vendredi 29 novembre 2019

[Chomarat, Luc] Le dernier thriller norvégien





 

J'ai aimé

 

Titre : Le dernier thriller norvégien

Auteur : Luc CHOMARAT

Parution : 2019

Editeur : La Manufacture de Livres

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Delafeuille, l’éditeur parisien, débarque à Copenhague pour y rencontrer le maître du polar nordique, au moment même où la police locale est confrontée à un redoutable serial killer : l’Esquimau. Coïncidence ? A peine installé à l’hôtel avec le dernier roman de l’auteur, Delafeuille découvre que la réalité et la fiction sont curieusement imbriquées… et qu’il pourrait bien être lui-même, sans le savoir, un personnage de thriller nordique.

Tueur fou, flics au bord de la crise de nerfs, meubles Ikéa, livre à tiroirs, tempête de neige, ours polaires, Sherlock Holmes et la petite fille aux allumettes : Luc Chomarat nous livre une épopée littéraire jubilatoire, un tour sur le grand huit où le rire le dispute au vertige.    

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Luc Chomaratest né en Algérie en 1959. Remarqué dès son premier roman par le magazine littéraire, il choisit d’exercer ses talents de rédacteur dans la publicité où, dit-il, « on trouve l’argent et les filles ». Poursuivi pour fraude fiscale, il se réfugie dans un monastère tibétain. Il revient au roman en 2014 avec L’Espion qui venait du livre. En 2016, il reçoit le Grand prix de Littérature Policière pour Un trou dans la toile. Traducteur de Jim Thompson, il est également l’auteur d’essais pour le moins atypiques : Le Zen de nos grands-mères (Le Seuil, 2008) sur son expérience bouddhiste et Les 10 meilleurs films de tous les temps (Marest, 2017) dont le sujet n’est pas clair.

Le Polar de l’été (La Manufacture de livres, 2017) et Un petit chef-d’œuvre de littérature (Marest, 2018) confirment son goût pour les constructions en abyme, et son regard particulier sur l’époque, mélange d’ironie et de désenchantement.

 

 

Avis :

Lorsqu'il arrive à Copenhague où il doit rencontrer un célèbre auteur pour négocier les droits de traduction de l'un de ses polars nordiques, l'éditeur français Delafeuille s'aperçoit très vite que les événements lui échappent : alors que sévit dans la ville un tueur en série, fiction et réalité se mettent à s'entremêler au point de devenir indifférenciables. Et si Delafeuille était lui-même devenu un personnage de polar ?

Le récit est tordu à souhait, poussant la complexité de l'intrigue jusqu'à l'absurde, dans un pastiche de polar nordique habilement caricaturé à l'extrême. Plus que l'histoire elle-même, totalement délirante, c'est l'exercice littéraire qui fascine : Luc Chomarat se moque et se joue des codes du genre, dont le succès, et donc la rentabilité, attirent de plus en plus d'auteurs et d'éditeurs, dans une course au profit où s'agglomèrent le meilleur comme le pire des productions.

Il faut reconnaître que la démonstration fait preuve d'audace et d'ingéniosité, voire de virtuosité. L'on s'amuse, surpris et intrigué de la manière dont l'exercice pourrait bien se conclure. Point n'est besoin d'être familier du polar nordique pour saisir la dérision et les messages. Car, au-delà de la pitrerie tirée par les cheveux, dont on sait la maîtrise littéraire qu'elle nécessite lorsqu'elle est aussi bien menée, c'est tout l'avenir de l'écriture et de la création littéraire dont il est question ici.

Lorsque le temps globalement consacré à la lecture rétrécit comme peau de chagrin, que les livres deviennent des produits de consommation, que les contraintes commerciales et la course à la notoriété tendent à prendre le pas sur l'érudition et le talent, que les éditions papier cèdent peu à peu la place au virtuel et à l'interactivité, voire, peut-être un jour, la création humaine à l'intelligence artificielle, comment ne pas s'interroger, voire s'insurger, comme les personnages de ce thriller norvégien amenés à prendre eux-même leurs destins en main pour échapper à leur déliquescence ?

Résolument (trop ?) déjanté, ce vrai-faux polar est indéniablement original et intriguant. Chapeau bas à Luc Chomarat pour cet exercice de virtuosité et de dérision, qui illustre à merveille ses interrogations quant à l'avenir des livres, des auteurs et des éditeurs. (3/5)

 

 

Citation :

« Eh bien, je pense que sous la multiplicité des péripéties, et leur extrême fantaisie il faut bien le dire, c’est un formatage de la pensée qui est là mis en cause, un certain mode de consommation… des objets culturels. Un livre n’est pas censé surprendre, mais répondre à une attente. »
« Vous nous recommandez donc la lecture de ce thriller… »
« Oui, absolument. En apparence, c’est un livre au discours léger, mais… »
« Vous parliez même de complaisance, dès les premiers chapitres… »
« Oui mais je crois que c’était un leurre. En apparence, parce qu’“Olaf” insistait lourdement sur les scènes porno-gore, faisant appel aux instincts les plus bas de ses lecteurs… Je ne fais que me conformer à mon personnage, vous savez… Mais la vraie complaisance n’est pas là, je pense qu’elle se trouve plutôt dans une inféodation à l’opinion majeure. »
« Pouvez-vous préciser, pour nos amis internautes… »
« Eh bien, à mon avis, le rôle d’un artiste, donc d’un écrivain, est d’introduire le doute là où il y avait certitude. Un peu le contraire du politicien, si vous voulez. »
« Chacun son rôle. »
« Chacun son rôle. La complaisance consiste à fournir, à répondre à la demande. »)

 

 

Du même auteur sur ce blog :





mardi 26 novembre 2019

[Cadoux, Françoise] Muztagh Ata, le père des glaciers






J'ai beaucoup aimé

Titre : Muztagh Ata, le père des glaciers

Auteur : Françoise CADOUX

Année de parution : 2019

Editeur : Editions du Mont-Blanc

Pages : 320






 

 

Présentation de l'éditeur :

Été 1994. Avec un dépouillement d’ascète et la désinvolture des grands forbans, deux amis partent faire un trek au Pakistan. Sans agence, sans carte, sans tente... mais pleins d’audace, disponibles à l’imprévu. Répondant à l’appel d’une montagne qui, de l’autre côté de la frontière, a vu passer les caravanes de la soie, ils rêvent du Père des glaciers, le Muztagh Ata, 7546m... Sans guide, sans oxygène, sans prévenir les autorités locales... Iront-ils au bout de leur rêve de glace ? Avec une ferveur de vivre qui accueille (souvent) l’improbable et apprivoise (parfois) l’inaccessible, ils improvisent une aventure physique, humaine et spirituelle qui mènera l’auteure plus loin que le sommet, du désert de Tartarie au Tibet.

