dimanche 30 avril 2023

[Schmitt, Eric-Emmanuel] Le défi de Jérusalem

 





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Le défi de Jérusalem

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Parution :  2023 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « Marcher là-bas, où tout a commencé. »
Après La Nuit de feu, où Éric-Emmanuel Schmitt décrivait son expérience mystique dans le désert du Hoggar, il revient aux sources avec ce récit de voyage en Terre sainte, territoire aux mille empreintes. Bethléem, Nazareth, Césarée, lieux intenses et cosmopolites qu’il saisit sur le vif tout en approfondissant son expérience spirituelle, ses interrogations, réflexions, sensations, étonnements jusqu’à la surprise finale, à Jérusalem, d’une rencontre inouïe avec ce qu’il nomme « L’incompréhensible ».

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 48 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Membre depuis 2016 de l’académie Goncourt, il prolonge ici sa réflexion sur la foi, inaugurée avec La Nuit de feu (2015).

 

 

Avis :

Sur un coup de fil surprise du Vatican, Eric-Emmanuel Schmitt accepte de suspendre l’écriture de son cycle La Traversée des Temps, dont le troisième des huit tomes est paru l’an dernier, pour une visite en Terre Sainte et, peut-être, la publication d’un journal de voyage.

Lui que l’étude des Evangiles et l’expérience du désert du Hoggar ont convaincu de croire au mystère divin – lui inspirant au passage plusieurs livres comme L’Evangile selon Pilate et La Nuit de Feu –, mais qui, peu assidu des églises, observe la liturgie chrétienne avec des yeux de « poisson rouge », débarque donc à l’aéroport de Tel-Aviv pour, passablement décontenancé, rejoindre à Nazareth un groupe de pèlerins réunionnais, menés par le père Henri et la guide Guila. Bardé de sa bonne volonté et de ses carnets de notes qu’il noircit studieusement, le voilà lancé dans le circuit habituel du pèlerinage en Terre Sainte, avec en point d’orgue la découverte de là « où tout a commencé » : Jérusalem.

L’érudition et la qualité de réflexion de l’écrivain se mêlent à sa sincérité pour un compte-rendu souvent aussi drôle qu’intéressant, tandis que ses observations le conduisent d’une certaine frustration – entre contagion du béton, tohu-bohu urbain et flots de bimbeloterie à destination des hordes de touristes, « l’unique berceau de l’extraordinaire est l’ordinaire » – à une franche irritation – « Quand je lis les récits de voyageurs anciens, tels Chateaubriand, Lamartine, Loti, je les jalouse d’avoir foulé des sites vierges » –, et même à de vraies bouffées de rejet – « Que fais-je ici ? La dérision me gagne. Mon esprit voltairien commence à persifler, jugeant ce spectacle aussi navrant que ridicule » « L’envie de déserter cette mascarade me ronge. Je ne m’estime ni en résonance ni en sympathie avec ceux qui m’encerclent, j’aspire à récupérer ma liberté, ma rationalité, mon autonomie. Maillon de cette chaîne de bigots, moi ? Quelle prison ! Je vais m’extraire de ce rituel imbécile. »

Pourtant, à sa plus grande stupéfaction, alors que, s’appliquant à suivre sans broncher le parcours programmé, il se prend insensiblement à lâcher prise, ce n’est pas moins qu’une vraie révélation, l’incompréhensible expérience d’une évidence rappelant le « Il fait Dieu » de Didier Decoin, qui l’attend au détour de ce voyage dont il reviendra confondu et bouleversé.

L’on reste durablement impressionné par ce texte intelligent et sincère, qui sertit si bien l’extrême intimité d’une expérience spirituelle à corps défendant dans la sage objectivité d’observations et de réflexions historiques, politiques et philosophiques, en tout point captivantes. Voilà un écrivain que l’on ne se lasse pas de lire et d’écouter, fasciné par son érudition, son humanité et… son carnet d’adresses où figure désormais le Pape François à qui l’on doit la postface de ce livre. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La photographie, le cinéma, la vidéo ont changé le voyage, car des milliers d’images précèdent l’instant où nous bouclons nos valises. Même lorsque nous nous éloignons de notre quotidien, nous ne nous dirigeons plus vers l’inconnu. Les limites du monde ont disparu, ces au-delà opaques d’une herméticité absolue, ces confins auxquels ne s’accrochaient que des rêves. L’étranger est devenu familier, l’effroi s’amoindrit à mesure que s’élargit le champ de l’iconographie, nous avançons toujours vers de l’entrevu.


De même que le philosophe grec soutenait que les idées préexistent quelque part, que dès lors connaître se réduit à de l’attention, je suis convaincu que les romans et les nouvelles préexistent quelque part, et que écrire consiste à guetter la proie avant de ramener l’animal vivant. Jeune, on croit qu’on crée. Mûr, on comprend qu’on observe. Vieux, on sait qu’on obéit.


Chez l’écrivain, vieillir procure un avantage. Les années apportent une meilleure intelligence de soi : on se connaît, on perd moins de temps, on ne court plus après la légitimité, on canalise ses forces sur les points capitaux, on ne se regarde plus dans le miroir toutes les trois phrases, on a repéré ses limites et surtout les ruses, les expédients, les méthodes qui permettent de les transcender. À vingt ans, j’étais un cheval sauvage que je ne parvenais pas à diriger. À soixante, je suis toujours ce cheval sauvage, mais je sais le mener.


Être chrétien revient à accepter le mystère. Les récits évangéliques nous le présentent sans l’éclaircir, ils nous en rapportent les éléments comme de purs événements : Jésus, Fils de Dieu, né en Galilée, prodigua sa parole, souleva de plus en plus de méfiance, puis fut exécuté à Jérusalem où il ressuscita. À notre cerveau de mouliner jusqu’à admettre cela ! Au cœur d’y adhérer ! Le mystère ne réside pas dans l’inconnu, mais dans l’incompréhensible. (…)
Le mystère désigne donc ce que la pensée n’arrive pas à penser.


La raison scrupuleuse doit traquer ses limites. En même temps qu’elle exploite ses possibilités, elle mesure ses impossibilités ; lorsqu’elle décèle une frontière, elle va au-devant d’elle, l’explore au lieu de la fuir.
En travaillant des milliers d’heures sur le christianisme, ce fut philosophiquement que je transgressai la philosophie, rationnellement que je me risquai à l’irrationnel : la logique me poussait à dépasser la logique. Loin de trahir ou de me fourvoyer, j’avançais.
Enfin, à l’issue de quelques années d’enquête, je me rendis compte que j’étais devenu chrétien. Une alchimie intérieure, presque indépendante de ma volonté, m’avait métamorphosé. Aux deux questions fondamentales – « Jésus constitue-t-il l’incarnation de Dieu ? », « Jésus a-t-il ressuscité ? » –, je répondais par l’affirmative. Le christianisme ne nous aide pas à penser l’impensable, il nous incite à l’affronter humblement. Il tance l’esprit en lui confirmant ce que nous soupçonnions : la raison n’embrasse pas tout, beaucoup de choses lui échappent. L’essentiel peut-être…
 
 
Les aéroports n’ont pas été conçus pour faciliter les voyages mais pour en dégoûter, ils se ressemblent tous. En dépit des milliers de kilomètres franchis, nous retrouvons les mêmes couloirs, des enseignes similaires, des boutiques jumelles, une ambiance identique, un cadre technologique interchangeable, une logistique dénuée de singularités. Les aéroports devraient constituer une promesse, celle de la contrée où l’on atterrit ; au rebours, ils se raccordent à un fonctionnalisme universel. Pourquoi un pays commence-t-il après son aéroport ?


Maintenant, la ville de Nazareth, inaltérablement située à 400 mètres d’altitude, s’est agrandie, élargie, mais elle offre un parfum identique, celui de la trivialité. Entre les exhalaisons d’essence et les gras effluves des fast-foods, les pétarades des mobylettes et les klaxons des cars, la musiquette de variété internationale vomie par les autos et le folklore touristique arrosant les boutiques de bibelots, elle s’apparente à mille endroits. Voilà ce pour quoi j’ai franchi des milliers de kilomètres : la banalité. Suis-je déçu ? Non, je reçois ma première leçon : l’unique berceau de l’extraordinaire est l’ordinaire.


J’ai d’abord cru que Jésus trompait les malheureux par de belles promesses, leur annonçant la venue de lendemains meilleurs dans l’au-delà pour compenser leur aujourd’hui calamiteux. Cela me scandalisait. Jésus proposait arbitrairement une consolation future pour les souffrances du moment ? Trop facile ! Quelle parole vide de sens ! L’opium servi au peuple !
Or un jour j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’une promesse, mais d’une constatation. Le bonheur se trouve actuellement chez ceux qui pratiquent les vertus énumérées, humilité, douceur, sensibilité, probité, compassion, pureté, pacifisme, rébellion. Jésus les encourage à les repérer et à en éprouver plus de satisfaction. Son message pourrait se formuler en ces mots : « Heureux, vous l’êtes déjà. Vous l’êtes à votre insu. Prenez-en conscience, puisez-y de la force, et de la sorte engendrez votre avenir. Vous méritez ce bonheur au présent comme au futur. Le Royaume de Dieu appartient à ceux qui se comportent ainsi. » Désirer que le règne de Dieu vienne, c’est être habité par Dieu avant d’aller habiter chez lui.


