mercredi 30 novembre 2022

Bilan de mes lectures - Novembre 2022

 

 

Coups de coeur : 

 

BOUILLIER Grégoire : Le coeur ne cède pas
MORGAN Cédric : Les sirènes du Pacifique
OSORIO Elsa : Luz et le temps sauvage 
PIACENTINI Elena : Les silences d'Ogliano

 

 

J'ai beaucoup aimé : 


  BAILLY Pierric : Le roman de Jim
COLLETTE Sandrine : Des noeuds d'acier
JOY David : Nos vies en flammes 
NIEL Colin : Seules les bêtes
SCHMOLL Alain : La trahison de Nathan Kaplan 
WATSON Larry : L'un des nôtres
WHITAKER Chris : Duchess
ZACCAGNA Matthieu : Asphalte



 

J'ai aimé :

 
COHEN Joshua : Les Nétanyahou
 

 

 

 

J'ai moyennement aimé :

 
LEFRANC Odile : Le lac au miroir
 

 


mardi 29 novembre 2022

[Cohen, Joshua] Les Nétanyahou

 


 

J'ai aimé

 

Titre : Les Nétanyahou (The Netanyahus)

Auteur : Joshua COHEN

Traduction : Stéphane VANDERHAEGHE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021,
                  en français en 2022 (Grasset)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Hiver 1959-1960, dans une petite ville de l’État de New York. Ruben Blum est historien, fils de parents (névrosés et excentriques) d’origine russo-ukrainienne, gendre de beaux-parents (plus névrosés et excentriques encore) d’origine germanique, et père d’une jeune fille qui a hérité de cette folie familiale. Il enseigne à l’Université de Corbin où il est le seul professeur de confession juive, ce qui fait de lui un sujet de curiosité, de conversation  et, par de sombres raccourcis, la personne idéale pour évaluer la candidature d’un spécialiste de l’Inquisition, juif lui aussi, qui postule à la faculté  : Ben-Zion Nétanyahou.
Ce dernier est attendu chez les Blum pour un cocktail de bienvenue avant ses entretiens, mais lorsque sa voiture s’arrête devant la maison, quatre autres personnes apparaissent à ses côtés – Ben-Zion a fait le voyage avec sa femme et ses trois garçons, l’aîné s’appelle Jonathan, le plus jeune Iddo, et entre les deux  : Benjamin Nétanyahou, 10 ans. La soirée qui attend les Blum et les Nétanyahou restera dans les mémoires de tous les habitants de la ville, du directeur de l’université jusqu’au Shérif de Corbindale, de l’équipe locale de football jusqu’aux draps de la fille de Ruben…
Dans les pas de Philip Roth et de Saul Bellow, Joshua Cohen signe un très grand roman sur la société américaine, les familles dysfonctionnelles et l’identité juive. Celui que certains considèrent comme «  le plus grand auteur américain vivant  » (The Washington Post) nous plonge, avec ce pastiche de campus novel, dans un épisode invraisemblable de l’histoire personnelle des Nétanyahou. Et rien de tel que l’humour pour revisiter le passé, parfois embarrassant, des hommes de pouvoir.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Né en 1980 à Atlantic City, Joshua Cohen est romancier, nouvelliste, traducteur et critique littéraire. Salué par le New Yorker comme « l’un des auteurs les plus prodigieux de notre époque », pétri d’influences européennes et de littérature juive, Joshua Cohen fait partie des meilleurs écrivains américains de la décennie selon le magazine Granta. Après David King s’occupe de tout (Grasset, 2019), Les Nétanyahou est son quatrième ouvrage traduit en français.

 

 

Avis :

Le narrateur Ruben Blum est historien et enseigne à l’université de Corbin, petite ville américaine. Il est le premier et l’unique professeur juif de l’établissement. Alors, lorsqu’y postule un certain Ben-Zion Nétanyahou, spécialiste de l’Inquisition ibérique et juif lui aussi, c’est lui, Ruben, qui, en cette fin de l’année 1959, se retrouve chargé de l’accueillir et d’évaluer sa candidature.

Une longue et déconcertante introduction, dont à ce stade on a du mal à apprécier la froide ironie sous-jacente, tant le narrateur se prend au sérieux de ses multiples et doctes digressions, commence par planter le décor compassé de ces dignes et éminents cerveaux que les contraintes économiques et la relative confidentialité de leur université empêchent, à leur grand dam, de se consacrer exclusivement à leurs domaines d’expertise, à vrai dire si pointus qu’ils semblent presque les seuls à en apprécier le caractère essentiel. Au sein du délicat échafaudage de prééminences et de dignités que constitue le cercle de ces si distingués professeurs, Ruben Blum est de fait celui qui a le plus à faire pour convaincre de sa respectabilité, avec une préoccupation majeure : se fondre dans la masse des non-Juifs. Cet objectif lui est d’autant moins facile à atteindre que, côté familial – et là, c’est franchement drôle -, il lui faut constamment composer avec ces incontrôlables électrons que représentent ses parents et ses beaux-parents, ancrés, chacun à leur manière, dans leurs idées et dans leurs traditions, mais aussi avec son adolescente de fille, obsédée notamment par la forme – trop juive ? - de son nez.

Tout à ses préoccupations quant à la bonne manière de se sortir de cette embarrassante nouvelle mission qui ne le renvoie que trop à sa « spécificité » personnelle, le narrateur est pourtant loin d’imaginer la tornade qui s’apprête à lui tomber dessus. Car, non seulement Ben-Zion Nétanyahou est un personnage irascible et indomptable, que ses idées radicalement sionistes placent aux antipodes des aspirations à l’intégration de Ruben, mais il débarque en famille, avec sa femme et ses trois redoutables jeunes garçons, en ce qui ne va pas tarder à ressembler à une guignolesque invasion de sauterelles. Le moins que l’on puisse dire est que les Nétanyahou ne vont pas passer inaperçus, et encore moins paraître à leur avantage, dans cette petite ville paisible et ce milieu universitaire, il faut le dire, un peu confit dans la naphtaline.

Cette comédie de mœurs centrée sur un intellectuel juif américain en proie à des affres tragi-comiques fait bien sûr penser à Woody Allen. Malheureusement alourdie par quelques longueurs indigestes, elle tire sa vraie originalité du fait réel dont elle s’inspire, et sa plus grande ironie du destin de l’un des trois garnements : Bibi, ou encore Benyamin Nétanyahou… (3/5)

 

 

Citation : 

Tandis que l’épouse rameutait la marmaille, le mari repoussa sa capuche pour dévoiler le visage que je connaissais, ou pensais reconnaître, d’après le portrait miniature collé à l’emporte-pièce dans le coin supérieur droit de son CV. Il avait pris un coup de vieux. Devait avoir près de la cinquantaine à l’époque, son visage, une dure noix aux traits vaguement mongols, deux yeux minuscules tels des noyaux d’olive et une paire d’oreilles charnues, en conques d’huître absolument énormes, sillons nasogéniens fortement marqués dont je ne dirais pas qu’ils formaient les lignes d’un sourire ni d’un rire, car la bouche aux lèvres pincées était en elle-même dépourvue de la moindre trace d’humour. Sur sa tête poussaient deux touffes de cheveux pareilles aux deux bosses d’un chameau de Bactriane, le dôme les séparant, un œuf lumineux de calvitie parsemée de taches de rousseur. Les premiers mots qu’il m’adressa furent « Pr Blum, je suppose ?
— Ravi de vous rencontrer.

— Pr Ben-Zion Nétanyahou.


 

dimanche 27 novembre 2022

[Osorio, Elsa] Luz ou le temps sauvage

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Luz ou le temps sauvage
           (A veinte años, Luz)

Auteur : Elsa OSORIO

Traduction : François GAUDRY

Parution : en espagnol (Argentine) en 1998
                  en français en 2002 (Métailié)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

A vingt ans, à la naissance de son enfant, Luz commence à avoir des doutes sur ses origines, elle suit son intuition dans une recherche qui lui révélera l’histoire de son pays, l’Argentine. En 1975, sa mère, détenue politique, a accouché en prison. La petite fille a été donnée à la famille d’un des responsables de la répression. Personne n’a su d’où venait Luz, à l’exception de Myriam, la compagne d’un des tortionnaires, qui s’est liée d’amitié avec la prisonnière et a juré de protéger l’enfant.
Luz mène son enquête depuis sa situation troublante d’enfant que personne n’a jamais recherchée.
Un thriller loin des clichés dans lequel l’amour cherche la vérité.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Buenos Aires en 1952, Elsa Osorio est romancière, biographe, nouvelliste et scénariste pour le cinéma et la télévision. Elle a vécu à Paris et à Madrid, et réside actuellement à Buenos Aires. Elle a publié notamment de nombreuses œuvres en Argentine (Ritos privados, Reina Mugre, Beatriz Guido, Como tenerlo todo, Las malas lenguas). Elle est lauréate de plusieurs prix, dont le Prix National de Littérature pour Ritos Privados, le Prix Amnesty International pour Luz ou le temps sauvage. Ses romans sont largement traduits en Europe, au Japon, en Chine, en Indonésie, au Brésil. Son œuvre est disponible en français chez Métailié, dont Luz ou le temps sauvage, Tango, Sept nuits d’insomnie, La Capitana (2012).

 

Avis :

Luz est née à Buenos Aires en 1976, au début de la dictature militaire en Argentine. Ce n’est qu’à ses vingt ans, à la naissance de son fils, qu’elle commence à s’interroger sur ses origines. Et si elle n’était pas la petite-fille d’un lieutenant-colonel aux mains sales, mais l’un de ces enfants de « disparus » à qui l’on a volé l’identité ? Commence pour elle une quête difficile, aboutissant à sa rencontre, en 1998, avec son père biologique, opposant politique réfugié à Madrid. Ce livre est le récit de cette fille à son père de tout ce qu’il lui a fallu démêler pour comprendre son histoire et celle de son pays, et, pour, enfin, le retrouver.