D’une écriture alerte qui marie humour et poésie, ce récit jubilatoire est celui de tribulations engagées, vécues avant l’ère des clics et des souris. Une célébration de l’esprit du voyage, ses tâtonnements et ses éblouissements. Un témoignage empreint d’humanité sur un territoire qui depuis s’est refermé. La voix d’une femme libre, prête à dévorer la vie et à en payer le prix.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née à Annecy, Françoise a vécu aux États-Unis, étudié en Allemagne, travaillé en Italie, en Espagne et voyagé plusieurs années en Asie. Entre autres... Diplômée d’une grande école, elle parle cinq langues. Un parcours atypique la mène du management à l’enseignement, en passant par le journalisme. Mais elle préfère vagabonder. En montagne ou sur les routes du monde, en quête de passages d’un versant à l’autre, d’une culture à l’autre...


Avis : 

Durant l’été 1994, l’auteur, alors trentenaire, se lance avec un ami dans ce qu’ils appellent avec humour « l’expédition Muztagh Ata Cantal – Haute Savoie 1994. Sans guide, sans porteurs, sans oxygène… Sans en avoir l’air ». Avec un équipement minimaliste et en toute discrétion faute d’avoir obtenu les autorisations requises, tous deux s’attaquent à un véritable morceau de bravoure, - l’ascension dans des conditions très difficiles d’un sommet pakistanais de plus de 7500 mètres - , impressionnants de courage, de détermination, et de capacité d’adaptation. Mais le voyage ne s’arrête pas là : après le Pakistan, notre routarde pure et dure entreprend dans la foulée, seule cette fois, la traversée du désert de Tartarie, dans un aventureux périple qui la mène jusqu’au Tibet.

Cet extraordinaire récit de voyage, agrémenté de photos, est un enchantement de dépaysement, de découverte et d’authenticité. Somptueux décors de nature, rencontres inoubliables, désarçonnantes expériences au sein d’autres cultures et modes de vie, risques et imprévus, dépassement de soi en environnement extrême : le lecteur se retrouve immergé dans un formidable moment d’aventure tant sportive, qu’humaine et spirituelle.

Françoise Cadoux a pour référence Alexandra David-Néel, première femme à atteindre le Tibet en 1924. Nul doute qu’elle aussi a la trempe d’une femme d’exception, éprise de liberté et prête à tous les risques et les efforts, pour aller au bout de ses engagements et vivre intensément les aventures qui la passionnent.

Le récit nous emmène de surprise en surprise, au cours d’un cheminement qui ne peut que forcer respect et admiration, le tout sur un ton simple et modeste, authentique et sincère, et, pour le plus grand plaisir du lecteur, empreint d’un irrésistible humour. 

J’ai été totalement emportée par ce livre, éblouie par la beauté et la sauvagerie des paysages, émue au fil de rencontres aussi touchantes que brèves, étonnée et amusée par les anecdotes souvent saisissantes, intéressée par les événements géo-politiques évoqués : Françoise Cadoux s’inscrit au rang des personnes qui réussissent encore à rencontrer l’aventure, la vraie, celle qui permet, avant tout, de plonger au tréfonds de soi. (4/5)


Citations : 

C’est précisément ce que je recherche : appartenir au monde qui m’entoure. Le serrer dans mes bras. Toucher et être touchée par lui, dans une intimité qui ferait voler en éclats la vitre entre le paysage intérieur et le paysage extérieur. Je voudrais me fondre dedans. La marche, elle, donne cette sensation.

Il y a beaucoup de choses dans une rue ordinaire au Pakistan, mais certaines « choses » n’y sont pas : les femmes. Pas une seule femme dehors. Au début, quand on débarque au Pakistan, on a les yeux, le nez, les oreilles, le cerveau si accaparés de nouvelles sensations qu’on ne remarque rien. Puis au bout de quelques jours, on finit par trouver qu’il manque quelque chose. On ne voit pas encore bien quoi. Et puis on voit. On voit le manque de femmes.

Soudain, tintent des clochettes. Sur la KKH, la clochette n’annonce ni lutin ni fée. Elle annonce un monstre. Un monstre sacré : le camion pakistanais. Couvertes de clochettes, de chaînettes et d’amulettes, ces idoles orientales flamboyantes tanguent et tintinnabulent le long des gorges déchiquetées du Karakorum… Chaque millimètre carré de carrosserie est orné de dessins peints à la main en rouge écarlate, vert pomme, jaune poussin, bleu roi… Les camions pakistanais sont les rois mages des routes du Pakistan. Ils se déplacent lentement et majestueusement, comme il sied à leur dignité, les flancs chargés de verroterie et de gris-gris, peut-être même de myrrhe et d’encens… Kings of the Road or Drag Queens ? On dirait les statues de vierges andalouses qui, portées en procession pendant la semaine sainte, rutilantes et empesées, tanguent sur des chars dans les rues de Séville. Pomponnées et bichonnées à chaque pause par des routiers ventrus aux visages de bandits, elles gardent leur port altier même dans les montées qui font trembler les clochettes sous les hurlements du moteur courroucé. L’oreille aux aguets, le chauffeur penche son turban à la fenêtre de la porte de bois massif sculpté, concentré sur le moindre écart de ton des pistons et poursuit sa lente montée, moustache à la portière.


(A la gare routière)
Bien que la superficie de la Chine soit suffisamment grande pour loger trois fuseaux horaires, Beijing impose son heure sur l’ensemble du territoire. Le Xinjiang, à l’extrême ouest de l’empire, se trouve à 4000 km de la capitale, ce qui fait qu’à 11 heures du matin, le soleil n’est pas encore levé, et à 23 heurs, pas couché. Donc, ce matin-là à Tashkurgan, il faisait encore nuit noire et il était 9h30, heure de Beijing. Bon, d’accord. Mais justement, tout le monde n’est pas d’accord ! Les Ouïgours par exemple. Les Ouïgours, le peuple de la province autonome du Xinjiang, refusent d’admettre qu’ils ont été absorbés par la Chine, ils réclament leur indépendance – et leur heure. Qui a deux heures de décalage sur les occupants. Donc ce matin-là à Tashkurgan, il faisait encore nuit noire et il était 7h30, heure locale. Mais tous les Ouïgours ne sont pas aussi radicaux et indépendantistes, certains se plient à l’heure du colon. Qui avance d’une heure en été, contrairement au Pakistan qui ne change rien. Donc ce matin-là à Tashkurgan, il faisait encore nuit noire et il était… ?