La secte, c’est toujours la religion des autres. 


L’affrontement de deux légitimités. Deux camps s’opposent qui, à leur manière, ont tous les deux raison. Il ne s’agit ni d’un combat entre le bien et le mal, ni d’un assaut du vrai contre le faux ; il s’agit de deux conceptions du bien inconciliables, de deux vérités qui s’excluent.  
 
                                                                
Israël a raison, la Palestine a raison. Les deux pays justifient leur occupation du territoire par une présence longue, ancestrale, licite.                                         
Les Juifs en furent chassés à deux reprises : une première dispersion de leurs élites en 587 avant Jésus-Christ par les Babyloniens, une seconde, décisive, par les Romains en 70. Titus, futur empereur, assiégea, pilla, incendia Jérusalem, massacra la population et détruisit le Temple, ce qui provoqua l’exil. Au XIXe siècle, la montée des nationalismes et de l’antisémitisme en Europe poussa les Juifs de la diaspora à désirer un État juif. Le mouvement sioniste se forma et rêva d’une réinstallation en Israël. L’horreur absolue que commirent les nazis en organisant leur extermination libéra les verrous de ce projet : avec le soutien de l’ONU, la création de l’État d’Israël fut proclamée en 1948.                                                                         
Or des populations occupaient légitimement cette terre depuis deux millénaires, lesquelles vécurent sous l’Empire romain, puis ottoman, devinrent musulmanes en majorité, parlaient arabe ou turc. En 1947, les Arabes palestiniens ainsi que les États arabes voisins rejetèrent le plan de partage de l’ONU. La violence redoubla. À leur tour, ces populations subirent des expulsions et connurent par les Juifs ce que les Romains avaient jadis  infligé aux Juifs. Elles prirent les armes et tout s’envenima.                                                                         
Telle est la logique tragique : chacun des blocs possède sa légitimité, laquelle lui est déniée par l’autre.                                                                         
Telle est la logique tragique : puisque personne n’a raison ni tort, la force se substitue à la discussion, au droit.                                                                          
Telle est la logique tragique : le problème s’amplifie et demeure sans issue.


Lorsqu’on naît israélien ou palestinien, on choisit vite son clan, car par le sang, les fêtes, les souvenirs, parfois par le deuil et le chagrin, on se rattache à une communauté. J’ai rencontré néanmoins des Israéliens et des Palestiniens choqués par ce conflit qui a pris leur pensée en otage ; ils souffrent de ne pouvoir introduire des analyses, peser le pour et le contre, inaugurer un espace de dialogue, donc de partage. Sous la haine de l’autre se tapit toujours une aversion fondamentale : le refus de la complexité. Les apporteurs de nuances, ceux qui perçoivent la tragédie et ne la balayent pas au moyen d’un choix partisan, tiennent une position difficile : ces écartelés se révèlent inaudibles, promptement traités d’anti-Arabes ou d’antisémites. (…)
Face à ceux, consternés mais conscients, qui gardent à l’esprit le tragique de la conjoncture, les marchands de drame prolifèrent. Sous le drapeau d’une idée réductrice, ils réunissent les gens pour voter ou pour se battre, impatients d’imposer un remède unique à une maladie aux causes multiples. Ici, terroristes et démagogues s’équivalent : ils repoussent la tragédie en nous refilant le drame.


Un jour, pendant que Banksy peignait, un habitant lui avait dit : « Vous embellissez le mur. » Banksy l’avait remercié, mais l’homme l’avait interrompu : « On ne veut pas que ce mur soit beau, on ne veut pas de ce mur. Rentrez chez vous. » [mur de séparation Israël-Palestine]


L’enquête a débuté avec les historiens. Ceux-ci ont montré que, contrairement à la légende, la destruction du Temple par Titus avait provoqué en 70 une dispersion de la population juive massive mais pas totale : des Juifs étaient demeurés sur le sol,en particulier des paysans attachés à leurs champs. Si l’on suit le cours de leur destinée à travers les siècles, on s’aperçoit qu’ils furent hellénisés, romanisés, convertis à l’islam. Les Palestiniens d’aujourd’hui en descendent, ayant gardé des empreintes du passé dans leur dialecte, leurs patronymes, la pratique de la circoncision juste après la naissance alors que l’islam l’impose à l’adolescence.
L’enquête continue avec les travaux d’un biologiste espagnol, Antonio Arnez-Vilna, qui a mis en lumière une parenté génétique entre Juifs et Palestiniens, une proximité relayée par des études sur les maladies héréditaires.
Les combats auxquels se livrent Israël et la Palestine depuis soixante-quinze ans se révèlent donc une guerre fratricide. Le même sang coule des deux côtés.


« Je ne crois que ce que je vois », s’exclama Thomas, le disciple qui doutait de la résurrection de Jésus. Ce sceptique ne céda que lorsqu’il posa ses mains sur l’empreinte des clous, ses doigts dans les plaies du revenant. 
Je l’ai toujours contredit : « Tu ne vois que ce que tu crois. » Nous avons appris  à regarder le monde à travers des concepts, des savoirs, des idéologies, en plus de nos attentes et centres d’intérêt singuliers. Personne n’appréhende la réalité pure, chacun la discerne avec les lunettes qu’il a chaussées, lesquelles apportent leur précision autant que leurs limites. Ce qui paraît prodigieux à telle époque change de catégorie quand la science l’élucide. Voilà pourquoi les miracles se raréfient de siècle en siècle…


Les raisons de croire n’engendrent pas la croyance. La foi ni ne se déduit ni ne découle d’une logique. L’esprit prépare le terrain pour qu’elle s’y enracine à l’occasion, guère davantage. Les démonstrations de Dieu ou de Jésus n’obtiennent jamais le statut de preuves, seulement celui d’arguments.
Croire reste un saut. Se rallier au christianisme ne relève pas du rationnel, c’est consentir à un signe.


L’athée est celui qui croit en la mort, il y voit le néant. Le chrétien est celui qui croit en la vie dont il attend qu’elle triomphe du néant.
Tout relève de la croyance quand il s’agit d’appréhender ce que nous ignorons.


Les pierres savent qu’elles sont pierres, faites d’une matière commune, et n’ont de formes que d’emprunt. L’humanité s’obstine à l’oublier en ce qui la concerne. D’abord nous nous estimons absolument différents les uns des autres alors que nous sommes tous modelés de la même pâte humaine. Quant aux formes que revêt notre être – notre langage, notre spiritualité, notre culture –, au lieu de les reconnaître comme d’emprunt, contingentes, historiques, dues au hasard de la naissance et des circonstances, nous nous convainquons qu’elles composent un béton dont les coulures ont irrémédiablement forgé notre identité.


Jérusalem m’avertit : avoir une religion, ce n’est pas détenir la vérité, une vérité logique que l’on prouve, une vérité découlant d’arguments qui la rendent nécessaire, une vérité universelle. « Deux plus deux font quatre », énonce une vérité, laquelle ne nous demande ni de la valider ni de la préférer mais s’impose ; si l’on désire compter, on l’utilise. En revanche, les spiritualités ne se situent pas dans ce champ-là. Elles proposent. Elles promettent.                                
Aucune religion n’est vraie ou fausse. La mienne pas davantage qu’une autre. « Si on ne faisait que pour le certain, on ne ferait rien pour la religion car elle n’est pas certaine », rappelait Blaise Pascal. Quand on pratique un culte, on ne possède pas la vérité, plutôt une manière de vivre et de penser. La religion ne se partage pas ainsi que les axiomes ou les sentences incontournables de la raison, elle se répand parce que des individus décident de s’en imprégner, de fonder ou de rejoindre une communauté. Chaque religion est élue, pas démontrée. Lorsqu’elle n’est pas adoptée, elle est héritée.                                             
À la différence de la raison qui soumet notre esprit, la religion sollicite notre  liberté. Elle lui présente une vision, un programme, des valeurs, des rites, et espère son acquiescement.   
  
                                                                    
Cette liberté, certains la détestent. Soit par nostalgie de la raison, soit par inquiétude, ils n’en veulent pas. Les premiers récusent toutes les religions ; les seconds excluent les confrontations qui fragiliseraient leur croyance, jugent que ce en quoi ils croient est la vérité, et virent à l’intégrisme. Ne supportant pas la contradiction, ils vilipendent l’athée, ils méprisent les convictions étrangères, ils dénoncent comme hérétique celui qui interprète dissemblablement leurs textes, ils haïssent l’altérité au point, dès qu’ils en ont les moyens, de convertir les peuples voire, en cas d’échec, de les massacrer. À la force rationnelle qui leur manque, ils substituent la force tout court. À leurs yeux, la violence reste la plus efficace façon d’éradiquer le doute. Les carnages perpétrés au nom des religions dérivent de ce rejet de la critique, d’une allergie à l’incertain.


