vendredi 6 septembre 2024

[Jabois, Manuel] Miss Mars

 




 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Miss Mars (Miss Marte)

Auteur : Manuel JABOIS

Traduction : Charlotte LEMOINE

Parution : en espagnol en 2021
                  en français (Gallimard) en 2024

Pages : 224

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

On l’appelait « Miss Mars » car personne ne savait d’où venait Mai Lavinia, ni pourquoi elle s’était installée avec sa fille Yulia à Xaxebe. Ce dont on est sûr, c’est que dans cette station balnéaire de la Côte de la Mort, en Galice, l’été ne faisait que commencer. Mai fut rapidement adoptée par le groupe de jeunes qui se donnaient rendez-vous tous les après-midi sur la plage. Parmi eux, Santiago Galvache, « Santi », le fils aîné de l’un des notables du village.
Selon les témoins, le coup de foudre fut immédiat, évident, et ses e ets furent ravageurs. Aussitôt, les pires rumeurs se mirent à circuler sur le passé de Mai et sur ses intentions. Contre vents et marées, les amoureux ne tardèrent cependant pas à se marier. Or, le jour de la cérémonie, Yulia disparut, pour ne jamais être retrouvée.
Vingt-cinq ans plus tard, la journaliste Berta Soneira décide de mener une nouvelle enquête pour résoudre le mystère de cette disparition — une tragédie qui marqua la Galice et l’Espagne tout entière. Elle découvrira une vérité inattendue, faisant place aux fantasmes des uns et des autres, mais aussi à la promesse de bonheur d’un amour d’été, lumineux et adolescent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Manuel Jabois est né à Sanxenxo (Galice) en 1978. Il a commencé sa carrière dans le journalisme au Diario de Pontevedra, puis s’est installé à Madrid et est devenu rédacteur pour El País. Miss Mars est son premier roman publié en français.

 

Avis : 

Petite commune de la Costa da Morte en Galice, Xaxebe est « l’endroit d’Europe où le soleil se couche en dernier, l’ultime point du continent qui demeure éclairé. » C’est là aussi que « plus de bateaux ont sombré que sur toutes les côtes d’Espagne réunies », « les cadavres d’infortunés pêcheurs si fréquemment rejetés sur la rive que les journaux locaux relatent l’événement sans le commenter ou presque ». Mais, pour Mai Lavinia, débarquée ici de nulle part en 1993 avec pour seuls bagages son silence sur son passé et Yulia, sa toute petite fille de deux ans, Xaxebe aura au final surtout été, comme souvent les villages, un lieu doté de « cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »

« Aura été »
, parce que cela fait maintenant vingt-cinq ans, soit trois années à peine après son apparition à Xaxebe, que Mai s’y est suicidée, sa mémoire continuant « à habiter les gens de l’intérieur comme un ver solitaire, dévorant tout ». Vite devenue la figure de proue, belle et fantasque, de la bande de jeunes du village, la juvénile mère de dix-sept ans n’avait pas tardé à épouser l’un d’entre eux, Santi, le fils d’un notable, tombé sous le charme. Le jour-même de la noce, sans que l’on en retrouvât jamais la moindre trace, l’enfant Yulia disparaissait, vraisemblablement kidnappée, plongeant Mai dans un désespoir auquel elle ne devait survivre qu’une poignée de saisons, et laissant le pays tout entier en proie aux plus folles conjectures. 

Cette affaire demeurée un mystère, serait-il possible de l’élucider un quart de siècle plus tard ? Une journaliste a en tout cas décidé de lui consacrer un documentaire et débarque à son tour à Xaxebe, flanquée, dans le rôle de fixeur, d’un protagoniste de l’époque, Nico, par ailleurs notre narrateur, très vite aussi troublé par l’exhumation de ses souvenirs que ses anciens amis interviewés. C’est que, s’assemblant peu à peu au travers des filtres du temps et des subjectivités et révélant à quel point chacun était toujours resté discret sur ses propres bribes de vérité en préférant laisser enfler les rumeurs, les pièces du puzzle commencent à recomposer une histoire qui, avec tous ses flous, parle autant d’une femme dont l’aura et le mystère ont suscité tous les fantasmes que des inerties et renonciations d’un village et de sa jeunesse d'alors, désormais rattrapés par une nostalgie teintée de mauvaise conscience.

Nimbée d’un vrai suspense mais non exempte d’un certain degré d’improbabilité, notamment en ce qui concerne la surprise finale, cette histoire trouve son plus grand intérêt, non pas tant dans le cold case et sa résolution, que dans l’atmosphère d’un village troublé dans sa terne routine par l’irruption aussi attirante que dérangeante d’un personnage hors norme. Insaisissable et secrète, Mai a, dans ce lieu endormi, le charme de l’inconnu et du mystère, très proche du trouble de l’interdit. Et puis, il y a en ces pages le parfum de plus en plus obsédant de la nostalgie, la conscience d’un temps écoulé oblitérant la mémoire et rendant peut-être illusoire la recherche d’une vérité devenue caléidoscopique, aussi diverse et mouvante que les souvenirs subjectifs des uns et des autres. C’est cette réflexion, à la fois sur les perceptions individuelles d’une même réalité, puis sur le travail tout aussi déformant de la mémoire, qui rend si captivant ce roman par ailleurs enraciné dans une Galice au temps solaire fort symboliquement décalé par rapport au reste du continent européen.

Un livre au charme triste et étrange, sur nos subjectivités et le travail de corrosion du temps sur la mémoire, que l’on parcourt suspendu au fil fragile de son mystère. (4/5)
 

 

Citations : 

J’ai conservé les journaux de l’époque. Et les gens gardent bien en mémoire tous les détails, inventés et réels, car ce fut le dernier mariage religieux célébré au village. Depuis lors, Dieu a continué à assister aux baptêmes et aux enterrements, mais Il n’a plus rien voulu savoir de l’amour.
 

— Certains vous diront du mal de Mai, a-t-il prévenu. Quand vous venez de l’extérieur, on vous renvoie toujours bêtement au fait que vous n’êtes pas d’ici. On ne savait rien de ses parents, ni de là d’où elle venait, et ce genre de chose, ça dérange. (…) Dans les villages, les familles sont une sorte de caution, vous savez vers qui vous tourner en cas de problème avec untel ou untel, ou à qui demander des comptes.
 

Un village, selon elle, « a cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »
 

J’aime bien avoir pas mal de prises, avec pas mal d’interviews, de documentation et de plans, sur deux ou trois heures, moins que ça, deux ou trois minutes, mais deux ou trois minutes-clés. Deux ou trois minutes, c’est à ça que se résume notre vie. Le truc, c’est que personne ne s’en rend compte, parce qu’il y a cette croyance selon laquelle vivre pleinement, c’est avoir beaucoup de choses qui t’arrivent, mais pour ma part je pense que vivre pleinement, c’est arriver à comprendre les choses qui t’arrivent. Et en général, on peut les compter sur les doigts d’une main, non ?


