mercredi 30 septembre 2020

[Giuliano, Serena] Mamma Maria






J'ai moyennement aimé

 

Titre : Mamma Maria

Auteur : Serena GIULIANO

Editeur : Cherche Midi

Année de parution : 2020

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Ciao, Sofia, qu’est-ce que je te sers ? Comme d’habitude ? Et j’ajoute un cornetto, parce qu’il faut manger, ma fille !
– Oui, merci, Maria. »
Je m’installe en terrasse, face à la mer, comme chaque matin depuis que je suis de retour en Italie. J’aime bien travailler au son des tasses qui s’entrechoquent. Et, au Mamma Maria, j’ai toujours de la compagnie. Il y a ceux qui viennent tuer le temps. Il y a les enfants qui rêvent devant le comptoir à glaces. Il y a les ados qui sirotent un soda, monsieur le curé, et, surtout, mes partenaires de scopa.
Ici, on vient échanger quelques mots, partager un apéro, esquiver la solitude ou écouter Celentano. Moi, je viens pour me persuader que j’ai bien fait de quitter Paris… et l’autre abruti.
Il fait quand même meilleur ici.
Et puis, on cherche aussi à profiter de la bonne humeur (ou non) de Maria, qui mène, comme une mamma, tout ce petit monde à la baguette.
Bref, j’ai enfin retrouvé mon village paisible.
Enfin, paisible jusqu’au jour où…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Serena Giuliano est italienne mais a aussi quelques défauts. Elle écrit – en français – sur les réseaux et sur papier.

 

Avis :

Meurtrie par une peine de coeur, Sofia quitte Paris pour revenir vivre dans son village natal du sud de l’Italie. Elle y retrouve avec plaisir l’ambiance chaleureuse de la petite communauté qui gravite autour du café tenu par la charismatique Mamma Maria.

Malgré mes résolutions d’éviter désormais le genre feel good qui m’a souvent déçue, j’ai fini par lire ce roman, prix Babelio 2020 dans la catégorie littérature française. Mal m’en a pris : les personnages, si lourdement typés italiens qu’ils en paraissent caricaturaux, évoluent dans une histoire désespérément candide, débordante de clichés et de bons sentiments, maladroitement saupoudrée d’une pincée d’ingrédients touristiques et gastronomiques censés faire rêver et saliver, mais qui, mal servis par une écriture plate et ordinaire, donnent le sentiment d’évoluer davantage dans une brochure publicitaire que dans une œuvre littéraire.

Si vous êtes adeptes des romans feel good, celui-ci vous fera voyager dans une Italie de cartes postales. Mais il ne vous convertira pas au genre si ce n’est pas déjà votre tasse de thé. (2/5)

 

Citations :

La vitesse m’a toujours fait peur et, ici, le code de la route est une option pour la plupart des conducteurs. On double à droite, à gauche ; s’ils le pouvaient, certains doubleraient même par-dessus. Quant aux ronds-points, c’est un vrai piège. Mettez un Français là-dedans, il deviendrait fou. C’est simple : si on y entre, on ne sait ni quand ni comment on finira par en ressortir. La priorité est à celui qui la prend. Dans ma région, les assurances pour les deux-roues sont trois fois plus chères que dans le nord de l’Italie. Ça résume bien la situation…

lundi 28 septembre 2020

[Vargas Llosa, Mario] Le héros discret





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le héros discret
           (El héroe discreto)

Auteur : Mario VARGAS LLOSA

Traducteurs : Albert BENSOUSSAN
                         et Anne-Marie CASES

Parution : en espagnol (Pérou) en 2013,
                   en français en 2015 (Gallimard)

Pages : 480

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Après plusieurs romans situés dans les géographies les plus éloignées dans l’espace et dans le temps (le Congo belge, le Tahiti de Gauguin), Mario Vargas Llosa revient au Pérou et fait de son pays natal le décor du Héros discret. Il nous dépeint la situation actuelle d’une société dopée par une croissance économique sans précédent mais qui voit également se développer la corruption, la cupidité et le crime.
À Piura, Felícito Yanaqué, patron d’une entreprise de transports, est l’objet de chantage et d’intimidations mafieuses. Aussi frêle de corps qu’énergique de caractère, il saura cependant y faire face, et son opiniâtreté d’homme du peuple qui s’est élevé à la force des bras, fera de lui un héros national. À Lima, Ismael, patron d’une riche compagnie d’assurances, se voit menacé par ses deux fils, qui convoitent sa fortune en souhaitant sa mort. Là encore, l’homme saura répondre à ces menaces, et sera tout aussitôt doté par le romancier d’une aura héroïque. Mais il ne faut pas prendre leur épopée trop au sérieux. Car entre le mélodrame et le vaudeville, Vargas Llosa s’amuse, et nous amuse, avec ces deux histoires qu’il mène avec brio et dont le résultat final est une œuvre drôle, corrosive et magistralement écrite.
Le lecteur y reconnaîtra souvent le ton moqueur de La tante Julia et le scribouillard et de Tours et détours de la vilaine fille. Mais il retrouvera surtout avec plaisir l’univers de don Rigoberto et de Fonchito, du sergent Lituma et du capitaine Silva, tous à nouveau réunis dans ce portrait critique du Pérou contemporain.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Prix Carlos-Fuentes (2012)
Prix de la Liberté de la fondation Max-Schmidheiny (1988)
Prix mondial de la Fondation Simone et Cino del Duca (2008)
Prix Nobel de Littérature (2010)
Prix Roger-Caillois (pour l'ensemble de son œuvre) (2002)

 

 

Avis :

A Piura, au Pérou, un entrepreneur sorti de la misère à la force du poignet devient un héros national en résistant, malgré les intimidations, à la tentative de racket dont il est l’objet. Au même moment,  à Lima, le riche patron d’une compagnie d’assurances invente un stratagème pour échapper aux manœuvres de ses deux fils, trop pressés de capter l’héritage paternel. Contre toute attente, ces deux histoires sont finir par se télescoper…

Avec une dérision aussi pétillante que mordante, l’auteur, prix Nobel de littérature, s’amuse à nous livrer un divertissement brillamment troussé qui, sous ses dehors moqueurs, n’en livre pas moins le tableau sans concession d’un Pérou contemporain en pleine mutation, où la croissance économique s’assortit d’une flambée du crime et de la corruption. Pour résister à la violence et préserver leur intégrité, les personnages, attaqués sur leur flanc le plus tendre, font devoir faire preuve d’une opiniâtreté et d’une inventivité proprement héroïques, tant la norme péruvienne semble avoir intégré le mensonge et les pratiques mafieuses à tous les échelons.

Habilement construite et superbement écrite, cette farce satirique tendre et désabusée se lit d’un trait, enchantant le lecteur, curieux de découvrir où le mèneront l'enquête policière et la cruelle ironie de l’auteur : tandis que les rebondissements se multiplient, se dessinent les portraits attachants de modestes protagonistes sortis malgré eux de l’ordinaire de leur existence, juste parce qu’ils refusent de renier leurs principes les plus essentiels. (4/5)

 

 

Citations :

Don Rigoberto s’enferma parmi ses livres, disques et gravures pour lire la composition de Fonfon. « La liberté et le mal » était très courte. Elle soutenait que Dieu, en créant l’homme, avait probablement décidé qu’il ne serait pas un automate, avec une vie programmée de la naissance à la mort, comme celle des plantes et des animaux, mais un être doué de libre arbitre, capable de décider de ses actes pour son propre compte. C’est ainsi qu’était née la liberté. Mais cette faculté dont l’homme fut doté avait permis à l’être humain de choisir le mal et, peut-être, de le créer, en faisant des choses qui contredisaient tout ce qui émanait de Dieu et qui représentaient, plutôt, la raison d’être du diable, le fondement de son existence. Ainsi le mal était un fils de la liberté, une création humaine. Ce qui ne signifiait pas que la liberté fût mauvaise en soi ; non, c’était un don qui avait permis de grandes découvertes scientifiques et techniques, le progrès social, la disparition de l’esclavage et du colonialisme, les droits de l’homme, etc. Mais c’était aussi l’origine de cruautés et de souffrances terribles qui ne cessaient jamais et accompagnaient au contraire le progrès comme son ombre.
 