Usant d’une technique narrative efficace et d’un ton sobre exempt de tout pathos, la narration dévoile peu à peu les méthodes d’extermination utilisées par la junte argentine au nom d’un national-catholicisme justifiant une répression massive, organisée et systématique, des opposants. Des dizaines de milliers de personnes disparurent sans autre forme de procès - parfois de simples adolescents protestant contre les frais d’inscription universitaires -, torturées et exécutées dans des centres clandestins de détention. Des centaines de bébés furent volés à leur naissance dans ces prisons, et, adoptés sous une fausse identité par des familles en mal d’enfant proches du gouvernement, font aujourd’hui encore l’objet de recherches, sous l’égide de l’association des Grands-mères de la Place de mai.

Au-delà des atrocités commises, la narration souligne la terreur vécue pendant ces « temps sauvages », l’épaisseur d’un mensonge institutionnalisé qui, quand ce livre paraît, pèse encore sur la société argentine, au travers de situations familiales complexes, douloureuses et violentes, alors qu’après la chute du régime, le gouvernement a amnistié la plupart des militaires impliqués par la Loi de l’Obéissance Due – loi que ne devait être abrogée qu’en 2003 – et que menaces et meurtres ont toujours cours pour réduire au silence les personnes trop entreprenantes dans leur quête de vérité.

Dénonciation d’un génocide qui a usé des enfants des détenus assassinés comme de butins de guerre, mais surtout du silence et de la peur qui, en cette fin des années quatre-vingt-dix, entravaient encore la recherche de leur identité, ce livre illustre l’importance et le courage de tous ceux qui, les Grands-Mères en tête, continuent à oeuvrer pour restituer les enfants volés à leurs familles légitimes et pour faire condamner les responsables de ces crimes contre l’humanité. Alors, peut-être, deuil et chagrin pourront-ils un jour être surmontés, fermant, pour les générations futures, le chapitre d’une douleur aggravée par l’impunité des coupables. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

— On lui donnait une nourriture spéciale et ils ne la torturaient pas comme ils le faisaient aux autres.  
— Tu trouves que ce n’est pas une torture d’être là-bas et de savoir que toutes ces attentions, ce régime spécial, c’était pour lui voler son enfant – la haine voilait la voix de Carlos. Ils venaient là pour choisir les mères, comme si c’était un vivier d’êtres humains ! C’est monstrueux, aberrant.  
— Oui, c’est répugnant. Je parlais de la torture physique, de la picana.
 

Tu repenses à l’incident d’hier soir et tu sais maintenant ce qui t’a le plus gêné : Pourquoi, après tout ce qu’elle avait dit, Carola avait-t-elle éprouvé le besoin de présenter ses excuses à Mariana ? Pourquoi était-il si important que Mariana ne pense pas qu’ils étaient d’accord avec les guérilleros ? Une seule explication : parce que Mariana est la fille de Dufau et Luccini doit avoir peur de lui. Quand tu lui as demandé dans la voiture pourquoi elle ne laissait pas chacun libre de penser et de sentir à sa guise, elle est devenue furieuse : alors c’est comme ça que tu veux élever Luz, en lui disant que chacun est libre de penser ce qu’il veut, et si demain elle devient guérillera ou droguée… Et là a commencé cette salade de drogué-guérillero-homosexuel qu’elle place du côté des « méchants », tandis que de l’autre se trouvent les « bons », son papa, par exemple. Dans les schémas de Mariana, Dolores ferait partie des méchants. Si Carola lui a paru suspecte par ses propos, que penserait-elle de Dolores ? Parfois, l’infantilisme de Mariana t’amuse, mais sur ces questions-là il te rend malade. Bien sûr que tu vas parler avec Mariana, tu ne vas pas laisser les choses ainsi, c’est elle qui ne voit pas ce qui s’est passé dans le pays pendant ces années. Dolores n’avait jamais milité et pourtant elle aussi ils l’ont enlevée.
 

Luz buvait ses paroles avec avidité, observait son visage, s’émut au récit de cet après-midi où ces salauds de militaires avaient été condamnés à la réclusion à perpétuité et où Ramiro avait trinqué avec sa mère et Antonio.
 — Puis il y a eu cette loi d’obéissance due, le point final et la grâce. Ils ont été graciés après avoir été jugés et condamnés, tu te rends compte ? Ah ! ce crétin de Menem. Ce pays est amnésique.
Obéissance due… Natalia. Comme bousculée par ces mots, Luz bondit hors du lit de Ramiro. Elle s’assit par terre en face de lui.
 — C’était quoi cette loi d’obéissance due ?
 — Luz, dans quel monde tu vis ?
 — Je veux que tu m’expliques bien. J’étais toute gosse à l’époque.
 — La loi d’obéissance due a été adoptée en 1987 et a signifié la liberté pour des centaines de tortionnaires et d’assassins, reconnus non responsables parce qu’ils ne faisaient qu’exécuter des ordres, comme si on pouvait obliger quelqu’un à commettre des actes aussi aberrants que ceux qu’ils avaient commis.
 

Quand Ramiro m’a dit : « En vérité, Luz, je suis dégoûté que tu sois la petite-fille de Dufau. Tu peux me comprendre ? » J’ai haussé les épaules, je ne trouvais pas de réponse. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je ne savais pas si je le comprenais, mais qu’il soit dégoûté me faisait mal. Je ne suis pas mon grand-père, je suis moi.
 
 
Les fantômes sortent maintenant de ces minutes du procès, de ces pages déjà jaunies par le temps, et peuplent mes jours et mes nuits. Je vois cette fille, Beatriz, la jambe cassée, au camp de détention, qui se traîne aux toilettes et y trouve les lettres et le journal intime de sa mère que l’on a accrochés pour se torcher le cul. Je l’imagine essayant de cacher sous ses vêtements ces papiers de sa mère qui s’est suicidée peu de temps auparavant, folle d’horreur devant le destin de sa fille. C’est exprès qu’ils ont placé là ces papiers, pour qu’elle les y trouve, comme si ses tortures physiques n’étaient pas suffisantes. Et cet homme que ni l’électricité sur les gencives, le bout des seins, partout, ni les séances systématiques et rythmiques de coups de baguettes en bois, ni les testicules tordus, ni la pendaison, ni les pieds écorchés à la lame de rasoir, ne parviennent à faire s’évanouir ni parler, et à qui on présente un linge taché de sang : « C’est de ta fille », lui disent-ils, elle a douze ans sa fille, voyons s’il va collaborer, s’il va parler maintenant.


Mais je me demande ce qu’elle faisait quand on a jugé les commandants. Si je me rappelle bien, je n’ai jamais entendu parler de ce procès à la maison. Les séances étaient publiques. Est-ce que maman aurait assisté à l’une d’elles ?  
Elle est dans sa chambre. J’entre et je lui demande. Elle me regarde abasourdie.  
— Qu’est-ce que tu dis, Luz, tu es folle ? Comment peux-tu penser que j’aie pu assister à ces séances où tous ces misérables apatrides ont osé agresser ceux qui les avaient délivrés du danger de la subversion.
Je ne l’avais jamais vue aussi véhémente et convaincue.
 — Mais tu as dû lire des articles à l’époque du jugement.
 — Jugement ! Mais de quel droit ces types-là jugeaient ? Qui étaient-ils ?
 — Il y a bien eu un procès, avec des juges, des avocats de la défense, des procureurs, et il y a eu une sentence.
 — Et qu’est-ce qui s’est passé ? Rien, ils ont tous été remis en liberté, sauf les commandants qui donnaient les ordres. S’il y a eu des erreurs, elles viennent d’eux, les autres n’ont fait qu’obéir. Mais ne crois pas pour autant que j’approuve la condamnation des commandants, ce n’était pas une guerre conventionnelle, et en fin de compte ce sont eux qui ont sauvé le pays.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « ce n’était pas une guerre conventionnelle » ? – je m’efforce de ne pas m’emporter, d’essayer de savoir ce que croit maman, parce que ce n’est pas possible qu’elle soit au courant de faits si abjects, si dégradants, et qu’elle les défende.
 — Elle n’était pas conventionnelle parce que l’ennemi n’était pas à l’extérieur mais s’était infiltré dans le pays, c’est pourquoi il a fallu agir d’une autre manière. Il y a eu peut-être quelques excès, mais c’était une guerre et l’important dans une guerre c’est de la gagner, à tout prix.
Je voudrais lui demander si elle considère que la guerre consiste en des enlèvements à l’aube par des bandes anonymes, des « affrontements entre des cadavres putréfiés et des fantômes », comme l’a déclaré un témoin, la torture et le vol, mais je me tais et la laisse continuer : Ils ont sauvé le pays, par contre qu’a fait ce crétin qui les a discrédités quand il était au pouvoir, qu’est-ce qu’il a fait ? Je vais te l’expliquer, Luz, il a plongé le pays dans le plus terrible des chaos, l’hyperinflation. Bien sûr, tu ne t’en rendais pas compte, heureusement tu n’as jamais manqué de rien. Mais toi qui aimes les pauvres – cette ironie qu’elle veut insultante –, eh bien, les pauvres ils n’avaient plus de quoi manger, il est vrai qu’ils sont habitués. Elle allume une cigarette et sa voix revient à des registres plus courants, comme si son couplet sur Alfonsín et l’hyperinflation l’avait purgé de son exaltation patriotique et rendu à son snobisme, à sa stupidité distinguée. Les pauvres ont toujours été habitués à ne rien avoir, mais quand on a des biens et qu’on voit ses propriétés menacées, son mode de vie, alors c’est bien pire.