 

jeudi 5 septembre 2024

Bilan de mes lectures - Juillet - Août 2024

 

 

Coups de coeur :

 

BOTEZ Eugeniu : Europolis
BOUM Hemley : Le rêve du pêcheur
FAYE Gaël : Jacaranda 
JOHNSON Craig : Dark Horse
RIBEIRO Damien : Les routes
 



J'ai beaucoup aimé:

 
CAVALIER Philippe - Le parlement des instincts
CHANDERNAGOR Françoise : L'or des rivières
FOTTORINO Elsa : Parle tout bas
GROFF Lauren : Matrix 
LA ROCHEFOUCAULT Louis-Henri (de) : Les petits farceurs
SMITH Zadie : L'imposture






 

J'ai aimé :

BARTHE Christine : Ce que dit Lucie
COLLIN Philippe : Le barman du Ritz
DE LUCA Erri : Les règles du mikado
 

 

mercredi 4 septembre 2024

[Vida, Vendela] Dompter les vagues

 



 Coup de coeur 💓

 

Titre : Dompter les vagues
            (We Run the Tides)

Auteur : Vendela VIDA

Traduction : Marguerite CAPELLE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
                  en français (Albin Michel)
                  en 2024

Pages : 304

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Eulabee et ses trois amies, Maria Fabiola, Julia et Faith, vivent sur les hauteurs de Sea Cliff, quartier huppé de San Francisco. Elles en connaissent les moindres recoins, les plages secrètes et les personnages excentriques. Elles fréquentent le collège de Spragg, établissement privé réservé aux filles, et partagent une amitié comme seules des adolescentes peuvent en vivre.

Un matin, elles sont témoins d’une scène apparemment banale : un homme à bord d’une voiture leur demande l’heure. Eulabee regarde sa montre ; Maria Fabiola s’indigne d’un acte « choquant ». Qui dit vrai ? Si Julia et Faith acquiescent docilement à la version de Maria Fabiola, Eulabee la conteste, ce qui lui vaut d’être exclue de la bande. Quelques mois plus tard, Maria Fabiola disparaît, secouant la paisible communauté et menaçant de faire voler en éclats des vérités cachées.

Entre suspense et émotion, le nouveau roman de Vendela Vida aborde avec une finesse remarquable les mues de l’adolescence et la fin de l’innocence, à la manière de Jeffrey Eugenides dans Virgin Suicides ou de Joyce Carol Oates dans Confessions d’un gang de filles.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Figure de l’avant-garde intellectuelle et littéraire de la côte Ouest des États-Unis, Vendela Vida est éditrice du magazine The Believer, fondé avec son mari Dave Eggers. On lui doit déjà trois romans parus en français, Sans gravité et Soleil de minuit aux Éditions de l’Olivier ; Se souvenir des jours heureux chez Albin Michel, qui tous furent encensés par la presse.

 

Avis : 

Ancien épicentre du mouvement hippie et pas encore capitale de la high-tech, la San Francisco du milieu des années 1980 est au creux de la vague quand Eulabee la narratrice et ses amies Maria Fabiola, Julia et Faith, alors entre treize et quatorze ans, se retrouvent elles aussi dans ce ressac entre deux rivages qu’est l’adolescence. Jusqu’ici inséparable, le quatuor vit sa première dissension lorsque Maria Fabiola, devenue, à la faveur d’une puberté plus précoce, l’incarnation de tous les fantasmes à Spragg, la chic école privée pour filles de leur quartier huppé de Sea Cliff, se mue peu à peu en reine narcissique et affabulatrice. Pour avoir pris ses distances avec les mensonges de son amie, Eulabee fait les frais d’un ostracisme général au collège. C’est alors que la disparition de Maria Fabiola, « héritière d’un célèbre empire du sucre »,  fait croire à son enlèvement.

Autant portrait d’une ville que regard sur l‘adolescence, ce roman, aussi captivant que le polar qu’il n’est pas, possède un charme fou, tant la narration à hauteur d’adolescente, dans l’atmosphère tristement décadente d’un quartier passé de mode où se draper dans un prestige fané n’empêche pas toujours les adultes de se suicider, s’avère piquante et savoureuse, tandis que, vibrant du sarcasme né de la rage, elle aligne les ridicules du monde alentour. A l’âge où l’enfance se dessille et découvre les faiblesses des adultes, quelle n’est pas en plus la stupeur d'Eulabee de voir germer en son amie, depuis toujours comme un double d’elle-même, un nouvel être à la fois fascinant, traître et menteur, n’hésitant pas à l’éjecter de son monde pour mieux en devenir le centre.

Après la tourmente et le désastre de ces quelques mois d’adolescence, la narration saute directement et brièvement à 2019, le temps d’une rencontre de hasard entre une Eulabee et une Maria Fabiola parvenues à l’âge mûr, et comme si entre temps rien d’autre ne s’était passé qu’une invisible parenthèse. Ces quelques pages suffisent à nous laisser combler cette ellipse de l’évolution pathologique d’une Maria Fabiola cachant mal le vide intérieur révélé par sa mythomanie. Semblable au délicat passage entre les deux plages de Sea Cliff que seuls parviennent à négocier ceux respectant un chronométrage précis à marée basse, l’adolescence est une traversée que l’on n’effectue pas toujours sauf.

Un roman d’atmosphère subtil et addictif qui, faisant la part belle à une ville et à une époque que l’auteur connaît bien, joue des situations de transition, notamment adolescente, pour explorer le thème des fantasmes et du mensonge. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citation : 

Mes pieds font un bruit de galop en dégringolant les quatre-vingt-treize marches. La plage est déserte, par cette matinée lugubre. Une fois sur le sable, je me débarrasse précipitamment de mes chaussures et de mes chaussettes. Je cours vers le rivage et l’océan glacé me lèche les orteils. Sans avoir besoin de le toucher, je sens que mon visage est humide de brume, de larmes et de sueur. Je reste là, au seuil de l’océan, et je l’écoute prendre une inspiration sonore. Et puis il se retire, emportant toute mon enfance avec lui – les poupées de porcelaine, les chaussures à claquettes, les vieux billets de concert, tous les petits trophées, et cette longue, si longue balançoire.


 

lundi 2 septembre 2024

[McDaniel, Tiffany] Du côté sauvage

 



 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Du côté sauvage
            (On the Savage Side)

Auteur : Tiffany McDANIEL

Traduction : François HAPPE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                  en français (Gallmeister) en 2024

Pages : 720

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Arc et Daffy sont jumelles, nées à une minute d’intervalle. Unies par leurs indomptables chevelures rousses, les récits de leur grand-mère et une imagination fertile, les deux sœurs sont inséparables. Ensemble, elles fuient un quotidien sordide en plongeant dans un monde imaginaire. Pourtant, irrémédiablement engluées dans les ténèbres familiales, elles ne peuvent échapper aux fantômes qui les hantent. Devenue adulte, Arc lutte toujours avec ses souvenirs lorsqu’on découvre le corps d’une femme noyée dans la rivière. Bientôt, les cadavres s’accumulent. Alors que ses amies disparaissent autour d’elle, Arc se rend peu à peu à l’évidence : tenir la promesse qu’elle a faite à Daffy de les protéger des puissants remous du "côté sauvage" de l’existence s’avère impossible.