Dans ce pays, on ne peut construire un espace de civilisation, même minuscule, conclut-il. La barbarie finit par tout dévaster.
 
La fonction du journalisme à notre époque, ou, du moins, dans notre société, n’était pas d’informer, mais de faire disparaître toute distinction entre le mensonge et la vérité, de remplacer la réalité par une fiction où se manifestait la masse abyssale de complexes, de frustrations, de haines et de traumatismes d’un public rongé par le ressentiment et l’envie. Une autre preuve que les petits espaces de civilisation ne prévaudraient jamais sur l’incommensurable barbarie.
 
Son père était peut-être pauvre, mais il était grand par sa droiture d’âme, parce que jamais il n’avait fait de mal à personne, ni manqué aux lois, ni gardé rancune à la femme qui l’avait abandonné en lui laissant un nouveau-né sur les bras. Si c’était vrai ce qu’on racontait du péché, de la méchanceté et de l’autre vie, il devrait maintenant être au ciel. Il n’avait même pas eu le temps de faire le mal, sa vie avait été de travailler comme une bête dans les métiers les plus mal payés. Felícito se rappelait l’avoir vu tomber le soir mort de fatigue. Mais, par exemple, jamais il n’avait laissé personne lui marcher dessus. C’était, d’après lui, ce qui faisait qu’un homme valait quelque chose ou était une lavette. Ça avait été le conseil qu’il lui avait donné avant de mourir dans un lit sans matelas de l’Hôpital ouvrier : « Te laisse jamais marcher dessus, mon fils. »

Dans la vie c’est toujours comme ça. Les bonnes choses elles ont toujours leur mauvais petit côté et les mauvaises leur bon petit côté.

samedi 26 septembre 2020

[Peyramaure, Michel] La Porte du non-retour

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La Porte du non-retour

Auteur : Michel PEYRAMAURE

Parution : 2008

Editeur : Presses de la Cité

Pages : 456

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Au milieu du XVIIIe siècle, de Bordeaux à Nantes aux côtes de Guinée en passant par les îles d'Amérique, le roman initiatique plein d'humanité d'un Bordelais découvrant l'horreur de la traite négrière.
Saint-Domingue, Guadeloupe, Martinique : les plantations ont sans cesse besoin de main-d'œuvre pour couper la canne à sucre, travailler dans les sucreries et les champs de tabac. François Dumoulin, initié avec passion au négoce sucrier, s'est introduit, à Bordeaux puis à Nantes, dans l'intimité des grandes familles patriciennes réputées impénétrables. Mais bientôt son destin bascule. Après des voyages vers les îles et l'Amérique, il participe à des opérations de traite sur les côtes de Guinée. Il a alors le sentiment de contribuer, à son corps défendant, à des opérations indignes de nations dites civilisées…

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Michel Peyramaure est né à Brive en 1922. Il est l’auteur d’une centaine de romans, la plupart relatifs à l’histoire de France et dont certains ont été portés à l’écran. Il publie chez Robert Laffont depuis soixante ans précisément.

 

 

Avis :

Au mitan du XVIIIe siècle, à l’heure où la traite négrière bat son plein afin de fournir en main-d’oeuvre les plantations antillaises, le jeune Bordelais François Dumoulin commence avec enthousiasme une carrière prometteuse au sein d’une grande compagnie de négoce maritime. Au fil de ses aventureuses expéditions commerciales entre l’Europe, l’Afrique et les îles d’Amérique, il découvre peu à peu les sordides réalités du commerce du « bois d’ébène » et les commodes arrangements avec les consciences dictés par ses enjeux économiques.

Ce roman historique parfaitement maîtrisé est classiquement construit autour de l’apprentissage de son personnage principal, en y mêlant le piquant de ses aventures à une discrète romance. Son intérêt majeur réside dans sa restitution du regard de l’époque sur la traite négrière et sur l’esclavage, alors que les plus terribles préjugés raciaux servent d’opportun alibi aux intérêts commerciaux de toute la société occidentale. Rares sont les voix qui osent prendre parti contre ce qui paraît essentiel à l’équilibre économique et politique du monde, et même l’Église donne sa bénédiction à un trafic dont l’odieuse réalité semble de toute façon bien lointaine face à ses très sonnants et trébuchants bénéfices.

La Porte du non-retour est aujourd’hui, sur la plage d’Ouidah au Bénin, le symbole de la déportation de millions de captifs dans les colonies d’outre-Atlantique. Ce livre qui en porte le nom nous rappelle, avec une parfaite exactitude historique, la manière dont la société française, notamment, en profita largement, s’enrichissant, la conscience tranquille, de ce qu’elle ne reconnut qu’en 2001 comme crime contre l’humanité. (4/5)

jeudi 24 septembre 2020

[Barbey d'Aurevilly, Jules] Une vieille maîtresse






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une vieille maîtresse

Auteur : Jules BARBEY D'AUREVILLY

Parution : 1851 (1979 chez Folio Classique) 

Pages : 544

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un homme, Marigny, pris entre une sylphide et une catin. La sylphide, c'est sa femme, Hermangarde ; la catin : Vellini, une Espagnole qui n'est même pas belle mais lui a empoisonné le cœur, le sexe et le sang. Marigny, retiré dans le Cotentin, s'est juré de rompre. Mais, un jour qu'il se promène à cheval le long de la mer, il retrouve Vellini ; et la pure Hermangarde, dans une des scènes les plus «diaboliques» de l'œuvre de Barbey, sous une effroyable tempête de neige, assistera, collée à la fente d'une fenêtre, aux furieux ébats du couple et manquera d'en mourir. «Tu passeras sur le cœur de la jeune fille que tu épouses pour me revenir !» avait prédit la Vellini.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Jules Amédée Barbey d'Aurevilly (1808-1889) est originaire du Cotentin. Romancier, nouvelliste, essayiste, poète, critique littéraire, journaliste, dandy et polémiste, il fut surnommé "Le Connétable des lettres". Son oeuvre la plus célèbre aujourd'hui est son recueil de nouvelles Les Diaboliques, où l'insolite et la transgression lui valurent d'être taxé d'immoralisme.

 

Avis :

Après dix ans d’une liaison passionnée et orageuse avec une mystérieuse et fantasque Andalouse au tempérament de feu, le séduisant et donjuanesque Ryno de Marigny tombe profondément amoureux de la sage Hermangarde de Polastron, une jeune beauté blonde qu’il décide d’épouser. C’est compter sans la détermination à le reconquérir de son ancienne maîtresse, La Vellini, qui ne tarde pas à rôder autour de la demeure des jeunes mariés, à Barneville dans le Cotentin…

En partie inspirée d’une expérience amoureuse de l’auteur, cette histoire d’un homme malgré lui incapable de se détacher de sa maîtresse, et qui finit par briser la vie de son couple, fit scandale lors de sa publication, suscitant la réprobation morale et religieuse d’un public habitué au fort engagement catholique de l’auteur. Pourtant, rien dans ce roman n’est aussi manichéen que le simple triomphe du Mal sur le Bien, de la passion charnelle sur la pure vertu, que semblent à première vue incarner les figures si contrastées de la démoniaque Vellini et de la séraphique Hermangarde.