 

vendredi 25 novembre 2022

[Niel, Colin] Seules les bêtes

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Seules les bêtes

Auteur : Colin NIEL

Parution : 2017 (Rouergue)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une femme a disparu. Sa voiture est retrouvée au départ d’un sentier de randonnée qui fait l’ascension vers le plateau où survivent quelques fermes habitées par des hommes seuls. Alors que les gendarmes n’ont aucune piste et que l’hiver impose sa loi, plusieurs personnes se savent pourtant liées à cette disparition. Tour à tour, elles prennent la parole et chacune a son secret, presque aussi précieux que sa propre vie. Et si le chemin qui mène à la vérité manque autant d’oxygène que les hauteurs du ciel qui ici écrase les vivants, c’est que cette histoire a commencé loin, bien loin de cette montagne sauvage où l’on est séparé de tout, sur un autre continent où les désirs d’ici battent la chamade.
Avec ce roman choral, Colin Niel orchestre un récit saisissant dans une campagne où le monde n’arrive que par rêves interposés. Sur le causse, cette immense île plate où tiennent quelques naufragés, il y a bien des endroits où dissimuler une femme, vivante ou morte, et plus d’une misère dans le cœur des hommes.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Colin Niel est l’une des grandes voix de la littérature d’aujourd’hui. Il a reçu de très nombreux prix littéraires et toute son œuvre est publiée aux Éditions du Rouergue. Sa série guyanaise multiprimée : Les Hamacs de carton (2012, prix Ancres noires 2014), Ce qui reste en forêt (2013, prix des lecteurs de l’Armitière 2014, prix Sang pour Sang Polar 2014), Obia (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20 Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et Sur le ciel effondré (2018) met en scène le personnage d’André Anato, un gendarme noir-marron à la recherche de ses origines. En 2017 il publie Seules les bêtes, pour lequel il reçoit notamment le prix Landerneau Polar ainsi que le prix Polar en Séries. Ce roman est adapté au cinéma par Dominik Moll. En 2019, en collaboration avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : La Guyane du capitaine Anato. En 2020 paraît Entre fauves, lauréat du prix Libraires en Seine 2021, du prix Libr'à nous 2021, du prix du Livre pyrénéen 2021 et du prix Livres à vous 2021. En 2022 paraît son nouveau roman, Darwyne.

 

Avis :

Une randonneuse disparaît, mystérieusement avalée par le causse, là où ne subsistent plus que quelques fermiers isolés, seuls avec leurs bêtes dans une vie de labeur ingrat qu’ils sont les derniers à n’avoir pas fuie. L’enquête piétine. Pourtant, plusieurs personnes qui se savent liées à l’affaire en sont à tirer discrètement leurs conclusions personnelles, à la lumière de leurs secrets respectifs. Il leur manque toutefois la pièce principale du puzzle, cachée bien loin de leur bout de terre oublié.

Au village, où superstitions et vieilles histoires ne demandent qu’à revivre, les langues vont bon train, mais ceux qui savent, ou croient savoir, se taisent. Ils sont cinq, suffisamment embarrassés pour n’avoir aucune envie de s’épancher auprès des gendarmes, à connaître chacun un aspect de la tragédie sans pouvoir tout s’expliquer. A travers leurs récits, qui, un à un, nous font pénétrer au coeur de leurs propres drames à défaut d’élucider tout de suite celui de la disparition, revient, en lancinant leitmotiv, une effroyable solitude, vécue au sein de couples bancals, ou, le plus souvent, au seul contact de leurs bêtes par ces fermiers veufs ou restés célibataires, accrochés comme les derniers des Mohicans à une terre désormais si peu nourricière qu’elles les usent jusqu’à la corde de la pendaison, s’ils ne finissent pas un jour par partir à leur tour. Alors, avant que cet isolement ne les terrasse tout à fait de désespoir et de folie, tous tentent de faire face à leur façon, cherchant l’amour et l’affection là où ils le peuvent, ou bien là où certains les emmènent…

Habilement construit autour de personnages campés en profondeur, le récit fait aisément oublier une ou deux improbabilités pour nous emporter au bout de la curiosité, vers un dénouement plein de surprises et non dénué d’humour. Si la tension ne faiblit jamais, rendant le texte addictif de bout en bout, ce sont la qualité des portraits et la restitution du désespoir de ces petits agriculteurs, écrasés de travail et de solitude pour survivre à peine, avant la très ironique description de l’exploitation de cette détresse par d’autres plus misérables encore, profitant autant qu’ils peuvent de leur emprise jetée par-dessus les continents, qui sortent définitivement du lot ce roman choral noir, quasi sociologique.

Une histoire que n’aurait sans doute pas reniée Franck Bouysse, ce qui, du coup, m’a volé mon coup de coeur, tant je m’y suis prise de nostalgie pour la plume de cet autre auteur. Pourtant, dans un style très différent, celle de Colin Niel brille agréablement de justesse et de malice. (4/5)

 

 

Citations : 

Joseph, ç’aurait pu être un adhérent comme un autre de la mutualité agricole, un de ceux que je visite chaque jour dans le secteur dont je suis responsable. C’est ça notre boulot, à moi, à Éliane, aux trois autres. Cinq assistantes sociales pour quatre mille paysans, sillonnant les fermes du territoire pour rencontrer ceux que plus grand monde ne va voir, pour leur expliquer que Non, ils ne sont pas tout seuls, qu’ils ont des droits, qu’il existe des aides pour embaucher une femme de ménage ou laisser son troupeau à quelqu’un au moins une semaine en août. Personne n’imagine ce qui se passe à l’intérieur de ces exploitations où seuls rentrent encore quelques professionnels. Nous, on est dedans jusqu’au cou. Les réussites agricoles, les jeunes qui s’installent, qui innovent, qui créent de l’emploi et se développent sur Internet, ceux qui font honneur à la profession, on sait qu’ils existent, on y pense parfois pour se donner du courage. Mais on ne les voit pas.        
Ce qu’on voit, nous, c’est des familles en vrac, des couples qui explosent parce que madame veut un enfant quand monsieur veut une nouvelle étable, des hommes qui sombrent dans la dépression sous le poids du travail, des retraités qui se laissent dépérir lorsque part leur moitié et que les fils ont fui la campagne. 
 

Moi, ces jours-là, c’est pas rare que je baisse les yeux et que je regarde mon ombre qui devient plus petite avec les heures. Je suis son mouvement sur les herbes sèches et sur les pierres grises. Je me dis que cette ombre au moins, elle sera toujours là. Que j’ai pas besoin de lui causer ou de faire je sais pas quoi pour qu’elle reste.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mercredi 23 novembre 2022

[Watson, Larry] L'un des nôtres

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'un des nôtres (Let Him Go)   

Auteur : Larry WATSON

Traduction : Elie ROBERT-NICOUD

Parution : 2013 en anglais (Etats-Unis),
                  2022 en français (Gallmeister)
Pages : 336

 

 

 

 
 

 

Présentation de l'éditeur : 

Dalton, Dakota du Nord, 1951. Après la mort tragique de leur fils, George et Margaret Blackledge doivent maintenant accepter d’être séparés de leur petit-fils adoré, Jimmy. Car leur belle-fille, Lorna, vient de se remarier à un certain Donnie Weboy et l’a suivi dans le Montana. Hostile à l’égard de Donnie qu’elle soupçonne de maltraiter la jeune femme et l’enfant, Margaret décide de se lancer à leur recherche pour ramener Jimmy coûte que coûte. George ne peut que plier devant la détermination de son épouse. En s’approchant peu à peu de leur but, les Blackledge découvrent le pouvoir du clan Weboy, qui semble empoisonner toute la région. Et la vérité éclate très vite : cette puissante famille, dirigée par une femme redoutable, ne lâchera jamais le garçon sans combattre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Larry Watson est né en 1947 à Rugby, dans le Dakota du Nord. Fils et petit-fils de shérif, il rompt la tradition familiale et se lance dans l'écriture. Auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles traduits en une dizaine de langues, il a été récompensé par de nombreux prix littéraires. Montana 1948 a, dès sa parution aux États-Unis en 1993, été reconnu comme un nouveau classique américain. Aujourd'hui, Larry Watson vit et enseigne dans le Wisconsin.
 

 

Avis :

Mal remis de la mort de leur fils en ce début des années cinquante, le shérif à la retraite George Blackledge et son épouse Margaret sont de surcroît séparés de leur petit-fils de cinq ans, Jimmy, depuis que leur bru s’est remariée avec Donnie Weboy, un homme de sulfureuse réputation qu’ils soupçonnent de maltraitance sur la jeune femme et l’enfant. Mis au pied du mur par sa femme, George se résout à l’accompagner dans le Montana pour retrouver Jimmy et le ramener coûte que coûte dans leur ranch du Dakota du Nord. Mais, là-bas, ils sont violemment accueillis par le clan Weboy, qui, dirigé d’une main de fer par sa matriarche, terrorise la région.

Classé parmi les grands de la littérature américaine depuis son premier roman Montana 1948, Larry Watson campe ici un récit taillé à la serpe dans les âpres espaces du Nord-Ouest des Etats-Unis. Tout - paysages comme habitants -, y semble coulé dans une rudesse forgée par la loi du plus fort, la vie se chargeant d’enfermer émotions et sentiments au plus secret des êtres, à moins qu’elle ne vous transforme tout bonnement en brute épaisse, sans autre foi ni loi que la vôtre ou celle de votre meute. L’on se croirait encore au temps de la conquête de l’Ouest, lorsque, enhardis par l’absence ou par la complaisance des autorités, quelques hors-la-loi pouvaient mettre un territoire en coupes réglées, et que les honnêtes gens n’avaient plus qu’à subir ou à se faire justice, à leurs risques et périls.