Le nouveau chef-d’œuvre élégiaque de Tiffany McDaniel est une ode à toutes celles qui ont disparu ou perdu un être cher, qui transcende par une plume virtuose et lumineuse.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

L'écriture de Tiffany McDaniel se nourrit des paysages de collines ondulantes et de forêts luxuriantes de la terre qu’elle connaît. Elle est également poète et plasticienne.
En 2002, elle a dix-sept ans et la découverte de secrets de famille déclenche son envie d’écrire. En 2003, elle achève une première version de Betty, qu’elle envoie à des agents littéraires. Mais c’est seulement en 2017 que le prestigieux éditeur américain Knopf, maison littéraire du groupe Penguin, s’intéresse au roman. Les droits de publication à l’étranger sont cédés dans plusieurs pays, dont la France et l’Angleterre. Betty paraît en 2020. Le livre est un immense succès et remporte de nombreux prix littéraires : Prix du Roman Fnac 2020, Prix America du meilleur roman étranger 2020, Roman étranger préféré des libraires du Palmarès Livres Hebdo 2020, Prix des libraires du Québec 2021, Prix Libr’à Nous 2021 du meilleur roman étranger, Prix 2022 du club des irrésistibles des bibliothèques de Montréal.

L'été où tout a fondu, écrit quelques années après Betty, trouvera un éditeur en moins d’un mois : il s’agit donc du premier roman publié de Tiffany McDaniel, même si c’est le 5e ou 6e dans l’ordre d’écriture.
Tiffany McDaniel a obtenu le titre de Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres en juillet 2021.

 

Avis : 

En 2015 à Chillicothe dans l’Ohio, la disparition jamais élucidée de six femmes, toutes des prostituées junkies, dont quatre retrouvées mortes dans un cours d’eau, faisait courir la rumeur d’un tueur en série négligé par la police en raison du piètre statut des victimes. L’une d’elles ayant fréquenté la même école que Tiffany McDaniel, l’auteur leur rend hommage dans un roman entre ombre et lumière, aussi noir que somptueusement onirique.

Tout à leurs rêves d’enfants, les deux petites jumelles Arc et Daffy n’en sont pas moins confrontées à de bien dures réalités. Depuis qu’une overdose a emporté leur père, les « johns », autrement dit les michetons, seuls moyens pour leur mère et leur tante à la dérive de financer leur dépendance à l’héroïne, défilent à la maison, égarant parfois leur convoitise jusqu’aux fillettes. Leur grand-mère leur ayant appris à raccommoder le « côté sauvage » de l’existence comme l’on rentre les bouts de fils au revers d’une couverture au crochet, elles parviennent toutefois, à force de fantaisie et d’imagination, à retourner la vilaine face du monde pour en fantasmer une plus jolie version.

Elles conserveront cette habitude leur vie durant, bien après la mort de « mamie Milkweed », et même quand, désormais de jeunes femmes, la réalité sordide s’avérant de plus en plus difficile à conjurer, elles se seront elles aussi mises à chercher dans la drogue une nouvelle forme d’évasion. Comme leurs amies reines le temps d’un shoot mais bien vite rendues aux inextricables ténèbres de leur milieu d’origine, elles essaieront jusqu’au bout d’oublier la violence, la déchéance et la peur, surtout lorsque la rivière commencera à les voir flotter une par une dans ses eaux, mortes assassinées, sans que cela émeuve grand monde. De toute façon, Arc le sait depuis ses onze ans et son enfance abusée : « à qui pouvez-vous dénoncer les démons quand les démons sont ceux-là mêmes à qui vous allez les dénoncer ? »

D’un réalisme du noir le plus épais pour autant exempt de misérabilisme, ce roman social inspiré d’un sauvage fait divers s’illumine d’une langue tout en poésie, opposant à l’horrible crudité des faits une fantaisie enfantine pleine de fraîcheur, relayée par une sagesse merveilleusement imagée. Celle d’abord d’une grand-mère tâchant de préserver ses petites-filles avec le peu de moyens dont elle dispose, faite sienne ensuite par Arc la narratrice, d’autant plus touchante d’humanité et de dignité qu’elle n’a que cela comme bouclier face au déterminisme social et toutes les catastrophes qu’il lui réserve. Lorsque l’on naît au fond du trou, il est très difficile d’échapper aux pierres que la vie jette.

Après Betty et L’été où tout a fondu, Tiffany McDaniel tire de son Ohio natal une nouvelle tragédie sociale, reflet d’une réalité cruelle qu’elle investit avec plus de flamboyance que jamais. (4/5)
 

 

Citations : 

Ma mère a été une droguée presque toute ma vie, lui dis-je. Autrefois, je croyais qu’un jour elle se réveillerait et n’en serait plus une. J’ai essayé de l’aider de la seule manière que je pouvais imaginer en tant qu’enfant. Je prenais de petits objets. Une cuiller, une pince à linge, une capsule de bouteille. Je les mettais sur le bord de la table et je les poussais, prétendant que c’étaient les choses mauvaises de sa vie et que si elles pouvaient simplement tomber loin d’elle, tout irait mieux et elle cesserait de se détruire. Comme rien ne se passait, j’ai commencé à penser que c’était parce qu’elle ne m’aimait pas assez. Et je me suis mise à la détester. Mais plus je détestais ma mère, plus je me détestais moi-même. Ces choses-là sont liées, tu sais. Et même quand je suis dans une pièce remplie de gens, je suis toujours surprise de me sentir aussi seule, parce que la personne dont j’ai besoin n’est pas là. Une fille sans sa mère est une femme perdue en mer. C’est sa mère qui la sauve. Mais si la mère n’est pas là, la fille sera toujours perdue.


J’appelle la police tous les jours. Ils disent qu’elle est avec un dealer, ou un john, comme si elle méritait d’avoir disparu. Ils réagissent comme si je prenais trop de leur précieux temps. Comme si j’appelais à propos d’une chaussette perdue. Quelque chose qu’on peut remplacer aussi facilement que ça.


Les vies perdues en raison de la dépendance à la drogue ne sont pas toujours celles de ceux qui se droguent. Parfois, vous mourez parce que l’être que vous aimez est l’une de ces personnes dépendantes. 


Quelle que soit l’origine de la dépendance, la fin est généralement la même. Des sirènes qui hurlent dans la rue. Un corps, étendu tout près d’un autre. Des croix blanches au bord des grandes routes.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 



 

samedi 31 août 2024

[Faye, Gaël] Jacaranda

 




 Coup de coeur 💓

 

Titre : Jacaranda

Auteur : Gaël FAYE

Parution : 2024 (Grasset)

Pages : 288

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Quels secrets cache l’ombre du jacaranda, l’arbre fétiche de Stella  ? Il faudra à son ami Milan des années pour le découvrir. Des années pour percer les silences du Rwanda, dévasté après le génocide des Tutsi. En rendant leur parole aux disparus, les jeunes gens échapperont à la solitude. Et trouveront la paix près des rivages magnifiques du lac Kivu.
Sur quatre générations, avec sa douceur unique, Gaël Faye nous raconte l’histoire terrible d’un pays qui s’essaie malgré tout au dialogue et au pardon. Comme un arbre se dresse entre ténèbres et lumière, Jacaranda célèbre l’humanité, paradoxale, aimante, vivante.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Auteur compositeur interprète, Gaël Faye est l’auteur du premier roman phénomène Petit pays (Grasset 2016, prix Goncourt des lycéens) ainsi que de plusieurs albums, de Pili pili sur un croissant au beurre (2013), à Mauve Jacaranda (2022). Il était la Révélation scène de l’année des Victoires de la musique 2018.