Ici, point de cruauté ni de manipulation perverse comme dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, opposant, d’un côté, les libertins, de l’autre, leurs victimes : chez Barbey d’Aurevilly, aucun des personnages ne mène le jeu, mais tous le subissent avec un égal malheur. Ryno est sincère dans son amour pour Hermangarde, mais, tout comme sa sulfureuse maîtresse, s’avère prisonnier d’une addiction subie comme une malédiction, d’une fatale domination de la chair sur un esprit vaincu et une raison perdue, comme si un maléfice les liait à jamais dans une relation destructrice, voire vampirique, symbolisée par leur pacte de sang. La blanche épouse quant à elle, une fois revenue de son idolâtrie pour son mari, se mure dans sa blessure et son orgueil, se statufiant en être de glace privé de toute capacité de pardon, et laissant, sans dialogue et sans la moindre lutte, le champ libre au feu de sa rivale.

Dans le cadre d’un Cotentin sauvage propice à toutes les légendes et tous les ensorcellements, Barbey d’Aurevilly nous livre, dans un style de haute volée, une peinture et une analyse en profondeur de comportements humains, que la bonne société d’alors observe, commente et condamne sans comprendre. L’on ne s’étonnera dès lors plus que Théophile Gautier ait déclaré à son propos que "Depuis la mort de Balzac, nous n'avons pas encore vu un livre de cette valeur et de cette force." (4/5)

 

 

Citations :

Les passions, pensait-elle, font moins de mal que l'ennui car les passions tendent à diminuer, tandis que l'ennui tend toujours à s'accroître.

Jamais le souvenir de l'amour n'avait plus ressemblé à l'amour. De toutes les réalités de l'existence, la plus puissante, c'est la chimère du passé.

Le passé, cette nostalgie du temps, comme le mal du pays est la nostalgie de l'espace.

Tous les êtres vulgaires de cœur et grossiers de sens prennent la passion pour de l'amour.

Les grandes réputations sont fondées sur de grandes calomnies.

L'amour le plus sincère n'est pas exempt de fatuité.

Le goût est la conscience de l'art.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

Souvenirs de Saint-Sauveur-Le-Vicomte, dans la Manche :

 

Buste de Barbey d'Aurevilly sur la place du Château

Maison natale de Barbey d'Aurevilly transformée en musée

mardi 22 septembre 2020

[Vaillant, John] Le Tigre





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : LeTigre (The Tiger)

Auteur : John VAILLANT

Traductrice : Valérie DARIOT

Parution : en anglais (Canada) en 2010,
                 en français en 2011 (Noir sur Blanc)

Pages : 488

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Hiver 1997. Un habitant d’un village isolé dans les forêts de l’Extrême-Orient russe, proche de la frontière chinoise, se fait dévorer par un tigre de Sibérie. Le comportement quasiment humain du fauve laisse à penser qu’il poursuit une sorte de vengeance. Iouri Trouch et ses hommes de « l’inspection Tigre » se lancent sur la piste du dangereux animal, afin d’éviter de nouvelles victimes.
John Vaillant suit l’équipe d’inspecteurs dans leur traque du tigre, à travers la forêt dense et le froid mordant. La population de cette région, minée par la pauvreté et les dures conditions de vie, s’est tournée vers le braconnage et l’abattage illégal de la forêt pour survivre. Elle a contribué à la disparition progressive du tigre de l’Amour, qui figure aujourd’hui sur la liste rouge des espèces menacées en Russie.
À travers ce récit d’aventure haletant, basé sur une histoire vraie, Vaillant révèle la dévastation économique, culturelle et environnementale de la Russie post-soviétique. Il signe là un livre puissant, dans la veine de Dersou Ouzala, sur les rapports entre l’homme et la nature sauvage, ainsi que sur les limites de l’exploitation du milieu naturel.
 
Ce livre a reçu le Prix Nicolas Bouvier 2012 ainsi que le British Columbia’s National Award for Canadian Non-Fiction 2010, et le Globe and Mail Best Book for Science 2010.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

John Vaillant collabore à divers journaux et revues, comme The New Yorker, The Atlantic, National Geographic. S’intéressant aux frictions entre l’homme et son milieu naturel, il a voyagé à travers les cinq continents. L’Arbre d’or est son premier livre, paru au Canada en 2005 et récompensé par le prestigieux prix du Gouverneur général. Le Tigre, paru en 2010, est un succès dans de nombreux pays ; il a reçu le prix Nicolas Bouvier en 2012. John Vaillant vit aujourd’hui à Vancouver.
John Vaillant a reçu le prestigieux prix Windham Campbell 2014 pour l’ensemble de son œuvre.

 

 

Avis :

En 1997, à l’extrême bout de la Russie, un peu au nord de Vladivostok, un tigre de Sibérie se transforme en mangeur d’hommes, faisant preuve d’une véritable vindicte contre les habitants de la région. Une équipe russe, aguerrie aux dures conditions de la taïga et spécialisée dans la protection de cette espèce animale en voie de disparition, se lance sur les traces du fauve, avec l’autorisation exceptionnelle de l’abattre. Mais pourquoi cette bête s’est-elle soudain démarquée du comportement habituel de ses congénères, qui, à quelques accidents près, ont toujours vécu à bonne distance des hommes ?

Cette histoire vraie est d’abord le récit haletant d’une traque dangereuse et éprouvante, qui fait prendre toute la mesure de l’impressionnante puissance de ces fauves respectés, voire vénérés, depuis des millénaires par les populations autochtones. Elle est aussi l’occasion d’une fascinante découverte de la taïga et de ce territoire de l’Extrême-Orient russe, où les habitants vivent dans les rudes conditions d’un monde de neige et de glace, aggravées par l’isolement et la misère que la chute du communisme a porté au paroxysme avec la fin des industries locales. Réduits au plus complet dénuement, les hommes tentent tant bien que mal d’y survivre en usant de tous les expédients possibles : braconnage, exploitation illégale de la forêt, autant de trafics encouragés par la proximité de la Chine, notamment convaincue des vertus aphrodisiaques des produits dérivés du tigre…

Récit d’aventure donc, mais surtout enquête admirablement documentée et souvent étonnante sur un territoire singulier et sa dévastation accélérée depuis l’ère post-soviétique, ce livre montre, sans jugement ni parti pris, l’inéluctable évolution qui a peu à peu transformé un mode de vie ancestral où chacun trouvait sa place, en une confrontation pour la survie, où l’homme et les espèces sauvages parviennent de plus en plus mal à partager les mêmes espaces.

Lors de l’écriture de cet ouvrage en 2010, on estimait à 500 le nombre d’individus sauvages de la sous-espèce des tigres de Sibérie, aussi appelés les tigres de l’Amour. Cette même année, une dizaine de pays se réunissaient lors d’un sommet en Russie et s’engageaient à doubler la population de ces fauves d’ici 2022. En 2015, on en a recensé 562 en Russie seulement, ce qui tendrait à faire penser que les mesures conservatoires nouvellement prises ont commencé à porter quelques fruits. L’avenir de ces animaux reste néanmoins bien incertain. Pour reprendre la conclusion de John Vaillant : Comme le résume cette formule de John Goodrich, coordinateur de longue date du projet du Tigre de Sibérie : « Pour que les tigres existent, il faut que nous le voulions. »   Aujourd’hui, plus que jamais. (4/5)

 

 

Citations :

Le Primorié, ou Province maritime, a une surface à peu près équivalente à l’État de Washington. Bordé par la mer du Japon, il occupe l’extrémité sud-est de la Russie. C’est un pays de montagnes et d’épaisses forêts qui rappelle à la fois les Appalaches par son isolement et le Yukon par son aspect de frontière sauvage. Les activités y sont des plus primaires : exploitation du bois, extraction minière, pêche et chasse. La vie dans la région n’a rien de clément. Aux salaires de misère s’ajoutent une corruption généralisée, un marché noir florissant et des fauves parmi les plus gros du monde.