Le Muztagh Ata : un dôme étincelant dont les contreforts plongent dans un lac turquoise. Dans les eaux vibrantes, ses reflets se mêlent à ceux de l’autre maître des lieux, le Kongur, 7719m. Dans l’immensité d’un désert qui s’étend à perte de vue, s’élèvent deux géants de givre qui semblent s’être trompés de paysage. Posés comme deux îles de glace sur les steppes d’Asie centrale des morceaux de banquise ont échoué par un mystérieux hasard sur les hauts plateaux tartares. De quoi surprendre les premières caravanes de chameaux de Bactriane… Après avoir traversé au Moyen Age les déserts du Kazakhstan et du Taklamakan, elles s’étaient brusquement trouvées face à des citadelles de glace surgies de sables. Probablement aveuglés par la réverbération de la neige, les nomades avaient appelé ce lac « Kara Kul », qui signifie « lac d’eau noire », alors que l’eau était d’un bleu qui évoquait le lagon. Un lagon à3800m d’altitude.


C’est une tente que j’avais achetée d’occasion (…). La toile est un peu usée. Voire déchirée par endroits. Nous l’avons rafistolée avec de l’Elastoplast. J’espère qu’elle tiendra le choc, dispensant ses bons offices jusqu’au sommet du Muztagh Ata.

Pas un souffle de vent, pas un frémissement de vague sur le lac Karakol qui tendait sa surface comme un miroir aux deux géants de glace qui se faisaient face. La pyramide du Muztagh Ata se reflétait dans l’eau en une symétrie parfaite, écho inversé d’une tremblante pyramide sous-marine. Une montagne à deux faces, comme toutes les choses… Dissimulant le pied des montagnes, des écharpes de brume flottaient au ras de l’eau. Assise sur la rive, je contemplais les glaciers se détacher doucement du sol et voguer tranquillement sur les flots. Ils avaient largué les amarres et naviguaient au-dessus du désert tartare. Les voilures drapées de glace cinglaient vers les sables du Pamir. Le Muztagh Ata et le Kongur, les deux voiliers de cristal de la reine des neiges kirghize, flottaient entre le ciel et les frissons de vapeur.

Jeff porte beaucoup plus que moi, il ne doit pas avoir loin de 30 kilos sur le dos. (…) Le programme de demain, c’est plus de 1000 m  de dénivelé, c’est-à-dire BEAUCOUP à cette altitude, avec TOUT le matériel sur le dos. C’est énorme. Une expédition soi-disant « dépouillée » ? C’est cela, oui… Pour autant, nous ne tenons pas la comparaison avec les expéditions commerciales. Elles, ce n’est pas 30 kilos, ce sont des tonnes de matériel, porté dans des fûts par des porteurs jusqu’au camp de base, puis par des porteurs d’altitude dans les camps supérieurs. Nous avons tout voulu faire nous-mêmes, en ascètes que nous sommes. Sauf que 30 kilos de dépouillement sur le dos, c’est quand même 30 kilos ! Demain, jamais je n’y arriverai…  


La chaleur était étouffante. Jeff et moi nous sommes approchés du stand de yaourt : une charrette sur laquelle des bâches tendues offraient une ombre bienvenue. (…) Autour des gigantesques bassines d’émail où baignait du lait caillé et où surnageaient des glaçons, le vendeur, avec un sens aigu du marketing, avait aménagé des bancs et des ventilateurs. Des commères ouïgoures se sont poussées en gloussant pour nous faire une petite place. On nous servit une louche de lait caillé avec des glaçons dans un gobelet. Délicieux. Nos voisines buvaient leur yaourt, suçaient les glaçons, qu’elles recrachaient à moitié sucés dans le gobelet, qu’elles rendaient au vendeur… qui reversait son contenu dans la grande bassine d’émail. Avant de servir le client suivant. Gloups.

Les Chinois ont une longue histoire de pâtes derrière eux… Aussi longue que leurs spaghettis. En Tartarie, on les fabrique à la main. La pâte est introduite dans une machine à trous, d’où elle ressort en longs serpentins qui ont le diamètre d’un pouce. Les tâches suivantes consistent à rendre les serpentins de plus en plus fins. Devant une échoppe odorante, un jeune homme musclé en blouse blanche retrousse ses manches pour s’emparer d’un écheveau de pâtes qui doit mesurer deux mètres de long et peser 10 kilos. Gonflant la poitrine, il élève son paquet à bout de bras au-dessus de la tête. D’une alternance de mouvements amples et rapides, il descend et remonte les bras plusieurs fois : sous l’effet de la force centrifuge, les serpentins s’allongent. Coup sec dans les mains : l’écheveau se torsade sur lui-même, revient, s’étire encore plus… Ca, c’est ce que l’on appelle un tour de main ! Respect. A l’issue de l’opération, les serpentins ont le diamètre d’un petit doigt.


Je me délestais. L’un après ‘autre, je me vidais de mes repères, les temporels comme les spatiaux. Je me déshabillais. C’est pour vivre cette perte que je voyageais. Pour vider mes poches et m tête de tout ce que je trimballais d’habitude : pensées encombrantes, croyances inutiles, vieilles certitudes… et bâtons de ski ! La mise à nu est la seule attitude que le désert tolère. Abandonner le ciment des certitudes et s’ouvrir à ce qui peut surgir. Se dévêtir du poids des croyances et s’unir à ce qui est. Ne reste que la lumière. Le sentiment d’être au monde. Dense et transparent, immergé dans le vaste présent.

Un vent poisseux s’était levé, soulevant des tourbillons de poussière qui roulaient sur la route solitaire, ivres et voraces. Gonflé de noires menaces, le ciel broyait un horizon charbonneux. Sous les nuages enténébrés filtrait une lumière de plomb qui donnait aux silhouettes, aux tentes, aux montagnes, à tout ce qui peuplait la steppe immense, un relief aigu. Brillant d’un éclat incisif, les ruisseaux innervaient l’âpre plateau de filets de mercure fondu. Les chevaux blancs épars dans la plaine semblaient de puissantes statues d’airain qui attendaient fébriles, que le ciel s’ouvre sur une pluie opaque.



