dimanche 31 mai 2020

[Lequiller, François] Amaïké






J'ai aimé

 

Titre : Amaïké

Auteur : François LEQUILLER

Editeur : Eurocibles

Année de parution : 2020

Pages : 470

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Nous sommes en 1872. Deux mondes séparés par l’immense océan Atlantique vont se dessiner peu à peu sous vos yeux. D’un côté, le monde étonnant, animiste, brutal et tragique des Indiens « mapuches » de la pampa argentine, au pied de la Cordillère des Andes. De l’autre, le monde aux traditions séculaires des paysans et des hobereaux de la Manche qui se transforme sous l’influence de la IIIe République et de la révolution industrielle. Vous allez frémir pour le sort d’une très jeune héroïne indienne plongée dans les guerres d’une violence inouïe au sein de l’Argentine conquérante et sans pitié des années 1870. Vous allez vivre la lente évolution de la personnalité d’un jeune aristocrate du pays de Coutances qui veut se défaire des préjugés de sa caste et du destin tout tracé qu’on lui prépare. Par quel miracle, deux histoires parallèles qui, comme des droites en géométrie, ne devraient jamais se croiser, vont finir par le faire ? Qui va être le trait d’union entre elles ? Ce roman d’amour, historique, très documenté, au style fluide et inspiré de faits réels, se lit comme un conte de fées pour adultes.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

François Lequiller est un statisticien-économiste, qui, après avoir fait une carrière dans l’administration économique française, a été en poste dans plusieurs organisations internationales et, à ce titre, a roulé sa bosse en Afrique, en Europe et aux États-Unis. Il est marié et a deux enfants. Il y a vingt ans, le destin l’a conduit à acheter une maison dans un hameau du Cotentin, entre Coutances et Granville. Depuis, cette région est devenue son pays d'adoption. Il a raconté dans sa première trilogie, Le Pont de la Roque, les aventures d'Isabelle Colas, son héroïne inspectrice de police. Dans sa deuxième trilogie, Les Dunes du Cotentin, il a relaté l'extraordinaire saga de la famille Marie, avec laquelle il nous a fait traverser le XXe siècle. Avec Amaïké, il nous plonge, en plein XIXe siècle, dans un récit qui relie étonnamment la douce contrée du Cotentin et la sauvage pampa argentine.

Retrouvez ici mon interview de François Lequiller.


 

Avis :

A la fin des années 1870, après le massacre de son clan lors de la conquête des terres sous domination mapuche par l’armée argentine, la très jeune Amaïké est adoptée par l’ambassadeur de France à Buenos Aires. A l’adolescence, elle viendra parfaire à Paris l’éducation de jeune aristocrate française qu’elle est devenue, et finira par rencontrer l’amour en la personne de Constantin de Mareuil, descendant d’une noble famille de la Manche, qui l’épousera envers et contre tous les préjugés.

François Lequiller s’est inspiré de l’histoire vraie de l’amérindienne mapuche Lokoma, relatée en 1886 par Emile Daireaux, explorateur et journaliste français originaire de la Manche. Il a laissé libre cours à son imagination pour nous emmener dans sa version largement romancée, qui, sérieusement documentée et servie par la fluidité de sa plume, offre un moment de lecture agréable et captivant.

Au global très idyllique, puisque le récit choisit de nous charmer par une interprétation très positive de cette histoire, abordant assez discrètement le déchirement qui a sans doute longtemps torturé cette amérindienne violemment coupée de son identité première, tout comme l’ostracisme auquel elle a indubitablement souvent dû être confrontée, ce roman prend des allures de conte merveilleux, où l’on s’immerge tour à tour, avec le même plaisir, dans la pampa argentine ensanglantée par ses terribles guerres génocides, et dans le paisible bocage manchot que connaît si bien l’auteur.

Le versant sud-américain du roman est l’occasion de découvrir des événements historiques parfois surprenants - comme la construction des 374 kilomètres de la Tranchée d’Alsina, ordonnée par le ministre argentin du même nom pour servir de limite aux territoires non conquis et empêcher les vols de bétail -, en tout cas profondément dramatiques puisque la Campagne du Désert du général et futur président Julio Argentino Roca fut lancée dans l’intention d’exterminer les populations autochtones. Le roman s’attache aussi à restituer des éléments du mode de vie mapuche, dans une évocation crédible à un détail près : je ne suis pas sûre que le jeune Nahuel ait répugné autant à certaines pratiques de chasse, sans doute tout à fait naturelles pour un enfant amérindien de l’époque ?

J’ai pris grand plaisir à cette lecture au charme certain, agréablement souligné par les jolies aquarelles d’Elisabeth Lequiller. Ce livre est une invitation réussie au voyage, historique, géographique et culturel, et une interprétation personnelle plutôt enchanteresse d’une histoire véridique d’un grand intérêt. (3/5)

Un grand merci à François Lequiller pour le privilège de son service presse.

