiques connus, et surtout des passions et fantasmes qu’a réellement inspirés un Scarlatti prêtant si bien le flanc à la contrefaçon, l’intrigue se noue autour de la découverte d’une possible 556ème sonate. Malheureusement, sitôt revenue à la surface, la troublante partition disparaît, volée avant même d’avoir pu être dûment authentifiée. Commence une véritable chasse au trésor, impliquant cinq personnages avec chacun un motif très particulier pour désirer la retrouver le premier.

Dès lors, les cinq – un luthier, un ébéniste d’art, un universitaire musicologue, un mécène collectionneur et une célèbre claveciniste – prennent la parole tour à tour, révélant, dans leur quête du graal, le meilleur comme le pire de leurs personnalités et du microcosme musical. C’est au final la passion de la musique, avec ses affres, ses exigences impitoyables et ses drames, mais aussi l’inexplicable alchimie de ses beautés et de ses émotions, qui l’emportera chez certains sur l’ambition, l’appétit du lucre et la vengeance.

Une lecture agréable, à laquelle on se laisse prendre malgré une certaine prévisibilité et l’impression, peut-être, de quelques clichés, parce qu’elle a le mérite, en particulier de nous interroger sur l’indéfinissable Scarlatti dont on aura envie de (re)découvrir la musique, et de façon plus large, de susciter l’émotion à la pensée de toutes ces œuvres en général, malencontreusement amputées, détruites ou perdues au fil des siècles. (3,5/5)

 

 

Citations : 

Ce matin, j’ai terminé mon échauffement avec la K61. Cette sonate, je l’ai interprétée des centaines, peut-être des milliers de fois. Mais, pour moi, elle est définitivement la plus belle, la plus aboutie des pièces de Scarlatti : une fugue, montée lente, obsédante, tranquille, presque implacable du même motif, qui commence en eau dormante et s’achève en vif-argent. Et tant pis si le déroulé liquide de ses gammes ascendantes et l’enchevêtrement de ses variations mettent mes vieilles mains à l’épreuve. Cette sonate est un tourbillon émotionnel qui mélange l’exultation, l’apaisement, l’allégresse. La joie qui s’y exprime est pénétrée d’ombres ; Dieu sait de quelles douleurs le compositeur a nourri l’or et la lumière qui font vibrer sa musique.
Du peu d’événements que l’on connaît de la vie de Scarlatti, on sait qu’il a perdu une épouse, Catalina, et vu mourir plusieurs de ses enfants. Il a passé la moitié de son existence en exil, à l’ombre des puissants, loin de sa terre napolitaine, à une époque de morbide Inquisition et de piété obligatoire.
 

Les mémoires que je déchiffrais, au milieu d’un fatras de chroniques vénitiennes sans intérêt, étaient l’œuvre d’un sous-organiste obscur qui avait sévi à Venise et à Naples, la ville natale de Scarlatti. L’homme rapportait ce qu’il avait entendu raconter à propos d’un envoi fait par le compositeur à un organiste anglo-irlandais, Thomas Roseingrave. De l’amitié de Scarlatti pour cet homme, il nous reste quelques traces : grâce à Burney, un mélomane de l’époque qui avait raconté son propre voyage sur le continent, on sait que le jeune organiste, venu en Europe avec une bourse d’études de la cathédrale Saint-Paul, avait été convié à une soirée où on l’avait prié d’interpréter quelques pièces. À sa suite, Scarlatti avait été invité à passer derrière le clavier. Selon le témoignage de Burney, le voir jouer avait donné à Roseingrave le sentiment que « dix mille démons étaient devant l’instrument ». L’histoire (la légende ?) ajoute aussi que le jeune Anglais, qui avait les nerfs fragiles, avait renoncé à toucher un instrument pendant un mois après cette impressionnante démonstration de virtuosité.
 