C’est ainsi qu’un vieux couple, usé par les combats d’une vie, mais las de courber l’échine, se retrouve à se rebeller contre la goutte de trop. Elle, parce que l’existence lui a déjà ravi ses enfants et que perdre maintenant son petit-fils est au-delà de ses forces. Lui, parce que, désespéré de son impuissance à protéger les siens des coups du sort, il voit soudain rouge quand d’infâmes voyous à la petite semaine viennent insupportablement en rajouter. Commencée dans le silence épais des non-dits et par ce qui paraît d’abord presque comme une impossible lubie de la part d’une vieille femme malheureuse mais têtue, poursuivie en road trip dans les conditions rudimentaires de petites gens habituées à vivre à la dure, l’intrigue s’emballe soudain dans une explosion de violence, où colère et sentiment d’injustice n’ont d’égal que l’affection ressentie pour quelques personnages témoins d’une poignante humanité.

De tous côtés, ce sont les femmes qui mènent la danse, et les hommes qui suivent ou bien qui boivent, jusqu’à ce que, dans un paroxysme imprévisible, la rage fasse soudain sauter le verrou de leur endurance et les emmène alors dans des actions extrêmes que rien ne laissait prévoir. Longtemps intrigué par la manière dont tout cela va bien pouvoir finir, le lecteur happé par la noirceur du récit autant qu’habité par l’âpre et indifférente majesté des paysages, se retrouve embarqué dans un western implacable, où à la froide cruauté de méchants intouchables finit par répondre l’explosion volcanique de justes incapables de supporter plus longtemps leur condition de victimes.

Un roman noir, aux personnages anges ou démons, que tout amène à la confrontation brutale. Ainsi sans doute en va-t-il des guerres : arrive insidieusement un point de non-retour, où l’affrontement et le sacrifice semblent les ultimes recours auxquels, malgré soi, se résoudre. C’est implacable et dérangeant. (4/5)

 

 

Citations :  

Depuis les escarpements rocheux à l’est de la ville, on a l’impression que Gladstone, Montana, est le résultat d’un coup de fusil, le centre commercial et les quartiers résidentiels sont au point d’impact, resserrés au milieu, puis les magasins et les maisons dispersés qui figurent la chevrotine appartiennent à ces natifs du Montana pour qui l’espace est plus sacré que les rapports de bon voisinage. Et toujours plus loin du centre, les arbres se font encore plus rares, au-delà des limites de la ville, rien ne pousse plus haut que le genou, si ce n’est les peupliers près des courbes scintillantes de la rivière Elk. Dans cette vaste étendue aride, on aperçoit quelques ranchs mais depuis cette hauteur, on ne peut pas savoir s’ils sont abandonnés ou exploités.

Bill Weboy fait les présentations. On échange des poignées de main, et pendant quelques instants les nouvelles connaissances battent la semelle, lèvent la tête vers le ciel bas et font des commentaires sur le temps – le comportement humain équivalent à celui des chiens qui tournent les uns autour des autres en se reniflant le derrière.

Blanche Weboy est née Blanche Gannon, ses ancêtres venaient de l’Illinois, et ils ont pris possession de terres au nord-est de Gladstone avant même que Gladstone n’existe. La vie a été dure dans les premiers temps. Blanche avait sept frères et sœurs, elle a perdu une sœur aînée, morte d’une pneumonie, et un jeune frère qui s’est noyé dans la citerne d’un voisin. Un autre de ses frères avait fait une chute de cheval, s’était cassé la colonne vertébrale, et avait passé le restant de ses jours sur une chaise roulante. Un de ses oncles était mort gelé quand il s’était perdu dans le blizzard en revenant de la ville. Son père avait été mordu par un serpent à sonnettes et avait failli en mourir. Oui, la vie était dure et tout le monde n’était pas capable de supporter ça. Dès qu’ils avaient pu, les frères et les sœurs de Blanche étaient partis sans le moindre regret. Blanche avait été la seule à rester, et ses enfants représentaient désormais la quatrième génération de Gannon et de Weboy nés et élevés sur le sol du Montana.


 

lundi 21 novembre 2022

[Lefranc, Odile] Le lac au miroir

 


 

 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : Le lac au miroir

Auteur : Odile LEFRANC

Parution : 2023 (Viviane Hamy)

Pages : 250

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Hannah Springer, 38 ans, au point mort dans sa vie, trompe son ennui existentiel à Bali lorsqu’elle apprend le décès brutal de sa mère, Magda Springer. Fâchées, elles ne s’étaient pas vues depuis vingt ans. De retour à Paris, bien résolue à comprendre les causes de la mort de sa mère, Hannah fouille le passé familial et fait une découverte qui va bouleverser son existence.
Près d’un siècle plus tôt, Walter Spies, jeune artiste allemand en quête de liberté, fuit son pays et s’installe à Bali. Là-bas, il peindra ses plus belles œuvres.
Qu’est devenu Le Lac au miroir, ce tableau disparu de Walter Spies que, enfant, Hannah admirait sur le mur de sa chambre ? Et si un lien unissait le destin de ce peintre iconoclaste et celui de la famille Springer ?
Commence alors pour Hannah un voyage à la recherche de ses origines qui l’emporte dans une traversée du XXe siècle, entre la France, l’Allemagne et Bali.
Ce premier roman offre une méditation singulière et émouvante sur la mémoire familiale et la relation mère-fille. Mais c’est avant tout une ode à la liberté, et la célébration d’un plaisir de vivre retrouvé et des pouvoirs magiques de l’art.

 

 

Avis :

Alors qu’elle séjourne à Bali, sur les traces du peintre Walter Spies dont le tableau Le lac au miroir orna un temps le mur de sa chambre d’enfant et continue inexorablement à la hanter, la quadragénaire Hannah Springer apprend le décès soudain de sa mère, Magda, avec qui elle était brouillée depuis vingt ans en raison de son refus catégorique de lui révéler l’identité de son père.

Quel lien unissait donc la famille Springer et ce peintre mort en 1942 ? Et pourquoi ce tableau précis, chef d’oeuvre du peintre, a-t-il disparu alors que, de son vivant, Magda avait fait donation de tous les autres en sa possession à un musée balinais ? Hannah, femme empêchée par le mystère de ses origines, est bien décidée à faire enfin la lumière sur les secrets familiaux. Sa quête la ramène à Dresde, là où Magda a vu le jour sous le déluge de feu qui détruisit la ville en 1945…

Entrecroisé d‘épisodes de la vie à Bali du peintre musicien allemand Walter Spies que ce roman a le mérite de nous faire découvrir, le récit se déploie entre l’île Indonésienne, Paris et Dresde de nos jours, pour une quête identitaire remontant aux années noires du nazisme et à la spoliation organisée d’œuvres d’art. Si l’histoire s’auréole à ses débuts d’un certain mystère, son développement bâti sur ce qui pourra paraître un ensemble quand même un peu trop facile et improbable, ne tarde pas à devenir relativement prévisible et d’autant plus décevant que sa thématique prometteuse laisse finalement la plus belle part, sous son fin vernis historique et artistique, à une romance sans grande profondeur, assaisonnée, d’une façon très tendance, d’un soupçon de développement personnel, d’une touche de dépaysement idyllique, d’un poil d’érotisme, pour s’achever sur un happy end très feel good.

Ce premier roman, facile et agréable à lire, a pour lui une écriture fluide et une thématique intéressante, malheureusement trop superficiellement traitée. M’en restera principalement la découverte de la vie et de la peinture de Walter Spies. (2,5/5)

samedi 19 novembre 2022

[Schmoll, Alain] La trahison de Nathan Kaplan

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La trahison de Nathan Kaplan

Auteur : Alain Schmoll

Parution : 2022 (Auto-édition)

Pages : 277

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Il aurait émargé au Mossad, le mythique service secret israélien. Est-ce la raison pour laquelle on a voulu la mort de Nathan Kaplan ? La question embarrasse en France, au sein de la Direction générale de la Sécurité extérieure. Difficile de démêler le faux du vrai, car même les institutions d’élite ne sont pas à l’abri d’une défaillance. Et dans les affaires, quand l’enjeu financier est important, certains peuvent être tentés par les pires méthodes des armées de l’ombre.

Inspirées librement et partiellement d’un fait divers rocambolesque ayant entraîné la mise en cause de militaires de la DGSE, La trahison de Nathan Kaplan est une fiction à suspense. S’y croisent des femmes et des hommes, qui restent des femmes et des hommes. Il arrive alors que frustrations professionnelles et déceptions sentimentales se confondent.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Dirigeant et repreneur d'entreprises, Alain Schmoll est aussi un passionné de littérature. Il crée un blog de lecture, puis se met à l'écriture de fictions. Auteur de quatre romans, il embarque vers des dénouements inattendus des personnages en quête fébrile de réussite dans la société contemporaine.

 

 

Avis :

Quand la réalité rivalise avec la fiction… Alain Schmoll s’inspire librement d’un fait divers rocambolesque, qui, en 2020, mit en cause la prestigieuse DGSE en faisant croire à une cellule clandestine de barbouzes, et signe un polar aussi crédible qu’étonnant.

De l’interpellation de deux individus, cagoulés et armés, qui planquaient devant le domicile d’un chef d’entreprise dans une chic banlieue parisienne, résultent des aveux dignes d’un roman d’espionnage : ils seraient mandatés par la Direction Générale de la Sécurité Extérieure pour éliminer l’homme, agent du Mossad projetant un attentat à Paris. Mais qu’en est-il réellement ? L’enquête n’est pas au bout des surprises que lui réserve cette affaire...