 

Citations :

"Toute tentative violente de faire pénétrer les mœurs européennes entraînera la ruine de ceux qui s’y sacrifieront, sans avancer d’une heure la conquête des territoires pampéen et patagonien, qui, l’Indien disparu, resteront dépeuplés et ne seront pas conquis, faute d’offrir à la race blanche les conditions d’habitat qu’elle exige. Mince profit, qui ne saurait excuser la destruction d’une race humaine qu’il serait injuste autant que nuisible d’arrêter dans l’accomplissement de sa destinée". (La Revue des Deux Mondes, 1878)

La lune était pleine et éclairait la plaine infinie d’une lueur blafarde. Au loin, vers le sud, il y avait comme des millions de grains de givre. C’était le sel de la lagune, résidu de l’évaporation sous les rayons torrides du soleil de la veille, qui s’était déposé sur le sol et que les faibles rais de la lune suffisaient à faire briller comme des diamants. Ranco Cura, qui guidait le cortège de chevaux, avait choisi de passer par ce chemin perdu. A gauche comme à droite d’une piste invisible bordée d’une boue noirâtre exhalant une odeur fétide, on pouvait facilement se perdre. En saison humide, quand les pluies tombaient en cataracte, des troupeaux entiers pouvaient s’enliser dans les fondrières et carrément disparaître. On racontait qu’il y avait un endroit où seules apparaissaient des milliers de paires de cornes tandis que les vaches, les bœufs et les taureaux qui les portaient étaient dessous, entièrement recouverts de boue et momifiés.

 

Du même auteur sur ce blog :

vendredi 29 mai 2020

[Maudet, Jean-Baptiste] Matador Yankee







J'ai aimé

 

Titre : Matador Yankee

Auteur : Jean-Baptiste MAUDET

Parution : 2019 chez Le Passage

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Harper aurait pu avoir une autre vie. Il a grandi à la frontière, entre deux mondes. Il n'est pas tout à fait un torero raté. Il n'est pas complètement cowboy. Il n'a jamais vraiment gagné gros, et il n'est peut-être pas non plus le fils de Robert Redford. Il aurait pu aussi ne pas accepter d'y aller, là-bas, dans les montagnes de la Sierra Madre, combattre des vaches qui ressemblent aux paysans qui les élèvent. Et tout ça, pour une dette de jeu.
Maintenant, il n'a plus le choix. Harper doit retrouver Magdalena, la fille du maire du village, perdue dans les bas-fonds de Tijuana. Et il ira jusqu'au bout. Parfois, se dit-il, mieux vaut se laisser glisser dans l'espace sans aucun contrôle sur le monde alentour...
Alors les arènes brûlent. Les pick-up s'épuisent sur la route. Et l'or californien ressurgit de la boue.
Avec Matador Yankee, sur les traces de son héros John Harper, Jean-Baptiste Maudet entraîne le lecteur dans un road trip aux odeurs capiteuses, aux couleurs saturées, où les fantômes de l'histoire et du cinéma se confondent. Les vertèbres de l'Amérique craquent sans se désarticuler.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jean-Baptiste Maudet est géographe. Il enseigne à l’université de Pau.  En 2019, il publie Matador Yankee, son premier roman, qui a obtenu le Prix Orange du Livre 2019.

 

 

Avis :

La carrière autrefois prometteuse du matador américain John Harper s’est effilochée dans la poussière des arènes mexicaines, entre alcool, dettes de jeu et fréquentations douteuses. L’une d’elles va l’entraîner bien plus loin qu’escompté, à la recherche d’une fille perdue dans les bas-fonds de Tijuana.

S’amusant à entrelacer les pastiches cinématographiques en une étonnante combinaison aussi nostalgique que burlesque, l’auteur nous entraîne dans un récit d’aventure où se mêlent les codes du western, du road trip et du film d’action : images et ambiances y sont soigneusement étudiées, et, restituées avec un grand souci visuel et filmique, prennent clairement le pas sur le réalisme, somme toute assez souvent fantaisiste, de l’histoire.

Mélange des genres, le récit se construit aussi sur la confrontation de deux mondes, cristallisée en la personne de Harper : tantôt Juan, tantôt John, cet Américain blond né aux Etats-Unis de mère immigrée mexicaine, a choisi un métier bien plus prisé au sud qu’au nord de la frontière. Pendant que sa mère trime la peur au ventre pour parvenir à s’incruster en Californie, lui n’est au Mexique que « Mr Gringo Torero » qui, à chaque corrida, risque sa vie pour un public dont le coeur bat presque plus pour ses vaches que pour lui.