Enseigner a toujours été une joie pour moi. Si le rythme de ma carrière ne m’avait pas interdit d’avoir un poste fixe, il ne m’aurait pas déplu d’en faire mon activité principale. Il y a six ou sept ans, quand j’ai décidé de ralentir, j’ai accepté de prendre une classe semestrielle au CNSM. Je l’ai tenue pendant trois ans : quatrième année, spécialisation clavecin. J’ai aimé le temps passé avec ces jeunes gens, leur talent en train d’éclore, parfois timide, parfois arrogant, sous lequel on devinait, en de rares occasions, la trempe d’un futur grand interprète. J’ai beau être passée par là, l’abnégation avec laquelle ces élèves sacrifiaient leur adolescence et les premières années de leur vie d’adulte à leur instrument forçait mon admiration.   
À ce stade, au fond, nous n’avons plus énormément à leur apprendre en matière de technique pure. La leur est déjà là, affûtée, policée par des années de gammes et d’exercices. À vingt-trois ou vingt-quatre ans, ce dont ils ont surtout besoin, c’est qu’on les aide à trouver le chemin qui les mènera à la mélodie. Qu’on les autorise à inscrire dans leur jeu la trace de leurs rêves, de leurs amours, de leurs peines. Ils doivent apprendre à jouer avec leurs failles, leurs affects, leurs blessures, leurs émerveillements autant qu’avec leurs doigts surentraînés. Le processus est long, déstabilisant, angoissant : comme un abîme au bord duquel on doit se pencher sans trébucher. Mais sans cet effort pour dénuder ses émotions sur scène, sans ce travail pour entendre d’abord la musique à l’intérieur de soi, cette musique qui réclame, dévorante, son lot de chair, de larmes, d’éblouissements et les prélève directement sur nos existences, on n’est pas grand-chose, artistiquement parlant. Ce qu’il me revenait d’expliquer à ces jeunes musiciens, après ces années d’examens, d’évaluations, de concours où on leur demandait d’abord d’être des athlètes du clavier, c’est qu’il fallait accepter de se présenter humble et nu devant la musique. Que le prix à payer était lourd d’impudeur, exorbitant par moments. Mais qu’on n’avait pas le choix. Pour certains, ce discours était un choc.
 
 
Une partition nouvelle, leur disais-je, est comme une eau froide dans laquelle on plonge. Ne la combattez pas, ne la craignez pas, aussi exigeante soit-elle en termes d’exécution. Prenez appui sur ses aspérités, car ce sont elles qui vous guideront. Faites-lui confiance pour vous pousser au-delà de ce dont vous vous croyez capables. N’ayez jamais peur d’elle, même si elle vous paraît plus haute que l’Himalaya. Elle vous rendra votre effort au centuple, pour peu que vous acceptiez d’en comprendre les ressorts intimes.


Je pensais à la succession d’interprètes qui avaient fait vivre cette splendeur à travers le temps. A ces rares volumes manuscrits, qui auraient pu être dix fois détruits, mais qui avaient été copiés avec ferveur, échappant ainsi aux outrages de l’oubli pour être réinventés de générations en générations. A ces pièces qui, presque trois siècles après leur création, avaient gardé le pouvoir de rassembler, comme elles le faisaient, ce soir, des êtres que tout aurait dû séparer l’âge, le degré de richesse, l’éducation, la couleur de la peau. J’ai pensé que dans le monde, à cette heure, la fureur et la haine embrasaient la planète un peu partout, qu’on mourait ici dans le bruit des fusils, là dans la détresse des famines et des exils. Mais ce soir, une fraction d’humanité s’était donné rendez-vous , à l’abri des notes, pour se réconcilier, se recueillir dans la joie pure d’une communion musicale.


Je ne crois pas à la postérité des êtres. La gloire, la célébrité sont des hochets pour grandes personnes. Se croire immortel parce qu’on a gravé quelques disques n’est qu’une idiotie, une preuve supplémentaire de la vanité humaine. En revanche, je sais que la musique, la mémoire sonore de la musique, telle qu’on l’a transmise dans les comptines fredonnées au berceau, les chants, les rituels, avant de commencer à la déposer sur des rouleaux de cire il y a cent vingt ans, n’a pas d’âge. Avec quelle dévotion n’ai-je pas écouté, jeune fille, les vieux enregistrements de Wanda Landowska, ou les disques de Cortot, quand il avait traversé la Manche, dans les années 30, pour graver Chopin à Abbey Road ? Le son est étouffé, grésillant, lointain ; et pourtant, c’est un fragment de temps pur, la quintessence du génie de Chopin, qui nous arrive sur ces vieilles galettes.


On imagine ces lieux comme des espaces bien rangés, où chaque livre est localisé au millimètre. Dans les faits, une bibliothèque est un corps mobile, toujours en mouvement, où les livres naviguent, tanguent, s’engloutissent et réapparaissent. On ne compte pas les fantômes, les égarés dans un rayonnage où on les retrouvera dix ans plus tard, sans parler des pièces qui tombent en miettes quand on les ouvre pour la première fois depuis deux siècles.


Imaginer une vengeance soulage ; la mettre en oeuvre est sordide. Et les blessures qu’on inflige ne réparent pas celles qu’on a reçues.


 

jeudi 25 août 2022

[Teulé, Jean] Azincourt par temps de pluie

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Azincourt par temps de pluie

Auteur : Jean TEULE

Parution : 2022 (Mialet Barrault)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Azincourt, un joli nom de village, le vague souvenir d’une bataille perdue. Ce 25 octobre 1415, il pleut dru sur l’Artois. Quelques milliers de soldats anglais qui ne songent qu’à rentrer chez eux se retrouvent pris au piège par des Français en surnombre. Bottés, casqués, cuirassés, armés jusqu’aux dents, brandissant fièrement leurs étendards, tout ce que la cour de France compte d’aristocrates se précipite pour participer à la curée. Ils ont bien l’intention de se couvrir de gloire, dans la grande tradition de la chevalerie française. Aucun n’en reviendra vivant. Toutes les armées du monde ont, un jour ou l’autre, pris la pâtée, mais pour un désastre de cette ampleur, un seul mot s’impose : grandiose !