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dimanche 24 novembre 2019

[Valognes, Aurélie] La cerise sur le gâteau





J'ai moyennement aimé

 

Titre : La cerise sur le gâteau

Auteur : Aurélie VALOGNES

Parution : 2019

Editeur : Mazarine

Pages : 414

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

La vie est mal faite : à 35 ans, on n'a le temps de rien, à 65, on a du temps, mais encore faut-il savoir quoi en faire…
Bernard et Brigitte, couple solide depuis 37 ans, en savent quelque chose.
Depuis qu’elle a cessé de travailler, Brigitte profite de sa liberté retrouvée et de ses petits-enfants. Pour elle, ce n’est que du bonheur. Jusqu’au drame : la retraite de son mari !
Car, pour Bernard, troquer ses costumes contre des pantoufles, hors de question. Cet hyperactif bougon ne voit vraiment pas de quoi se réjouir. Prêt à tout pour trouver un nouveau sens à sa vie, il en fait voir de toutes les couleurs à son entourage !
Ajoutez à cela des enfants au bord de la crise de nerfs, des petits-enfants infatigables, et surtout des voisins insupportables qui leur polluent le quotidien…
Et si la retraite n’était pas un long fleuve tranquille ?
Un cocktail explosif  pour une comédie irrésistible et inspirante.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Auteure préférée des Français en 2018, Aurélie Valognes croque la famille contemporaine avec humour et émotion. Ses comédies, Mémé dans les orties, En voiture, Simone !, Minute, papillon ! et Au petit bonheur la chance !, véritables phénomènes populaires, ont conquis le coeur de millions de lecteurs et lectrices à travers le monde : des best-sellers qui se partagent de génération en génération, de 8 à plus de 100 ans. Dans son nouveau livre, La Cerise sur le gâteau, la romancière confirme son talent.

 

 

Avis :

Pour Bernard, l'heure de la retraite signifie l'effondrement de son existence, jusqu'ici exclusivement centrée sur son travail. Comment va-t-il occuper le vide de ses journées ? Son comportement et ses initiatives, comme sa soudaine passion pour la protection de l'environnement, ne tardent pas à rejaillir sur l'ensemble de son entourage : son épouse Brigitte d'abord, mais aussi ses petits-enfants à qui il a désormais du temps à consacrer, et même ses détestables voisins avec qui l'affrontement va devenir inévitable...

De nombreux éléments autobiographiques ont inspiré cette histoire, qui met en scène des personnages proches de tout un chacun, aux prises avec des questionnements très contemporains et les mille petites difficultés de la vie de tous les jours. Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour une comédie légère et satirique, censée rassembler un large public ravi de se retrouver dans un amusant miroir de ses propres préoccupations quotidiennes.

Et en effet, on arrive assez facilement à se représenter la vie et les tribulations de cette famille, que j'ai personnellement et avec persistance, vue évoluer sous les traits de Bernard Le Coq et d'Anny Duperey, comme dans Une famille formidable...

J'attendais toutefois bien plus d'humour et de clins d'oeil, de petits détails témoignant d'un regard juste et malicieux sur nos existences et nos travers contemporains : je suis restée sur ma faim, frustrée par une impression de survol sans grand piquant, parfois agacée par les répliques pas toujours crédibles dans la bouche des très jeunes petits-enfants de notre couple de retraités.

Au final, beaucoup de poncifs et une trame sans grande subtilité m’ont semblé affadir cette histoire qu’un humour trop discret ne parvient pas à rehausser : c’est gentil, facile et agréable, mais si tôt lu, si tôt oublié. (2/5)

 

 

Citations :

Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants. (Saint-Exupéry)



La Ronde des Livres - Challenge 
Multi-Défis d'Automne 2019

vendredi 22 novembre 2019

[Monfils, Nadine] Le rêve d'un fou






J'ai beaucoup aimé

Titre : Le rêve d'un fou

Auteur : Nadine MONFILS

Année de parution : 2019

Editeur : Fleuve Editions

Pages : 128






 

 

Présentation de l'éditeur :

Le hasard sème parfois un peu de poudre d’étoiles pour aller au bout de nos rêves.
Quand le destin s’est acharné sur lui, le Facteur Cheval aurait pu sombrer dans la douleur et le désespoir. Il a plutôt choisi de se lancer dans un pari insensé : construire de ses propres mains son Palais Idéal. Mais une étrange rencontre lors de ses tournées va donner un tout autre sens à son rêve.
Parce que la passion est la seule chose qui peut nous sauver.

En s’inspirant librement de la vie du Facteur Cheval, Nadine Monfils nous offre un roman émouvant comme un hymne à la liberté, la poésie, l’art, et la foi en ce qui nous dépasse.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Nadine Monfils est une écrivaine et réalisatrice belge. Elle a notamment été récompensée par le prix de La Griffe Noire pour l’ensemble de son oeuvre.


Avis : 

Le Facteur Cheval a passé trente-trois ans à construire seul, sans formation, sans argent, et en parallèle de son emploi de postier, son extravagant et désormais célèbre Palais Idéal, qui impressionna Picasso et André Breton, fut classé en 1969, et continue à attirer des foules de visiteurs à Hauterives, dans la Drôme. Nadine Monfils s'est inspirée des faits connus pour imaginer librement ce qui a bien pu entretenir l'incroyable opiniâtreté de cet homme à réaliser, contre vents et marées, un rêve longtemps considéré comme une folie douce. 

Le récit, très court, fait du Facteur Cheval le narrateur, lui empruntant quantité de ses propres déclarations et se glissant dans la tête de cet homme sans grande éducation issu d'un milieu modeste, meurtri par la mort de ses enfants, qui va courageusement exorciser sa souffrance par l'édification de ce qui deviendra une véritable oeuvre d'art. C'est toute une philosophie de vie, à la fois naïve et pleine de bon sens, emplie d'une profonde humanité, que nous fait partager ce portrait tendre et attachant, où affleurent constamment rêve et poésie.