Parmi leurs nombreuses retombées négatives, la perestroïka et la réouverture de la frontière entre la Russie et la Chine ont entraîné une recrudescence de la chasse illégale au tigre. Dans les années 1990, alors que l’économie nationale partait à vau-l’eau et que le chômage explosait, des braconniers de profession, mais aussi des entrepreneurs et de simples citoyens se mirent à puiser allègrement dans les multiples ressources de la forêt. Rares et précieux, les tigres furent particulièrement touchés, leurs organes, leur sang et leurs os étant très recherchés pour les besoins de la médecine traditionnelle chinoise. Selon certaines croyances, leurs moustaches auraient le pouvoir de rendre invincible aux balles, leurs os réduits en poudre seraient un remède contre la douleur et leur pénis rendrait aux hommes leur virilité. Nombreux sont ceux, de Tokyo à Moscou, qui seraient prêts à payer des milliers de dollars pour une peau de tigre.

La mission officielle de cette inspection présentait de grandes similitudes avec celle d’une brigade de lutte anti-drogue, et elle comportait les mêmes risques. Les sommes d’argent en jeu étaient équivalentes et leurs adversaires des individus sans foi ni loi. Les tigres, comme la cocaïne, se vendent au gramme ou au kilo, et leur valeur augmente proportionnellement à la pureté du produit et à l’habileté du vendeur.

En hiver, une forme de politesse involontaire se pratique dans la taïga. Il faut beaucoup d’énergie pour s’ouvrir un passage à travers la neige, d’autant plus quand celle-ci est épaisse ou recouverte d’une couche de glace. Si bien que le premier à passer, bête, homme ou machine, rend un grand service à ceux qui viendront ensuite. Or l’énergie, c’est-à-dire la nourriture, étant un enjeu primordial pendant les grands froids, les cadeaux qui permettent d’économiser ses forces sont acceptés de bonne grâce. Tant que le sentier, la route forestière, la rivière gelée ou l’autoroute goudronnée va plus ou moins dans la bonne direction, les autres créatures de la forêt l’emprunteront aussi, sans se soucier de savoir qui a ouvert le passage. C’est ainsi que les voies de communication, à l’image des cours d’eau, ont un effet attractif sur les êtres qui en sont tributaires et donnent lieu à des rencontres insolites. 
 
(…) cette sous-espèce, connue localement et officiellement répertoriée sous le nom de tigre de l’Amour, vit en réalité au-delà des frontières de la Sibérie. Très peu peuplée, rarement visitée par les touristes et incomprise du reste du monde, l’extrémité orientale de la Russie est moins une frontière qu’une marge d’erreur. Les êtres humains qui partagent leur espace avec le tigre de l’Amour – et qui le craignent, le révèrent, le tolèrent et parfois le chassent – vous diront que leur tigre habite dans la taïga de l’Extrême-Orient. (…) Un biologiste dirait que cet animal occupe une zone géographique délimitée par la Chine, la Corée du Nord et la mer du Japon. (...)
Les Russes aussi ont du mal à comprendre cette région. Quand l’ingénieur des chemins de fer et des télégraphes Dmitri Romanov débarqua sur la côte sud du Primorié, à bord du vapeur Amerika, à l’été 1859, il fut ébahi par ce qu’il vit :  
La région qui s’étend au-delà de ces rivages est recouverte d’une forêt subtropicale luxuriante, tissée de lianes, où les chênes ont un diamètre d’une sagène [un peu plus de deux mètres], écrivit-il dans un journal de Saint-Pétersbourg. D’autres spécimens de cette végétation gigantesque sont extraordinaires et nous les connaissons pour les avoir observés dans les régions tropicales d’Amérique. Quel merveilleux avenir pourra avoir ce lieu avec ses forêts préhistoriques et ses ports, parmi les plus splendides qui soient au monde !… Le plus magnifique d’entre eux est le bien nommé Vladivostok [« Puissance à l’Est »] qui abritera notre flotte du Pacifique et marquera le début de l’influence russe sur un vaste territoire océanique.
Ce pays, connu des Chinois sous le toponyme de Shuhai, ou « océan d’arbres », pouvait certes sembler merveilleux à contempler du pont d’un navire, mais à terre sa nature sauvage n’épargnait ni hommes ni bêtes. En plus de lutter contre le froid arctique et de se méfier des tigres, il fallait composer avec des nuées d’insectes inimaginables. Sir Henry Evan Murchison James, membre de la Royal Geographical Society, un habitué de la jungle et des arthropodes, en fut lui-même époustouflé :  
Il en existe de plusieurs espèces, écrivait-il en 1887. L’une porte des rayures jaunes et noires et ressemble à une guêpe géante. La rapidité avec laquelle ces insectes sont capables de percer la peau épaisse d’une mule est inconcevable. En l’espace d’un instant, j’ai vu une pauvre bête dévorée jusqu’au sang, sans qu’on ait eu le temps de lui venir en aide… Quand nous nous couchions ou quand nous marchions dans le petit matin, de même que pendant les repas, nous nous enveloppions d’un nuage de fumée… S’il y a un moment où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, je dirais que c’est l’été dans les forêts de Mandchourie.
 
Autrefois considérée comme appartenant à la Mandchourie extérieure, la région administrative du Primorié, Primorskii Kraï, forme le territoire le plus méridional de la Russie. Sa population est d’environ deux millions d’habitants et ses frontières coïncident avec la zone d’habitat naturel du tigre de l’Amour. Grosse excroissance sur le corps massif de la Russie, le Primorié dessine une enclave en forme de griffe ou de croc contre le flanc oriental de la Chine. Aujourd’hui encore l’endroit reste un point sensible où s’expriment des tensions entre proximité et allégeance : Vladivostok, sa capitale qui abrite une population de plus d’un demi-million d’habitants, se trouve à deux jours de train de Pékin, alors que le voyage jusqu’à Moscou prend une semaine et représente un périple de près de dix mille kilomètres par le Transsibérien. Aucune autre ville au monde n’est aussi éloignée de sa capitale. Même l’Australie est plus proche d’elle.

Vladivostok, qui abrite le quartier général de l’inspection Tigre, se situe à une latitude plus méridionale que la Côte d’Azur, ce qui est difficile à croire quand on sait que ses baies restent prises dans les glaces jusqu’en avril.

Entre autres singularités du lieu, celle-ci fait du Primorié une frontière entre la civilisation et la nature sauvage. Ce territoire – et l’Extrême-Orient en général – occupe une place bien particulière, à mi-chemin entre le monde industrialisé et le Tiers-Monde. Les autochtones sont fiers de leurs trains, propres et ponctuels, mais à l’arrivée en gare il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de quai et que le marchepied rétractable soit bloqué par la glace, obligeant le voyageur à jeter ses bagages dans le noir, puis à sauter lui-même pour les suivre.

Dans le Primorié, les saisons se succèdent avec une égale virulence : après l’hiver glacial qui apporte le blizzard et paralyse tout, vient l’été avec ses pluies de mousson et son lot de typhons. C’est pendant l’été que la région enregistre les trois quarts de ses précipitations. Cette démesure donne lieu à des juxtapositions improbables et explique pourquoi il n’existe pas de nom satisfaisant pour désigner l’écosystème si particulier de ce lieu (…).
 