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1953 à Saint-Lô, dans la Manche, Jean Teulé est romancier et auteur de bande dessinée. Il a aussi travaillé pour le cinéma et la télévision.

 

Avis :

Débarquée en Normandie en août 1415, l’armée anglaise menée par le roi Henri V s’empare de la ville d’Harfleur après un mois de siège, mais, épuisée par une épidémie de dysenterie, doit provisoirement abandonner la poursuite de sa conquête. Elle met le cap vers le Nord de la France, pour rejoindre la ville anglaise de Calais et rembarquer vers l’Angleterre. A proximité du village d’Azincourt, en Artois, ses quelques milliers d’hommes se heurtent à la fine fleur de la chevalerie française, accourue en masse leur barrer la route. Contre toute attente, la bataille qui s’ensuit le 25 octobre est un désastre sans précédent pour le camp français.

La défaite est d’autant plus cuisante qu’elle prend au dépourvu une armée, qui, avec l’avantage du nombre et la puissance de ses charges caparaçonnées d’acier, pensait, en toute arrogance, ne faire qu’une bouchée de la piétaille dépenaillée adverse. C’était sans compter la configuration du terrain, les conditions météorologiques et les « long bows » anglais : enlisée dans la boue après une nuit de pluie, serrée en contre-bas d’un terrain étroit où les chevaux abattus font chuter les autres comme des dominos, la cavalerie lourde subit dans une totale impuissance les tirs de sape d’une archerie inexpugnable dans ses retranchements.

Sérieusement documenté et pédagogiquement exposé, le récit pas à pas de cette bérézina sanglante qui mit fin à l’ère de la chevalerie - supplantée par la suprématie des armes à distance, mais aussi sabordée par d’irréparables erreurs stratégiques -, est aussi passionnant qu’édifiant. Prenant appui sur les aspects les plus ubuesques de cette déculottée d’une armée, tellement convaincue de sa supériorité et de l’immuabilité de principes éprouvés, qu’elle commet déjà bévue sur bévue au-delà même de comprendre que les règles du jeu ont changé, l’auteur transforme sa narration en une pantalonnade très politiquement incorrecte, au langage cru et à l’humour trivial qui sont sa marque de fabrique.

Peu friande du ton et du style rabelaisien de ce texte, j’ai davantage apprécié la restitution revisitée et indéniablement frappante d’un fait historique jusqu’ici très vague dans ma mémoire. Il n’est désormais plus près de s’en effacer ! (3/5)

 

 Citations : 

— Venus de la mer vers la mi-août pour attaquer notre royaume par la Normandie, après avoir débarqué devant la petite ville fortifiée d’Harfleur qui, sans aucune aide de l’armée royale, s’est défendue vaillamment et dont la prise a beaucoup trop traîné à leur ôte humide. Les vivres qu’ils avaient apportés ont moisi. Leur roi Henry V a donc renoncé à remonter la Seine, jusqu’à l’invasion de Paris et peut-être de toute la France…                 
Philippe parle maintenant plus fort à cause du vacarme de la pluie percutant les sonores visières relevées des casques métalliques entourant les têtes assourdies à proximité. Quel déluge ! mais le seigneur du Quesne poursuit :                 
— Début octobre, après avoir laissé dans Harfleur mille de ses hommes et tous ses canons parce que trop difficiles à transporter, le roi d’Angleterre a préféré longer la côte jusqu’à Calais, l’autre ville qu’ils détiennent en France, afin de retourner sur leur île. En route, ses troupes affamées et épuisées par des semaines de marche sous la pluie se sont jetées sur des moules de la baie de Somme, hélas pour eux avariées. Une dysenterie foudroyante a ravagé l’armée anglaise et a tué ses soldats par milliers. Stoppés au sud de ce champ et à seulement quinze lieues du port de Calais, ceux encore dans les bataillons doivent se sentir découragés…
— … D’autant qu’ils se trouvent maintenant face à nous qui nous sommes lancés à leur poursuite et, après les avoir contournés, leur barrons le passage au nord de ce champ, intervient le Flameng, enthousiaste.
 