 

Avis : 

Dans la veine de son premier roman Petit pays qui, voilà huit ans, propulsait ce musicien et rappeur franco-rwandais sur le devant de la scène littéraire, Gaël Faye nourrit une nouvelle trame romanesque des dramatiques expériences de sa famille maternelle. Si Petit pays parlait d’une enfance, comme la sienne expatriée au Burundi après les premières vagues de persécutions des Tutsis au Rwanda en 1959, mais là aussi rattrapée par la guerre civile et ethnique qui y éclate en 1993, Jacaranda raconte les efforts d’un jeune homme versaillais, de père français et de mère rwandaise, pour reconstituer, malgré le silence familial, le parcours tragique des siens. Etagé sur quatre générations, le récit dessine en transparence le dernier siècle de l’histoire du Rwanda, des racines coloniales du génocide jusqu’à ses conséquences aujourd’hui, alors que le pays tente douloureusement de se reconstruire.

En 1994, Milan le narrateur a douze ans et se heurte sans comprendre au mutisme de sa mère qui, s’étant toujours soigneusement gardée d’évoquer son passé et son pays d’origine depuis son arrivée en France une vingtaine d’années plus tôt, se referme plus que jamais lorsque le génocide fait malgré tout effraction chez eux par le biais des médias. Dès lors et pendant ce qui durera une bonne partie de sa vie, Milan n’aura de cesse de comprendre les raisons du silence maternel. A mesure de ses séjours au Rwanda, le jeune homme passe progressivement d’une posture d’étranger que tout surprend, voire rebute, et qui lui vaut d’être traité en muzungu, autrement dit en Blanc malgré son teint métissé, à celle d’un véritable enfant du pays, aux attaches suffisamment puissantes pour qu’il n’ait plus envie de repartir et fasse sien le combat des habitants pour leur avenir.

Tout en retenue dans sa simplicité sobre et fluide, le récit s’avère fort didactique dans sa manière d’expliciter, au travers de personnages d’une authenticité manifeste, les tenants et les aboutissants du génocide rwandais. Et c’est pour le lecteur une vraie remise à l’heure des pendules qui s’effectue au fil des pages, alors que, bien loin de la représentation généralisée par les médias d’une déflagration de violence ethnique irrationnelle et barbare, l’on découvre les responsabilités occidentales dans l’instrumentalisation, initiée de longue date à des fins coloniales et politiques, des ressentiments entre ethnies. Et puis, maintenant que le pays est retombé dans l’oubli médiatique, se pose pourtant la question de l’après. Comment se reconstruire dans ce qui est devenu, « et pour longtemps encore, une société de défiance » ? Montrant, à travers son personnage Stella, les terribles répercussions psychiques sur les nouvelles générations quand elles sont privées de mots, l’auteur, par ailleurs secrétaire du Collectif pour les parties civiles du Rwanda fondé par ses beaux-parents, s’attaque ici à la chape du silence, tandis que se succèdent les commémorations indispensables à la mémoire et que les juridictions gacaca spécialement créées dans l’esprit des tribunaux communautaires villageois s’efforcent de couper court à l’engrenage du sang et de la vengeance.

Essentiel pour ce qu’il offre de compréhension intime du Rwanda et pour ce qu’il brise de silence, si pernicieux pour la résilience des nouvelles générations, ce second roman, incroyablement lumineux et facile à lire malgré l’extrême sensibilité de son sujet, mérite indéniablement le même succès que le multi-récompensé Petit Pays. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations : 

— Pourquoi tout le monde me dévisage ?
— Quoi ?
— Mais regarde, tout le monde me fixe, c’est flippant ! Pourquoi ils font ça ?
— Ah ça… C’est parce que tu es blanc.
— Blanc ? Pas du tout. Je suis autant blanc que noir.
— Qu’est-ce que tu racontes ? T’es blanc. Pur blanc. Comme ta mère d’ailleurs. C’est une Noire devenue blanche.
— N’importe quoi… Ma mère est aussi noire que toi.
— Ta mère, rien qu’à ses manières, sa démarche, ses habits, on sait très bien qu’elle est blanche. C’est comme toi, tu ne peux pas le cacher. Faut accepter, c’est tout, pas besoin de se vexer. — Je ne suis pas vexé. Je dis simplement que je suis métis.
— Quoi ?
— Je suis métis.
— Ah oui, métis… Oublie ça. T’es un muzungu. Blanc comme neige, c’est tout. Métis, ça n’existe pas.
 

Tu viens ici en touriste et tu repartiras en pensant avoir passé de bonnes vacances. Mais on ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances. Ce pays est empoisonné. On vit avec les tueurs autour de nous et ça nous rend fous. Tu comprends ? Fous !
 

Tu sais, l’indicible ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout.
 

Partout, il y avait ces visages banals, ces gens normaux, ces hommes et ces femmes ordinaires capables d’atrocités inimaginables et qui étaient parmi nous, autour de nous, avec nous, vivant comme si rien de tout cela n’avait jamais existé. Et sous la terre que nous foulions tous les jours, dans les champs, dans les forêts, les lacs, les fleuves, les rivières, dans les églises, les écoles, les hôpitaux, les maisons et les latrines, les corps des victimes ne reposaient pas en paix. J’avais envie de m’enfuir, de quitter cette terre de mort et de désolation. Après tout, je n’appartenais pas à ce monde, ma mère m’avait mis en garde, je ne l’avais pas écoutée. J’aurais voulu l’appeler, m’excuser de n’en avoir fait qu’à ma tête et la remercier d’avoir essayé de me protéger de cette histoire dont elle connaissait le hideux visage. Cette idée me traversait, puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie, à Stella, et quelque chose se fissurait en moi qui laissait passer un soleil insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté.
 

Il faut se souvenir que les Tutsi ont été tués non pas pour ce qu’ils pensaient ou ce qu’ils faisaient mais pour ce qu’ils étaient. Nous devons continuer à raconter ce qui s’est passé pour que cette histoire se transmette aux nouvelles générations et ne se reproduise jamais plus nulle part. 
 

Tu sais ce que je leur reproche le plus, à tous ces gens (…) ? C’est d’avoir créé, et pour longtemps encore, une société de défiance.


 

jeudi 29 août 2024

[La Rochefoucault, Louis-Henri (de)] Les petits farceurs

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les petits farceurs

Auteur : Louis-Henri de LA ROCHEFOUCAULT

Parution : 2023 (Robert Laffont)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lorsque Paul le provincial rencontre Henri le Parisien, c'est l'amitié immédiate. Ils sont étudiants et s'imaginent des destins flamboyants. Devenu un journaliste dilettante, Henri découvre les arrière-cuisines de la presse et de l’édition. Paul publie un premier roman ambitieux – que personne ne lit. Malgré cet échec, un éditeur rompu à tous les coups lui propose d'écrire dans l'ombre les best-sellers des autres. Mais peut-on prêter sa plume sans vendre son âme ? 
Dans un Paris dont la cruauté pousse à la mélancolie ou au détachement, même l'amitié est mise à l'épreuve ; tout autant que l'amour, dernier carrefour des illusions. Paul et Henri s'étaient rêvés grands écrivains, ils ne seront jamais que de petits farceurs...