Je suis globalement tombée sous le charme de ce texte agréable et cousu de jolies réflexions, sans toutefois réussir à me départir d'une légère réserve : sa tonalité très idéaliste, sa profusion de bons sentiments, et ses leçons de vie un peu trop appuyées m'ont empêchée de me laisser complètement emporter vers le coup de coeur. (4/5)


Citations : 

Je pense que la fatigue est le manteau de l’ennui. Quand on fait ce qu’on aime, on ne sent pas ce lourd vêtement sur soi. Il ne pèse soudain plus rien. La passion fait de nous des oiseaux.

J’ai toujours aimé lire. Surtout des livres exotiques. (…) À défaut de pouvoir voyager pour de vrai, je me baladais d’une page à l’autre, débarquais sur une image qui devenait mon île sauvage, puis je sautais à bord des mots qui se transformaient en barques bleues, voguant entre les virgules, pour m’emmener au-delà des songes.

Et je me suis souvent demandé comment faisaient ces femmes qui avaient perdu leurs enfants à la guerre, pour continuer à prier. Ma rage s’est adoucie grâce à cette fusion que je ressentais avec la nature. Tous les jours, je marchais à travers ce livre ouvert que nous avait offert le divin. Et même s’il lui arrivait d’arracher des pages, c’était quand même un beau cadeau que de voir pousser des fleurs, d’entendre chanter les oiseaux, ou murmurer l’eau des ruisseaux.

Le silence est la plus belle des peintures parce qu’elle les contient toutes.

Quand on veut faire ce qu’on aime, on trouve toujours du temps. Les gens qui disent qu’ils n’ont pas le temps ont de mauvaises excuses. C’est tout simplement qu’ils n’ont ni l’envie ni la volonté. Parce que pour ça, c’est sûr qu’il en faut une sacrée dose ! Ou alors c’est parce qu’ils ont peur. La peur peut être un moteur si on arrive à en rire. Pas l’angoisse qui est un frein à la création.

On peut fuir quelqu’un, mais pas soi. Il faut une sacrée force pour échapper à ses démons. L’art ou le sport sont des clefs qui peuvent déverrouiller nos portes intérieures.

Je le répète, il faut TOUT faire pour réaliser ses rêves, quitte à échouer ! La seule chose qu’on peut regretter à la fin de sa vie, et c’est la pire : c’est de ne pas avoir essayé.


Parce que l’image qu’on donne de soi, c’est celle que les autres nous renvoient. Elle nous insuffle de la force. Le reflet. Rien que ça. Une illusion qui fait du bien. Alors autant qu’elle soit belle.

En fait, ce Palais, c’est un peu un livre de pierres, avec des dessins et des mots. Un livre dans lequel on peut se promener sans devoir tourner les pages.

Plus on vieillit, plus on se rappelle son enfance. Sans doute parce qu’on y stocke les choses les plus essentielles de la vie. Le reste n’est que détails.

Ne plus croire aux contes de fées, c’est piétiner les rêves, tomber dans le néant, devenir adulte. Et Dieu sait combien je les ai fuis, ces gens « raisonnables » et ennuyeux. Pas mon monde. Méfie-toi de ceux qui savent, ce sont des fossoyeurs de bonheur.

Mais si on ne s’habitue pas à la bêtise des gens, on finit par être rongé par elle. Il faut l’ignorer et avancer. La rancœur est un boulet. Et il y en a qui se complaisent avec cette entrave au pied… Ceux-là finissent toujours par tomber dans un trou.

Je l’ai déjà dit : il n’y a pas d’inaccessibles étoiles, sauf celles qui sont trop loin pour briller. Tant qu’une étoile n’est pas éteinte, on peut l’atteindre. Il faut juste bien la choisir pour pouvoir la toucher du bout des rêves.


La Ronde des Livres - Challenge 
Multi-Défis d'Automne 2019

mercredi 20 novembre 2019

[Bowen, Rhys] Son espionne royale mène l'enquête





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Son espionne royale mène l'enquête
          (Her Royal Spyness)

Auteur : Rhys BOWEN

Traductrice : Blandine LONGRE

Parution : 2007 en anglais (Berkley)
                2019 en français (Robert Laffont)

Pages : 360

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Londres, 1932.
Lady Victoria Georgiana Charlotte Eugenie, fille du duc de Glen Garry et Rannoch, trente-quatrième héritière du trône britannique, est complètement fauchée depuis que son demi-frère lui a coupé les vivres. Et voilà qu’en plus ce dernier veut la marier à un prince roumain !
Georgie, qui refuse qu’on lui dicte sa vie, s’enfuit à Londres pour échapper à cette funeste promesse de mariage : elle va devoir apprendre à se débrouiller par elle-même.
Mais le lendemain de son arrivée dans la capitale, la reine la convoque à Buckingham pour la charger d’une mission pour le moins insolite : espionner son fils, le prince de Galles, qui fricote avec une certaine Américaine…
Entre Downton Abbey et The Crown, une série d’enquêtes royales so British !
« Bien plus qu’un simple roman policier, Son Espionne royale mêle avec brio amour, histoire, humour et mystère. Captivant ! » Louise Penny, auteure de Nature morte.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Rhys Bowen, auteure best-seller du New York Times, a été nominée dans tous les plus grands prix de romans policiers et en a gagné de nombreux, dont les Agatha et Anthony Awards. Elle a écrit entre autres la série Son Espionne royale, qui se déroule dans les années 30 à Londres, la série Molly Murphy Mysteries, au début du XXe siècle à New York, et la série Constable Evans Mysteries, dans le pays de Galles. Elle est née en Angleterre et partage aujourd’hui son temps entre la Californie du Nord et l’Arizona.

 

 

Avis :

1932. A vingt-et-un ans, la narratrice Georgiana, apparentée à la famille royale britannique et dotée du titre de Lady Glen Garry et Rannoch, sans profession et sans le sou, n’a d’autre perspective d’avenir qu’un mariage aristocratique arrangé. Ses velléités d’indépendance ne vont pas tarder à la placer au centre d’un imbroglio impliquant un meurtre et plusieurs tentatives d’assassinat. Pour défendre sa peau et celle de son frère arrêté à tort, elle va devoir débrouiller l’affaire.

Cette petite fantaisie espiègle et rafraîchissante sait maintenir la curiosité éveillée tout au long de péripéties aussi mouvementées que divertissantes. L’on ne s’ennuie pas une seconde, l’on sourit et éclate même de rire, bref l’on s’amuse de bon coeur, dans cette gentille intrigue menée avec vivacité à défaut de complexité. Le ton, l’époque et le milieu aristocratique britannique suscitent quelques réminiscences de PG Wodehouse, dans une version plus moderne et plus féminine.