L’un des deux opposants politiques évoqués, l’Armagnac, s’était choisi deux épis d’orge pour nouvel emblème. L’autre, le Bourguignon, qui ne pouvait pas saquer son noble confrère, avait alors changé le sien par de l’ortie, sous-titré de la devise : « Attention, qui s’y frotte s’y pique ! » La menace était claire mais c’était compter sans la réplique du premier qui vira alors l’orge de sa bannière pour le remplacer par un bâton noueux utilisé dans les campagnes afin de saccager la plante urticante. Au motif représenté il fit ajouter l’expression JE LENNUIE (comprendre : « Je l’emmerde, ce fils de pute, et je vais lui pourrir sa gueule ! »). Ce à quoi, le gravement insulté répondit sur ses étendards par un rabot signifiant qu’il allait raboter ce bâton et que de son adversaire il ne resterait plus que des copeaux. L’un des deux avait été ensuite vite assassiné, et concernant l’autre ça n’allait pas tarder. Oh, la querelle « courtoise », à coups d’oriflammes belliqueuses, quel battle comme on dirait en face.
 

Partis de Harfleur début octobre, les Anglais ont souffert de la faim sans s’arrêter de marcher, de l’aube à la nuit, durant deux semaines de presque jeûne. Ils n’ont traversé aucune ville pour la piller de nourriture.                 
« Défense de viol et de rapine sous peine d’écartèlement, avait prévenu Henry V. Défense de voler des commerçants même ambulants sous peine de s’en trouver égorgé. Je refuse qu’en chemin vos désordres soulèvent les populations. Je veux seulement qu’on atteigne Calais au plus vite. D’ailleurs même les petites cités fortifiées nous ferment leurs portes car elles savent qu’on ne prendra pas le temps d’attaquer leurs remparts pour avoir à manger. Tant pis si la colonne d’hommes que vous formez s’en trouve durement éprouvée. Le long des haies, vous n’avez qu’à cueillir des mûres, des noisettes, sans jamais ralentir le pas. »
 
 
Autant le souverain français dit le Fol est fragile alors que son armée est surpuissante, autant à Maisoncelle c’est le contraire. Le souverain anglais a une forte personnalité qui fascine son armée pourtant très mal en point. 


— Au connétable du sérénissime Charles VI par la grâce de Dieu, Henry V par la même grâce vous salue et propose la paix en ce jour.  
— La paix ?! n’en revient pas le chef de l’armée française, estomaqué.  
— Henry V offre de vous rendre Harfleur et même Calais si vous nous laissez poursuivre notre route pour rentrer chez nous en Angleterre…  Boucicaut, également très surpris, avoue être prêt à accepter cet étonnant arrangement mais le duc d’Orléans (en deuxième ligne) ainsi que toute la noblesse du premier rang, pressée de vaincre, se récrient :  
— Comment ? s’insurgent en chœur les ducs de Bar et d’Alençon. Nous sommes céans très nombreux, fort bien pourvus de toutes choses, et le roi à la joue détruite jusqu’à l’œil voudrait que nous abandonnions la bataille ? Jamais !


Au premier rang, beaucoup de grands noms de l’aristocratie française ont péri. Ces morts ne bougent pas, ce qui est fréquent, mais quoique debout ils ne tombent pas non plus, ce qui est plus rare. Ils ne tombent pas car ils ne peuvent tomber. L’armure médiévale étant peu flexible, et parce qu’ils sont englués jusqu’aux genoux dans la gadoue qui les retient, leurs dépouilles ne parviennent à basculer ni en avant ni en arrière. Les nombreux succombés sans avoir combattu, entre d’autres Français qui étouffent dans leur armure, forment un vertical rempart. Ils ressemblent aux statues alignées de l’île de Pâques.


 

mardi 23 août 2022

[Barry, Sebastian] Des milliers de lunes

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Des milliers de lunes
            (A Thousand Moons)

Auteur : Sebastian BARRY

Traduction : Laetitia DEVAUX

Parution : en anglais (Irlande) en 2020,
                  en français en 2021
                  (Joëlle Losfeld, Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bien qu’il s’agisse d’une histoire à part entière, nous retrouvons Winona Cole, la jeune orpheline indienne lakota du roman Des jours sans fin, et sa vie dans la petite ville de Paris, Tennessee, quelques années après la guerre de Sécession.
Winona grandit au sein d’un foyer peu ordinaire, dans une ferme à l’ouest du Tennessee, élevée par John Cole, son père adoptif, et son compagnon d’armes, Thomas McNulty. Cette drôle de petite famille tente de joindre les deux bouts dans la ferme de Lige Magan avec l’aide de deux esclaves affranchis, Tennyson Bouguereau et sa sœur Rosalee. Ils s’efforcent de garder à distance la brutalité du monde et leurs souvenirs du passé. Mais l’État du Tennessee est toujours déchiré par le cruel héritage de la guerre civile, et quand Winona puis Tennyson sont violemment attaqués par des inconnus, le colonel Purton décide de rassembler la population pour les disperser.
Magnifiquement écrit, vibrant de l’esprit impérieux d’une jeune fille au seuil de l’âge adulte, Des milliers de lunes est un roman sur l’identité et la mémoire, une sublime histoire d’amour et de rédemption.