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Louis-Henri de La Rochefoucauld est journaliste et écrivain. Il a publié Mémoires d'un avare, La Prophétie de John Lennon, Le Club des vieux Garçons, La Révolution française et Châteaux de sable.

 

Avis :  

Les temps changent mais la comédie humaine demeure. Déclinaison contemporaine des Illusions perdues de Balzac, cette comédie enjouée et désenchantée dresse une satire féroce du monde de l’édition et de la presse.

A la mort de son ami Paul Beuvron, Henri d’Estissac, journaliste d’un magazine branché, se retrouve le légataire de ses documents personnels. Ramené à ses souvenirs de leur rencontre en classe préparatoire littéraire, alors qu’ils débordaient encore d’ambitions quand à leur avenir, il se met à retracer leurs parcours respectifs, lui d’abord pigiste puis précaire plumitif pour une revue culturelle provocatrice et décalée – le double aisément reconnaissable de Technikart où collabore l’auteur –, Paul, écrivain génial d’un roman monumental resté confidentiel, bientôt réduit à produire à la chaîne les best-sellers signés par d’autres et à servir de prête-plume à un ministre dépravé.

N’en déplaise à leurs nobles idéaux littéraires, Paul et Henri se heurtent bien vite à une réalité : « Le monde des lettres ne jure plus que par les chiffres. » Industrie soumise comme une autre aux diktats de la rentabilité commerciale, l’univers feutré de l’édition gère la littérature en marchandise et les auteurs comme des marques. Tant pis pour le génie littéraire trop souvent invendable, ce qu’il faut, ce sont des « moyens de palper », de « l’artillerie lourde », « des blockbusters littéraires » capables de « bombarder les librairies » en fin d’année et de « bousiller la concurrence en mode bulldozer ». Pour ces grandes manœuvres, bien des coups sont permis et, avec le piquant sans méchanceté d’une lucidité pleine d’humour, la satire s’en donne à coeur joie, décrivant savoureusement cuisines et arrière-cuisines, de l’édition mais aussi de la presse, des prix et de la critique littéraires.

En familier de ces milieux, l’auteur ne se dépare jamais du plus parfait réalisme et, captivé autant qu’amusé par le sens de la formule qui égaye chaque page de la succulence et de la justesse de ses trouvailles, l’on se régale de ce roman drôle et cruel qui pousse la facétie jusqu’à paraître en pleine rentrée littéraire. Entamé sur cet exergue emprunté à Balzac : « tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur », cette tragi-comédie est aussi un requiem pour les illusions perdues d’un écrivain maudit. « Les maudits ne mènent pas la grande vie. On ne peut pas avoir le spleen et l'argent du spleen. » (4/5)

 

Citations : 

Nous nous étions rencontrés en 2003 en classe préparatoire, où notre entente avait été immédiate. À certains égards, je le voyais comme un frère, voire un double – à ce détail près qu’il était moins désinvolte et plus désenchanté que moi, et surtout infiniment plus doué. Mais la vraie différence entre nous, la voici : en provincial motivé, Paul tenait à tout prix à réussir alors que, en Parisien blasé, il ne me déplaisait pas d’échouer pourvu qu’il y ait eu du bon temps. L’expérience intérieure et l’émotion vécue m’importaient plus que le résultat des courses. Nous voulions découvrir un jour ce qu’il y a derrière le rideau de la vie courante, aller de l’autre côté – mais où, ça, nous ne le savions pas. Nous n’étions pas des mystiques, aussi la foi ne nous a-t-elle pas permis de passer du monde visible au monde invisible. Jeune homme, Paul parlait de montagnes poétiques, d’un Everest accessible par la face nord de la littérature. Je ne comprenais pas tout à son charabia. À l’arrivée, il n’a pas atteint les paradis perdus aux neiges éternelles : il s’est faufilé par l’entrée des artistes et n’a exploré que les coulisses de l’industrie culturelle, puis celles du pouvoir. Il a beaucoup travaillé, en a été déçu.
 

« J’ai un article qui saute dans notre numéro à paraître fin août. Ça libère une page. Ton ami, là, Beuvron, tu ne veux pas l’écarteler ?
— Ce ne serait pas très sympa…
— C’est vieillot, son truc, un exercice de style prétentieux, on dirait le livre d’un centenaire. Tu ne trouves pas ?
— Ne fais pas de jeunisme : ils ont leurs qualités, les livres de centenaire.
— Avant-garde ne peut pas défendre ça. Pense un peu à toi : l’éreintement est une gymnastique de l’esprit. Si tu veux progresser, tu dois en commettre de temps en temps. Et puis tu lis Le Figaro, je crois ?
— Quel est le rapport ?
— Je ne t’apprendrai pas la phrase de Beaumarchais qui sert de devise au journal : “Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur.” Si tu ne t’octroies pas toi-même régulièrement le droit de flinguer, tes compliments ne vaudront plus un clou. On ne te prendra pas au sérieux. On dira de toi que tu n’es qu’un robinet d’eau tiède. C’est ça que tu veux être dans la vie ? Tu veux qu’on écrive ça sur ta pierre tombale : “Henri d’Estissac, 1985-…, profession robinet d’eau tiède” ?
— Mon ami Beuvron ne va pas comprendre, il trouvera ça dégueulasse…
— Oh, c’est mon quotidien… Me faire enguirlander par les éditeurs et les labels… Rien de grave en vérité : tant qu’ils ont besoin de nous, ils finissent toujours par revenir. C’est du catch, la critique : tout est faux. Quant à ton Paul, tu lui expliqueras que c’est pour son bien, qui aime bien châtie bien, etc. Et surtout tu lui préciseras que c’est excellent pour sa promo.
— Comment ça ?
— Regarde toutes ces piles sous lesquelles on croule… Comment tirer son épingle du jeu ? Comment survivre ? Comment exister ne serait-ce qu’une seconde ? Si tu assassines proprement ce Beuvron, ça fera parler. Par esprit de contradiction, d’autres voudront le soutenir. Nos ennemis seront ses amis. 
 

En plus d’être d’une susceptibilité et d’une fierté de coqs, les écrivains sont d’une confondante naïveté. Si ces dindons connaissaient l’envers du décor, les éditeurs qui jouent avec eux comme avec des pions jetables, les critiques qui ne liront jamais leurs livres et se moquent d’eux dans leur dos, leurs amis proches qui déblatèrent au cours de dîners auxquels eux ne sont plus conviés… Il me semble que ça leur ferait du bien d’ouvrir les yeux – mais peut-être que ça les anéantirait.
 