Chaque religion met une vertu en avant : le respect pour les juifs, l’amour pour les chrétiens, l’obéissance pour les musulmans, la compassion pour les bouddhistes.


La clé de cette nation se trouve là : Israël résulte de cette violence, l’extermination systématique des Juifs par les nazis. Un traumatisme l’a fondée. Comment cette brutalité n’aurait-elle pas encore des répercussions ? Comment ne pas réagir par la force quand on a été victime d’une force écrasante, nihiliste, sans compromis ? Adoptera-t-on l’angélisme après avoir échappé miraculeusement au néant et vu mourir les siens ? Non seulement ce peuple vaincu a besoin de victoire, mais désormais l’essence de l’âme juive comprend la crainte permanente de sa destruction.   
 
                                                                      
Si rien ne légitime la violence qu’inflige parfois le gouvernement d’Israël aux populations arabo-musulmanes, l’Histoire l’explique. Attention cependant : expliquer ne revient pas à justifier.


Pourquoi partir ?                                                      
Je me le demandais il y a quelques mois, lorsque, à la perspective hasardeuse de pérégriner en Terre sainte, je préférais le confort de mon métier, fût-il parfois pesant. J’étais alors persuadé que mon esprit ne se nourrissait que de pensées et de livres.                                                                         
Or il me semble évident aujourd’hui que l’esprit avance avec les pieds.
Marcher, s’épuiser, transpirer, découvrir, rencontrer, voilà ce qui, chaque fois, a suscité le renouvellement de ma vie spirituelle. Si je n’avais pas traversé le Sahara, je n’aurais jamais reçu la foi. Si je n’avais pas gagné Jérusalem, je n’aurais jamais perçu Jésus comme une personne et comme Dieu. Toujours, au cours de mon existence, des révélations m’attendaient au bout des routes. 
Pourquoi partir ? Parce qu’il faut d’abord abandonner son cadre, perdre ses repères, se désenkyster. de ses habitudes : cette rupture constitue une hygiène nécessaire. Le voyage exprime ensuite le respect de soi-même, le soin qu’on apporte à soi-même : consacrer du temps à la rêverie, à l’impromptu, aux sensations, aux sentiments. Enfin, il nous porte à ouvrir les bras, le cœur, l’intellect, à déverrouiller nos préjugés, à assumer notre faiblesse, à cultiver notre fragilité. Sans nos failles, comment la lumière passerait-elle ?                                                                         
Le voyage coupe, disperse, recentre puis aboutit.


L’humanité se divise entre ceux qui résolvent des énigmes et ceux qui demeurent à l’écoute des mystères. 
On ne devient pas chrétien parce qu’on a élucidé le mystère du christianisme, on devient chrétien parce que l’on palpe ce mystère, qu’on le fréquente, qu’on s’en inspire et que, de son contact, on sort modifié. Si la foi chrétienne réclame au départ une intelligence persévérante – lire les Évangiles, les comparer, les interroger, les compléter –, elle la dépasse pour se muer en adhésion. Comment ? Mon expédition me l’a révélé.
Le christianisme est un mystère auquel il reste mystérieux de croire.
Au fond, il y a deux façons d’appréhender un voyage en Israël et en Palestine, deux manières aussi légitimes l’une que l’autre. Certains cherchent leurs racines dans la terre. Moi je les ai trouvées dans le ciel.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 


 

vendredi 28 avril 2023

[Shriver, Lionel] A prendre ou à laisser

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A prendre ou à laisser
           (Should We Stay Or Should We Go)

Auteur : Lionel SHRIVER

Traduction : Catherine GIBERT

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
                  en français en 2023 (Belfond)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lionel Shriver met toute son ironie, son acuité et sa tendresse dans cette nouvelle bombe de provocation. Hilarante et touchante, une œuvre explosive doublée d’une réflexion mordante sur notre rapport à la vieillesse et sur l’art délicat de préparer sa sortie.
 
Pendant dix ans, Kay a assisté son père atteint de la maladie d’Alzheimer. À la mort de ce dernier, le soulagement l’emporte sur la tristesse et une question surgit : comment gérer sa propre fin de vie ?
Une discussion avec son mari Cyril, quelques verres de vin et les voici qui en viennent à nouer un pacte. Certes, ils n’ont que cinquante ans, sont en bonne santé et comptent bien profiter encore de leurs proches, mais pas question de faire peser sur ceux-ci et sur la société leur inéluctable déliquescence. C’est décidé, le jour de leurs quatre-vingts ans, Kay et Cyril partiront ensemble.
Le temps passe et voici qu’arrive la date fatidique.
Une date, douze possibilités et une conclusion : dans la vie, tout est à prendre ou à laisser…

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1957 en Caroline du Nord, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast. Après Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond, 2006 ; J’ai Lu, 2008), lauréat de l’Orange Prize en 2005, La Double Vie d’Irina (Belfond, 2009), Double faute (Belfond, 2010), Tout ça pour quoi ? (Belfond, 2012 ; J’ai Lu, 2014), Big Brother (Belfond, 2014 ; J’ai Lu, 2016) et Les Mandible, une famille (Belfond, 2017 ; Pocket, 2019), Propriétés privées est son septième roman traduit en français. Lionel Shriver vit entre Londres et New York avec son mari, jazzman renommé.

 

Avis :

Le soulagement l’emportant sur le chagrin lorsque son père succombe (enfin?) à dix terribles années de démence sénile, Kay se rallie à la résolution de Cyril, son mari. Hors de question de passer un jour à leur tour par une telle déchéance, d’encombrer leurs enfants et de peser sur le chancelant système de santé britannique : cette infirmière et ce médecin d’un hôpital public londonien se suicideront préventivement aux barbituriques dès que sonneront leurs 80 ans, dans trois décennies d’ici. Mais, quand survient la date fatidique, le passage de la théorie à la pratique s’avère bien plus compliqué que prévu…

On est alors en 2020 et le couple, toujours très actif et en parfaite santé, se déchire, à l’image de toute la société britannique, à propos du Brexit et du confinement. Est-ce bien le moment de partir ? En écho malicieux au titre original « Should I Stay Or Should I Go » emprunté aux Clash, et sur le ton au vitriol avec lequel, de livre en livre, elle s’attaque au prêt-à-penser de tout poil, l’auteur décline la réponse en douze versions cyniquement jubilatoires, entrelacées de scènes familiales et de tableaux de la classe moyenne anglaise aussi justes que féroces.

Vieillesse précaire ou épanouie, entourage prévenant ou maltraitant, hospice sordide ou établissement haut de gamme inabordable : le livre sonde tous les sujets sensibles avec une joyeuse absence de retenue, pointant les irrationalités nées de nos terreurs face à la mort, soulignant les égoïsmes générationnels et cette étrange conviction que la décrépitude n’arrive qu’aux autres, s’aventurant dans la dystopie et la science-fiction pour explorer un futur post-cryogénisation ou les conséquences qu’aurait sur le monde la découverte d’un élixir de jouvence.

Il en résulte un texte original et décapant, souvent drôle, tendre aussi, pour une conclusion paradoxale et pourtant évidente : c’est son inévitable échéance qui donne toute sa valeur à la vie. (4/5)

 

 

Citations :  

Chacun pense être une exception. Tout le monde voit ce qui arrive aux vieilles personnes et jure que ça ne lui arrivera jamais. Les gens disent qu’ils ne le toléreront pas, qu’ils ont des exigences et qu’ils mettent leur qualité de vie au-dessus de tout. Soi-disant ils trouveront le moyen de vieillir dans la dignité. Si d’aventure ils devaient mourir – même si la plupart sont persuadés qu’ils ne mourront jamais –, ils se montreront sages, chaleureux, drôles et lucides jusqu’à la dernière minute, entourés de leurs amis et d’une famille débordant de tendresse. Chacun pense avoir trop d’amour-propre pour laisser un inconnu faire sa toilette intime ou être emprisonné dans un hospice aseptisé et impersonnel ou dégoûtant et impersonnel, au choix. Puis il se trouve que, oh, surprise, les gens sont exactement comme tout le monde ! Ils tombent en décrépitude comme tout le monde et finissent tristement leur vie comme tout le monde : soit en compagnie d’une Bulgare hébergée dans la chambre d’amis – laquelle les déteste copieusement et boit leur whisky en douce –, soit dans une institution cynique qui fait des économies en leur servant des sandwichs de pain rassis au pâté à tous les repas. 
 