 

Un mot sur l'auteur :

Né à Dublin en 1955, Sebastian Barry est un écrivain, dramaturge et poète irlandais. Il est le seul romancier à avoir obtenu à deux reprises le prestigieux Booker Prize : en 2008 pour Le Testament caché, en 2016 pour Des jours sans fin, dédié à son fils gay.

 

Avis :

S’il peut se lire indépendamment, ce récit s’inscrit dans la continuité Des jours sans fin, dont on retrouve les protagonistes, Thomas McNulty, John Cole et Winona, leur fille adoptive rescapée du massacre de sa famille sioux, trimant pour joindre les deux bouts dans la ferme de leur ami Lige Magan, dans l’Ouest du Tennessee. Eux qui, en ces lendemains de guerre de Sécession, n’aspirent qu’à vivre enfin en toute tranquillité, doivent se défendre quotidiennement contre la violence. Quand ils ne sont pas assaillis par les pilleurs, ce sont Winona, puis Tennyson, l’un des deux esclaves affranchis qu’ils emploient, qui sont sauvagement attaqués par des inconnus. Mais, alors que l’amertume des anciens Confédérés ne cesse de bouillonner, multipliant les troubles, la petite communauté peut-elle seulement compter sur les autorités pour faire toute la lumière sur ces agressions et pour obtenir justice ?

Comme à son habitude, Sebastian Barry excelle à nous faire ressentir son histoire. Caractérisés au plus fin de leurs attitudes, de leurs émotions et de leur langage, ses personnages prennent vie au point que l’on croirait les voir et les entendre, et l’on ressort de la narration avec l’illusion d’avoir soi-même, le temps de cette lecture, vécu à leurs côtés. Si action et aventure sont bien sûr encore au rendez-vous de ce western, elles se fondent dans une évocation historique particulièrement suggestive de cette Amérique de 1870 encore à feu et à sang, où règnent la faim, la violence et la peur. Entre bandits de grand chemin et rebelles sécessionnistes encore en campagne, meurtres, passages à tabac et incendies criminels entretiennent un sentiment de menace larvée et de paix bien fragile, tandis que le début de reprise en main du Sud par les démocrates conservateurs ne laisse augurer rien de bon, ni pour les Indiens traités comme des animaux, ni pour les Noirs que leurs droits tout neufs ne protègent aucunement des tabassages en règle dès qu’ils risquent un pied en ville.

Centrée cette fois sur Winona, la narration adopte le point de vue doublement meurtri d’une jeune Indienne en passe de devenir femme. Sa douloureuse émancipation dans un imbroglio où s’affrontent désir de justice et vengeance aiguise chez elle une lucidité acérée que le souvenir de la tendresse maternelle et le soutien indéfectible de sa drôle de famille d’adoption vont néanmoins préserver du désespoir et de la haine. A travers elle se pose toute la question de l’identité amérindienne dans la nouvelle Amérique suprémaciste blanche. Si la guerre de Sécession et la défaite des Confédérés avaient alors ouvert quelques espoirs, certes rapidement douchés, pour le sort des Noirs dans l’Union, combats et massacres se poursuivraient encore longtemps à l’encontre des Amérindiens. Pour les survivants comme Winona, se construire est une terrible gageure que leurs descendants peinent encore à réussir aujourd’hui.
 
Après la violence des guerres et de leurs tueries, ce nouvel opus enchaîne sur une autre forme de brutalité : celle des persécutions racistes qui n’ont pas fini d’agiter l’Amérique. Qu’il s’agisse de la jeune indienne Winona, ou de la vieille esclave noire affranchie Rosalee, la même tendresse envahit peu à peu le lecteur, en même temps emporté par le rythme incessant de ce très immersif western. (4/5)

 

 

Citations : 

Il ne ressemblait pas à grand-chose avec son visage rougi. On aurait dit le dessous d’une bûche qu’on soulève de terre. Par contre, à vingt pas, je vous promets qu’il avait belle allure. Certes, c’était un garçon ordinaire, un garçon simple, un descendant de Polonais ayant émigré en Amérique, mais ce qui comptait pour les gens de Paris, c’est qu’il était blanc. C’était un Blanc. Peut-être que l’amour est aveugle, en revanche les habitants de Paris ne l’étaient pas. Ça non.          
Quand on vous répète sans cesse la même chose, ça finit par vous atteindre. Je savais que, selon M. Hicks, Jas Jonski avait perdu la tête. Qu’il le pensait peut-être même vicieux. Vouloir épouser un être plus proche du singe que de l’homme. Voilà comment M. Hicks voyait les choses. Jas Jonski m’a raconté ça, il était très en colère, mais il avait peut-être aussi un peu peur. Jas Jonski avait une mère à Nashville, pourtant il ne m’avait jamais emmenée lui rendre visite, rien de tout ça.