L’écriture est agréable et bien tournée, pourtant, il m’a manqué juste assez de plaisir de lecture pour ne pas parvenir à m’y absorber totalement : faute de partager la même fascination pour le cinéma hollywoodien, je ne me suis sentie que secondairement intéressée par le jeu des pastiches et suis restée sur ma faim d’une histoire plus réaliste, dans un Mexique par ailleurs admirablement rendu. Quoi qu’il en soit, ce premier roman démontre le talent littéraire de Jean-Baptiste Maudet, dont j’attendrai avec curiosité le prochain ouvrage. (3/5)

 

 

Citations :

La ville de Hermosillo brillait dans le soir, les néons colorés, les lumières aux fenêtres, les écrans des télévisions qui papillotaient, les rivières de phares sillonnant les banlieues, puis l’obscurité tombante qui recentrait peu à peu la vie intérieure des passagers sur le miroir des vitres. Le bus prenait de la hauteur sur la ville pour bientôt ne plus laisser pâlir qu’un rougeoiement lointain déjà percé par des étoiles. Le bus grimpait, se retournait sur lui-même à chaque virage pour s’enfoncer dans les montagnes. Il n’y avait plus de place mais des familles entières continuaient à monter dans la nuit et s’entassaient avec leurs bagages qui leur servaient de couche. Ana s’était endormie et murmurait dans son sommeil. Chacun se réveillait, regardait la lune, chacun pensait à sa vie, mobile et immobile. Un homme dessinait avec son doigt un trou plus sombre sur la condensation des vitres, duquel ruisselait un filet d’eau fragile. Le fleuve grossissait dès qu’il croisait des gouttes. Dehors tout était noir, on apercevait parfois la blancheur d’un sommet, on s’y accrochait aussi longtemps que possible et rien ne prévenait de sa disparition soudaine, masqué par un autre relief, noir à nouveau, puis scintillant plus loin, sans que l’on sache s’il s’agissait du même ou d’un autre ou si les yeux s’étaient fermés sur les taches d’un rêve.

Pour la mère de Harper, il n’était pas envisageable de repasser du côté du Mexique, ni même de s’approcher de la frontière, quelle qu’en soit la raison. Des décennies après son arrivée, elle en faisait encore des cauchemars. Elle ne voulait plus que cette frontière existe dans aucun de ses souvenirs et les nombreux reportages à la télévision qui montraient des migrants traqués par les patrouilles lui donnaient immanquablement l’envie de boire un grand verre d’eau pour se laver. Elle avait tellement souffert qu’elle ne se sentait plus solidaire de rien ni de quiconque. Sa vie était faite de cuisines suréquipées, de pelouses bien vertes et de servitude feutrée. Elle ne résidait pas dans la banlieue cossue, mais elle avait l’honneur d’y travailler et vivait avec les siens dans le modeste quartier de Chino. Sa maison n’était pas grande, les rues n’étaient pas toujours bien fréquentées, mais les choses semblaient s’arranger avec le temps.

La deuxième vache était plus ronde et plus aristocratique. Elle sortit lentement du toril en marchant tel un cerf indolent plombé de grosses fesses.

Les lumières de la nuit éclairaient le vêtement de Magdalena qui devenait bleu ciel, puis vert émeraude, puis jaune safran, puis rouge sang, puis blanc à nouveau. L’étoffe ne tenait plus sur son corps que par le miracle de sa silhouette et la main d’Antonio sans laquelle sa robe serait tombée.

La jeune République mexicaine à peine libérée de la tutelle espagnole n’avait pas pesé lourd face à l’arrivée des Américains. Cette « intervention », que les Mexicains eux-mêmes n’osaient pas appeler une guerre, les avait pourtant dépouillés d’un tiers de leur territoire. La Californie, l’Arizona, une partie du Nevada, de l’Utah, du Wyoming, le Nouveau-Mexique, le Texas avaient bien été mexicains avant que les Étasuniens ne s’en emparent.

 

 

A propos du Mexique sur ce blog :

mercredi 27 mai 2020

[Bonnetto, Jérôme] La certitude des pierres







J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La certitude des pierres

Auteur : Jérôme BONNETTO

Parution : 2020 chez Inculte

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Ségurian, un village de montagne, quatre cents âmes, des chasseurs, des traditions. Guillaume Levasseur, un jeune homme idéaliste et déterminé, a décidé d’installer une bergerie dans ce coin reculé et paradisiaque. Un lieu où la nature domine et fait la loi. Accueilli comme une bête curieuse par les habitants du village, Guillaume travaille avec acharnement ; sa bergerie prend forme, une vie s’amorce.
Mais son troupeau pâture sur le territoire qui depuis toujours est dévolu à la chasse aux sangliers. Très vite, les désaccords vont devenir des tensions, les tensions des vexations, les vexations vont se transformer en violence.
La certitude des pierres est un texte tendu, minéral, qui sonde les âmes recroquevillées dans l’isolement, la monotonie des jours, l’hostilité de la montagne et de l’existence qu’elle engendre, la mesquinerie ordinaire et la peur de l’inconnu, de l’étranger.
D’une écriture puissante, ample, poétique, Jérôme Bonnetto nous donne à voir l’étroitesse d’esprit des hommes, l’énigme insondable de leurs rêves, et l’immensité de leur folie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jérôme Bonnetto est né à Nice en 1977, il vit désormais à Prague où il enseigne le français. La certitude des pierres est son troisième roman.