Aux infos, sur un sujet concernant notre « population vieillissante », fit-il remarquer un soir qu’ils partageaient une tourte au poulet, tout de suite après avoir dit que l’espérance de vie s’est encore accrue, le présentateur a ajouté : « Ce qui est une bonne chose, bien sûr ! » Il n’a pas pu s’en empêcher. Mais ce n’est pas une bonne chose ! On ne vit pas plus longtemps. On n’en finit pas de mourir !
 

J’ai mis un temps fou à me rendre compte que je ne comprends toujours pas à quoi rime tout ça, lança gaiement Kay. Je trouve difficile d’abandonner quelque chose quand on ignore encore ce que c’est. J’ai peut-être quatre-vingts ans, et je ne mérite peut-être pas de vivre plus longtemps, mais je n’arrive toujours pas à cerner ce que signifie être vivant et encore moins être mort. Je ne sais pas ce qu’est cet endroit, ou même s’il est réel, et encore moins ce qu’on est censés y faire et, si j’ai perdu mon temps, je ne peux toujours pas te dire ce que j’aurais dû faire à la place. Je ne sais pas plus qu’à cinq ans ce qui est important.
 

En matière d’art, lui avait-elle dit, nos limites sont aussi nos forces. Ne pas être bon dans telle activité, ne pas envisager telle autre, même nos erreurs, tout contribue à définir notre style personnel. Ne pas avoir de contraintes vous rend informe, avait-elle ajouté, et atone. 
 

Je pense que liberté débridée et passivité reviennent au même. Avoir la possibilité de faire n’importe quoi équivaut à avoir la possibilité de ne rien faire. On persiste à découvrir un nouveau métier, un nouveau loisir ou un nouvel ami dont on se persuade qu’il sera différent de tous ceux dont on s’est lassé, mais on court sur place. Rien ne change.
 

À certains de mes patients parmi les plus intelligents, poursuivit Cyril, je suggère d’oublier le but – car vouloir atteindre un but, c’est courir contre le temps, ce qui est une des conséquences de la mortalité et aussi un comportement emprunté métaphoriquement à la biologie, comme la recherche de nourriture, du sommeil, le besoin de se reproduire pour perdurer. Mais l’univers est, simplement. Il n’a pas besoin de se justifier et, par analogie, nous n’avons pas non plus besoin de justifier notre existence en son sein.
 
 
— La bien mal nommée Jess Hope, renchérit Cyril avec tristesse. Elle a sauté du Tower Bridge avec six poids russes attachés autour du corps. On ne peut pas vraiment parler d’appel au secours dans son cas. Mais la plupart de mes « bien-portants angoissés » n’auront jamais recours à quelque chose d’aussi irrémédiable. Ils persistent à venir me voir pour se plaindre timidement de n’avoir aucun motif de se plaindre. Tu te rappelles quand tu m’as convaincu de ne pas prendre le Seconal le soir de ton quatre-vingtième anniversaire ? Tu avais très élégamment dressé la liste des « pour » et des « contre » : on avait beaucoup à gagner à rester en vie et rien à mourir. Tu m’as dit que la seule bonne raison de se suicider, c’était pour mettre un terme à des souffrances. Or mes patients ne souffrent pas, du moins, pas exactement.
— L’absence de souffrance est peut-être une forme de souffrance, proposa Kay.


Je me rends compte aujourd’hui que ce qui me chiffonnait dans la maison de retraite de ma mère, ce n’était pas tant l’architecture minable ou la nourriture infecte. Quelle que soit la façon dont on les habille, ces établissements ne sont que des entrepôts où on attend la mort. Qu’il y ait des barreaux ou des rideaux en chintz aux fenêtres, les résidents restent de la volaille en batterie élevée pour l’argent.


Placés face au néant, ces gestionnaires pointilleux qu’ils avaient toujours été avaient finalement compris que l’argent n’avait aucune valeur en lui-même, qu’il n’était qu’un moyen pour parvenir à une fin et n’avait donc de valeur que lorsqu’il était dépensé.


 

mercredi 26 avril 2023

[Weiss, Allen S.] L'autobiographie de Teddy

 


 

J'ai aimé

 

Titre : L'autobiographie de Teddy

Auteur : Allen S. WEISS

Traduction : Jean-François ALLAIN

Parution : en anglais (Etats-Unis),
                  en français en 2022 (Gallimard)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

L’auteur profite d’un déménagement à Manhattan pour faire l’inventaire de ses livres, inspiré par le célèbre essai de Walter Benjamin Je déballe ma bibliothèque. Au cours des heures interminables passées entre poussière et cartons, il se rend compte que sa véritable entreprise est de faire face à son passé ainsi qu’à celui de ses parents, réchappés de la Shoah. La découverte inopinée de Teddy, son ours en peluche resté caché pendant quatre décennies, le bouleverse. Teddy se révèle être le gardien de l’enfance et enjoint à l’auteur d’écrire sa biographie. Les livres, les jouets et Teddy plongent petit à petit l’écrivain dans un chaos onirique qui est le temps du souvenir. Allen S. Weiss se déplace librement dans le labyrinthe de sa mémoire, entrelace citations et réflexions philosophiques, et nous offre un texte érudit, drôle et émouvant.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Américain né en 1953 de parents hongrois et polonais émigrés aux Etats-Unis après avoir survécu à la Shoah, Allen S. Weiss est écrivain, théoricien, photographe et metteur en scène de marionnettes.

 

 

Avis :

Alors qu’il prépare un déménagement et s‘affaire au délicat déplacement des dix mille volumes de sa bibliothèque, l’auteur retrouve son vieil ours en peluche, oublié depuis quarante ans dans un tiroir. Une marée de souvenirs remonte alors à la surface.

Pour Allen S. Weiss, sa « bibliothèque musée », si soigneusement constituée et rangée, est toute sa vie et plus encore : « préférant me définir par mon écriture plutôt que par ma nationalité, mon genre, ma race, ma sexualité ou toute autre forme d’auto-identification, il est évident que ma bibliothèque est la matrice de mon identité, qu’elle exprime les linéaments de mon âme ». Il va même plus loin : « une bibliothèque est une forme d’inconscient de la personne », une source dont ses propres œuvres sont  « une sorte de distillation ou de sublimation ». Quand il écrit, c’est le fantôme de sa bibliothèque qu’il a en tête et qui l’inspire.

Aussi, lorsqu’il se lance dans l’inventaire de ses livres lors de leur mise en cartons, l’écrivain s’apprête à en tirer une sorte d’autobiographie, dessinée au fil de ses acquisitions et du progrès de ses croyances et de ses connaissances. De fait, même s’il ne cite que peu de titres, il est clair que ce texte nourri de tant de lectures préalables est celui d’un érudit, qui a par ailleurs déjà signé une palette d'ouvrages tous surprenants et atypiques, sur des sujets aussi variés que l’art brut, le théâtre d’avant-garde, la radio expérimentale, le paysagisme et la gastronomie.

Mais voilà qu’entre poussière et cartons resurgit à l’improviste ce vieux Teddy, symbole oublié d’un inconscient encore plus puissant, car plus fondamental et plus enfoui : celui de la petite enfance et de ses terreurs, des monstres à la cave et des fantômes au grenier, dont pas plus que du détail de sa bibliographie, l’on ne percevra rien de précis, si ce n’est l’ombre de parents réchappés de la Shoah et le spectre de la paranoïa maccarthyste dans l’Amérique des années cinquante. Dès lors, c’est une toute autre histoire personnelle qui s’impose à la mémoire d’Allen S. Weiss, dictée par un vieil ours mité qui se révèle étrangement parent de ces poupées et marionnettes qu’il a mises en scène au théâtre, ou qu’il a filmées dans un documentaire consacré aux inquiétantes Poupées des Ténèbres de Michel Nedjar.