À part pour l’avocat Briscoe et peut-être quelques autres, dans l’esprit des habitants de la ville, je n’étais pas une humaine mais une créature sauvage. Plus proche de la louve que de la femme. Ma mère avait été tuée comme un berger tuerait un loup. Ça aussi, c’est un fait. Il y avait donc deux faits. Et moi, j’étais moins que le moins important de ces gens. J’étais moins que les prostituées du bordel, pour eux, j’étais peut-être uniquement une prostituée en devenir. J’étais moins que les mouches noires qui suivent tout le monde en été. Moins que la merde qu’on balance à l’arrière des maisons.          
J’étais tellement moins que tout ça qu’on pouvait faire tout ce qu’on voulait de moi, m’abîmer, me frapper, me tuer, m’écorcher.


Pourtant les soldats l’avaient tuée comme ils avaient tué mon père et mes oncles. Ils avaient tué ma sœur, mes tantes, et beaucoup d’autres encore. Ça ne pouvait être que ça, puisque mon peuple avait entièrement disparu. Apparemment, il ne restait plus que moi.          
Pour eux, nous n’étions rien. Je repense à la grande valeur que nous nous accordions et je me demande ce que cela signifie lorsqu’un autre peuple juge que vous valez si peu que vous méritez uniquement la mort. Comment la fierté pour tout ce que nous étions avait-elle pu être broyée au point de finir en particules balayées par le vent ? Qu’était devenu le courage de ma mère ? Avait-il lui aussi été réduit en poussière ? Nous croyions que le monde s’appelait l’Île de la Tortue, ce qui n’était pas le cas. Qu’est-ce qu’une telle découverte fait à votre cœur, et qu’a-t-elle fait au mien ?          
Rien, rien, rien, nous n’étions rien. Quand je pense à ça, je me dis que c’est le summum de la tristesse.


Nous accordons tous une grande valeur à la vie. Mais les Blancs avaient leur propre échelle de valeurs. Comme nous n’étions rien, nous tuer, c’était tuer rien, donc ça ne signifiait rien. Ça n’était pas un crime de tuer un Indien parce qu’un Indien, ça n’était rien.


Les hommes qui commencent durement dans la vie paient chaque cent d’une dette qui finit par se comptabiliser en dollars. S’il avait été beau dans sa jeunesse, il était maintenant une beauté hypothéquée. Les rats de l’âge le guettaient depuis l’ombre.

 

Du même auteur sur ce blog :

 






 

samedi 20 août 2022

[Pascal, Camille] L'air était tout en feu

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'air était tout en feu

Auteur : Camille PASCAL

Parution : 2022 (Robert Laffont)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

27 avril 1718. Un incendie ravage le Petit-Pont, menaçant Notre-Dame. Alors qu’à Paris l’air est tout en feu, au château de Sceaux, la duchesse du Maine souffle sur un autre brasier bien plus dangereux pour le Régent, celui du complot.
Mariée à l’aîné des bâtards de Louis XIV, haute comme trois pommes mais animée de l’orgueil d’une princesse du sang, cette précieuse règne sur sa petite cour de beaux esprits comme sur son mari. Soutenue en secret par le prince de Cellamare, ambassadeur du roi d’Espagne, et encouragée par les survivants de la vieille cour du Roi-Soleil, elle va intriguer avec passion.
Ainsi, en ce printemps 1718, un vent de fronde se lève sur la France et une véritable course-poursuite pour le pouvoir s’engage entre la duchesse d’un côté et le Régent de l’autre.
À travers les méandres des conspirations politiques, les haines familiales et une galerie de portraits tous plus extravagants les uns que les autres, Camille Pascal fait renaître avec virtuosité le temps enflammé et haletant de la Régence.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Haut fonctionnaire, Camille Pascal est notamment l’auteur de Scènes de la vie quotidienne à l’Élysée, des Derniers Mondains et d’Ainsi, Dieu choisit la France. Son premier roman, L’Été des quatre rois, couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie française, s’est vendu à plus de 130 000 exemplaires.

 

Avis :

Le 27 avril 1718, un incendie parti d’un simple cierge détruit le quartier du Petit-Pont, proche de Notre-Dame. Alors que certains évoquent une punition du ciel, Philippe d’Orléans, Régent pendant la minorité de Louis XV, prend soin d’envoyer les troupes dans Paris pour prévenir toute manifestation de mécontentement. Il est encore loin de se douter qu’un autre feu couve, celui du complot, et que c’est à une véritable fronde, qu’en cette même année, il va se trouver confronté.