 

 

Avis :

C’est l’oeil goguenard et la raillerie aux lèvres que les habitants du petit village de Ségurian voient débarquer le jeune Guillaume Levasseur et son projet de bergerie. Les rires ne tardent toutefois pas à se faire grinçants lorsque les brebis de l’étranger se retrouvent à pâturer sur les pentes traditionnellement consacrées à la sacro-sainte chasse au sanglier. De coups de gueule en coups de dent et coups de feu, l’affrontement devient bientôt inévitable.

Toute l’originalité du roman vient du parti-pris de sa narration : l’auteur place d’emblée le lecteur à ses côtés, dans le rôle d’observateurs extérieurs venus se pencher avec une loupe ou une caméra sur les comportements aveugles d’hommes dominés par leurs peurs, leurs susceptibilités et leurs rancoeurs. Dès lors, c’est la folle et stupide démesure du fait divers que l’on voit peu à peu s’étaler, dans une escalade irrépressible qui tend le récit vers son dénouement forcément explosif.

La finesse d’observation et la psychologie de Jérôme Bonnetto lui permet de croquer des personnages plus vrais que nature, tels qu’on a l’impression de les avoir déjà plus ou moins rencontrés, en tout cas sous une forme approchante. Sans aucun effort d’imagination, le lecteur se retrouve immergé dans un terroir suffisamment vague pour que chacun le localise à sa guise, la seule indication de sa situation entre mer et montagnes permettant toutefois de faire sonner les dialogues avec l’accent du sud.

Cette histoire peut faire penser, fugitivement, à Jean de Florette ou aux romans de Franck Bouysse, mais ici, point d’émotion ni de lyrisme : derrière les phrases courtes et percutantes qui donnent rythme et muscle au récit, l’essentiel est la mécanique psychologique, implacablement disséquée avec une distanciation presque clinique, à moins que ce ne soit avec l’imperturbable certitude des pierres quant aux dérisoires conflits humains. (4/5)

 

 

Citation :

Il fallait venir au cimetière, là, lové en contrebas du village, pour prendre son pouls et lire l'état civil. A Ségurian, il y avait quatre cents âmes qui vivaient et des milliers qui reposaient. On se dit parfois que les vivants ne font pas le poids.

lundi 25 mai 2020

[Autissier, Isabelle] Oublier Klara







J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Oublier Klara

Auteur : Isabelle AUTISSIER

Parution : 2019 chez Stock

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Mourmansk, au Nord du cercle polaire. Sur son lit d’hôpital, Rubin se sait condamné. Seule une énigme le maintient en vie : alors qu’il n’était qu’un enfant, Klara, sa mère, chercheuse scientifique à l’époque de Staline, a été arrêtée sous ses yeux. Qu’est-elle devenue ? L’absence de Klara, la blessure ressentie enfant ont fait de lui un homme rude. Avec lui-même. Avec son fils Iouri. Le père devient patron de chalutier, mutique. Le fils aura les oiseaux pour compagnon et la fuite pour horizon. Iouri s’exile en Amérique, tournant la page d’une enfance meurtrie.
Mais à l’appel de son père, Iouri, désormais adulte, répond présent : ne pas oublier Klara ! Lutter contre l’Histoire, lutter contre un silence. Quel est le secret de Klara ? Peut-on conjurer le passé ?
Dans son enquête, Iouri découvrira une vérité essentielle qui unit leurs destins. Oublier Klara est une magnifique aventure humaine, traversée par une nature sauvage.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est l’auteur de romans, de contes et d’essais. Elle préside la fondation WWF France. Son dernier roman, Soudain, seuls, a été un véritable succès. Il s’est vendu dans dix pays, et est en cours d’adaptation cinématographique.

 

 

Avis :

Cela fait vingt-trois ans, soit l’exacte moitié de sa vie, que Iouri a tourné le dos à la Russie et à la tyrannie paternelle pour s’établir en Amérique. Lorsqu’il est appelé au chevet de son père mourant, il retrouve un homme toujours aussi brutal et méprisant à son égard, mais taraudé par une question sans réponse : qu’est devenue sa mère après son arrestation en 1950 sous ses yeux de bambin de quatre ans ? Iouri va se lancer sur les traces de sa grand-mère disparue, partant du berceau familial, Mourmansk, où Klara fut scientifique dans un centre de recherche, et son père patron d’un chalutier-usine.

Se déroule alors une passionnante saga à rebours, à la lecture prenante et aux personnages campés avec justesse et sensibilité : après la vie et le point de vue de Iouri qui, élevé à la dure et brimé, n’a eu d’autre échappatoire que la fuite, l’on découvre le parcours de son père, muré dans une carapace de brutalité qui lui a permis de survivre à l’explosion de son enfance, à l’ostracisme et à la misère contre lesquels il a dû se battre ensuite. Enfin, grâce à un enchaînement de circonstances peut-être quelque peu romanesque, Iouri va pouvoir reconstituer une partie du parcours de sa grand-mère, avalée par le terrible goulag.