C’est frais, léger et amusant : une petite friandise à croquer en quelques coups de dent, un pétillant cocktail d’humour et de suspense, qui vous fait passer un très agréable moment et vous donne envie, pourquoi pas, de lire le prochain épisode. (4/5)




La Ronde des Livres - Challenge 
Multi-Défis d'Automne 2019

lundi 18 novembre 2019

[Cognetti, Paolo] Les huit montagnes





Coup de coeur 💓

 

Titre : Les huit montagnes
            (Le otto montagne)

Auteur : Paolo COGNETTI

Traductrice : Anita ROCHEDY

Parution : 2016 en italien (Einaudi)
                2017 en français (Stock)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus  de nos têtes. »
Pietro est un garçon de la ville, Bruno un enfant des montagnes. Ils ont 11 ans et tout les sépare. Dès leur rencontre à Grana,  au coeur du val d’Aoste, Bruno initie Pietro aux secrets de la  montagne. Ensemble, ils parcourent alpages, forêts et glaciers,  puisant dans cette nature sauvage les prémices de leur amitié.
Vingt ans plus tard, c’est dans ces mêmes montagnes et auprès  de ce même ami que Pietro tentera de se réconcilier avec son  passé – et son avenir.
Dans une langue pure et poétique, Paolo Cognetti mêle  l’intime à l’universel et signe un grand roman d’apprentissage  et de filiation.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Paolo Cognetti, né à Milan en 1978, est l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles – dont Sofia s’habille toujours en noir (Liana Levi, 2013) –, d’un guide littéraire de New York et d’un carnet de montagne Le Garçon sauvage (Éditions Zoé, 2016). Les Huit Montagnes (Stock, 2017), son premier roman, a reçu le prix Médicis étranger, le prix François Sommer, le prix Strega et a été traduit dans 39 pays.

 

 

Avis :

Revenant chaque été dans le même hameau perdu des montagnes du Val d’Aoste, un petit citadin se lie d’amitié avec un gamin du cru et découvre à son contact la rudesse et les beautés de la nature alpine. Parvenu à l’âge adulte et cherchant sa voie après la disparition d’un père qu’il n’a jamais vraiment compris, Pietro finira par retourner auprès de son ami, toujours resté sur le même pan d’alpage où il tente obstinément de maintenir un mode de vie d’un autre siècle.

Il est impossible de ne pas voir de larges traits autobiographiques dans la narration de Pietro, tant cette histoire exprime d’intime ressenti et revêt des accents d’authenticité jusque dans ses plus infimes détails. L’intrigue, très simple, tire son épaisseur de ses personnages, dont on découvre peu à peu les multiples nuances, restituées avec une sensibilité toute de finesse et de pudeur. Chez Paolo Cognetti, l’émotion ressemble à ce petit torrent de montagne qui, dans son livre, court sous-terre avant d’émerger plus en aval : on la ressent plus qu’on ne la lit, elle sourd au travers des lignes et se laisse deviner plus qu’elle ne s’exprime. Et elle s’enterre parfois au tréfonds d’une génération pour rejaillir à la suivante, dans de curieuses répétitions des mêmes destins.

La couleur de ce livre est d’abord celle d’une indéfectible amitié, entre deux garçons, puis deux adultes, que tout sépare : Pietro se cherche de par le monde, Bruno s’accroche à la montagne qu’il n’a jamais quittée, mais, chacun à leur façon, ils vivent les mêmes apprentissages et les mêmes blessures, tentant de se construire un avenir en se réconciliant avec leur passé et leur héritage filial.

Aux prises avec leurs tâtonnements et leurs drames, tous deux tirent leur force de leur seul vrai point d’ancrage : la montagne et l’amour viscéral qu’elle leur inspire. Omniprésente, elle est leur refuge, leur lieu de repli, leur cachette face à un monde oublieux des vrais essentiels. Elle leur offre la liberté et la solitude au sein de grandioses espaces de nature préservée, une vie rude et spartiate au rythme des saisons, le calme et l’apaisement au contact d’une simple authenticité, la souffrance et le plaisir de l’effort physique.

Une grande tristesse et une vraie sincérité émanent de ce livre que l’on quitte le coeur serré et les larmes aux yeux, mais les jambes musclées, les poumons oxygénés et les yeux tournés vers les cimes de l’avenir. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Je commençai alors à comprendre que tout, pour un poisson d’eau douce, vient de l’amont : insectes, branches, feuilles, n’importe quoi. C’est ce qui le pousse à regarder vers le haut : il attend de voir ce qui doit arriver. Si l’endroit où tu te baignes dans un fleuve correspond au présent, pensai-je, dans ce cas l’eau qui t’a dépassé, qui continue plus bas et va là où il n’y a plus rien pour toi, c’est le passé. L’avenir, c’est l’eau qui vient d’en haut, avec son lot de dangers et de découvertes. Le passé est en aval, l’avenir en amont. Voilà ce que j’aurais dû répondre à mon père. Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes.


Peut-être ma mère avait-elle raison, chacun en montagne a une altitude de prédilection, un paysage qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien. La sienne était décidément la forêt des mille cinq cents mètres, celle des sapins et des mélèzes, à l’ombre desquels poussent les buissons de myrtilles, les genévriers et les rhododendrons, et se cachent les chevreuils. Moi, j’étais plus attiré par la montagne qui venait après : prairie alpine, torrents, tourbières, herbes de haute altitude, bêtes en pâture. Plus haut encore la végétation disparaît, la neige recouvre tout jusqu’à l’été et la couleur dominante reste le gris de la roche, veiné de quartz et tissé du jaune des lichens. C’est là que commençait le monde de mon père. Au bout de trois heures de marche, prés et bois cédaient la place aux pierrailles, aux petits lacs cachés dans les combes à neige, aux couloirs creusés par les avalanches, aux ruisseaux d’eau glacée. La montagne se transformait alors en un lieu plus âpre, plus inhospitalier et pur : là-haut, mon père arrivait à être heureux.