Le résultat est un court ouvrage déconcertant, labyrinthique jusqu’à en paraître presque abscons, clairement métaphysique et érudit dans son tissage de références et de réflexions littéraires, artistiques et philosophiques, et finalement attachant dans sa lutte contre ses fantômes et dans sa passion absolue pour les livres et ce qu’ils représentent. Un Objet Littéraire Non Identifié pas si facile d’accès, mais néanmoins troublant. (3,5/5)

 

 

Citations : 

J’ai longtemps feint le nomadisme, prétendant vivre dans quatre ou cinq lieux différents (Dogwood Ridge, Paris, Nice, Kyoto, et une ferme isolée en Aubrac), mais, en réalité, je suis un sédentaire en série. Avec une bibliothèque de plus de dix mille volumes, il serait impossible d’être itinérant, et le psychisme s’adapte en conséquence. En outre, préférant me définir par mon écriture plutôt que par ma nationalité, mon genre, ma race, ma sexualité ou toute autre forme d’auto-identification, il est évident que ma bibliothèque est la matrice de mon identité, qu’elle exprime les linéaments de mon âme. De ce fait, l’antique injonction du « Connais-toi toi-même » devient presque impossible à réaliser, puisqu’une bibliothèque est, par définition, un labyrinthe dans lequel on est toujours perdu. Je n’ai donc pas été vraiment surpris d’apprendre récemment que Fritz Saxl, directeur de la légendaire bibliothèque de l’historien de l’art Aby Warburg, avait prévu d’en publier le catalogue, qui aurait constitué, à titre posthume, le dernier volume des œuvres complètes, arguant que ses écrits et sa bibliothèque participaient de l’unité de sa pensée. J’irais même plus loin, en insistant sur le fait qu’une bibliothèque est une forme d’inconscient de la personne, même quand de nombreux livres n’ont pas été lus. (Surtout, peut-être, quand ils n’ont pas été lus.) D’ailleurs, comme beaucoup d’auteurs, j’ai du mal à faire la différence entre lire et écrire. Je lis un stylo en main ; j’écris avec un livre en tête. Je rejoins totalement Walter Benjamin quand il dit, dans son très bel essai intitulé Je déballe ma bibliothèque, que certains auteurs écrivent parce qu’ils sont fondamentalement insatisfaits de tous les livres qu’ils ont lus sur un sujet donné, ce qui laisse entendre que le contenu des rayonnages qui contiennent mes publications personnelles constitue un commentaire sur le reste de ma bibliothèque. Parmi les citations, les notes de bas de page et les allusions qui parsèment mes écrits, quatre-vingt-dix-neuf pour cent ont leurs sources dans ma bibliothèque. Mes propres œuvres sont donc une sorte de distillation ou de sublimation de leur environnement : livres, œuvres d’art et souvenirs confondus. Où que je sois, je m’installe pour écrire, avec les quelques ouvrages qui m’accompagnent, et, dans ma tête, toute une bibliothèque fantôme. Irais-je jusqu’à dire qu’une bibliographie est une destinée ?
 

L’affirmation terriblement prémonitoire de Heinrich Heine continue de résonner en moi : Dort wo man Bücher verbrennt, verbrennt man auch am Ende Menschen [« Là où ils ont brûlé des livres, ils brûleront des gens »], et je ne peux relire Je déballe ma bibliothèque de Benjamin sans penser au rôle que la perte de sa chère bibliothèque a joué dans son suicide. (Ou peut-être, comme pour Vincent Van Gogh et Antonin Artaud, devrait-on plutôt dire qu’il a été « suicidé par la société ».) Sigmund Freud – dont les livres ont aussi été consumés dans le même autodafé – a eu une réaction plus mesurée et plus sarcastique : « Quel progrès ! Au Moyen Âge, on m’aurait brûlé. Aujourd’hui, on se contente de brûler mes livres. » Il a eu la chance de mourir en 1939, avant de prendre conscience de sa terrible erreur de jugement.
 

Holocauste, entièrement brûlé : on ne pense à la totalité d’une bibliothèque que lorsqu’elle est décrite, cataloguée, déménagée, vendue… ou brûlée. Cette totalité, sans valeur d’usage immédiate pour le lecteur ou pour l’auteur, reste généralement une abstraction qui n’émeut guère. Personnellement, étant à la fois un enfant de survivants et un amoureux des livres, je suis très ému par le mémorial consacré à cette horrible nuit, « La bibliothèque vide », créé par Micha Ullman en 1995 sous la Bebelplatz – une bibliothèque souterraine comprenant un nombre suffisant d’étagères vides pour contenir les vingt mille volumes disparus – que je visite sans faute chaque fois que je me rends à Berlin, seul et de nuit, guidé de loin par le faible rayon de lumière qui émane de ses profondeurs.
 
 
Dans Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim soutient qu’il ne faut jamais lire aux enfants des contes de fées dans des versions illustrées, afin que chaque enfant laisse libre cours à son imagination et donne corps aux personnages en fonction de ses fantasmes. J’ai envie d’en dire autant des bibliothèques privées : il n’est pas nécessaire d’en révéler le contenu ; pour les découvrir, il faut les parcourir sans guide, car chacune a ses singularités, voire ses excentricités. C’est pourquoi, dans un texte entièrement consacré aux livres, il sera si peu question de titres.


Mais le but de la littérature et de l’art n’est-il pas d’arriver à faire sienne l’expérience de l’autre, et vice versa ?


Les monstres les plus effrayants de tous, ceux de la cave, ont fini par perdre leur pouvoir de terrifier précisément à cause de leur invisibilité perpétuelle, et j’ai compris un jour qu’ils ne se dévoileraient jamais. Les créatures de The Thing ou d’Alien sont terrifiantes en raison de l’attente angoissante qui précède leurs apparitions extrêmement brèves, à peine assez longues pour que l’on puisse distinguer leur véritable physionomie, de sorte que l’imagination en conserve une image indéterminée mais horrible. Un monstre qui se révèle entièrement perd une grande partie de sa puissance de choc, et il en est de même d’un monstre qui n’est jamais visible. La réalité ne suffit pas, la seule imagination non plus.


À l’université, j’étais devenu adepte de la lecture rapide, et je n’ose pas dire à quelle vitesse je lisais pour ne pas provoquer l’incrédulité des lecteurs ou dégoûter les auteurs. Mais bien sûr, il est exagéré de qualifier la « lecture rapide » de lecture à proprement parler. C’est plutôt une sorte de distillation (certains diraient de dégradation), un moyen de recueillir rapidement un minimum de sens à partir d’un maximum de beauté, quelles que soient les raisons pratiques que l’on puisse invoquer. En anglais, on dit « écrémer un livre », pour « lire en diagonale », mais cette métaphore ne permet pas vraiment de savoir si l’on parle de crème ou d’écume, ni quelle est la partie que l’on assimile. Dans la plupart des cas, hélas, on prend l’écume et on élimine l’essence. À la résurgence de Teddy, la tâche d’écrire son autobiographie a nécessité un projet concerté de relecture, dont les joies sont sans limites, car je lis maintenant au bon rythme, c’est-à-dire à la vitesse du souffle qui vit, du cœur qui bat, de la main qui fait des gestes. Ces premières lectures rapides, il y a si longtemps, n’étaient qu’un prélude raté à mes activités actuelles, qui ont transformé ma façon de vivre ma bibliothèque.


Chaque image, chaque souvenir est une allégorie de sa propre disparition. Je trouve une boîte remplie d’un enchevêtrement de photographies représentant l’entourage de mes parents – prises pour la plupart juste avant ou juste après la Seconde Guerre mondiale, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne, quelques-unes peut-être au Canada et aux États-Unis – un enchevêtrement de fils du temps, inextricablement noués, de fils inutiles, de visages inconnus qui, pour la plupart, me regardent directement avec des expressions tantôt interrogatives, tantôt déterminées, mais le plus souvent en exprimant une émotion ou une intention indéfinies ; des visages qui ne sont plus identifiables, des personnes qui, selon toute vraisemblance, étant donné leur âge sur les photos, sont déjà trois fois parties : d’abord en exil, puis dans la mort, et enfin dans l’oubli. Au moment où j’écris ces lignes, ces pensées – tout comme Teddy, tout comme ma vie – glissent de la réalité vers la rêverie, puis vers le souvenir, pour finalement flotter dans le fleuve Léthé. Chaque minute qui passe, chaque jour qui s’écoule, chaque année, chaque décennie, je me retrouve séparé de ceux que j’ai aimés et perdus, de ces femmes que j’ai désirées et dont j’ai oublié le visage, de ces vins que j’avais envie d’apprécier, mais que je n’ai jamais réussi à savourer, de ces poèmes lus d’innombrables fois mais qui ne sont jamais entrés dans ma bibliothèque idéale. Autant de signes destinés à me montrer que je suis perpétuellement séparé de moi-même, que je suis toujours un autre. Alors que j’arrive à la fin de ce livre, je réalise que Teddy existe pour moi, et pour moi seul. Il est maintenant sur le point de disparaître pour toujours.


 

lundi 24 avril 2023

[Lindon, Mathieu] Une archive

 





J'ai aimé

 

Titre : Une archive

Auteur : Mathieu LINDON

Parution :  2023 (P.O.L.)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Je suis une archive à moi tout seul », déclare ici Mathieu Lindon avec ironie. Il se raconte donc comme archive vivante témoignant de son père, Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit de 1948 jusqu’à sa mort en 2001, de sa famille et de la « famille des auteurs », dont Sam (Samuel Beckett), Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Jean Echenoz, et beaucoup d’autres. C’est un livre qui parle de passion, d’amour et de famille, de pouvoir, de succession et de transmission, de génie, de bonté, d’héroïsme, de ruse et de méchanceté. L’archive en question, c’est la vie d’un petit garçon qui n’a connu que les livres, l’édition, l’écriture. Et qui lui-même devient écrivain. Avec une sincérité sans concession, souvent drôle, parfois féroce, Mathieu Lindon livre un formidable portrait de son père, et de sa relation avec Samuel Beckett notamment, de la vie littéraire et de la vie politique de ces années-là. Il restitue les souvenirs des uns et des autres, pendant l’Occupation, à la Libération, puis l’engagement pendant la guerre d’Algérie. Mais il offre surtout un récit personnel sur l’amour des écrivains et de la littérature, tout en dressant un portrait familial intime qui atteint alors une vérité collective.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mathieu Lindon est né en 1955. Il est chroniqueur à Libération.