En s’intéressant aux répercutions des purges staliniennes sur plusieurs générations d’une même famille et jusqu’à nos jours, ce récit offre une perspective historique et sociétale de la Russie, d'où émerge une formidable force de résilience, mélange d’acharnement parfois brutal à s’imposer et à réussir, et d’application à oublier pour mieux se tourner vers l’avenir.

Quatre principaux tableaux marquent cette vaste fresque : le quotidien à Mourmansk, cette ville au nord du cercle polaire où la neige est noire ; le puits sans fond du goulag et des camps de travail sibériens ; l’isolement glacé d’une île de l’Océan Arctique où les Nenets, nomades éleveurs de rennes, tentent encore de préserver leur mode de vie ; et, sans doute le plus spectaculaire et le plus réussi : l’épuisant et terrifiant huis-clos des campagnes de pêche à bord des chalutiers-usines russes, en compagnie de véritables forçats de la mer dont la rudesse n’a d’équivalent que celle des éléments.

Voyage autant géographique que temporel où la brutalité des hommes laisse néanmoins la place à de jolis passages poétiques sur la mer, les oiseaux et les beautés de la nature arctique, ce livre est aussi un hommage à l’impressionnante résilience de l’âme russe. (4/5)

 

 

Citations :

En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale.

 

Iouri fut également frappé par les publicités dont il avait à peine connu l’invasion et qui maintenant vantaient à tous les coins de rue le dernier modèle d’iPhone. Les magasins, aussi, avaient considérablement changé. Les vitrines s’étaient élargies et remplies. Les marques européennes et nord-américaines proposaient dix modèles différents d’aspirateur, ou une gamme invraisemblable de coloris de vêtements. Il avait laissé l’URSS en noir et blanc, la Russie était passée à la couleur.

 

Le grand âge avait saisi Irina. Non seulement elle s’était tassée comme toutes les vieilles personnes, mais semblait s’être vidée de l’intérieur. Si Iouri ouvrait la fenêtre, le premier souffle allait la cueillir et la faire s’envoler. Sur ce corps rabougri, la peau flottait, plissait comme un vêtement difforme. Son visage sillonné de rides ne laissait lisses que les pommettes qui saillaient comme des fruits mûrs posés sur une terre desséchée.

 

Le triomphe du stalinisme d’après-guerre s’accommodait mal des prénoms du calendrier religieux. On avait vu fleurir des « liberté », « tribun », « soviet », mais aussi d’autres dérivés de la classification des éléments naturels, mise au point par le savant soviétique Mendeleïev. Ils étaient censés glorifier la science nationale et évoquer la marche triomphante vers l’industrie socialiste. Les cours de récréation résonnaient donc de Titane, Diamant, Zircon…

 

Laisse couler la vie, grande sœur. Tu ne te dépêcheras jamais assez pour éviter la mort.


Iouri essaya de faire le bilan : il n’était pas surpris. La période d’après-guerre avait été la pire ou, plutôt, la plus active de la répression. Pour reconstruire une URSS exsangue, mieux, pour dépasser l’impérialisme américain, il fallait de tout et vite : mettre en valeur des millions d’hectares de terre, les ressources minières et sylvestres de Sibérie, reconstruire les villes, les usines, les routes, les ponts, les chemins de fer et les canaux, prendre la tête de la course aux armements, maîtriser l’atome, être les premiers dans l’espace… Tout cela réclamait en premier lieu la mobilisation humaine. Le système soviétique, qui avait broyé son opposition politique avant-guerre en inventant le Goulag, s’avisa que le travail contraint pouvait alimenter cette marche forcée. Les arrestations connurent leur apogée. D’un côté, le régime paranoïaque instaurait une méfiance et une répression sans appel ; de l’autre, chaque internement grossissait cette force de travail qu’ailleurs on aurait appelée esclavage. En 1938, sous la direction de Béria, le Goulag devint, jusqu’à la mort de Staline en 1953, la plus grande entreprise du pays. L’année de l’arrestation de Klara, il comptait jusqu’à deux millions et demi de prisonniers répartis en centaines de camps. Ce moloch ne connaissait pas la satiété. Pour produire, il fallait toujours plus d’arrestations qui alimentaient cette organisation, baptisée « hachoir à viande » par les détenus. On emprisonnait à tour de bras, pour un oui pour un non, ou pour ni l’un ni l’autre. Vingt minutes de retard à l’usine suffisaient pour être accusé de sabotage et vous faire interner deux ans minimum. Une mauvaise plaisanterie, une récolte insuffisante, parler une langue étrangère ou avoir séjourné à l’Ouest, être un ancien prisonnier de guerre, glaner dans les champs pour améliorer l’ordinaire, fréquenter la famille d’un détenu, grommeler une seule fois après un ordre… N’importe quoi, n’importe qui, n’importe comment. En ce début des années 1950, la machine tournait à plein régime. Pas un seul des grands immeubles des hauts de Mourmansk qui n’ait connu ces voitures noires, ces hommes débarquant en pleine nuit et ces portes qui claquent, dans le silence terrifié des voisins.