 
« J’aime beaucoup ce que vous faites, cette littérature expérimentale incompréhensible pour les non-initiés, mais vous devez comprendre que ça ne nous nourrit pas. Dans l’édition, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. Il faut inventer des moyens de palper.
— Et ?
— Et avec vous, par exemple, je ne palpe pas du tout.
— Avec qui palpez-vous ?
— C’est tout le problème, justement… Des auteurs avec lesquels on perd un tas d’oseille, on en trouve partout, ce n’est pas ça qui manque ; mais des auteurs avec lesquels on palpe, ça on en cherche désespérément. Et là, j’en ai signé un.
— C’est secret ?
— Plus ou moins… Je vais vous le confier car je veux vous mettre dans la boucle : il s’agit de Patrick Rossi.
— Vous rigolez ? Rossi chez Marcillac ?
— Ça vient du groupe… Ils m’ont aidé à avoir le Goncourt ; en échange, je dois m’occuper du dossier Rossi. Rossi a des tirages mirifiques mais souffre d’un vrai déficit d’image – tout le monde le prend pour un péquenaud, pour dire les choses franchement. Il est en quête de crédibilité littéraire, onction divine que nous pouvons lui apporter.
— Ne risquez-vous pas de vous décrédibiliser par la même occasion ?
— Oh, Marcillac est une maison bien assez ancienne pour encaisser le choc… »
Le pacha pachyderme a tiré sur son cigare avec la sérénité de celui qui en a vu d’autres. La décoration de son bureau n’était pas constituée de bibelots achetés la veille dans une boutique à la mode. Il avait sur sa table d’épais livres de comptes des années 1850. Et derrière lui, sur une étagère, on voyait quatre bustes en bronze : ceux de Liancourt, Guyon, Combreux et Blanzac – le mont Rushmore des éditions Marcillac, à défaut d’être celui de la littérature française du xixe siècle.
« Vous, à titre personnel, vous aimez les livres de Rossi ?
— Si je devais ne serait-ce qu’apprécier ce que je publie, cela ferait longtemps que j’aurais fait faillite… Tout éditeur qui se respecte juge épouvantable la majorité de sa production ! Rossi, c’est du petit polar sentimental à la mords-moi-le-nœud – aucun intérêt, mais ça marche.
— Et en quoi puis-je vous aider ?
— Vous ne devez pas vous en souvenir, mais l’an dernier il y a eu un canular autour d’une vraie-fausse candidature de Rossi à l’Académie française.
— J’avais suivi ça, en effet.
— Rossi, qui est un peu parano, a cru que ça venait de chez son éditeur, que quelqu’un s’y foutait de lui. Il a demandé la tête de plusieurs personnes, ça s’est envenimé, la situation n’était plus tenable. Le problème, c’est qu’il s’est brouillé à mort avec son éditeur, qui était, comment dire, très… interventionniste.
— Vous insinuez que Rossi n’écrit pas ses livres ?
— Moins fort ! Pourquoi tout le monde parle si fort dans cette maison ? Et ne commencez pas à casser du sucre sur le dos de notre prochaine poule aux œufs d’or. Les bonnes idées sont de Patrick, bien sûr, les meilleures phrases aussi. Et ses scènes, toutes ses si belles scènes… Patrick a une façon inégalable de camper ses personnages, de créer des ambiances. Il a par ailleurs un grand art de la construction et des dialogues qui font mouche. Cependant, oui, il a besoin d’un partenaire de jeu…
— Dois-je comprendre que vous me demandez d’être son nègre ?
— Son partenaire de jeu, je vous dis. Patrick a perdu toute confiance en lui, il faut l’épauler et le motiver. Qui peut le plus peut le moins : vous avez su pasticher Chateaubriand, vous saurez pasticher Rossi. Attention, toutefois : il faudra singer Rossi, mais en le tirant vers le haut.
 
 
On était au printemps et Emma Roche n’avait aucune cartouche pour la fin de l’année, pas le moindre best-seller potentiel, or on sait que le dernier trimestre est porteur pour les éditeurs, avec Noël en ligne de mire. Il fallait qu’elle trouve d’urgence deux ou trois « blockbusters littéraires », de l’artillerie lourde pour « bombarder les librairies d’ici décembre » et « bousiller la concurrence en mode bulldozer ». Mais c’était devenu si difficile, selon elle, les livres ayant de moins en moins le temps de s’installer…
Pompette, Paul lui a rétorqué que c’était une idée reçue. Dans la préface de la deuxième partie des Illusions perdues, Balzac écrivait que « par le temps actuel, un livre n’a pas six semaines à vivre » – des propos qui dataient de 1839 !
« Balzac ou pas, il n’empêche que les gens ont de moins en moins le temps de lire.
— Vraiment ?
— Les écrans ont remplacé l’écrit. »
Un autre lieu commun… En khâgne à Daniélou, nous avions été fascinés, Paul et moi, par une phrase de Diderot dans son Éloge de Richardson, ce texte sur le romancier anglais qu’il vénérait : « Chez un peuple entraîné par mille distractions, où le jour n’a pas assez de ses vingt-quatre heures pour les amusements dont il s’est accoutumé de les remplir, les livres de Richardson doivent paraître longs. » On était en 1761 ! « Il n’y avait pas alors autant de divertissements…
— Je suis sûr que, dès les années 1450, Gutenberg jugeait qu’on imprimait trop de livres.
— Le marché se rétracte et les leviers de croissance ne sont pas infinis… Avec en plus l’éclatement de la prescription, les libraires qui rament et la presse qui n’existe plus que pour trois ou quatre grand-mères… À l’heure actuelle, nous devons produire moins mais produire mieux. En étant omniprésents sur les derniers secteurs qui fonctionnent. Et en dénichant les nouveaux talents qu’on pourra pousser au firmament des ventes.
— Oh, ce n’est pas nouveau, Martin Marcillac voulait déjà faire du commerce en 1835, les éditeurs n’ont jamais été des enfants de chœur… »
 
 
« Le gang des pastiches » : l’expression était d’Emma Roche, ravie d’avoir trouvé en Paul l’alter ego parfait pour exécuter ses vils coups marketing. Malgré sa jambe raide, il faisait preuve d’une assurance surprenante. Dans son bel appartement de la cité de Varenne, une bibliothèque à échelle ornait le salon. Paul y avait aligné une intégrale reliée de La Comédie humaine, les numéros du magazine Punch contenant La Foire aux vanités de Thackeray, la première édition des Caractères de La Bruyère et d’autres livres de collection. Une étagère entière était réservée à ses productions pour les autres. En démiurge au petit pied, il lui semblait fascinant de voir que tous les best-sellers de notre époque étaient signés par un seul homme : lui !
En vérité, qu’était-il ? Un ventriloque ? Un illusionniste ? Dans ce western que devenait l’édition, Paul se définissait en riant comme « un chasseur de primes », « un desperado littéraire », « un pistolero du traitement de texte ». Personne n’aurait osé le provoquer en duel dans quelque saloon. Qu’attendait le shérif ? Quand sortirait-on le goudron et les plumes pour cette fine gâchette qui tirait plus vite que son ombre, mais finirait par retourner son arme contre lui à force d’accepter tout et n’importe quoi ? Je n’osais lui dire ce que je pensais de lui : qu’il n’était qu’un larbin assurant des ménages.