Naviguant entre 2005 et nos jours, après une série de flashes remontant le temps par quarts d’heure pour mieux saisir le lecteur de l’incongruité des faits et de la version des soi-disant barbouzes, le récit nous emmène dans les coulisses du centre d’entraînement spécialisé de la DGSE à Cercottes, là où, un peu comme les chiens jaunes confinés au pont des porte-avions se rêveraient pilotes de chasse, des préposés à la banale sécurité du site fantasment dans leur ennui sur des missions à la James Bond, pendant que d’autres, hommes d’affaires aux méthodes crapuleuses, sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. De rivalités professionnelles et sentimentales en règlements de compte allant de l’intimidation au meurtre commandité, c’est ni plus ni moins qu’une organisation criminelle aux pratiques mafieuses, construites sur la stupéfiante naïveté de ses exécutants, qui se révèle peu à peu au fil d’un suspense réussi.

Efficace, alignant implacablement les faits en laissant au lecteur le soin d’ahurissantes déductions psychologiques, la narration se déroule sans temps mort pour nous proposer une version imaginée, mais totalement crédible et exacte dans ses très grandes lignes, d’une affaire qui avait tout pour paraître abracadabrante, mais qui a pourtant bien défrayé la chronique et tenu les enquêteurs en haleine pendant deux ans. Un roman bien construit, addictif et agréable, sur un sujet surprenant ouvrant, mine de rien, bien des questions sur le plan humain et sociétal. (4/5)

 

 

Citation : 

Le nom qu’ils ont donné à leur groupe WhatsApp est révélateur. Les officiers et les agents Action donnent l’impression de former une élite, un cercle fermé sur lui-même, une aristocratie de seigneurs qui manquent probablement de considération pour les petits sous-offs, pour les sans-grade, ceux qui se qualifient eux-mêmes de « manants du CPES. Les seigneurs et les manants. Des braves types dévoués, mal payés, un peu méprisés, qui passent des journées ennuyeuses et parfois des nuits entières à regarder des écrans de surveillance sur lesquels il n’y a rien à voir, à contrôler des papiers qui sont toujours conformes, à noter des heures d’entrée et de sortie, dont tout le monde se fiche. Des jeunes gars qui manquent de maturité et qui vénèrent des agents exerçant un métier noble, auquel on ne leur donne pas le moindre espoir d’accéder un jour.


 

jeudi 17 novembre 2022

[Bouillier, Grégoire] Le coeur ne cède pas

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le coeur ne cède pas

Auteur : Grégoire BOUILLIER

Parution : 2022 (Flammarion)

Pages : 912

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Août 1985. À Paris, une femme s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Son cadavre n’a été découvert que dix mois plus tard. À l’époque, Grégoire Bouillier entend ce fait divers à la radio. Et plus jamais ne l’oublie. Or, en 2018, le hasard le met sur la piste de cette femme. Qui était-elle ? Pourquoi avoir écrit son agonie ? Comment un être humain peut-il s’infliger – ou infliger au monde – une telle punition ?
Se transformant en détective privé assisté de la fidèle (et joyeuse) Penny, l’auteur se lance alors dans une folle enquête pour reconstituer la vie de cette femme qui fut mannequin dans les années 50 : à partir des archives et de sa généalogie, de son enfance dans le Paris des années 20 à son mariage pendant l’Occupation… Un grand voyage dans le temps et l’espace. Sont même convoqués le cinéma et les sciences occultes, afin d’élucider ce fait divers. « Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame mais clarifier les termes mêmes de sa noirceur. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Grégoire Bouillier est né en 1960. Il est l’auteur de Rapport sur moi (Allia, prix de Flore 2002), L’Invité mystère, Cap Canaveral (Allia 2004 2008) et du Dossier M, Livre 1 et 2 (Flammarion 2017 et 2018 prix Décembre) tous très remarqués par la critique.

 

 

Avis :

Grégoire Bouillier n’a jamais pu oublier ce fait divers entendu à la radio en 1985 : on avait découvert, chez elle, dix mois après sa mort, le cadavre d’une femme qui s’était laissée mourir de faim en tenant le journal de son agonie. Aussi, lorsque le hasard d’une rencontre, trente-trois ans plus tard, fait ressurgir cette histoire dans sa vie, le voilà qui, plus que jamais intrigué par ce suicide si particulier et, surtout, par cette étrange application à en décrire chaque étape, s’adjoint deux doubles de fiction, le détective privé Baltimore et sa pétulante assistante Penny, pour tenter de retracer le parcours de celle dont on a juste retenu qu’elle fut mannequin dans les années cinquante, avant d’attribuer sa mort à un scandaleux drame de la solitude.

A vrai dire, les traces laissées par Marcelle Pichon sont des plus ténues et, faute d’éléments franchement tangibles, l’auteur qui, lui, nous ouvre les carnets, non pas de quarante-cinq jours d’agonie, mais de plus de trois ans d’enquête, opère par larges cercles concentriques, rassemblant les maigres indices, imaginant, à partir de ce qu’il reconstitue de leur contexte et de la généalogie de la famille, ce qu’ont pu être l’enfance de Marcelle à Paris dans les années vingt et sa jeunesse pendant l’Occupation, faisant feu de tout bois, de l’exploration d’archives en tout genre à l’enquête de terrain, de vieilles photographies à la morphopsychologie, de références littéraires et cinématographiques à l’astrologie et au tarot divinatoire, pour former mille hypothèses sur sa personnalité.

Relatée en près de mille pages avec autant de verve que d’humour, c’est bientôt cette quête, immense, minutieuse, obsessionnelle, qui devient le vrai sujet du roman et, de manière de plus en plus évidente, le bac révélateur où se dévoile lentement, telle une photographie argentique, une part très personnelle de l’auteur. « On ne se doute pas de ce que font les livres à ceux qui les écrivent. » Et, avant de les avoir achevés, les auteurs ne savent sans doute pas non plus toujours pourquoi ils les écrivent, d’où leur vient cette obsession à creuser follement certains sujets. « Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle. » Un désir au final révélateur de mystères enfouis au plus profond de l’intimité de Grégoire Bouillier.

« Récit absolument subjectif » d’une « enquête absolument scrupuleuse », chasse au trésor qui en cache un autre, miroir de moins en moins embué des propres obsessions de l’auteur, ce livre, aussi épais que riche et passionnant, est autant l’exploration intelligente et inventive d’un mystérieux fait divers que de ce que ses échos chez l’auteur révèlent de lui-même et à lui-même. Le tout s’assortissant d’une composition habile et rythmée, agréablement pimentée d’un humour savoureux, c’est le coup de coeur assuré pour ce roman dont, après tant de pages, l’on regrette pourtant d’en être déjà parvenu à la dernière. (5/5)

 

 

Citations : 

Mais tout a une fin et j’avais terminé ce livre. Il avait été publié, des articles lui avaient été consacrés, il avait même reçu un prix et, trois mois plus tard, il vivait sa vie de par le vaste monde tandis que je demeurais sur place, exsangue et déchu. Comme si toute lumière s’était éteinte en moi. Comme si j’avais été expulsé d’un univers merveilleusement amniotique et me retrouvais à présent jeté dans une réalité froide et factice. Après le rêve que cela avait été d’écrire ce livre, quel cauchemar soudain. Quelle prison ! Quel néant ! Voici que je n’avais plus aucun but dans l’existence, plus aucune mission sur Terre. Plus aucune force ni désir. Nul psychisme. J’avais brûlé tous mes vaisseaux et, de retour sur Terre, proie de nouveau des contingences les plus stupides et de la médiocrité ambiante, de la barbarie partout, j’étais redevenu mortel. Une loque comme une autre. Un être qui sent en lui un vide immense et qui ne cesse de tomber dedans. Une épave. Une exuvie.      
                 

On ne se doute pas de ce que font les livres à ceux qui les écrivent.            
Dans quel état ils les laissent.            
On n’en a pas la moindre idée.            
Ce n’est pas un reproche mais un constat.                         
(Je parle bien sûr des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire. Ceux-là entretiennent la flamme mais n’allument aucun feu.)


La vérité, c’est que mon livre n’avait été qu’un bouquin parmi des millions d’autres. Un livre que cinq cents ouvrages non moins exceptionnels feraient oublier à la prochaine rentrée littéraire, la machine avalant tout. À quoi bon alors ?                         
À quoi bon écrire si c’est pour que le monde continue de tourner comme si de rien n’était ?               
Autant être boulanger, électricien, sage-femme.                         
Au moins ces professions sont-elles utiles. (…)
Je songeais à ces athlètes qui avaient un jour accompli un magnifique exploit et qui finissaient dans l’anonymat et l’amertume : eux savaient à quel point la vie est une escroquerie.                         
La dernière fois que j’avais dédicacé mon livre, j’avais griffonné : « Ci-gît l’auteur. » On était prévenu.


Une fois qu’on tient le bon bout, tout s’accélère. Tout s’emballe. Devient excitant, bordélique, foisonnant. Des informations surgissent de toutes parts comme si on avait ouvert la boîte d’un puzzle et déversé en vrac toutes ses pièces sur la table. Comme des petites fleurs de toutes les couleurs éclosant à l’unisson au printemps : elles vous font de l’œil, elles vous tendent les bras et il n’y a qu’à se baisser pour les cueillir. Là où il n’y avait qu’une surface nue et rase, voici que des lignes se dessinent, des masses s’esquissent, une histoire se tisse, un visage qu’on ne soupçonnait pas prend forme, encore flou et chaotique pour l’instant, mais on le voit surgir de l’oubli et c’est fascinant. C’est beau comme une photo argentique dévoilant lentement dans le bac révélateur la scène ayant impressionné la pellicule. Le passé a été écrit à l’encre sympathique et il suffit de passer sur lui une flamme agrémentée d’un peu de citron pour, sinon le restituer à lui-même, du moins le rendre perceptible. Ce sentiment-là. Ce sont les traces que l’histoire a laissées qui disent le chemin. Elles qui montrent la voie et chaque information que je trouvais sur Marcelle Pichon en amenait une autre, qui en amenait une autre, et ainsi de suite, à l’infini. Le moindre détail se révélait admonitor, à l’instar de ces personnages qui, dans un tableau, indiquent au spectateur ce qu’il doit regarder. L’admonestent.