Plus simplement, on pourrait parler ici de « jungle boréale ». L’expression sonne comme un oxymore, mais elle rend compte du mélange singulier qui caractérise cette langue de terre lointaine, où les créatures des zones subarctiques partageaient déjà leur habitat avec celles des régions subtropicales avant la dernière ère glaciaire. Il existe des preuves solides laissant à penser que l’endroit fut un refuge, l’une des zones du littoral Pacifique qui restèrent préservées durant la dernière période de glaciation, ce qui expliquerait la présence d’un écosystème qui n’existe nulle part ailleurs. Ici, les loups gris et les rennes côtoient les spatules blanches et les serpents venimeux, les vautours eurasiens d’une douzaine de kilos se disputent les charognes avec des corneilles de la jungle aux becs tranchants comme des sabres. Le bouleau, l’épicéa, le chêne et le sapin poussent dans les mêmes vallées que l’arbre à kiwi et le lotus géant ; les buissons de lilas atteignent vingt mètres de haut et les pins à fruits comestibles sont envahis par la vigne sauvage et le schisandra. À leur tour, ceux-ci nourrissent et abritent des hardes de sangliers et de chevrotains porte-musc, à qui des canines de dix centimètres de long donnent l’apparence de rebuts de l’évolution. Nulle part ailleurs le glouton, l’ours brun et l’élan ne peuvent boire au même cours d’eau que la panthère, dans un bassin où cohabitent arbres au liège de l’Amour, bambous et ifs solitaires. Dans ce paysage, les ours noirs de l’Himalaya bâtissent dans des arbres à baies des plates-formes de fortune qui semblent trop fragiles pour supporter leur poids, des fleurs de pavot dodelinent sous le soleil et le ginseng garde ses secrets dans la pénombre.

L’Amour, qui a donné son nom à l’espèce de tigre locale, est le plus grand fleuve d’Asie du Nord-Est. Les Chinois l’ont baptisé Hei-lung-chiang, le Dragon noir. Alimenté par deux sources situées en Mongolie, il coule sur près de quatre mille cinq cents kilomètres avant de se jeter dans le détroit de Tartarie, en face de l’île de Sakhaline. C’est le troisième fleuve d’Asie et le plus long cours d’eau non domestiqué du monde. Écosystème à part entière, il abrite d’innombrables espèces d’oiseaux et plus de cent trente sortes de poissons. Ici, l’esturgeon – qui peut parfois atteindre la taille d’un alligator – côtoie dans les profondeurs du fleuve les huîtres perlières et le taïmen, un cousin gigantesque du saumon que l’on chassait autrefois au harpon sur des canoës en écorce de bouleau.
 
L’assemblage bizarre de la faune et de la flore dans le Primorié donne l’impression que l’Arche de Noé vient d’accoster et qu’au lieu de se disperser à travers le monde ses passagers, y compris quelques-uns dont on ignorait l’existence, ont simplement préféré rester sur place. Dans ce sanctuaire entouré d’eau vivent des espèces inclassables, tel ce chien raton laveur ou cet étrange canidé tropical appelé « dhole », qui chasse en meute et ne répugne pas à s’attaquer parfois aux hommes et aux tigres. Ici, on trouve aussi des ibis à jambes rouges, des oiseaux de paradis, des paradoxornis du Yangtsé qui ressemblent à des perruches, ainsi que cinq espèces d’aigles, neuf espèces de chauves-souris, et plus de trente sortes de fougères. Au printemps, d’incroyables papillons de nuit et de jour – l’Actias artemis, le Seokia pratti ou encore le Pseudopsyche dembowskii, une espèce encore jamais étudiée – agitent leurs ailes pailletées et iridescentes le long des routes. Au plus fort de l’hiver, dans les villages, les cuisines sont envahies par des coccinelles géantes dont les couleurs inversées dessinent sur les murs un papier peint animé. Cette « jungle boréale », à défaut d’une meilleure dénomination, est unique au monde et constitue la biodiversité la plus riche de Russie, le plus vaste pays de la planète. Et c’est sur cette ménagerie surréaliste que règne en maître absolu le tigre de l’Amour.

Des six sous-espèces de tigre qui ne sont pas éteintes, le tigre de l’Amour est le seul qui se soit acclimaté aux régions arctiques. Son crâne est plus gros, ses tissus graisseux plus épais, sa fourrure plus fournie, ce qui lui confère un aspect charpenté et primitif que n’ont pas ses cousins au poil plus lustré des régions tropicales. Son énorme tête à la crinière drue peut être aussi large qu’un poitrail d’homme, et pour mesurer ses empreintes, on se sert de chapeaux et de couvercles de casserole comme éléments de comparaison. Comme l’écrit l’ouvrage encyclopédique de référence Mammifères de l’Union soviétique, « l’aspect général de ce tigre exprime une force physique considérable, une assurance tranquille ainsi qu’une grâce un peu lourde (9) ». Autant dire que cet animal associe l’agilité et les appétits d’un félin à la masse d’un réfrigérateur industriel. Pour s’en faire une image fidèle, il est instructif de commencer au commencement : représentez-vous la tête grotesque d’un pit-bull et imaginez à quoi cette masse de muscle ressemblerait si l’animal pesait un quart de tonne. Complétez ce tableau par une paire de crocs longs comme le doigt, par deux rangées de dents capables de broyer les os les plus épais, puis par des griffes crochues et acérées pouvant atteindre dix centimètres sur leur pourtour extérieur, soit la longueur des serres d’un vélociraptor. À présent, imaginez ces accessoires montés sur une bête mesurant près de trois mètres du museau à la queue et un mètre au garrot. Pour finir, peignez cet animal d’une calligraphie primitive – des coups de pinceau noirs sur un fond roussâtre et beige – et alors vous vous demanderez avec étonnement par quel étrange concours de circonstances nous autres, humains, cohabitons avec un tel animal. (Précisons que le tigre est en réalité tatoué. Si on le tondait, ses rayures resteraient visibles sur sa peau nue.) 
 
Contrairement aux griffes du loup ou de l’ours, conçues pour la traction et l’excavation, celles du félin sont pointues comme des aiguilles à leur extrémité et en partie tranchantes sur leur bord intérieur. À l’exception des crochets du serpent, elles sont ce que la nature a fabriqué de plus proche d’un instrument chirurgical. Quand elles sont sorties, les griffes des pattes avant du tigre se transforment en lames aiguisées capables de lacérer et de dépecer une proie. Mais ce détail est presque anecdotique au regard de leur fonction première, qui est de se planter dans la victime pour l’immobiliser. Aussi inamovibles que deux ancres, elles clouent littéralement l’animal au sol.

La chasse sauvage au tigre est le symptôme le plus manifeste d’un problème environnemental aussi grand que le territoire des États-Unis. En effet, les forêts sibériennes forment un sous-continent de six millions de kilomètres carrés, qui représente à lui seul un quart du patrimoine boisé et abrite plus de la moitié des réserves de conifères de la planète. Il est aussi le plus grand puits de carbone au monde et contribue donc à atténuer les principaux effets du réchauffement climatique. Or si les tigres ont été volés à la forêt, la forêt aussi a été volée aux tigres et au pays. Le besoin pressant de se procurer des devises fortes conjugué à une réglementation forestière par trop laxiste et à un immense marché situé juste de l’autre côté de la frontière ont eu pour effet de lâcher dans la nature un monstre qui continue aujourd’hui encore de semer la désolation sur son passage. Dans l’Extrême-Orient russe, l’abattage légal et illégal des arbres (et tous les degrés entre les deux) continue de détruire l’habitat des tigres, des humains et du gibier qui les nourrit.