 

mardi 27 août 2024

[Babluani, Temur] Le soleil, la lune et les champs de blé

 


 

 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le soleil, la lune et les champs de blé
            (Mze, Mtvare da Puris kana)

Auteur : Temur BABLUANI

Traduction : Maïa VARSIMASHVILI-RAPHAEL

Parution : en Géorgien en 2018,
                  en français en 2024 (Cherche Midi)

Pages : 688

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Quand Djoudé Andronikachvili, fils de cordonnier d’un quartier populaire de Tbilissi, accepte de cacher de mystérieux films super-8 à la demande de son ami Haïm, il est loin d’imaginer combien cet acte va changer le cours de son existence. Peu de temps après, il se retrouve accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, sans comprendre pourquoi.
Une vie d’errance commence.
Happé par les rouages de l’ex-URSS, il est transporté jusque dans les camps de prisonniers soviétiques, les mines d’or de la Sibérie glaciale, les forêts russes où nul ne peut survivre seul, les contrées ensoleillées qui bordent la mer Noire, les hôpitaux psychiatriques.
Durant cet extraordinaire périple qui s’étend des années 1970 à nos jours, Djoudé n’abandonne jamais l’espoir de rentrer chez lui, où l’attendent son père et son amour d’enfance, et d’éclaircir le fond de l’histoire.
Dans ce roman géorgien à la portée universelle, Temur Babluani déploie une prose hautement cinématographique qui se lit d’une traite et qui révèle, aussi nettement que dans un documentaire, la réalité cachée derrière la façade du « bien-être » soviétique.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Temur Babluani est un réalisateur multiprimé. Son film Le Soleil des insomniaques (1992) est devenu culte en Géorgie. Le Soleil, la Lune et les Champs de blé y a connu un succès remarquable (plus de 45 000 exemplaires vendus) et a également été publié en Azerbaïdjan et en Russie, où il va être adapté en série.

 

Avis :  

Pour avoir volé une paire de jeans sur une corde à linge à Tbilissi en 1968, le fils de cordonnier géorgien Djoudé Andronikachvili voit son destin basculer à l’approche de ses dix-huit ans. Manipulé par les caïds de son quartier jusqu’à endosser, lui le mineur qui soi-disant ne risque pas grand-chose, un double meurtre qu’il n’a pas commis, le voilà condamné à dix ans de prison dont, pour rejoindre plus vite son grand amour la belle Manouchak, il obtient la réduction au tiers en optant pour les travaux forcés. Les conditions de détention y sont tellement dures que chaque année y compte en effet triple.

Et c’est bien dans la pire des géhennes que tombe notre naïf, envoyé dans une mine d’or du terrible Grand Nord soviétique. «  Il est fort probable que tu sortes d’ici les pieds devant », lui promet-on dès son arrivée. Si le froid, la faim et l’épuisement n’y suffisaient pas, resterait la férocité des hommes au sein de la terrifiante machine du Goulag. Commence pour Djoudé le narrateur une série d’épreuves infinies qui, de Charybde en Scylla, le tiendront dans les mâchoires d’un engrenage toujours plus inextricable. Seule sa foi naïve dans le triomphe de son innocence et dans l’indéfectible amour qui l’attend à Tbilissi lui permettra de traverser vivant, jusqu’à son retour chez lui quarante ans plus tard, l’arbitraire vindicte d’un système capable d’imputer deux, puis trois, puis cinq meurtres à un innocent, broyant sans recours sa vie et celle des siens. Entre temps, l’Union Soviétique s’est effondrée, sans pour autant que cela mette un terme au calvaire des gens honnêtes, confrontés à une nouvelle race de loups, voracement occupés à s’entre-dévorer. Il semble que les malheurs du pauvre Djoudé n’auront décidément pas de fin.

Au travers de son infortuné personnage, si attachant dans son intégrité malmenée par les violences de l’Histoire et les crimes des puissants, ce premier roman du cinéaste géorgien Temur Babluani incarne avec force l’impuissance dans le malheur des individus confrontés au non-droit et à la tyrannie des dictatures. Mais, s’il charge la barque de ce pauvre Djoudé, inlassable Sisyphe cramponné à ses valeurs d’amour, d’amitié et de générosité dans un monde infernal et chaotique qui n’a plus d’autre Nord que la ruse et l’instinct de survie face à l’arbitraire et à la violence, c’est autant pour dénoncer l’inacceptable que pour insister sur ce que la persécution n’ôtera jamais du coeur des hommes, du moins de ceux que la mort ou la folie n’auront pas fait taire : cette irréductible petite flamme d’humanité et de liberté, notamment colportée par l’art et la littérature, prête à refleurir à la première occasion comme certaines graines dans le désert.

« Il me semble que ma vie s’est écoulée sans que je sois vraiment impliqué dedans », soupire Djoudé à la fin du roman. A en croire le succès en Géorgie de cette histoire, beaucoup de contemporains de l’auteur, né en 1948 et passé en trois-quarts de siècle de la déstanilisation à l’irruption du capitalisme sauvage après la fin du bloc soviétique, s’y seront d’une certaine façon reconnus. Maintenant traduite en français, cette vaste fresque romanesque qui, malgré son extrême noirceur, laisse place à l’espoir, séduira autant les amateurs de grandes sagas tragiques et mouvementées que les lecteurs friands de récits à vraie portée historique et sociale. (4/5)

 

Citations : 

Et si on connaissait le nom et le prénom d’un détenu, alors on pouvait espérer le retrouver dans le réseau tentaculaire des lieux d’enfermement. C’était possible, même si plusieurs millions d’hommes étaient détenus dans des prisons. C’était une question de volonté et de temps.
 

Le voyage dura un mois et demi. Je passai par deux prisons de transit et enfin, embarqué sur un bateau avec cent cinquante autres détenus, j’atteignis un nouveau camp. Situé à la lisière d’une taïga, il occupait vingt hectares et était divisé en cinq zones. Ici, les détenus subissaient un traitement beaucoup plus dur qu’en Asie centrale. Un rien suffisait pour les punir, les jeter dans des mitards gelés, les priver de nourriture… Les taulards formaient des groupes. Les forts opprimaient les faibles. Bref, c’était le chaos.
 

Comme dans tous les camps, des sentinelles armées de carabines étaient postées dans des miradors. La clôture n’était pas électrique mais elle était bordée de barbelés des deux côtés. Derrière la clôture s’étendait la taïga. Un prisonnier qui s’évadait devenait, dans la taïga, la proie des loups et des ours ou crevait de faim. Malgré tout, vers la fin du printemps, quand la neige fondait, les évasions se multipliaient. Les fugitifs étaient traqués par des commandos et leurs bergers allemands. Si on les rattrapait, ils étaient fusillés sur place. Les cadavres étaient transportés au camp et jetés devant la sortie. On les enterrait seulement quand ils étaient totalement décomposés et que les os devenaient apparents. 
 

L’amour jette une clarté sur la façon sibylline qu’ont les pauvres humains de s’accrocher avec acharnement à la vie. À dire vrai, l’homme qui n’est pas capable d’aimer vaut moins que dix chiens enragés. Il est dangereux et impitoyable. Heureusement, ce genre d’hommes est rare. La plupart sont capables d’aimer, au moins un peu. 
 

Rien ne peut autant affaiblir et émousser l’homme que le contentement.
 