 

Avis :

L’auteur qui a toujours refusé d’écrire une biographie de son père – l’éditeur Jérôme Lindon, mort en 2001 après un demi-siècle à la tête des Editions de Minuit –, se lance dans un récit qui, piochant dans ses souvenirs intimes et personnels – n’est-il pas une archive à lui tout seul, lui le témoin depuis l’enfance des relations paternelles avec les auteurs, à la maison comme à la Maison ? –, dessine un portrait tendre du grand homme.

« C’est ça, être fils quand ça tourne bien, c’est être le valet de chambre du grand homme avec un amour tel qu’il fait que le grand homme reste grand homme même lesté de vérité. » Cet exercice d’équilibriste, Mathieu Lindon le réussit avec une émotion contenue, nuançant juste ce qu’il faut le portrait de ce père légendaire pour faire revivre l’homme du quotidien jusque dans ses ambiguïtés parfois.

Il faut dire qu’il est impressionnant cet homme de passion et de combat qui influença tant les Lettres françaises. Promoteur du Nouveau Roman, découvreur de plusieurs générations de futures immenses figures de la littérature, dont rien moins que deux prix Nobel, il paya de poursuites judiciaires, de l’incendie de ses bureaux et du plasticage de son appartement, la publication d’ouvrages contre la torture pendant la Guerre d’Algérie et continua sa vie durant à se battre pour la défense du livre et de la librairie indépendante, au travers notamment de la législation sur le livre à prix unique.

On le découvre aussi pas toujours facile à vivre, intransigeant, perfectionniste, pingre parfois, manipulateur souvent, mari pas toujours fidèle, père que ses enfants n’appelèrent jamais Papa, effondré de ne pas connaître son petit-fils, qu’en raison d’une brouille, son autre fils André lui interdit de voir, lui écrivant alors d’inlassables lettres qu’il lirait peut-être un jour : enfin, un homme avec ses vulnérabilités, à rebours de son imposante légende.

Ecrit dans un style déconcertant parfois, certaines phrases à la syntaxe très libre restant incompréhensibles après plusieurs lectures, ce texte ne s’en lit pas moins avec le plus grand intérêt, tant il est peu ordinaire de se retrouver, comme l’auteur, une sorte d’archive vivante, le témoin récipiendaire de l’inestimable mémoire d’un véritable génie littéraire. (3,5/5)

 

 

Citations :

Quelques semaines après sa mort, en 2001, je fus contacté par une éditrice qui me proposa d’écrire la biographie de mon père, Jérôme Lindon. J’acceptai immédiatement.       
Je n’avais pas l’intention d’en rédiger une ligne. Mais ça me semblait une manière de régler la question : puisque j’avais dit oui, on ne demanderait à personne d’autre et je pouvais être sûr que rien ne se ferait.       
Il avait opéré ainsi des années plus tôt, quand était parue en américain la première biographie de Samuel Beckett. Afin de protéger Sam, il lui avait proposé que les éditions de Minuit achètent les droits français pour ne pas sortir le livre, croyant lui faire plaisir. « Sam a été atterré », m’avait-il raconté en riant. Bien sûr, on n’est pas écrivain ou éditeur pour empêcher que des livres soient publiés et cette biographie parut en français.       
Mon acceptation n’avait pas dû être convaincante car je ne fus jamais recontacté. Il y a quelques années, quand Benoît, familier de la biographie, voulut l’entreprendre, je trouvai ça une bonne idée. Mais ma sœur lui refusa l’accès aux archives des éditions comprenant les correspondances avec les divers auteurs. « Dans ces conditions, ça n’a pas de sens », me dit-il, et je fus d’accord.       
Mais moi ? Moi, je m’en fiche, des archives. Je suis une archive à moi tout seul.
 

Didier m’a raconté que Pierre Bourdieu lui a dit un jour, quand il s’est fâché avec mon père : « J’ai reçu ce matin une lettre de Jérôme Lindon. Mais cette lettre ne m’est pas destinée, elle est destinée à ses archives. » Et ces phrases m’ont paru convaincantes parce que j’ai expérimenté l’usage qu’il pouvait faire d’une lettre, reçue ou envoyée. Héritage de son propre père magistrat, il a toujours dû être persuadé qu’il n’y a pas loin d’archive à pièce à conviction.
 

(…) selon un processus courant, si l’erreur est bien là, ce n’est pas sur celui qui l’a commise mais sur celui au profit de qui elle l’a été que retombe la faute.
 

On pourrait voir une contradiction entre ce prétendu abandon du passé et ce goût pour l’archive. Mais non, puisque l’archive est un jalon pour le présent ou pour l’avenir. L’archive n’est en rien liée au passé, si ce n’est qu’elle le représente, en témoigne – son intérêt est de pouvoir être utilisée et donc détachée de cette temporalité. L’archive est vivante, le passé comme une arme toujours sous la main qu’il s’agit de rendre présente au moment opportun puisque c’est le plus souvent un fusil à un coup. Quand j’étais impatient de me fixer professionnellement car j’imaginais ne jamais y parvenir du fait d’une sorte d’inadaptation foncière, il me dit de ne pas me presser en utilisant la comparaison de l’ascenseur en train de monter et dont il est donc préférable, tant que ce mouvement se poursuit, de sortir le plus tard possible. Il rappelait aux intéressés qu’il avait tel ou tel document pour que ceux-ci en tirent les conséquences adéquates dans leurs rapports et que ces archives puissent rester archives, dans l’ascenseur, puisqu’il aurait eu honte de se considérer comme un maître chanteur ou de l’être en explicitant les choses, même si la simple menace est l’arme du maître chanteur.
 
 
Wallas, le nom du personnage des Gommes, le premier roman d’Alain Robbe-Grillet publié, devint le signataire des lettres qu’envoyaient les éditions aux auteurs de manuscrits refusés, puisqu’il est bon qu’il y ait quelqu’un contre qui exercer une rancœur et préférable pour les vrais responsables que cette personne n’existe pas. À l’inverse, Jean Paulhan évoque les auteurs publiés avec qui les choses ne sont pas toujours faciles non plus : « La tâche du critique est ingrate : quand il s’est trompé, il paraît avoir eu l’esprit faux et le goût mauvais. Quand il tombe juste, on admet assez vite que la gloire des auteurs qu’il a imposés venait de leur seul mérite ; l’auteur lui-même est de cet avis, il ne le cache pas. » Il en est de même pour l’éditeur, ce qu’était aussi Jean Paulhan. Les éditeurs trouvent normal qu’on leur sache gré des succès dans lesquels leur rôle serait prépondérant, et tout autant qu’on ne leur fasse pas grief des pannes, comme si, sauf cas extraordinaire, les livres étaient destinés à n’entrer qu’à leurs dépens dans un circuit commercial – en tout cas ceux de qualité, à ce que j’assimilais de ce que j’entendais enfant et adolescent et dont je ne me suis pas entièrement dépris.


Suis-je une archive de l’enfant que j’ai été ?


J’ai parfois le sentiment que j’aurais été incapable de rencontrer des amoureux sans cet intermédiaire de l’écriture. Et les relations nées de ces rencontres durent, comme si elles sont fondées sur une réalité, que mes livres donnent de moi une image exacte et c’est de ce point de vue une chance de ne pas en vendre trop au point de présenter un intérêt social attirant des lecteurs moins intéressés par les textes que par leur diffusion. J’ai toujours retenu ça, des ventes difficultueuses d’auteurs Minuit à certains moments : vendre trois cents exemplaires, d’un certain côté, c’est nul, mais, d’un autre, c’est une personne qui n’a a priori aucune raison d’acheter ce livre qui trouve bon de l’acheter, plus une autre, plus une autre, et ainsi de suite, trois cents fois. Être champion de la vente à l’exemplaire m’a toujours semblé un mobile de respect.


Quand j’étais adolescent, cette journaliste avait publié un livre sur la jalousie et ma mère, à qui je venais parler le soir quand elle était déjà au lit avant d’y aller moi-même, me dit que pourquoi être jaloux de quelqu’un avec qui un être qu’on aime couche, c’est de quelqu’un que l’être qu’on aime aimerait qu’on pourrait l’être. 


Mais c’est ça, être fils quand ça tourne bien, c’est être le valet de chambre du grand homme avec un amour tel qu’il fait que le grand homme reste grand homme même lesté de vérité.


Le snobisme familial ne passait ni par l’aristocratie ni par l’argent : c’était un élitisme culturel qu’on se créait soi-même. 