En effet, les hautes terres du Primorié sont depuis toujours le théâtre d’une bien étrange procession : en tête, les pins coréens suivant la ligne de crête ; derrière eux, les cerfs, les sangliers et les ours sur la trace des pommes de pin (qui ont tendance à rouler au bas des pentes), l’enracinement de ces créatures favorisant à son tour la germination des graines ; puis les panthères, les tigres et les loups traquant les cerfs et les sangliers, eux-mêmes suivis par les corneilles et les vautours ; et pour finir les humains et les rongeurs fermant ce convoi. Toutes ces créatures contribuent à disséminer les graines toujours plus loin et ce faisant repoussent les limites territoriales du pin coréen, mais aussi de chaque espèce participant à ce cycle. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les pignons du pin coréen, aussi petits et insignifiants soient-ils, sont l’axe autour duquel tourne la roue de la vie dans cette région. Ceux qui ne les consomment pas eux-mêmes mangent les bêtes qui s’en nourrissent. Et pourtant ces pignons sont si bien dissimulés qu’un homme pourrait parcourir le Primorié en long et en large sans jamais les remarquer. Il est à la fois merveilleux et terrifiant de penser qu’en l’absence d’une chose si petite et si humble, un écosystème tout entier – depuis les tigres jusqu’aux mulots – serait voué à disparaître.
 
Interrogé à propos du Primorié, un jeune Moscovite éduqué s’apprêtant à intégrer l’une des plus prestigieuses écoles de musique des États-Unis répondit qu’il n’en avait jamais entendu parler. « Ça se trouve peut-être près de l’Iran », hasarda-t-il. Puis quand on lui demanda plus directement s’il existait des tigres en Russie, il répondit : « Seulement dans les cirques, je crois (23). » Dans l’esprit d’une grande partie de la population urbaine, la Russie s’arrête à l’Oural, quand elle va même jusque-là. Au-delà de cette frontière commence la Sibérie, autrement dit le désert. Et après ça ? Qui s’en soucie ?

Aujourd’hui, la vallée de la Bikine est considérée par les étrangers comme un lieu aussi dangereux pour les humains qui l’habitent que pour les animaux. Les villages isolés qui bordent la rivière vivent en autarcie et en marge de la loi. À deux journalistes étrangers en visite dans la région, un ami de Markov a un jour déclaré : « Vous êtes venus ici seuls ? Vous n’avez pas peur ? D’habitude les gens de l’extérieur ne viennent chez nous qu’en délégation. »

En résumé, l’État russe est une entité masculine et paternaliste, obsédée par la culture du secret, xénophobe et surarmée, mais aussi faillible, bornée et prompte à trahir les siens. Depuis un siècle, en réalité, les habitants de ce pays n’ont plus foi en rien. Ce n’est pas un hasard si le taux de divorce y est l’un des plus élevés au monde, si les enfants y sont élevés par des femmes seules (même quand elles vivent en couple). Les pères, eux, se saoulent, multiplient les aventures d’un soir, délaissent leur famille, renoncent, en un mot, et meurent jeunes. Quand le père disparaît et qu’il n’y a pas de grands-parents vers qui se tourner, il ne reste aux enfants qu’une alternative en dehors de l’orphelinat : la lutte quotidienne aux côtés de la mère ou la rue et ses dangers. La taïga offre un mélange des deux.

À Sobolonié, la seule chronologie est celle de la subsistance. Quand vous n’avez pas d’argent, que vous vivez en marge de la société, au fond des bois, le rythme régulier des montres et des calendriers n’a plus la même importance. Si vous avez de la chance, peut-être que l’arrivée du chèque de votre maigre pension marquera le passage des mois, mais si cet argent est aussitôt dépensé en vodka, il ne servira qu’à vous faire perdre un peu plus votre notion du temps. Au final, il ne reste donc que cette chronologie de la subsistance, alternant périodes d’oisiveté forcée et périodes d’activités saisonnières réglées sur les cycles naturels du poisson, du gibier, des abeilles et des pommes de pin. À ces activités s’ajoutent la plantation des pommes de terre et parfois l’embauche occasionnelle d’une équipe de bûcherons ou d’ouvriers pour la construction d’une route. Les gens obéissent à un calendrier ancestral, étranger à beaucoup d’entre nous, bien que des millions d’êtres humains à travers le monde continuent de vivre selon son rythme.
 
Cependant l’appétit que les tigres ont pour nous fait pâle figure au vu de notre convoitise à leur égard. L’homme chasse le tigre depuis des millénaires, mais récemment notre vénérable relation avec lui s’est envenimée, prenant un tour dont les conséquences se sont fait sentir jusque dans nos rapports avec les autres espèces animales. C’est un peu le syndrome du loup dans la bergerie : il massacre tout ce qu’il peut pour le seul plaisir de massacrer. Les hommes, eux, tuent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bénéfice à en tirer. Dans le cas de la loutre de mer, ce tournant s’est produit entre 1790 et 1830, dans celui du bison américain entre 1850 et 1880 ; pour le cabillaud de l’Atlantique, des siècles de pêche intensive ont pris fin en 1990. Ces massacres à grande échelle présentent une certaine analogie avec les marchés financiers, auxquels ils sont souvent liés, et se terminent toujours de la même façon. Le poète canadien Eric Miller a su, mieux que quiconque, trouver les mots pour décrire l’état d’esprit qui conduit à ces excès :  
Une corne d’abondance !  
Le plaisir absolu de tuer sans avoir jamais l’impression de soustraire à la somme savoureuse de l’infinité !

Pendant l’hiver, il faisait si froid que l’air se transformait en glace dans les naseaux des chevaux, obligeant les conducteurs à s’arrêter régulièrement pour retirer ces bouchons qui risquaient de tuer leurs bêtes par suffocation.

Il y a un siècle, cette existence était celle de beaucoup de Russes et de la quasi-totalité des autochtones en Extrême-Orient. À l’époque, il n’y avait pas d’alternative, mais au cours des vingt dernières années les attentes des gens ont radicalement changé. Sous le communisme, l’aspiration avait sa place, certes modeste. Il y avait aussi un État qui garantissait à chacun une sécurité élémentaire en termes d’éducation, d’emploi, de logement et d’alimentation. Mais après la perestroïka, toutes ces assurances ont disparu. À leur place, se sont installés l’alcoolisme, la criminalité et la désespérance, un sort d’autant plus cruel qu’une simple parabole vous donnait accès à des chaînes par satellite permettant de mesurer combien vous étiez largués. Aujourd’hui, dans beaucoup de régions du monde, et pas seulement à Sobolonié, on peut crever de faim devant sa télévision.

Quand ils arrivèrent à Sobolonié, les hommes recousirent la plaie à l’aide d’un équipement de fortune qui était couramment utilisé pendant la guerre d’Afghanistan et qui nous donne une idée des conditions épouvantables dans lesquelles les soldats soviétiques ont servi là-bas. Trouch fut en effet « raccommodé » au moyen d’un « hareng », du nom de la boîte de conserve servant à confectionner les agrafes. La méthode est simple, bien que peu hygiénique : à l’aide d’un couteau, on découpe une fine bande de métal dans une boîte de conserve. On pince ensuite les bords de l’entaille, on plie en deux la bande métallique qu’on place sur la blessure et on agrafe. L’opération doit être répétée autant de fois que nécessaire. Trouch n’a pas été examiné par un médecin. Sa blessure a été désinfectée à la vodka. Il a gardé ses « harengs » pendant une semaine, après quoi il les a ôtés lui-même.
 