« Il faut pas croire qu’on l’appelle Rose parce qu’il est rose, disait-il. Ça vient d’un mot ancien qui signifie glace. La montagne de glace. »
 

(…) et il faisait les comptes à voix haute pour lui prouver qu’avec les prix et les normes absurdes qu’on imposait désormais aux éleveurs, son travail n’avait plus aucun sens, et s’il le faisait c’était uniquement par passion.
Il dit : « Quand je serai mort, là-haut, je ne donne pas dix ans à la forêt pour reprendre ses droits. Ils auront la paix, comme ça.
– Vos fils n’aiment pas le métier ? demanda mon père.
– C’est surtout se faire enculer que mes fils n’aiment pas. »
Plus que le vocabulaire utilisé, c’est sa prophétie qui me frappa. Je n’avais jamais pensé qu’un pré avait pu un jour être une forêt, ni qu’il pourrait le redevenir. Je regardai les vaches éparpillées au-dessus de l’alpage et tentai tant bien que mal d’imaginer les premiers arbustes coloniser ces prés, puis grandir, effaçant chaque signe de ce qu’il y avait avant. Les canaux, les murets, les sentiers et même les maisons.


« On appelle ça l’altitude des neiges éternelles , expliqua-t-il : c’est la hauteur à laquelle il ne fait pas assez chaud l’été pour faire fondre toute la neige qui est tombée l’hiver. Une partie résiste jusqu’à l’automne et finit ensevelie sous la couche de neige de l’hiver suivant. À ce stade, elle ne craint plus rien. Petit à petit, elle se transforme en glace, s’ajoute aux autres couches du glacier qui s’entassent, exactement comme les anneaux des arbres, et il suffit de les compter pour connaître son âge. Mais un glacier ne reste jamais au sommet de la montagne. Il bouge. Toute sa vie, il ne fait que glisser.
– Pourquoi ? demandai-je.
– Pourquoi, d’après toi ? 

– Parce qu’il est lourd, dit Bruno.
– Parfaitement, dit mon père. Le glacier est lourd, et la roche sur laquelle il est posé, très lisse. Du coup, il descend. Lentement, mais sûrement. Il glisse jusqu’à ce qu’il ne supporte plus la chaleur. C’est l’altitude de la fusion . Vous la voyez, là-bas ? »
Nous marchions sur une moraine qui semblait faite de sable. Une langue de glace et d’éboulis s’avançait en contrebas, bien plus bas que le sentier. Elle était zébrée d’infimes ruisseaux qui se rejoignaient en un petit lac opaque, métallique, glaçant rien qu’à le regarder.
« Cette eau-là, dit mon père, il faut pas croire que c’est la neige de l’hiver dernier. C’est une neige que la montagne a conservée pendant des années et des années : l’eau qu’on voit a peut-être même cent hivers derrière elle.
 

L’hiver, la montagne n’était pas faite pour les hommes et il fallait la laisser en paix. Dans la philosophie qui était la sienne, qui consistait à monter et descendre, ou plutôt à fuir en haut tout ce qui lui empoisonnait la vie en bas, après la saison de la légèreté venait forcément celle de la gravité : c’était le temps du travail, de la vie en plaine et de l’humeur noire.


Un lieu que l’on a aimé enfant peut paraître complètement différent à des yeux d’adulte et se révéler une déception, à moins qu’il ne nous rappelle celui que l’on n’est plus, et nous colle une profonde tristesse.

Le lac en contrebas ressemblait à de la soie noire, avec le vent qui la dentelait. Ou qui, au contraire, faisait tout sauf de la dentelle : il posait une main glacée qui effaçait les plis.


J’observais l’alpage et l’étrange contraste entre la désolation des choses humaines et la vigueur du printemps : les trois baite dépérissaient, leurs murs se voûtaient comme le dos des vieillards, les toits cédaient sous le poids des hivers ; et tout autour, les herbes et les fleurs sourdaient. 


Je commençais à comprendre ce qui arrive à quelqu’un qui s’en va : les autres continuent de vivre sans lui.


Le sapin, il faut éviter, parce que c’est un bois mou. Le mélèze est plus dur. (…) Le fait est que le sapin pousse à l’ombre et le mélèze au soleil : le soleil rend le bois dur, alors que l’ombre et l’eau le ramollissent, c’est pour ça que le sapin ne fait pas de bonnes poutres.


Si je vais vivre dans les bois, personne ne me dira rien. Si une femme le fait, on la traitera de sorcière. Si je me taisais, quel problème ça ferait ? Je ne serais qu’un homme qui ne parle pas. Une femme qui ne parle plus est forcément à moitié folle.


« Nous disons qu’au centre du monde, il y en a un autre, beaucoup plus haut : le Sumeru. Et autour du Sumeru, il y a huit montagnes et huit mers. C’est le monde pour nous. » (…) « Et nous disons : lequel des deux aura le plus appris ? Celui qui aura fait le tour des huit montagnes, ou celui qui sera arrivé au sommet du mont Sumeru ? »


Et il disait : c’est bien un mot de la ville, ça, la nature . Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l’est. Nous, ici, on parle de bois , de pré , de torrent , de roche. Autant de choses qu’on peut montrer du doigt. Qu’on peut utiliser. Les choses qu’on ne peut pas utiliser, nous, on ne s’embête pas à leur chercher un nom, parce qu’elles ne servent à rien.


La caillette, c’est un petit morceau de l’estomac du veau, m’expliqua-t-il. Imagine-toi : ce que le veau a dans son estomac pour mieux digérer le lait, nous, on le prend et on s’en sert pour faire du fromage. C’est logique, non ? N’empêche, c’est quand même fou, sans ce bout d’estomac, le fromage ne prend pas.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 





samedi 16 novembre 2019

[Yamamoto, Kenichi] Le secret du maître de thé




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le secret du maître de thé
          (
Rikyû ni tazuneyo)

Auteur : Kenichi YAMAMOTO

Traducteurs : Silvain CHUPIN
                     
et Yoko KAWADA-SIM

Parution : 2008 en japonais,
                2012 en français (Gallimard)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Vers minuit, une forte pluie commença à battre les tuiles de la toiture. Étendu dans sa chambre, Rikyû sentait son sang bouillir de colère. La rage lui tenaillait les tempes. Son cœur tapait dans sa poitrine... L'averse s'intensifia tout à coup, puis un éclair fulgura, faisant jaunir le papier de la cloison, et le tonnerre gronda aussitôt. «Le ciel a entendu ma fureur», pensa-t-il... Le visage simiesque d'Hideyoshi envahit une nouvelle fois son esprit. Aucun motif sérieux ne justifiait l'ordre de se suicider que celui-ci venait de lui faire parvenir...