Il a repris une maison en faillite où il n’y avait guère d’écrivains qu’il admirait, lui que la guerre avait empêché de faire des études, qui ignorait d’autant plus si l’édition était une carrière pour lui que c’est par son aspect matériel, la fabrication, qu’il l’avait abordée. Et puis, miraculeusement, un écrivain est venu vers lui parce que miraculeusement personne d’autre n’en voulait et miraculeusement il a immédiatement identifié Samuel Beckett comme Samuel Beckett et a su se démener, on ne peut plus aidé par l’œuvre évidemment, pour que cette reconnaissance s’étende sur toute la planète.       
Et sont arrivés les autres, Alain-Robbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget, Marguerite Duras, et puis la guerre d’Algérie et les Palestiniens, et puis Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu, et puis les générations suivantes. Mais l’important était que le jeune homme qu’il était a su tous les identifier, ces auteurs, ces situations politiques, et faire ce qu’il fallait pour rester fidèle au destin qui lui tombait dessus, pour exprimer la plus grande loyauté envers les possibilités dont il n’aurait jamais rêvé qu’elles lui soient offertes puisque, de même qu’on ne remarque pas l’absence d’un inconnu, comment aurait-il pu imaginer un homme et un écrivain de la valeur de Samuel Beckett dans sa vie affective et professionnelle à lui et dans l’histoire littéraire, puisque c’est aussi parce qu’il était si inimaginable qu’il était si remarquable ?


La phrase de Proust qui ouvre une édition de Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j’accorde moins de prix à l’intelligence », prend son sens de ne pas être écrite par un imbécile patenté et ça me frappe de voir cette remarque faite dans une nouvelle édition des Essais de Proust parce que je me rends compte de quelque chose se référant autant à mon intelligence qu’à mon imbécillité et de mon rapport aux livres tel qu’il m’a été inculqué : quand je lis dans un livre quelque chose que j’ai déjà pensé, aussitôt je trouve que ça le dévalue, comme si quelque chose que j’avais déjà pensé n’avait pas sa place dans un lieu aussi sacré. Je dis ça à mon amie Nathalie, spécialiste de Proust, qui me répond que Proust a écrit quelque chose comme ça et, surtout, évoque Groucho Marx assurant qu’il ne restera pas une minute de plus dans un club où on accepte des gens tels que lui.


 

samedi 22 avril 2023

[Horvilleur, Delphine] Il n'y a pas de Ajar

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Il n'y a pas de Ajar

Auteur : Delphine HORVILLEUR

Parution : 2022 (Grasset)

Pages : 96

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L’étau des obsessions identitaires, des tribalismes d’exclusion et des compétitions victimaires se resserre autour de nous. Il est vissé chaque jour par tous ceux qui défendent l’idée d’un «  purement soi  », et d’une affiliation «  authentique  » à la nation, l’ethnie ou la religion. Nous étouffons et pourtant, depuis des années, un homme détient, d’après l’auteure, une clé d’émancipation  : Emile Ajar. Cet homme n’existe pas… Il est une entourloupe littéraire, le nom que Romain Gary utilisait pour démontrer qu’on n’est pas que ce que l’on dit qu’on est, qu’il existe toujours une possibilité de se réinventer par la force de la fiction et la possibilité qu’offre le texte de se glisser dans la peau d’un autre. J’ai imaginé à partir de lui un monologue contre l’identité, un seul-en-scène qui s’en prend violemment à toutes les obsessions identitaires du moment.  
 
Dans le texte, un homme (joué sur scène par une femme…) affirme qu’il est Abraham Ajar, le fils d’Emile, rejeton d’une entourloupe littéraire. Il demande ainsi au lecteur/spectateur qui lui rend visite dans une cave, le célèbre «  trou juif  » de La Vie devant soi  : es-tu l’enfant de ta lignée ou celui des livres que tu as lus ?  Es-tu sûr de l’identité que tu prétends incarner  ? 
En s’adressant directement à un mystérieux interlocuteur, Abraham Ajar revisite l’univers de Romain Gary, mais aussi celui de la kabbale, de la Bible, de l’humour juif… ou encore les débats politiques d’aujourd’hui (nationalisme, transidentité, antisionisme, obsession du genre ou politique des identités, appropriation culturelle…). 
 
Le texte de la pièce est précédé d'une préface de Delphine Horvilleur sur Romain Gary et son œuvre. Dans chacun des livres de Gary se cachent des «  dibbouks  », des fantômes qui semblent s’échapper de vieux contes yiddish, ceux d’une mère dont les rêves l’ont construit, ceux d’un père dont il invente l’identité, les revenants d’une Europe détruite et des cendres de la Shoah, ou l’injonction d’être un «  mentsch  », un homme à la hauteur de l’Histoire.  
J’avais 6 ans lorsque Gary s’est suicidé, l’âge où j’apprenais à lire et à écrire. Il m’a souvent semblé, dans ma vie de lectrice puis d’écrivaine que Gary était un de mes «  dibbouks  » personnels… Et que je ne cessais de redécouvrir ce qu’il a su magistralement démontrer  : l’écriture est une stratégie de survie. Seule la fiction de soi, la réinvention permanente de notre identité est capable de nous sauver. L’identité figée, celle de ceux qui ont fini de dire qui ils sont, est la mort de notre humanité.  

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Rabbin de Judaïsme en Mouvement, Delphine Horvilleur dirige la rédaction de la revue Tenou’a. Elle est notamment l’auteur de En tenue d’Eve : féminin, pudeur et judaïsme (Grasset, 2013), Comment les rabbins font des enfants : sexe, transmission, identité dans le judaïsme (Grasset, 2015), Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019) et Vivre avec nos morts (Grasset, 2021).

 

Avis :

En russe, Gary signifie « brûle » et Ajar « braise », en plus d’être le nom d’actrice de la mère de l’écrivain. Mais, par un étrange hasard (décidément) des mots, ils évoquent aussi « l’étranger en moi » et « l’autre » (Ah’ar) en Hébreu, sonnant ainsi étonnamment propitiatoires pour un auteur qui a su si bien refuser les limites de l’identité unique et se réinventer si génialement multiple.

Sa passion littéraire pour ce surdoué de la métamorphose de l’identité a inspiré à Delphine Horvilleur une fantaisie originale, dont chaque trait d’humour est un coup de griffe aux clivages communautaristes, notamment entretenus par le sectarisme et le fondamentalisme religieux. Jouée sur les planches dès sa sortie, cette « farce théâtrale » donne la parole à un personnage fictif, Abraham Ajar, qui, fils d’Emile Ajar, revient dans un monologue sur le janusisme de son père et nous interpelle sur les menaces identitaires qui fleurissent aujourd’hui.

« Nous sommes », dit-il, « esclaves des définitions figées et finies de nous-mêmes, de nos origines, de nos ancrages, de nos assignations ethniques ou religieuses ». Avec une verve pleine d’esprit et de savoureux jeux de mots, il évoque la « folie littéraire » qu’est l’histoire d’Abraham dans la Bible, la circoncision qui fait des juifs des « presque », le sang impur de la Marseillaise qui « coule dans nos veines, même dans celles du pauvre type qui se raconte que son monde est bien propre, aseptisé et hygiénique à souhait », la transmission épigénétique qui prouve que « l’origine, ça ne compte jamais autant que ce qui t’arrive en route »… Il raille les juifs qui ne peuvent prononcer le nom de « vous-savez-qui », ceux qui, « hyper-connectés à la volonté de Dieu », « savent parfaitement te l’interpréter comme s’ils faisaient partie de Sa garde rapprochée » et, parce qu’« ils croient dur comme fer qu’ils sont qui ils sont, et que leur croyance est la bonne » crient très fort à leur seule vérité tout en adoptant le comportement de l’idolâtre « qui croit que Dieu s’intéresse vraiment à ses problèmes, qu’il peut lui demander de l’argent, du succès ou un vélo électrique, du moment qu’il ne le vexe pas et le caresse avec ferveur dans le sens du poil ». Et de s’interroger : « de qui se moque-t-on ? »

Ironique, volontiers provocateur, mais jamais moralisateur, le texte pointe les mille étroitesses et incohérences hypocrites de nos sociétés, anciennes ou modernes, qu’il s’agisse par exemple de racisme mais aussi d’objection à l’appropriation culturelle. Il s’élève contre ceux qui rejettent l’altérité au nom d’une prétendue pureté, ou d’une soi-disant vérité divine, dont ils auraient l’apanage et qui leur donneraient jusqu’au droit de tuer. Et sur le modèle de Gary/Ajar, il nous pousse à sortir de nos carcans identitaires pour toujours nous réinventer, à nous ouvrir à l’autre plutôt que de rester figés dans de rigides et subjectives certitudes, soulignant le rôle essentiel de la littérature dans la construction de ces échanges et de cet enrichissement.