« De nos jours, dit-il, le plus grand problème pour un tigre, ce sont ces “nouveaux Russes” qui ont les moyens de s’acheter des carabines étrangères équipées d’excellents dispositifs de visée, qui piétinent allègrement les règles écrites et orales de la chasse, qui ne sortent pas de leur jeep et tirent sur tout ce qui bouge sans même vérifier s’ils ont tué ou non leur cible. Ces gens sont un fléau. La situation aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était il y a encore dix ans, parce qu’aujourd’hui si je croise un tigre dans la taïga, presque à coup sûr ce sera un tigre blessé. »

Coincé entre une base militaire, une cité dortoir et une voie de chemin de fer, ce lieu baptisé « centre de réhabilitation et de reproduction » est l’un des dix ou douze élevages industriels privés déguisés en parcs à thème, où les tigres sont traités comme du bétail. L’objectif proclamé de ce parc est de relâcher à terme ces animaux dans la nature, mais il suffit de voir leur totale inaptitude quand ils sont mis en présence d’une vache sur pied pour comprendre que cet objectif est totalement irréaliste. Il ne fait aucun doute que tôt ou tard ces bêtes finiront dans l’un des nombreux remèdes encore vendus de nos jours par les apothicaires chinois. La question de savoir si ces élevages doivent être légalisés suscite un houleux débat. Parmi les conservateurs et dans les milieux informés, l’opinion générale est qu’en légalisant cette activité les pouvoirs publics légaliseront du même coup l’abattage et que les produits issus des tigres dits « sauvages », c’est-à-dire obtenus par braconnage, deviendront encore plus recherchés. Sans même parler du fait qu’il est pratiquement impossible de distinguer un tigre sauvage de son cousin élevé en captivité.

Conséquence insoupçonnée de notre succès écrasant à la tête du règne animal, nous sommes aujourd’hui placés en position de décider de l’avenir du tigre. Nous n’avons pas sciemment endossé cette responsabilité, mais elle nous incombe néanmoins. C’est un grand pouvoir pour une espèce que de décider de la destinée d’une autre et c’est aussi un défi dont nous connaîtrons l’issue à très court terme. D’ici là, le tigre ne survivra pas comme un ornement accroché à notre bonne conscience. Pour mesurer pleinement l’importance de cet animal, et son absolue nécessité, les humains ont besoin de points de référence s’imbriquant à leurs propres intérêts. Le plus incontestable d’entre eux, outre le spectacle sublime que nous offre un tigre en liberté, est qu’un environnement habité par ces animaux est sain par définition. S’il offre suffisamment de surface, de végétation, d’eau et de gibier pour satisfaire les besoins d’une espèce aussi exigeante que l’est le tigre, cela implique que toutes les créatures placées en dessous d’elle dans la chaîne alimentaire sont également présentes et donc que l’écosystème est intact. Le tigre serait par conséquent comme un gros canari dans une mine biologique. Les environnements dont il a disparu présentent divers dommages : c’est le gibier qui a déserté, quand ce n’est pas la forêt elle-même qui a été rasée.
 
Il est possible d’admirer un exemple de ce qui reste une fois que le tigre a cédé la place à travers la fenêtre du train reliant la frontière russe à Pékin. Pour peu qu’elle détourne un instant son regard du siège situé devant elle et du film vidéo qui lui enseigne comment confectionner une bride pour son téléphone portable à l’aide de ses propres cheveux, la passagère découvrira derrière sa vitre un paysage en tous points conforme à la conception marxiste de la nature. En dehors d’un ruban de forêt courant le long de la frontière sino-russe, ce qui fut autrefois le Shuhai, « l’océan d’arbres » de la Mandchourie, a rétréci comme peau de chagrin. Chaque mètre carré de terre arable semble avoir été déboisé et labouré au maximum. Oiseaux et animaux ont pour ainsi dire disparu. Apercevoir une pie est un événement. Toute bête plus grosse qu’un rat semble être morte mangée ou empoisonnée. Quelques chênes des ours tout rabougris continuent de pousser en vagues rousses sur des pitons rocheux dominant la plaine rasée, mais en dessous, aussi loin que porte le regard, s’étend l’œuvre de l’homme.

Ce qui différencie l’extinction de certaines espèces à la fin du Pléistocène de celles observées aujourd’hui est leur caractère délibéré car, même si elles se produisent passivement, elles restent le résultat d’actes volontaires. Autrement dit, nous devrions tirer les leçons du passé. Ce n’est pas une opinion ni un jugement moral, mais un constat. Pourtant, à l’image du tigre qui n’a pas encore assez évolué pour comprendre que tout contact avec les humains modernes et les biens qu’ils possèdent lui est généralement fatal, nous n’avons pas encore compris que nous ne pouvons plus nous comporter comme des groupes de nomades se contentant de se transporter dans une autre vallée – ou dans un autre champ pétrolier ou un autre filon – quand les ressources s’épuisent.

 

 

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dimanche 20 septembre 2020

[Huchu, Tendai] Le meilleur coiffeur de Harare





J'ai aimé

 

Titre : Le meilleur coiffeur de Harare
            (The Hairdresser of Harare)

Auteur : Tendai HUCHU

Traductrice : Odile FERRARD

Parution : en anglais (Zimbabwe) en 2010,
                   en français en 2014 (Zoé)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Vimbai est la meilleure coiffeuse du Zimbabwe. Fille-mère au caractère bien trempé, c’est la reine du salon de Madame Khumala. Jusqu’à l’arrivée de Dumi : surdoué, beau, généreux, attentionné, très vite il va détrôner Vimbai.
Quand Vimbai comprend enfin le secret de Dumi, elle fait un chemin intérieur que le pouvoir au Zimbabwe est loin de suivre.
Le meilleur coiffeur de Harare ne se contente pas d’une romance aigre-douce et des cancans d’un salon de coiffure. Outre la dénonciation de l’homophobie, il propose une peinture légère, mais implacable de la vie quotidienne et politique au Zimbabwe.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Tendai Huchu est né en 1982 à Bindura au Zimbabwe et vit aujourd’hui à Edinbourg en Ecosse. Le Meilleur Coiffeur de Harare est son premier roman. Acclamé par la critique, il a été short-listé pour le Caine Prize 2014.

 

 

Avis :

A Harare, au Zimbabwe, la narratrice Vimbai règne sur le salon de coiffure de Madame Khumala où elle est employée, lorsque l’arrivée du séduisant et talentueux Dumi vient lui voler la vedette auprès de toutes les clientes. Mais le jeune homme cache un secret qui le met en danger dans son pays, ce que Vimbai finira par découvrir.

Certes, l’essentiel du récit tient dans une romance tirée par quelques grosses ficelles et parsemée de clichés qui, par certains côtés, pourrait prêter à sourire : assez souvent improbable, l’intrigue repose sur la candeur, il faut le dire plutôt niaise, de Vimbai. Mais l’intérêt du livre est ailleurs et fait vite pardonner ces points faibles : bien écrit et très plaisant à lire, il nous plonge dans la vie quotidienne au Zimbabwe pendant la dictature du président Mugabe, évoquant le déclin économique du pays et l’hyperinflation, le chômage, les pénuries et les longues queues qui s’étirent partout, la corruption de la police et de l’administration, les passages à tabac de qui déplaît au pouvoir. L’homosexualité est un crime qui peut conduire à la mort. Condamnée par tous, elle est contrainte à la plus grande clandestinité : malheur à celui ou celle dont le secret s’évente.