Pourtant, c’est le scandale le moins remarquable qui soit – ou le plus répandu, c’est au choix. Qui connaît les résidents de son immeuble au point de prévenir la police s’il ne croise plus celui-ci ou celle-là pendant un certain temps ? Qui, vivant seul, ne doute qu’il pourrait crever dans son coin sans que nul ne s’en aperçoive avant des jours, des semaines, voire des mois ? Je n’ai moi-même que des relations très épisodiques avec mon père, tandis que ma fille vit au Canada. Mes voisins ? Je ne les connais pas. Juste bonjour bonsoir. Quant aux copains et relations, ils ne s’inquiéteraient pas outre mesure de n’avoir plus de mes nouvelles. Ils penseraient que je suis occupé et tant mieux pour moi. Ou que je fais la gueule et tant pis pour moi. Ils attendraient que je fasse signe, froissés peut-être de mon silence. Ainsi pourrait-il s’écouler un temps fou avant que l’on retrouve mon cadavre et cela n’aurait rien d’anormal. Les gens ont mieux à faire que de se soucier de mon sort et c’est normal. Ils ont bien assez de leurs problèmes et je n’en fais pas partie. Je n’ai pas attendu Marcelle Pichon pour savoir que nous sommes seuls au monde dès lors que nous n’entretenons pas spécialement de liens avec les autres. Quand nous sommes au chômage, par exemple. Ou divorcés. Au vrai, nous ne sommes « proches » de personne. Nous croupissons chacun dans notre coin, repliés sur nous-mêmes, sans espoir de rien. Je sais dans quel monde je vis et s’étonner, même en 1985, de l’atomisation des individus comme s’il s’agissait d’un scoop est une farce. C’est enfoncer une porte ouverte. C’est tomber faussement des nues.


Techniquement, chacun scénarise au mieux les infos, comme on apprend à le faire dans les écoles de journalisme. Dommage qu’on n’y apprenne pas aussi à s’en tenir aux faits plutôt qu’à broder (inventer ?) pour combler les trous. Le jour où les journalistes écriront qu’ils ne savent pas ceci ou cela, la presse se portera mieux. Le monde se portera mieux ! C’est comme l’Univers : si 10 % de la matière qui le constitue sont connus des physiciens, les 90 % restants leur demeurent totalement inconnus. Autant dire que leur ignorance en dit plus long sur l’Univers que ce qu’ils en savent. Ce qui vaut pour n’importe quel sujet. Marcelle Pichon est un Univers à elle seule, comme chacun d’entre nous. Encore faut-il l’admettre. Dans leurs articles, les journalistes font croire que le peu qu’ils sont parvenus à établir vaut pour la totalité. Pas un qui se pose la moindre question ! Ce qu’ils ne savent pas, ils le savent quand même ou ils le taisent. À croire que leur boulot n’est pas d’informer mais de remédier au chaos en le parant de certitudes, fussent-elles en mousse. Il est vrai qu’ils sont payés pour savoir ce dont ils parlent. De quoi auraient-ils l’air s’ils étaient aussi payés pour savoir également ce qu’ils ignorent ? Il faudrait sacrément augmenter leurs salaires.



En cette fin de XXe siècle… À l’époque du Minitel et de la carte à crédit à mémoire… Qu’une femme reste dix mois morte chez elle… (il hausse encore le ton et pointe un index accusateur vers la caméra) Sans que PERSONNE ne se pose de questions ? (Il reste trois secondes silencieux, l’index pointé en l’air.) Et c’est pourtant la VÉRITÉ ! Vous le savez ! C’est arrivé l’été dernier en plein Paris (de nouveau l’index accusateur vers le téléspectateur). Et cette femme est MORTE de la plus atroce des maladies du siècle : la SOLITUDE ! Voici le reportage de Jacqueline Hiegel, avec la voix de Françoise Christophe. »                         
Pierre Bellemare dans toute sa splendeur ! Son index, il nous le met dans l’œil jusqu’au coude. Il nous le doigte rudement. Un vrai morceau de bravoure. Un grand moment de télévision, assurément. Dingue comme ces gens se sentent investis d’une mission à la fois divine et de service public. La prise de conscience est leur credo. Ils démontrent surtout que la sensibilité se transforme en morale dès lors qu’elle se substitue à la connaissance. Comme disait Schopenhauer, « la morale est la plus facile des sciences ».
On voit surtout que, quatre mois après la mort de Marcelle Pichon, son histoire – l’histoire qui est la sienne et celle de personne d’autre – disparaît totalement derrière la fiction mi-compassionnelle mi-accusatrice que les médias ont créée et dans laquelle ils l’ont officiellement figée comme dans de l’ambre, pour l’éternité. À son corps que j’ose dire défendant, Marcelle est devenue l’emblème d’un problème de société, l’étendard d’une solitude tout à fait scandaleuse « à l’époque du Minitel et de la carte à crédit à mémoire » – mais d’autres pourraient rétorquer à Bellemare que cette situation cache au contraire un lien de cause à effet, les nouvelles technologies ayant le don d’enfermer chacun dans une solitude d’autant plus réelle qu’elle se paie collectivement de chimères numériques. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce qu’on utilise des objets de plus en plus sophistiqués qu’on devient plus intelligent et sociable. C’est plutôt le contraire. Mais chut.


Il n’y a pas de raison que ce qui vaut médiatiquement pour Marcelle Pichon ne vaille pour n’importe quelle autre information. Ou alors, il faut supposer que je suis particulièrement mal tombé avec ce fait divers. Qu’il est une exception. Une pomme pourrie dans le panier de la probité. Ou bien il s’agit d’un autre sortilège de Marcelle Pichon et, sur son nom, s’accumulent les malédictions.                         
C’est tout de même par les médias que nous avons accès à ce qui se passe dans le monde.
Avons accès à quoi au juste ?


Qui a parlé de « circulation circulaire de l’information » ? Soit le fait que les journalistes se doivent de parler d’un sujet que traitent leurs collègues et néanmoins concurrents s’ils veulent rester dans la course. Ainsi les deux tiers des informations sont-elles reprises d’autres médias. On a l’impression d’une fantastique diversité d’informations mais c’est faux : ce sont les mêmes qui tournent en boucle de façon fantastique.


Ils peuvent tout me prendre, mais ils ne peuvent rien m’enlever. Il faut n’avoir peur de rien, car la peur n’évite rien. (Lise Deharme, 1943)


Il est vrai que ma mère prenait toute la place avec ses détresses dévastatrices, sa féminité exacerbée, ses désirs à vif, ses terrifiantes envies de se tuer. Elle est morte à présent ; et je m’aperçois qu’avoir passé tant d’années à me protéger de ses furies m’a dissimulé à mes propres yeux le besoin que j’avais d’avoir un père. Drôle comme le trop de l’une a pu masquer le pas assez de l’autre. Hilarant comme un seul arbre peut effectivement cacher une forêt.


Il y a toujours un secret dans les familles mais, jusqu’à aujourd’hui, je ne m’étais jamais dit que le secret de famille, c’était moi.                         
Je peux dire que cela fait bizarre. (…)
Ceux qui cherchent leurs origines, ils cherchent en fait les origines de leur malaise. En moi, les deux se confondent.


On perd sans doute tout à être dominé, mais on ne gagne rien à être dominant. Rien de valable. Les dominants, ils n’ont que la force pour eux, tandis que toutes les autres sensibilités humaines appartiennent aux dominés.


Ceci dit, j’ai découvert ce dont je n’avais jusqu’ici pas conscience. Parce que j’appartiens au monde des repus. C’est un fait. C’est un biais sacrément cognitif dans mon cas. Je n’ai jamais souffert de la faim, je vis dans un « pays riche » qui n’a pas connu les restrictions alimentaires depuis la Deuxième Guerre mondiale et, par conséquent, je vois la faim depuis la satiété. Je la vois depuis son antithèse, son oubli et son ignorance. Ce qui fait que je ne sais rien de la faim.
C’est-à-dire que je ne sais rien de moi !                         
Car la faim, ai-je découvert, est « la vérité première de notre condition humaine ». Elle n’est pas seulement une nécessité biologique mais aussi « la preuve de notre nature mortelle et animale », à laquelle nous ne pouvons pas échapper puisqu’elle revient toutes les six ou huit heures, nous soumettant en permanence à sa loi. J’ai beau manger chaque jour à ma faim et parce que je mange chaque jour à ma faim, parce que la faim est pour moi un sentiment agréable, un stimulus joyeux que je peux satisfaire sur l’instant, en ouvrant par exemple la porte du réfrigérateur, simplement en faisant ce geste d’ouvrir la porte du réfrigérateur et de prendre un truc à manger qui me plaît, comme si j’étais dans un putain de conte de fées, j’ignore que la faim me domine. Je crois l’assouvir sans voir qu’elle n’est jamais rassasiée. Que jamais elle ne s’épuise. Sans cesse elle se nourrit de moi. C’est ça « le truc de la faim », comme dit Mallarmé, qui a beaucoup écrit sur le sujet. Elle est elle-même dévorante. Elle nous ressasse et n’en finit pas de nous ressasser, comme une marée de coefficient toujours 100. À cause de notre métabolisme, elle est une malédiction que nous conjurons chaque jour, elle est une obsession aux allures de ritournelle, elle est un cavalier de l’Apocalypse auquel nous devons quotidiennement sacrifier, même si nous faisons comme si nous avions triomphé d’elle et qu’elle n’était qu’une plaisante anecdote dans notre existence. Alors qu’elle en est le trou noir monstrueux. Le centre aveugle. Aveugle chez nous, pas en Afrique ni dans les pays où la faim est une bouche à nourrir bien visible, ai-je besoin de le préciser ?