 

On ne pouvait pas circuler très loin en bord de mer. La partie nord des quais était barricadée, comme toujours, par une triple rangée de barbelés : ici commençait le royaume de la Mourmansk Shipping Company et, plus loin, invisibles, les docks de Severomorsk, la base de la Flotte du Nord. À elles deux, non seulement elles commandaient la navigation dans ce nord de la Russie, mais elles abritaient les navires et sous-marins de guerre qui sillonnaient les océans. Le sigle de l’Atomflot lui rappela que pourrissaient derrière ces barrières dérisoires des dizaines de navires à propulsion nucléaire, que la débâcle consécutive à la chute du Mur n’avait plus permis d’entretenir. L’Union européenne avait un temps proposé ses services de surveillance et de démantèlement, mais s’était vite entendu dire que tout était sous contrôle et qu’il n’y avait nul besoin d’une aide étrangère. Pour éviter une crise d’angoisse, mieux valait ne pas se promener dans la région de Mourmansk avec un compteur Geiger. Si les eaux de la ville laissaient à désirer côté contamination nucléaire, pire, encore étaient les mers adjacentes. Jusqu’à l’île de Nouvelle-Zemble, dans l’Est, des milliers de déchets radioactifs tapissaient les fonds. Cette île avait abrité, dès Staline, le centre d’essai d’où était parti Tsar Bomba, la plus gigantesque explosion nucléaire à ciel ouvert que l’homme, dans sa folie, ait jamais expérimentée. Les invisibles radiations poursuivaient leur chemin dans l’eau, l’air, les bêtes et les gens, mais, tout comme les rescapés du Goulag, bien peu se souciaient de ces revenants importuns.


samedi 23 mai 2020

[Bomann, Anne Cathrine] Agathe





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Agathe

Auteur : Anne Cathrine BOMANN

Traductrice : Inès JORGENSEN

Parution : en danois en 2017,
                en français en 2019 chez La Peuplade

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Soixante-douze ans passés, un demi-siècle de pratique et huit cents entretiens restants avant la fermeture de son cabinet : voilà ce qu’il subsiste du parcours d’un psychanalyste en fin de carrière. Or, l’arrivée imprévue d’une ultime patiente, Agathe Zimmermann, une Allemande à l’odeur de pomme, renverse tout. Fragile et transparente comme du verre, elle a perdu l’envie de vivre. Agathe, c’est l’histoire d’un petit miracle, la rencontre de deux êtres vides qui se remplissent à nouveau. Anne Cathrine Bomann signe ici un roman intelligent et inattendu, décortiquant avec tendresse les angoisses humaines : être, devenir quelqu’un, désirer et vieillir. Serait-il possible de découvrir enfin de quoi on a vraiment peur ? Tout le monde sait qu’on ne doit pas mélanger la thérapie et la vraie vie ; vois ce qui est arrivé à ce bon Jung.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Anne Cathrine Bomann est psychologue et vit à Copenhague. Elle est douze fois championne danoise de tennis de table et conquiert maintenant le monde littéraire. Traduit dans une vingtaine de langues, Agathe est son premier roman.

 

 

Avis :

A soixante-douze ans, le narrateur, psychanalyste à Paris, en est réduit à compter à rebours les consultations qui le séparent de son départ en retraite, lorsqu’une nouvelle patiente à l’accent allemand, Agathe, vient bouleverser l’ennuyeuse routine et les grises perspectives du vieux praticien. Pour la première fois, le mal de vivre épanché dans son cabinet va éveiller chez lui d’inattendus échos personnels, et la thérapie agir autant sur lui que sur sa cliente dépressive.

Sur un rythme vif, à coups de phrases sobres et dirigées vers l’essentiel, ce court roman happe d’emblée le lecteur, piquant sa curiosité et le tenant désormais sous son charme. L’histoire assène les vérités sans avoir l’air d’y toucher, révélant en quelques mots l’âme de ses personnages, avec une simplicité et une précision non dénuées de poésie. Sans pathos et toute en pudeur, elle immerge dans l’intime et l’émotion, sans même laisser le temps de s’en rendre compte. Vous vous pensiez en terrain neutre, et vous voilà soudain au bord d’un gouffre. Tout paraissait écrit, mais la vie vous entraîne pourtant encore dans l’espoir de ses incertains possibles.

Il suffisait pour cela d’une rencontre que rien ne laissait présager, entre une jeune femme incapable d’affronter sa peur de la vie, et un vieil homme insidieusement emmuré dans l’aliénante protection de la routine et de la solitude. Alors, chacun miroir de l’autre, peut-être oseront-ils quitter la berge pour enfin suivre le flux de leur existence. (4/5).