Outragée d’avoir dû épouser le duc du Maine, bâtard légitimé de Louis XIV et de Madame de Montespan, qui plus est affligé d’un pied bot, Louise-Bénédicte de Bourbon-Condé, aussi violente d’humeur que petite de taille, n’a de cesse de monter son mari contre le duc d’Orléans, depuis que, trois ans plus tôt, ce dernier a fait casser le testament du Grand Roi, retirant au prince l’éducation et la garde de l’enfant royal, et concentrant le pouvoir en ses seules mains. De la joute verbale et des simples pamphlets à une véritable cabale, elle franchit bientôt le pas, pour, soutenue par la vieille garde de la cour de Louis XIV, comploter secrètement avec l’ambassadeur du roi d’Espagne. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’amener Philippe V, petit-fils du Roi-Soleil, à s’emparer du trône de France par les armes.

Camille Pascal s’est basé sur une impressionnante documentation pour reconstituer les évènements dans les moindres détails, et sa narration, comblant avec la plus grande exactitude possible les pointillés laissés par les traces historiques, est en tout point passionnante. De cette peinture se détachent les très vivants portraits de quelques grands personnages, au premier rang desquels l’indomptable duchesse du Maine. Fasciné, l’on assiste à ses caprices de « princesse du sang », dont on pourrait souvent rire s’ils ne la menaient au pire, dans la démesure d’une fureur prête à mettre la France et l’Europe à feu et à sang pour le seul prix de son orgueil blessé. Et si personne ne la prend tout à fait au sérieux dans sa présomptueuse extravagance qui lui fait mépriser toute prudence, force est de constater que, si chimériques et si peu finement instruites soient-elles, ses menées dans un contexte politiquement fragile finissent par acquérir, par le seul fait de son audace et de son autorité, l’ampleur suffisante pour représenter un danger pour la stabilité du pouvoir.

Rigoureusement exact, captivant de bout en bout, c’est par la virtuosité de son écriture que ce texte achève de combler son lecteur. Parfaitement accordée, dans son ton et ses tournures, aux dialogues authentiquement tirés des documents et témoignages parvenus jusqu’à nous, l’excellente plume de Camille Pascal se savoure avec d’autant plus de délices qu’elle nous régale de bien jolies trouvailles et de formules pleines d’esprit.

Déjà séduite par La chambre des dupes, ce précèdent roman de l’auteur, lui aussi tout imprégné des luttes de pouvoir à la Cour  - d’un Louis XV parvenu à la trentaine -, me voilà en passe de devenir une inconditionnelle de Camille Pascal, tant la rigueur de son érudition historique rivalise avec l’irrésistible qualité de son écriture. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

La colère princière était comme un poêle hollandais, dont l’extérieur tout carrelé de Delft paraît aussi frais que de la faïence mais dont l’intérieur dissimule une fournaise.


Ruiné par une guerre interminable, l’État se trouvait au bord de la banqueroute dont il était souvent tiré in extremis par des financiers, traitants et maltôtiers, qui lui administraient de mois en mois un remède plus dangereux encore que le mal en lui faisant crédit à des taux usuraires. Il y avait urgence, car les rentes n’étaient plus payées à terme et c’était toute la bourgeoisie parisienne qui se verrait amputée d’une partie de ses revenus, ce qui n’est jamais bon pour le pouvoir, surtout lorsque le roi règne mais ne gouverne pas encore. (…)
La situation financière et politique paraissait donc inextricable lorsqu’un homme de génie s’était présenté au Palais-Royal, un de ces aventuriers comme le baron de Walef que la fin de la guerre laissait désoeuvrés mais qui pullulaient alors à Paris, où l’on a toujours ouvert les bras aux esprits à systèmes et à bonnes fortunes. Cet Ecossais, condamné à mort dans son pays, répondait au nom de John Law, parfaitement imprononçable en France. Il était parvenu à convaincre le Régent que seule une révolution monétaire sauverait ses finances. Le Duc d’Orléans n’avait rien contre la magie, bien au contraire, et il s’était lui-même essayé à l’alchimie ; aussi convertir de l’or en papier pour faire de l’argent lui parut-il une idée tout à fait formidable.


L’académicien connaissait trop bien le mot du terrible Lauberdemont au cardinal de Richelieu qui lui demandait une tête : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme de France, et j’y trouverai de quoi le faire pendre... »


Au lendemain du trépas du Grand Roi, le château de Versailles avait été immédiatement abandonné par la cour pour être nettoyé et purifié. Il s’agissait maintenant de finir le travail.
En 1715, la France n’avait pas seulement changé de règne, elle avait changé d’époque. Le tempérament du siècle n’était plus à la guerre, à la gloire et à la ruine, mais à la paix, aux plaisirs et à la prospérité. Malheur à ceux qui ne l’avait pas encore compris car leur tombe était déjà creusée, et Dubois comptait bien les y pousser les uns après les autres jusqu’à ce que la place soit bien nette. Désormais tous ceux qui se mettraient imprudemment en travers de son chemin seraient écrasés, comme le chien de ferme dont la dépouille gémissante venait d’être trainée toute une lieue sous les roues de sa voiture lancée au grand galop. Tant pis pour eux et tant pis pour le chien, pensait l’abbé…
Depuis des mois, pour ne pas dire des années, chacun de ses adversaires au Conseil était étroitement surveillé par une armée de mouches. L’argent qui qui coulait à flots grâce à la magie du système de Law permettait d’acheter les femmes, les maîtresses, les amants, les enfants et même les parents lorsqu’ils étaient encore de ce monde. 