Nous autres Russes sommes plus nombreux que les Kazakhs. De ce point de vue, on n’a pas de problème. Mais qu’on soit russe ou kazakh, on a besoin de manger. Avant, tout était planifié, décidé par les communistes. La propriété privée était proscrite. À présent, tout a changé. On nous dit : « Vous êtes libres, faites ce que vous voulez ! » Mais jusqu’ici, si l’homme se creusait la cervelle, c’était pour faire des fourberies. Que voulez-vous qu’il fasse maintenant ? Il faut qu’il apprenne à vivre avec de nouvelles règles, qu’il acquière de l’expérience. En attendant, beaucoup auront l’estomac creux. Beaucoup de larmes vont couler.


 

dimanche 25 août 2024

[Cavalier, Philippe] Le parlement des instincts

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le parlement des instincts

Auteur : Philippe CAVALIER

Parution : 2023 (Anne Carrière)

Pages : 752

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1582, grand-duché de Toscane. Ilario d’Orcia apparaît sur la scène du monde. Par la plus petite porte, et en en conservant les proportions, puisque sa taille ne dépassera jamais celle d’un enfant. Mais si son corps est nain, son intelligence est vive et son appétit de savoir impérieux.
Moinillon, peintre, ermite, médecin ou prophète, Ilario parcourt une Europe où se flétrissent les espérances d’une Renaissance désormais moribonde. De Venise à Rome et de Malte à Prague, c’est l’avènement du Baroque, un âge d’ambitions, de découvertes et d’excès. C’est le temps de Kepler, Faust et Caravage, une parenthèse sensuelle et dangereuse où tous les futurs sont possibles au point qu’un homme contrefait peut se rêver doge de la plus belle cité qui fût jamais.
Voyage gigantesque et frénétique accompli par un tout petit homme, Le Parlement des instincts est une épopée fabuleusement généreuse et inventive, une expérience de lecture colossalement immorale, dont les férocités joyeuses exaltent le souffle du langage, la force du rire et la souveraine puissance des Arts.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ancien élève de l'Ecole pratique des hautes études en sciences religieuses et diplômé de l'Institut national des langues et civilisations orientales, Philippe Cavalier se passionne pour l'Histoire et les pratiques religieuses et ésotériques. Il est l'auteur du Siècle des chimères (4 tomes, 2005-2008), d'Une promenade magique dans Paris, du Marquis d'Orgèves (3 tomes et intégrale, 2011) et de Hobboes (2015)

 

Avis :

Déposé nourrisson aux portes d’un monastère toscan parce qu’atteint de nanisme, Ilario le narrateur est, en cette fin de XVIe siècle, élevé à la dure au sein de l’orphelinat tenu par les moines. Son intelligence et sa soif d’apprendre lui valent d’être soustrait au harcèlement des autres enfants pour faire l’apprentissage de la lecture, de l’herboristerie et de l’anatomie auprès d’un moine érudit. Son esprit désormais ouvert à la connaissance n’a bientôt de cesse de s’envoler au-delà de l’enceinte monastique. Commence alors une longue épopée picaresque qui, de rencontres plus ou moins mauvaises en choix plus ou moins bons, va le mener à travers l’Europe de la Renaissance.

Des espions et des maîtres verriers de la Sérénissime République de Venise aux mœurs agitées du Caravage à Rome, Naples, puis Malte, du fond des mines de cobalt en Europe centrale à la Cour de l’Empereur Rodolphe II de Habsbourg à Prague, enfin d’un ermitage en compagnie d’un lion à la croisade d’une magnétique prédicatrice, tel est le passionnant voyage, aux aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres, auquel nous convie ce roman-fleuve découpé en cinq parties symbolisant les étapes de la vie. Entre les germes de l’enfance et la résignation de la vieillesse, s’écoulera un destin en forme de montagnes russes dont un tirage de tarot avait dès le début prédit les grandes lignes, mais qui devra beaucoup à l’extraordinaire instinct de survie d’Ilario, lui que Dame Nature avait pourtant bien mal loti au départ.

D’une manière qui fait penser à la Traversée des Temps d’Eric-Emmanuel Schmitt, le récit commenté avec humour au long d’intéressantes et didactiques notes de bas de page est l’occasion d’une immersion historique riche et vivante qui, adoptant délicieusement et fort naturellement les tournures de langage d’alors, se nourrit avec aisance d’une documentation colossale et d’une érudition teintée de dérision. Au prétexte de péripéties agréablement fantaisistes, l’on se délecte ainsi de la finesse d’évocation de l’époque, au travers notamment de quelques unes de ses grandes figures, mais surtout de ses débats artistiques, religieux et philosophiques, alors qu’après la Renaissance et sa profonde transformation de la représentation du monde, d’autres bouleversements annoncent déjà l’âge baroque.
 
Fort de sa riche et érudite trame historique, de son personnage picaresque si humain et faillible dans ses aspirations et ses travers, enfin de son humour et de sa plume tout droit sortie d’un encrier du XVIIe siècle, ce pavé soigné de plus de sept cent cinquante pages, qui ne connaît aucune baisse de rythme au long de ses aventures foisonnantes et qui offre un véritable bain culturel dans l’Europe de l'époque, se déguste avec autant d’amusement que d’intérêt. (4/5)

 

Citations :

Cependant, si ma laideur fut mon fardeau, elle fut aussi ce pourquoi j’ai contemplé le monde tel que peu l’ont vu. C’est qu’il y a quelques privilèges à être monstre, et même, parfois, un peu de bonheur aussi. Je ne mens pas. J’ai vendu mes difformités comme les belles filles sans le sou prostituent leurs grâces. Beauté et laideur ont ce point en commun d’allumer la fascination chez les bienheureux qui n’en sont point affligés, car il n’y a pas loin de la répulsion à l’attraction et les faveurs accordées si aisément à l’une peuvent, par perversité, se céder parfois à l’autre. 


Le rire, Ilario ! Laisse-moi te dire en vérité ce qu’il en est : c’est une arme ! Une arme bien plus acérée que ne le sera jamais n’importe quelle épée, et de portée plus longue que n’importe quelle bombarde, si gros qu’en soit son canon. C’est une arme qui traverse temps, matière et espace pour foudroyer sa victime en autant de coups qu’il se trouve de rieurs ! Une arme qui, en trois mots finement agencés, souille à jamais n’importe quelle réputation ; rabaisse n’importe quel rang ; ridiculise n’importe quel prétentieux. Personne n’est à l’abri du rire ! Pas un benêt, pas un savant, pas une femme ni un homme, aussi couronné soit-il ! (…)
Ce n’est pas tout. Le rire, étant donc une arme, est également signe de reconnaissance entre beaux esprits. On peut dire une chose en riant et en faire comprendre une autre à qui est familier du double sens. Les sots ne font que s’esclaffer de la grossièreté, alors que les sages saisissent la pensée interdite voilée sous la vulgarité de la forme. Le rire, Ilario, a cette puissance rare – une puissance triple – de leurrer les ignares, de scandaliser les tièdes mais d’édifier les êtres de raison percevant au-delà des apparences. Je te le redis : le rire est une arme parce que le rire est un code !