 

 

Citations :

Pourquoi (...) n’y avait-il personne qui vous disait ce qui arrivait au corps quand on vieillissait ? Qui vous parlait des articulations douloureuses, de la peau excédante et de l’invisibilité ? Vieillir, pensai-je, pendant que l’amertume se déversait, consistait surtout à observer comment la différence entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu’à ce qu’un jour on soit complètement étranger à soi-même. Qu’y avait-il là de beau ou de naturel ? Et alors que le disque se terminait et que le silence me laissait solitaire dans la pièce, vint le coup de grâce : il n’y avait aucune issue. Il me fallait vivre dans cette prison grise et traîtresse jusqu’à ce qu’elle me tue.

 

En réalité, ce que je voulais dire, c’est que je ne savais absolument pas comment parler à une autre personne en dehors des quatre murs de mon cabinet. Il y avait à présent si longtemps que je n’avais pas mené une conversation normale avec quelqu’un que cela faisait mal d’y penser.

 

Si personne ne vous aime, on peut finir comme une très petite créature. Parfois je me demande si une telle créature est vraiment une personne.

 

Sur le sol du côté droit du lit était installé un matelas avec un édredon et un oreiller. Sur la table de chevet à gauche, là où j’étais assis maintenant, il y avait une lampe, un verre d’eau, une cuvette et une boîte avec des bonbons à la menthe. C’étaient là les remèdes contre la mort.   
 — Je ne suis pas sûr du tout de la façon dont je peux vous aider, Thomas, dis-je. Je n’ai jamais aimé quelqu’un.    
Mes propres mots me prirent de court, mais Thomas se contenta de répondre :    
— Oui, nous n’avons pas tous cette chance. Peut-être vous sera-t-il plus facile de mourir.    
— Peut-être, approuvai-je. Mais plus difficile de vivre.    
Son rire était de pierre tombant sur la pierre.   
 — Vous avez peut-être raison, parvint-il à articuler, tandis que son rire se transformait en toux. Une vie sans amour ne vaut pas grand-chose.    
Je lui souris et nous restâmes un peu en silence avant que je lui demande :    
— Vous avez dit que vous aviez peur ?   
 — Complètement terrifié !    
Il sourit de nouveau, avec les yeux cette fois.    
— C’est agréable de l’avoir dit.    
— Moi aussi, en fait, j’ai peur, avouai-je, mais je n’ai pas tout à fait découvert pourquoi.    
— Je pense que le pire, c’est de ne plus revoir le visage de ma femme. D’aller quelque part où elle n’est pas.    
Pour une raison ou une autre, je comprenais exactement ce qu’il voulait dire.    
— Peut-être n’est-ce pas du tout elle que vous devez lâcher, proposai-je. Peut-être n’est-ce que tout le reste.   
Je n’étais pas sûr que cela fasse sens, mais Thomas tendit la main et prit la mienne, de la même façon que l’avait fait sa femme quelques jours auparavant.    
— C’est vrai, je sentis sa main se resserrer en une faible pression, elle, je ne pourrai jamais la lâcher. Le reste, peut-être.    
Il relâcha ma main, se recroquevilla en un nouvel accès de toux sèche, et je lui tendis l’eau, dont il but quelques gorgées.
— J’espère que vous allez découvrir de quoi vous avez peur, dit-il d’une voix éraillée en se recouchant sur l’oreiller. Tout autre chose serait un terrible gâchis.    
Je lui jetai un regard et haussai les épaules ; est-ce que cela n’avait pas été du gâchis jusqu’ici, pour la plupart ? Je lui demandai quand même :
 — Comment découvre-t-on de quoi on a peur ?    
— Mon expérience, dit Thomas, tandis que ses yeux se fermaient, c’est que l’on commence par ce dont on a la plus grande nostalgie.
 


Je crois que la vie est à la fois bien trop courte et bien trop longue. Trop courte pour qu’on ait le temps d’apprendre comment on doit vivre. Trop longue parce que le déclin devient de plus en plus visible chaque jour qui passe.

jeudi 21 mai 2020

[Copleton, Jackie] La voix des vagues





Coup de coeur 💓

 

Titre : La voix des vagues
          (A dictionary of mutual understanding)

Auteur : Jackie COPLETON

Traducteur : Freddy MICHALSKI

Parution : en anglais en 2015,
                en français en 2016 chez Les Escales

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Lorsqu’un homme horriblement défiguré frappe à la porte d’Amaterasu Takahashi et qu’il prétend être son petit-fils disparu depuis des années, Amaterasu est bouleversée. Elle aimerait tellement le croire, mais comment savoir s’il dit la vérité ? Ce qu’elle sait c’est que sa fille et son petit-fils sont forcément morts le 9 août 1945, le jour où les Américains ont bombardé Nagasaki ; elle sait aussi qu’elle a fouillé sa ville en ruine à la recherche des siens pendant des semaines. Avec l’arrivée de cet homme, Amaterasu doit se replonger dans un passé douloureux dominé par le chagrin, la perte et le remord.
Elle qui a quitté son pays natal, le Japon, pour les États-Unis se remémore ce qu’elle a voulu oublier : son pays, sa jeunesse et sa relation compliquée avec sa fille. L’apparition de l’étranger sort Amaterasu de sa mélancolie et ouvre une boîte de Pandore d’où s’échappent les souvenirs qu’elle a laissé derrière elle … 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jackie Copleton a enseigné l’anglais pendant plusieurs années à Nagasaki et à Saporo. Elle vit désormais avec son mari à Newcastle, au Royaume-Uni.