Sous ses dehors légers de romance à deux sous, cette histoire est ainsi un émouvant plaidoyer contre l’homophobie et ses violences, accompagné d’une découverte du terrible quotidien au Zimbabwe, un des pays les plus pauvres au monde qui bascula de la colonisation britannique à une longue dictature. (3/5)

 

 

Citations :

Pour être une coiffeuse prisée, il n’y a qu’un secret et je ne l’ai jamais caché à personne : lorsqu’elle quitte le salon, votre cliente doit avoir la sensation d’être Blanche. Pas métisse, ni Indienne, ni Chinoise. Je l’ai dit à tous ceux qui m’ont posé la question. Et ce que tous veulent savoir, c’est comment il faut s’y prendre pour faire en sorte qu’une femme se sente Blanche. Soupir, bâillement, grattement de tête. La réponse est simple. « La blancheur est un état d’esprit.»

Il y a très longtemps, bien avant le temps des hommes, quand les animaux et les oiseaux régnaient sur le monde, les oiseaux, voyant que les animaux avaient le lion pour roi, décidèrent de se choisir un chef. Le hibou, affirmant qu’il était le seul à avoir des cornes, insista pour que ce soit lui. Terrorisés par ces terribles cornes, les oiseaux renoncèrent à se choisir un roi. Le hibou régna donc par la peur, jusqu’au jour où, alors qu’il dormait, une petite hirondelle s’approcha des terribles cornes et découvrit que ce n’était en fait que de grosses touffes de plumes.

La file d’attente du bureau des passeports était la plus longue que j’avais jamais vue, ce qui n’est pas peu dire. Elle s’enroulait autour du bureau de l’état civil, puis continuait le long de la rue. Les individus qui attendaient semblaient tous jeunes. Leur désir désespéré de quitter le pays se lisait sur leur visage. Matraque en main, un agent de sécurité vêtu d’une salopette bleue qui pendait sur sa carcasse filiforme longeait la file, ordonnant aux gens de rester à leur place. Durant la guerre d’indépendance, les gens n’avaient pas fui comme ils le faisaient aujourd’hui sous le gouvernement révolutionnaire qui les a libérés. Quelle ironie. L’indépendance était-elle devenue un fardeau plus lourd que le joug de l’oppression coloniale ?

Des enfants des rues s’étaient joints à la queue. Ces gamins débrouillards vendaient leur place à l’avant de la file et retournaient à la fin pour remonter lentement et attendre la prochaine âme impatiente qui achèterait leur place. Faire la queue était devenu une activité tellement ordinaire dans la conjoncture actuelle que les prix demandés étaient assez uniformes, comme s’ils étaient soumis à une sorte d’autorité de régulation. La main invisible de l’économie était à l’œuvre.

«Les Blancs ont prétendu que c’est David Livingston qui les [ Les Chutes de Victoria ] a découvertes parce que les autochtones avaient peur de s’en approcher. En même temps, ils affirment que ce sont les autochtones eux-mêmes qui les lui ont montrées. C’est le genre de paradoxe que seul un esprit colonial peut soutenir.»

«Aujourd'hui, j'ai compris que je suis né comme ça…et tant que le Zimbabwe ne pourra pas l'accepter, il vaudra mieux que je vive ailleurs.»

vendredi 18 septembre 2020

[Caldwell, Erskine] Le petit arpent du Bon Dieu





J'ai aimé

 

Titre : Le petit arpent du Bon Dieu
           (God's Little Acre)

Auteur : Erskine CALDWELL

Traducteur : Maurice-Edgar COINDREAU

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 1933,
                  en français en 1973 (Gallimard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

«Sur la première marche de la véranda, Buck était assis, la tête penchée sur la poitrine. Le fusil était toujours par terre, là où il l'avait laissé tomber. Ty Ty fit un tour complet pour éviter de le voir.
- Du sang sur ma terre ! murmurait-il.
Devant lui, la ferme s'étendait, désolée. Les tas de sable jaune et d'argile rouge, séparés par les grands cratères rouges, le sol rouge, inculte - la terre semblait désolée. Ty Ty, à l'ombre du chêne, se sentait complètement exténué. Il n'avait plus de force dans les muscles quand il pensait à l'or enfoui dans la terre, sous sa ferme. Il ne savait pas où se trouvait l'or et comment il le pourrait extraire, maintenant que ses forces l'avaient abandonné.»

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Erskine Caldwell est né le 17 décembre 1903 à White Oak, près d'Atlanta (Georgie), où son père était pasteur. Il a fait des études aux universités de Virginie et de Pennsylvanie. Après avoir publié The Bastard (1929) et Poor Fool (1930) [Un pauvre type], deux récits, dont le second surtout donne déjà les couleurs les plus violentes de la manière de Caldwell s'apparente au genre «noir», le succès est venu avec la publication de Tobacco Road (1932) [La Route au tabac], puis de God's Little Acre (1933) [Le Petit Arpent du bon Dieu], qui firent connaître son nom à des millions de lecteurs, dans le monde entier. Il est mort le 11 avril 1987 à Paradise Valley (Arizona).

 

 

Avis :

Au début des années trente, au fin fond du Sud des Etats-Unis, en Géorgie, le vieux Ty Ty et ses fils, pris par la fièvre de l’or, passent leur temps à creuser leur terre au lieu de la cultiver. Pendant ce temps, la beauté et la sensualité des filles et des brus du patriarche enflamment désirs et jalousies…

Immersion chez les blancs pauvres du Sud américain, ceux que l’on a nommé « White trash » tant leur niveau de vie et d’éducation les renvoie à un état intermédiaire entre « la bête et l’esclave, mais sans leurs avantages respectifs » pour reprendre les termes du journaliste et producteur radio François Angelier, ce roman s’ouvre sur une note burlesque – Ty Ty n’a pas compris que l’or qu’est supposée contenir sa terre mentionne le fruit de son travail de cultivateur, et non la présence de pépites -, s’installe dans la concupiscence charnelle qui obsède ses personnages, et finit dans la cruauté de destins voués à la catastrophe par la bêtise et l’ignorance.

Avec un cynisme noir et une crudité sans fard, Erskine Caldwell nous emmène au plus crasse de la misère sociale et intellectuelle de son époque, sur un fond de crise économique qui conduit les plus démunis à la détresse absolue et au drame, en tous les cas qui semble les réduire à une quasi animalité. Aussi crétins qu’obsédés, les personnages évoquent une bande de lapins occupés à copuler tout en creusant inutilement d’innombrables terriers qui détruisent leur habitat. Si confondante est leur pauvreté, de corps comme d’esprit, que, sur le fond plus bêtes que méchants, ils finissent par en devenir somme toute attendrissants.

Rien n’est ici édulcoré et, entre son humour aussi grotesque que pathétique, sa  noirceur autant violente que désespérée, et son érotisme sordide quasi animal, il n’est guère étonnant que Caldwell vienne en tête des auteurs les plus censurés de l’histoire de la littérature américaine. Ce livre reste encore aujourd’hui profondément dérangeant. (3/5)

 

 

Citations :

Mon garçon, dit Ty Ty en secouant la tête et en faisant disparaître la liasse de billets dans sa poche, mon garçon, quand il pleut t'as qu'à te mettre à poil et laisser ta peau se charger du reste. Le meilleur imperméable que Dieu ait jamais fait, c'est encore la peau de l'homme.

Dieu nous a mis dans le corps d’animaux et il prétend que nous agissions comme des hommes. C’est pour cela que ça ne va pas. S’il nous avait faits comme nous sommes, et ne nous avait pas appelés des hommes, le plus bête d’entre nous saurait comment vivre. (…)
Dieu a fait les jolies filles et Il a fait les hommes. Il n’en fallait pas plus. Quand on se met à prendre une femme ou un homme pour soi tout seul, on est sûr de n’avoir plus que des ennuis jusqu’à la fin de ses jours.