Brillant, drôle, irrésistible tant il fait mouche sans jamais se prendre tout à fait au sérieux : voici un petit bijou de plaidoyer pour l’ouverture d’esprit et la tolérance, à l’opposé de la bêtise, de l’obscurantisme et du fanatisme, qui conforte le classement de Delphine Horvilleur en tête de mes personnalités préférées. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Voilà comment un homme se met à écrire simultanément sous un nom et sous un autre et signe là une stratégie de survie littéraire – ou de survie, tout court – un stratagème qui rendrait jaloux tous les désespérés de la terre : renaître de son vivant et déjouer le morbide qui vient toujours de la conscience d’être arrivé quelque part. Gary réussit ainsi à sortir de l’impasse existentielle dans laquelle tombe tout homme reconnu pour son œuvre. Il retrouve un avenir.  


Depuis des années, je lis l’œuvre de Gary/Ajar, convaincue qu’elle détient un message subliminal qui ne s’adresse qu’à moi. Je ne cesse d’y chercher une clé d’accès à ma vie, un passe-partout qu’un jour, un homme aux multiples identités a déposé.                 
Le pire est que je ne suis pas seule. J’ai croisé bien des êtres qui souffrent d’une pathologie similaire, et considèrent que l’entreprise littéraire de Romain Gary, sa réinvention de lui-même les raconte, ou dit quelque chose de ce qu’ils aspirent à faire. Tous ont en commun de croire que cet homme est venu raconter un peu leur histoire, et que ses textes en disent davantage sur eux, lecteurs, que sur lui, auteur.                  
Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’œuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre ni au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de « se » dire. Refuser qu’un texte ou un homme ait définitivement été compris. Et croire dur comme fer qu’il pourra toujours faire l’objet d’un malentendu.


À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité.


Il y a les voix du fondamentalisme religieux qui, comme leur nom l’indique, aspirent à revenir aux fondements, ou à l’idée qu’elles se font de l’origine. Au commencement, s’époumonent-elles, il y avait de la pureté et de l’entre-soi. C’était avant que l’on se mêle aux autres, à leurs croyances ou leurs rites, leurs cultures ou leurs influences qui nous ont pollués. Tous les fondamentalismes religieux ont en commun la peur d’avoir été dénaturés, la crainte d’une contamination des corps et des idées par un autre, qui prend au choix les traits des femmes, des homosexuels, des convertis, des hérétiques… C’est toujours le visage d’un non-soi qui menace l’intégrité de l’édifice. Gare à l’autre et vive le même !


Et dans cette tenaille identitaire politico-religieuse, je pense encore et toujours à Romain Gary, et à tout ce que son œuvre a tenté de torpiller, en choisissant constamment de dire qu’il est permis et salutaire de ne pas se laisser définir par son nom ou sa naissance. Permis et salutaire de se glisser dans la peau d’un autre qui n’a rien à voir avec nous. Permis et salutaire de juger un homme pour ce qu’il fait et non pour ce dont il hérite. D’exiger pour l’autre une égalité, non pas parce qu’il est comme nous, mais précisément parce qu’il n’est pas comme nous, et que son étrangeté nous oblige.
 
 
Les juifs se sont toujours débrouillés pour que la définition de leur judaïsme – ce à quoi « ça » tient – reste un indéfinissable, un au-delà de la naissance, de la croyance ou d’une quelconque pratique. Un presque rien qui n’a, au bout du compte, pas grand-chose à voir avec la religion de votre mère, la recette du foie haché, la stricte observance ou l’art de raconter des blagues. Le judaïsme s’assure en toute circonstance que la question de l’identité échappe à toute résolution, et ne tolère aucune définition définitive. La haine qui se déverse contre les juifs à travers l’Histoire n’est pas sans lien avec ce stratagème : tout obsédé de l’identité finira par prendre en grippe celui qui refuse de se laisser enfermer dans une définition. Il sera alors submergé par l’irrépressible envie d’en finir avec lui.


Cet homme connaît la force des mots et des interprétations. Il sait mieux que quiconque que le texte et le monde ne correspondent pas toujours, que les mots ne parviennent pas à décrire la réalité et que, vice-versa, celle-ci n’est pas à la hauteur des promesses des livres. Il y a toujours entre le monde et le langage un rendez-vous raté, un lapin qu’ils se posent mutuellement. Il faudrait pour qu’ils se retrouvent, au choix, changer de monde ou inventer une autre langue. Mais qui sait faire cela ?


Il en va ainsi des œuvres qui nous marquent comme des auteurs qui les ont offertes au monde : ils font toujours un peu de nous leurs enfants.


Nous sommes pour toujours les enfants de nos parents, des mondes qu’ils ont construits et des univers détruits qu’ils ont pleurés, des deuils qu’ils ont eu à faire et des espoirs qu’ils ont placés dans les noms qu’ils nous ont donnés.        
Mais nous sommes aussi, et pour toujours, les enfants des livres que nous avons lus, les fils et filles des textes qui nous ont construits, de leurs mots et de leurs silences.


(…) pour se comprendre, il ne faut pas parler la même langue. Il faut toujours rester suffisamment incompréhensible pour avoir une chance de ne pas s’entendre et de mieux se connaître.


Je crois que c’est la pire chose qui puisse arriver dans l’existence : ne manquer ni de sel, ni de tendresse, ni d’amour… parce que alors, il n’y a aucune raison de se mettre à parler, à écrire ou à créer. Si t’es complètement, immanquablement toi-même, alors y’a rien à dire.
C’est le mutisme de la plénitude.             
Et c’est là qu’elle attaque et qu’elle s’accroche, cette saloperie. Tu sais : « l’identité », comme ils l’appellent tous. C’est fou comme elle les obsède aujourd’hui. Tu as remarqué ? Elle est partout. Elle bouffe toute la place : elle fait se sentir « bien chez soi » à la maison et en manque de rien. Et c’est comme ça qu’on devient muet, con, antisémite, et parfois les trois à la fois. 


(…) depuis quand l’objectivité serait-elle autre chose que la subjectivité de la majorité ?


On est tous en chemin vers ce qu’on peut encore être, et cela implique forcément de quitter ce qu’on était.


L’origine, ça ne compte jamais autant que ce qui t’arrive en route.             
Même la science le dit aujourd’hui. C’est prouvé.      
Tiens par exemple – tu savais ça ? – il y a des souris dans des laboratoires qui ont complètement grignoté la théorie du génome, et l’ont réduite en miettes avec une simple expérience. Ça s’est passé comme ça : on leur a fait renifler tous les jours un petit morceau d’ail et, simultanément, on leur a balancé un court-jus dans les pattes, genre aïe aïe aïe… Et figure-toi qu’on s’est rendu compte que leurs enfants et leurs petits-enfants, qui ne pouvaient pas être au courant de cette histoire, puisqu’ils avaient été confiés à l’assistance publique des souris avant de recevoir la moindre décharge électrique, eh ben ils en savaient quelque chose. Sans aucune trace génétique de l’expérience vécue par leurs darons, sans aucun traumatisme, ils ont mystérieusement développé une aversion totale à l’ail, sous toutes ses formes : tchik et tchik et tchik… Tu comprends ? Ils se sont souvenus d’un truc qu’ils n’avaient pas vécu et qui n’était pas inscrit dans leur ADN.      
Ça veut dire que tu transmets à tes enfants un morceau de ton histoire, qui n’est pourtant pas la leur ! C’est absent de ton génome mais eux, ils le récupèrent quand même. Ça s’appelle l’épigénétique… c’est une filouterie, une arnaque à la génétique.             
Et ça ne marche pas que pour les souris. J’ai lu que c’était vrai aussi pour les descendants des survivants de la Shoah. Aux États-Unis, on a testé la théorie sur eux, parce que, de toute façon, ils ont l’habitude des expérimentations humaines, et le résultat est sans équivoque :      
On a prouvé que si tes parents ou tes grands-parents sont allés à Auschwitz, même si tu ne le sais pas, même s’ils ne t’ont rien raconté du tout, tu vas réagir différemment au stress.
C’est comme s’il y avait tout un tas d’impacts dans ta vie, des résidus d’histoires qui ne sont pas les tiennes et que tu n’as pas vécues mais dont tu gardes la trace quelque part. Ton ADN n’en sait rien mais ton corps s’en souvient quand même.             
Qu’est-ce que ça veut dire ? Que rien n’est purement génétique ! Rien n’est purement quoi que ce soit d’ailleurs… En fait, rien n’est purement. Un bon traumatisme, ça s’imprime sur plusieurs générations. Ça dégouline sans gêne.


Tu le sais bien, toi aussi : parfois, on est les enfants de nos parents biologiques ou adoptifs… Mais on est toujours ceux de nos bibliothèques, les fils et les filles des histoires qu’on a lues ou entendues. On est tous conçus par procréation littérairement assistée.


Certains pensent qu’on écrit pour se débarrasser de quelque chose ou de quelqu’un qui vous hante, mais c’est le contraire. On écrit toujours pour retenir, et poursuivre une conversation avec ce qui n’est plus là, un dialogue que sans ça, la vie vous force à interrompre. On écrit parce que les mots consolident toujours les liens. Ça fait famille, beaucoup plus solidement que le sang et la filiation biologique.

 

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