Il est impossible de savoir quelle figure fut dominante dans la famille Pichon. Quel personnage prenait toute la place, patriarche ou matriarche au caractère bien trempé et faisant la loi, écrasant son entourage de son autorité (de sa brutalité ? De ses névroses ?) comme il y a toujours un membre alpha dans les familles, un ogre ou une ogresse qui, gardien ou gardienne du temple, monolithe terrassant son entourage, concentre toutes les soumissions et les rancœurs allant avec. Mais ce n’était probablement pas le grand-père de Marcelle. Le maître n’est jamais celui qui quitte son monde car il est celui qui règne sur lui. Il n’est pas un voyageur. Il n’est pas un héros.


Car les gares, immenses volières haussmanniennes, étaient les nouveaux lieux de drague, elles étaient le théâtre de désirs inédits et anonymes et même les temples d’une toute récente littérature dite « de gare », dont l’éditeur Louis Hachette disait qu’elle était lue par des jeunes gens et, surtout, « des jeunes femmes prenant exprès le train dans le seul but de dévorer ces romans qu’elles eussent rougi de laisser pénétrer dans le foyer domestique ». Avec le chemin de fer, de nouvelles débauches s’emparaient des voyageurs…


C’est ça le problème : on finit par s’habituer à tout. Au lieu de régler les problèmes, on s’en accommode, on devient ce que nos problèmes font de nous. Et à la fin, on s’étonne que nos existences ressemblent à une serpillière.


Pour ceux à qui l’on donne le nom d’un mort, leur être s’apparente à une crypte, à un caveau, à un tombeau. Squattés de l’intérieur par un cadavre, ils savent n’être que des substituts, des mémoires endeuillées. Ce n’est pas comme si on les avait désirés, eux nommément. Comme s’ils étaient uniques et que leur existence était légitime. Non, ils sont sur Terre en remplacement d’un autre, ils tiennent la place d’un disparu, leur présence au monde doit tout à un mort qui ne leur laissera plus de repos, les hantera toute leur existence, les hantera à jamais. Nés posthumes, jamais ils ne croiront qu’on puisse les aimer pour ce qu’ils sont, mais uniquement pour celui qu’ils ne sont pas et dont ils usurpent le nom et la place. Toujours ils chercheront à ce que l’on aime celui qui, en eux, n’est plus. L’innocent défunt. Voilà ce que c’est que de donner à un enfant un prénom qui n’est pas un prénom mais un nécronyme.


Si Charles Pichon est mort en 1968, ce fut peut-être de la grippe de Hong Kong qui, cette année-là et la suivante, fit un million de morts dans le monde, 40 000 victimes environ en France. Ce dont, à l’époque, personne ne s’inquiéta, ni le gouvernement ni les médias. Tout le monde avait l’air de s’en fiche royalement. Pourtant, nombre d’écoles et de commerces durent fermer, les transports furent fortement perturbés (15 % des cheminots infectés), de même que l’activité économique (20 % des personnels en moins dans les usines). Que s’est-il passé entre 1968 et 2020 pour que l’on passe d’une merveilleuse désinvolture face à la mort à un souci merveilleusement extrême de la vie ? D’un excès à un autre ? Comment est-ce possible ?

Quelle sorte de femme devient une fille que sa mère a abandonnée ?            
À qui sa mère n’a donné ni tendresse ni amour.            
Aucune affection.            
Aucune présence charnelle.            
N’a donné que son indifférence et son rejet.            
Son absence.            
Cela fabrique sûrement une femme qui n’est pas tendre, ni avec les autres ni avec elle-même.
Une femme conduite à penser toute sa vie qu’elle ne suffisait pas, qu’elle ne valait rien, qu’elle n’était pas assez bien, pas assez quoi ? Avec tout ce que cela implique d’efforts pour être parfaite, irréprochable, impeccable, afin de mériter un minimum d’attention – en vain, évidemment en vain.            
Une femme se détestant elle-même.            
Une femme avec un trou béant à la place du cœur, une faille crachant de la lave.
Une femme ne supportant pas qu’on la quitte, qu’on la rejette, qu’on la répudie – et cela rata, bien sûr que cela rata.                         
Marcelle se rappelait-elle sa mère, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ? Gardait-elle, cachée dans une petite boîte en fer, une photo jaunie et cornée les montrant toutes les deux dans un square ou lors d’une fête d’anniversaire, comme un vestige, un talisman, la preuve qu’elle avait malgré tout une mère, même si cela remontait à très longtemps.
Pascal Jardin disait que c’est dommage de commencer sa vie par son enfance.


Ou Marcelle ne cessa-t-elle de courir après celle qui lui avait donné la vie mais pas d’amour, éperdument, comme un chien court après son os, le ronge jusqu’à l’os ? Peut-être ne pouvait-elle faire autrement que rechercher follement l’affection pour, systématiquement, la piétiner, la saccager, la transformer en sarcasme, s’y prenant merveilleusement bien pour s’ôter toute chance d’être heureuse puisque sa mère n’avait pas voulu qu’elle le soit, puisqu’elle n’en était pas digne et qu’elle ne pouvait pas l’être. Et elle, avec un goût très sûr, savait trouver les êtres capables de la confronter chaque fois à sa plus grande terreur et, de ce fait, à sa plus grande tentation. Des êtres qui, finissant par l’abandonner comme elle le souhaitait alors même qu’elle rêvait qu’un homme l’attende chez elle et lui demande gentiment comment s’était passée sa journée, lui faisaient chaque fois rejouer sa propre mort dans la vie, comme on gratte sa plaie, encore et encore, jusqu’à se dépecer vivant, jusqu’à devenir tout entier le mal qu’on vous a fait. Ce qui est un comportement typique des victimes. Ce qui s’appelle être la proie de son mauvais génie.


Allons, Bmore, vous savez bien que ce n’est pas parce qu’on libère la parole que la parole est libre. C’est même souvent le contraire. Seul l’écrit permet de libérer la parole de son propre mensonge. Car même si on est sincère, nous n’arrêtons pas de nous raconter des histoires. Nous croyons parler alors que nous sommes parlés. Nous ne faisons qu’exprimer des sentiments en les intellectualisant. La parole est comme le sommet d’un iceberg : elle cache une base invisible, immergée et infiniment plus vaste. Essayez de mettre par écrit un truc qui vous est personnellement arrivé et vous verrez : toutes les idées qui étaient les vôtres au départ s’effondreront au fil des phrases, parce qu’on n’écrit pas avec des idées. Parce que écrire, c’est chercher la vérité à l’intérieur de ce qu’on dit. C’est attaquer l’iceberg à la base.


Tout vient de ce qui nous fait tomber, ai-je songé. Toute sa vie, Marcelle l’a édifiée sur ce qui, un jour, au commencement, l’avait fait se casser la figure, ai-je songé. Lui avait fait maudire le monde. Mais le problème lorsqu’on maudit le monde, ai-je songé, c’est qu’on fait surtout du mal à soi-même. Le monde se fiche bien qu’on le maudisse. Il n’en a rien à battre.


Personne n’aime les mannequins, finalement.            
Parce qu’elles n’existent pas.                         
Emblèmes de la beauté et de l’argent, elles sont des vitrines qui appellent le pavé. Des images qui donnent envie de les froisser, les déchirer, les humilier, les ridiculiser. Parce qu’elles incarnent l’exploitation radieuse de la femme, la servitude la plus volontaire et, cependant, enviée et gratifiante. Surtout, on leur en veut de la fascination qu’elles exercent. On leur en veut de faire rêver, si c’est un rêve. La beauté est profondément injuste et elles en profitent. Surtout, elles font peur, sexuellement peur, socialement peur. Elles sont des fantômes qui passent et disparaissent. De pures rumeurs. Personne ne leur suppose une existence en trois dimensions car leur être est une surface. Leur vie une mascarade.


Le présent n’aime pas qu’on lui rappelle son passé mais le passé est comme ce bleu que Picasso effaçait et recouvrait par du rouge, du vert ou du jaune : « Même si on ne le voit plus, il reste quelque chose de ce bleu sur la toile. Il se trouve toujours là », disait-il.


« C’est madame Saliéri, elle habitait l’appartement juste en dessous. Au cinquième. Elle était déjà âgée et elle doit être morte, la pauvre. Elle a déménagé, c’était pas très longtemps après, en 1986 ou 1987. Faut dire qu’il y avait de quoi. Car un jour, des asticots sont tombés de son plafond. Plein d’asticots. Et de gros vers blancs. Ils tombaient par grappes entières dans sa chambre. Ça grouillait énormément. Il y en avait tellement qu’ils avaient fini par percer le plafond. Ça leur avait pris dix mois mais ils y étaient arrivés. L’a fallu tout refaire, là-haut. Tout assainir. Le plafond, le plancher, les murs. Les travaux ont duré des semaines. C’est comme ça que les pompiers sont venus. Comme ça qu’on a su. C’est pas du tout à cause de l’odeur. Ils ont raconté n’importe quoi dans les journaux. »


Ce qui, plus que tout, ruine l’âme, sape toute confiance en soi et en les autres et emplit d’un dégoût de la vie qui ronge l’être jusqu’à le transformer en petite boule noire et sèche, c’est d’avoir raison et de perdre malgré tout. C’est de voir la bêtise, le vice et la méchanceté triompher contre soi. C’est de se sentir coupable du mal qu’on vous a fait.