C’était prodigieux, pensa-t-il dans un rire intérieur, comme l’ombre de la Bastille et l’éclat de l’or, même sous la forme de papier-monnaie, se révélaient capables de rompre comme par enchantement les serments de fidélité et d’éventer les secrets. Aussi lui était-il revenu que depuis le printemps cette naine de sang royal recevait régulièrement le prince de Cellamare lors de médianoches si peu discrets que le gouvernement anglais l’en avait directement informé. Ainsi, dans le France de la Régence, l’ambassadeur du roi d’Angleterre espionnait l’ambassadeur du roi d’Espagne pour la plus grande gloire de l’abbé Dubois ! Dieu qu’il aimait ce monde où tout était à vendre.
 
 
Le pouvoir ayant, en effet, cette vertu, presque magique, de toujours réduire au silence les contradicteurs et leurs contradictions, le prince finissait par oublier que l’on pouvait parfois s’opposer à ses volontés et, plus insolite encore, penser différemment de lui.


« Tenez, monsieur, lisez cela ! Le reconnaissez-vous ? »
C’était une lettre autographe dans laquelle le président de Mesmes répondait, comme de lui-même, du Parlement en faveur de la cause du roi d’Espagne.
Il ne fallut pas plus de quelques secondes au visage du magistrat poue se décomposer. Des larmes coulaient le long des joues de cet homme toujours impassible et parfaitement indifférent à la douleur de ceux qu’il faisait condamner. Ses genoux s’entrechoquaient au point de donner le tournis à ses bas de soie. Enfin ce maître de l’éloquence n’arriva pas à prononcer un seul mot. Le Régent le fixait de son regard de myope faussement doux, mais le frémissement des narines et le pincement des lèvres disaient suffisamment la haine froide du Régent pour le président de Mesmes, réduit à l’état de ces bêtes traquées, acculées à une pièce d’eau, et qui n’ont d'autre choix que la noyade ou les crocs des chiens. Alors, tentant le tout pour le tout, le magistrat qui avait si souvent prostitué sa toge pourpre à Versailles, à Sceaux ou à Trianon dans l’espoir de plaire à la marquise de Maintenon se jeta aux pieds du prince, l’assurant de son entière obéissance et de celle d’un Parlement qu’il saurait tenir en lisières comme il l’avait si bien fait dans les dernières années du règne précédent.


Le visage du Régent offrait un aspect effrayant : le teint cramoisi, les lèvres bleues et les yeux révulsés présageaient du pire – néanmoins il respirait encore. Chacun des joyeux convives savait sa fortune attachée à ce reste de souffle, car la mort de l’amphitryon signifiait la faillite immédiate du système de Law et leur ruine complète. Les femmes surtout s’inquiétaient car, comme le duc de Bourbon, elles avaient pris l’habitude de recevoir des actions du Mississipi en échange de leur complaisance. Si le Régent passait de vie à trépas avant l’heure d’ouverture de la banque, elles n’auraient plus qu’à se torcher avec du papier-monnaie, et c’était une perspective bien rugueuse.


« Je suis maîtresse de mon argent et je n’ai que faire de votre politique, je la sais mieux que vous ; vous ferez donc ce que vous voudrez avec vos créanciers, je n’entre point dans tout cela  C’est l’affaire de M. du Maine... »
Brillon restait trop attaché aux intérêts de son maître pour ne pas tenter le tout pour le tout. D’après ce qui se chuchotait à Paris, la princesse de Conti demandait plus de six cent mille livres de cette maison dont seul le gros œuvre était achevé. Avec les travaux encore à venir, c’était plus d’un million qu’il faudrait dépenser avant de pouvoir en prendre vraiment possession.
Cette sarabande de chiffres commençait décidément à tourner la tête de la princesse, et elle y mit un terme en renouvelant ses ordres :
« Il me faut cette maison avant un mois, ma présence est nécessaire à Paris. »
L’intendant au désespoir chercha encore à gagner du temps, expliquant qu’une telle somme serait difficile à réunir dans des délais aussi brefs et en l’état de délabrement des comptes, mais cette fois il reçut une réponse le renvoyant à sa servitude :
« Monsieur, un domestique doit exécuter les ordres qu’on lui donne... »
Brillon, conscient que cette dernière folie allait achever de ruiner son maître, n’en salua pas moins très respectueusement la princesse et quitta la pièce à reculons pour ne pas l’offenser en lui tournant le dos.

 

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