Le 28 février 1591, le shogun Toyotomi Hideyoshi ordonna effectivement à Sen no Rikyû, le plus grand maître de la cérémonie du thé de l'époque, de se suicider – ce qu'il fit. Mais pourquoi? Cette histoire bien réelle reste, après plus de quatre siècles, une grande énigme, qui a inspiré de nombreux écrivains et cinéastes japonais mais n'a jamais été résolue. On prétend, au Japon, que l'art très codifié de ce cérémonial autour du thé recèle un sortilège qui peut rendre fou le cœur des hommes. Dans ce roman, au fil des heures précédant l'aube fatale, Kenichi Yamamoto va nous faire découvrir comment son héros aura constamment cherché à atteindre l'extrême limite de la beauté, même si ce devait être au péril de sa vie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Kenichi Yamamoto est né à Kyoto en 1956. Romancier très populaire au Japon, il a reçu pour Le Secret du maître de thé le prestigieux prix Naoki.

 

 

Avis :

Rikyû, le plus grand maître de thé en ce Japon du 16ème siècle, est à ce point obsédé par son idéal de la beauté et par la recherche de la perfection dans son cérémonial, qu’il ne se rend même pas compte qu’il a fini par négliger ses proches et indisposer son entourage, s’attirant rancoeurs et jalousies, y compris celles d’Hideyoshi, le nouveau maître du pays. Alors que Rikyû vient de recevoir l’ordre de se suicider, le récit entame la chronologie à rebours des évènements qui l’ont mené à cette situation, dans un retour arrière sur toute son existence qui finira par dévoiler son drame secret : une tragédie personnelle qu’il aura, sa vie durant, tenté de transcender par l’intransigeante sublimité de son art.

S’inspirant d’un fait réel devenu légendaire au Japon, mais dont l’Histoire n’a pas retenu les motifs, l’auteur a librement imaginé le parcours et la psychologie des personnages qui ont amené un maître de thé aux apparences inoffensives à recevoir l’injonction suprême. Gommant tout mystère, il nous livre ainsi une version rationnelle et crédible de ce mythe qui a inspiré tant d’écrivains et de cinéastes japonais, solidement campée dans le cadre historique général de l’unification d’un Japon jusqu’ici divisé par les guerres féodales.

C’est pour le lecteur l’occasion de se plonger dans une culture aux traditions souvent singulières et étonnantes, au travers tout particulièrement de la cérémonie du thé, art extrêmement codifié, et parfait exemple de paroxysme du raffinement à la japonaise : on n’ignorera plus rien de ses significations bouddhiques et politiques à l’époque, des rivalités entre maîtres, de ses rites et de leurs différentes écoles, de son décorum et de ses objets si soigneusement choisis, de leur commerce et de leur symbolique.

Lent, poétique et fascinant, le récit imprègne peu à peu le lecteur d’une calme atmosphère à l’esthétisme soigneusement étudié, où Rikyû embaume ses sentiments pour l’éternité dans un art qui prend chez lui la dimension d’un sanctuaire : un art sur fond de mort, à la fois sublime et glaçant, pour une lecture dépaysante dont le plaisir est tout à la fois historique, culturel, artistique et esthétique. (4/5)

 

 

Citations :

Quand on cueille les kakis à l’automne, on en laisse toujours un sur l’arbre, avec le souhait que la récolte sera abondante l’année suivante, et ce fruit est appelé kimamori (« garde de l’arbre »).

La vie est belle parce qu’elle est éphémère.

La beauté réside dans un petit défaut. Une beauté parfaite ne présente aucun intérêt. 


(Jésuites portugais au Japon)
— En Europe, nous avons vu des églises et des tableaux magnifiques. Le palais du pape au Vatican a une magnificence sans égale dans le monde.
— Oui, ils expriment la gloire de Dieu.
Valignano revit les fresques grandioses de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. C’était là l’idéal de beauté réalisé par l’homme.
Itô Mancio semblait vouloir ajouter quelque chose.
— J’ai eu une enfance misérable, et je n’avais jamais vu au Japon un vrai palais. Mais, sur notre chemin, j’ai été frappé par la taille du château du Grand Rapporteur à Ôsaka. Il ne le cède en rien aux architectures d’Europe. Et cette demeure, elle est d’une telle propreté ! Bien sûr, cela n’atteint pas la magnificence de l’Europe, mais ne croyez-vous pas qu’il existe dans ce pays insulaire une esthétique complètement différente ?
Valignano s’humecta les lèvres. Que lui racontait ce jeune homme ? Le jésuite avait passé huit ans à lui enseigner la supériorité de l’Europe, et à peine rentré dans son pays natal, le voilà dans cet état ! Les Japonais étaient vraiment étranges.


 (Jésuites portugais au Japon)
— En tout, les Japonais vont trop loin. Ce qui m’intrigue le plus, c’est la cérémonie du thé. C’est là que la bizarrerie voire l’étrangeté des Japonais se manifeste le plus nettement.
— Dans la cérémonie du thé, dites-vous ?
— Oui. Pourquoi les Japonais se réunissent-ils dans une aussi petite pièce pour boire une tisane qui est infecte, en marmonnant des choses incompréhensibles ? Pourquoi admirent-ils sans se lasser ces poteries qui ne valent rien ? Une habitude aussi stupide, tu comprends sûrement bien qu’il n’en existe nulle part ailleurs dans le monde.
(…)
— Le cha-no-yu est effectivement incompréhensible. Je me demande si les Japonais qui se passionnent pour la cérémonie du thé ne sont pas fous.
Valignano éprouva une grande satisfaction en entendant Chijiwa Miguel prononcer ces propos.
 — C’est tout à fait exact. L’esthétique japonaise est clairement déformée et à l’opposé des normes du monde. Qui dans le monde pourrait comprendre pourquoi ils dépensent des sommes d’argent exorbitantes pour ces ustensiles minables ? Quelle valeur peuvent-ils bien leur donner ?
(…)
— Cet exemple suffit à démontrer que le Japon est un pays complètement isolé des autres civilisations. Votre mission, capitale, est justement d’éclairer ce peuple insulaire. Vous êtes d’accord ? 


La Ronde des Livres - Challenge 
Multi-Défis d'Automne 2019