David Douillet ne l’était pas du tout sur un tatami. Michel Bon l’était encore moins (« bon ») lorsque, P.-D.G. de France Télécom, il mettait en place son plan Top qui, endettant si bien l’entreprise, conduira in fine à « suicider » un maximum d’employés « par la fenêtre ou par la porte ». Cela s’appelle des contraptonymes. C’est une garantie, Bmore. Si votre nom vous désigne de façon péjorative, vous cherchez à le faire mentir afin de vous prouver à vous-même que vous valez mieux et, accessoirement, démontrer à tous ceux qui, depuis toujours, se moquent de vous en vous confondant avec votre nom qu’ils ont tort. Ceux qui partent dans la vie avec un handicap deviennent toujours meilleurs que les autres.


On tombe toujours amoureux d’une projection idéalisée de ce qu’on n’est pas soi-même.


Contrairement à ce qu’elle croyait, Marcelle n’était pas le sujet de notre enquête. (...) Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle.


Mais un sentiment n’est pas un fait. N’en déplaise à tous ceux qui se sentent offensés même s’il n’y a aucunement lieu et Dieu sait s’ils sont nombreux de nos jours. (Salut à toi, Samuel Paty !)


Eh quoi, c’est moi le patron de la Bmore & Investigations et un patron possède des informations qu’il ne doit pas révéler à ses employés. Car sans elles, plus d’autorité, plus de prestige, plus de légitimité, plus de patron ! C’est ce qui fait que je suis le boss et pas Penny. J’ai une vue d’ensemble de la situation et pas elle. Ici le secret des gens qui commandent aux autres. Ils savent que n’importe qui possédant le même degré d’information pourrait sans problème devenir patron à leur place. Ce n’est pas une question de compétences mais de niveau d’accréditation. Mais chut. Ils n’ont aucun intérêt à le dire. Où irait la société si cela se savait ?


Le monde des JT, il tourne exclusivement autour de deux pôles qui se magnétisent l’un l’autre : l’argent et la mort.            
Il donne en exclusivité des nouvelles de la mort et de l’argent, avec un soin maniaque, à la virgule près, en comptables opiniâtres, chiffres à l’appui, parce que les chiffres font autorité, ils unifient tout, clouent le bec (...)            
Ceux et celles qui fabriquent les JT n’informent véritablement sur rien d’autre.            
Sans doute parce que, à l’image de notre société, ils et elles n’existeraient pas sans l’argent et la mort.


Notre société a les succès qu’elle mérite et, par parenthèse, c’est tout de même dingue : depuis l’invention de l’agriculture au néolithique, l’humanité peut se vanter d’avoir accompli d’immenses progrès dans d’innombrables domaines (médecine, énergie, alimentation, transport, architecture, technologies, sciences dures…), sauf socialement. Socialement, l’humanité n’a pas avancé d’un pouce sur les inégalités qui la structurent et, au contraire, le fossé entre les riches (les forts) et les pauvres (les faibles) n’en finit pas de se creuser.
L’homme a inventé la roue, il a maîtrisé le feu et le fer, il a domestiqué la nature et bâti des cathédrales, il a trouvé des vaccins et édifié des villes immenses, il est parvenu à aller sur la Lune et se dirige maintenant vers Mars, il a réalisé la fission nucléaire et fait péter la bombe A, il sait manipuler le génome des êtres vivants comme la lumière à l’échelle du photon mais concernant le fait que certains possèdent beaucoup (trop) et d’autres (quasiment) rien : aucun véritable progrès. Aucune volonté réelle de résoudre ce problème. En la matière, l’humanité s’éclaire toujours à la bougie, c’est dingo, non ?


Pour devenir un être civilisé, l’individu intériorise de nombreuses contraintes sous l’effet de l’éducation, des règles morales, de l’exclusion possible du groupe, des lois et des sanctions. Le problème, c’est que ces contraintes intérieures peuvent mettre tellement la pression sur l’individu qu’elles dégénèrent. Angoisses, mélancolie, fatigue, hystérie, manies, dépressions, troubles de la personnalité, TOC… : tels sont les maux de l’esprit qui se contraint trop. D’un côté, cela permet des sociétés moins violentes, pacifiées en apparence, puisque les individus s’autocontrôlent ; la mauvaise nouvelle, c’est que la pression intérieure peut prendre des proportions invivables. Être civilisé, cela se paie en termes de souffrances psychiques. Et plus on se civilise, plus ces souffrances deviennent incontrôlables et dévastatrices. Le docteur Jekyll et son mister Hyde sont un archétype des effets de la société victorienne sur le moi d’un individu parfaitement civilisé. En tant que docteur, Jekyll fait partie de la bonne société et toute son éducation l’a conduit à réprimer son animalité ; sauf que celle-ci refait surface sous la forme d’une bête immonde qui finit par prendre possession de lui. C’est ce qu’on appelle la dé-civilisation subjective. Et les élites sont les premières touchées, puisqu’elles sont les plus éduquées. D’ailleurs, on ne peut pas comprendre leur mépris envers les couches inférieures de la société si on ne prend pas la mesure des efforts psychiques considérables auxquels elles doivent consentir pour apprendre ne serait-ce que es bonnes manières. Ce qui n’est pas le cas des “rustres”. D’où une haine d’autant plus féroce qu’elle se double d’une jalousie et d’une nostalgie. Le colonisateur qui, au nom de la civilisation, s’acharne sur les populations indigènes ne fait qu’appliquer aux autres ce qu’il s’applique psychiquement à lui-même.


On se demande comment le nazisme a pu naître dans une Allemagne qui était à l’époque une des nations les plus civilisés au monde. On parle de revanche de la guerre de 14, de problèmes économiques, sociaux et politiques. On oublie que c’est parce que l’Allemagne avait atteint un degré supérieur de civilisation qu’elle libéra les forces de destruction que sa haute culture avait réprimées. C’est au sein des civilisations les plus avancées que le risque de barbarie est le plus grand. L’écrivain J. G. Ballard a très bien décrit comment, plongés dans un environnement hyper-policé et sophistiqué, des enfants en viennent à trucider tout le monde de façon effroyable alors qu’ils auraient toutes les raisons d’être heureux et respectueux d’autrui. Vous voici prévenu. Nous voici tous prévenus. Nous sommes actuellement dans un moment ballardien. La haine de la démocratie que l’on constate un peu partout appartient à la démocratie. Elle ne vient pas d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle il existe une tentation pour les régimes autoritaires. Car ce type de régimes exerce des contraintes qui sont essentiellement extérieures, ce qui soulage intérieurement les individus d’être responsables d’eux-mêmes. Ce ne sont plus eux qui se forcent mais une instance supérieure qui les oblige. Pour la psyché, la contrainte extérieure est plus supportable que la contrainte intérieure. C’est un problème de coût énergétique. 


Défense des minorités, contrôle de ses pulsions sexuelles, condamnation de toutes formes de violence, respect de l’environnement, tri de ses déchets… Aujourd’hui, l’individu est sommé de devenir toujours plus civilisé dans tous les compartiments de sa vie sociale, mais également privée. L’injonction à devenir un “bon citoyen” a supplanté celle d’être un “bon chrétien”. Les modalités ont changé mais le principe est le même. Si bien que l’individu doit se surveiller en permanence, en même temps qu’il doit dénoncer toute attitude ou propos “déviants”. Cela au nom du bien général et particulier car il en va de la Civilisation, de la Démocratie, de la République, etc. Sauf que c’est trop pour la plupart des gens. Ils n’en peuvent plus. On leur implante à chaque instant le sentiment d’être fautif et d’être coupable de l’être. C’est comme si on leur demandait d’adopter en permanence une hyène. Pour beaucoup, l’idéal démocratique apparaît psychiquement trop exigeant, surtout s’il doit être assimilé de force et rapidement. Ce n’est pas pour rien si des gens se défoulent sur Internet ou font des burn out. Comme le disait Philippe Muray, Freud nous a libérés du refoulement, mais qui nous libérera du défoulement ? Et je ne vous parle pas de la vogue du développement personnel, afin d’arriver à se sentir bien dans sa peau et dans son époque, preuve que c’est loin d’être évident. Ces comportements témoignent d’un malaise général. Tout le monde semble assis sur des oursins et ne plus rien supporter. D’ailleurs, tout le monde veut que ça change. Même les conservateurs appellent au “changement”. C’est comme une fuite en avant. Il s’agit là d’un symptôme qui, loin de remédier au problème, l’exprime et le renforce. De là que la moindre étincelle provoque aujourd’hui d’incroyables incendies qui, en temps normal, ne prendraient pas. Nous prenons feu de partout. En devenant toujours plus morale, la conscience contemporaine est devenue un immense champ de bataille qui cache un véritable champ de mines. Nos démocraties marchandes, où la maîtrise de soi se doit d’être toujours plus intériorisée, portent en germe des violences envers soi-même ou envers les autres d’autant plus terrifiantes qu’elles sont volcaniques. C’est le syndrome de la cocotte-minute.


Il y a des gens pour qui la défaite n’est pas envisageable et ce sont les plus dangereux, pour eux comme pour les autres. Ce sont toujours les idéalistes qui, constatant que la réalité ne se pliera pas à leur volonté, basculent dans la fureur destructrice. Sacrifient tout à leur divinité. À leur hubris !


C’est lorsque le bien comprend qu’il ne viendra pas à bout du mal qu’il devient lui-même le mal absolu. Qu’il devient fanatique.


 « On commence à s’intéresser à une chose quand elle est perdue. » Comme si mon inconscient (ce conspirateur-né !) savait tout depuis le début, cette phrase de l’auteur britannique Darian Leader était tirée de son livre intitulé Ce que l’art nous empêche de voir. Non ce que l’art permet de voir, comme on le croit ordinairement, mais ce qu’il empêche de voir ! Car voilà bien ce que fait l’art : déplacer dans le champ socialisé de la culture des émotions trop sauvages pour être exprimées et transmises directement.