 

 

Avis :

Quatre décennies après avoir quitté le Japon pour les Etats-Unis au lendemain de la seconde guerre mondiale, Amaterasu Takahashi, désormais veuve et âgée, est bouleversée par la visite d’un homme défiguré qui se présente comme son petit-fils, pourtant déclaré mort à sept ans au cours de l’explosion de la bombe atomique à Nagasaki. Cette irruption fait aussitôt déferler les souvenirs qu’elle avait si soigneusement et si désespérément tenté d’ensevelir : ceux de la guerre et de l’atrocité vécue à Nagasaki, mais aussi ceux de toute sa vie au Japon, entachée de secrets aux conséquences dramatiques.

La ville de Nagasaki, où l’auteur a elle-même vécu quelques années, et les événements historiques, en particulier l’explosion atomique et les insoutenables scènes des heures et des jours qui suivirent, sont évoqués avec une acuité qui immerge de manière saisissante dans la vie du Japon des années trente et quarante. Chaque chapitre est ponctué par un extrait du Dictionnaire Anglais de Culture Japonaise de Hoffer et Honna, accentuant le dépaysement par la découverte de notions sans équivalence occidentale.

Dans cet impressionnant et foisonnant cadre général, se déploie l’histoire individuelle d’une famille impliquant quatre générations, restituée par d’incessants retours dans le passé qui dessinent peu à peu une intrigue prenante aux ramifications intriquées et aux personnages forts et attachants, empêtrés dans leurs secrets, leurs contradictions et leurs déchirures. L’émotion est bien sûr au rendez-vous lorsque la grande et la petite histoires se télescopent, enfermant à jamais Amaterasu dans ses remords et sa culpabilité, et figeant amour et haine dans un conflit éternellement irrésolu. Elle jaillit de plus belle lorsque le visiteur surgi du passé fait voler en éclats la carapace de la vieille femme, la forçant à se confronter à ses souffrances mais aussi, enfin, à trouver le courage de revivre et de se réconcilier avec son identité japonaise.

Ce premier roman s’avère une réussite sur tous les plans : porté par un style fluide et agréable et par une construction propice à la fois au suspense et à la nostalgie du temps qui passe, il nous plonge dans une saga familiale captivante, mise en relief par une évocation historique crédible et vivante, et une immersion dans la culture japonaise étonnante et fascinante. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

L’anthropologue Ruth Benedict a un jour déclaré que le fondement de la culture japonaise est la honte et celui de la culture américaine, un certain sens du péché ou de la culpabilité. Dans une société dont la honte est la pierre d’achoppement, perdre la face équivaut à avoir son ego détruit. Par exemple, jadis, les guerriers samouraïs étaient des hommes fiers. Lorsqu’ils étaient trop pauvres pour se payer un repas, ils gardaient un cure-dent aux lèvres pour montrer aux yeux du monde qu’ils venaient de manger.

Malgré la distance, ma position sur les hauteurs et la pénombre à l’intérieur de l’épicerie où je me trouvais, j’étais suffisamment près pour savoir qu’il s’agissait du bruit qui accompagne la fin de toute existence. Jamais encore je n’en avais entendu de semblable. J’eus l’impression que le cœur du monde venait d’exploser. Certains allaient le décrire par la suite comme un bang mais il ressemblait plus au fracas d’une porte se rabattant violemment sur ses gonds ou à la collision de plein fouet d’un camion-citerne et d’une voiture. Il n’existe pas de mot pour ce que nous avons entendu ce jour-là. Il ne doit jamais y en avoir. Donner un nom à ce son risquerait de signifier qu’il pourrait se reproduire. Quel terme serait à même de capturer les rugissements de tous les orages jamais entendus, tous les volcans, tsunamis et avalanches jamais vus en train de déchirer la terre et d’engloutir toutes les villes sous les flammes, les vagues, les vents ? Ne trouvez jamais les termes adéquats capables de décrire une telle horreur de bruit ni le silence qui s’était ensuivi.

A l’époque féodale, hommes et femmes en relations intimes n’étaient pas censés se montrer proches l’un de l’autre en public, sans même parler de bras entrelacés ou de mains tenues. Une des rares occasions où ces gestes étaient permis était les jours de pluie, quand ils pouvaient jouir de l’intimité d’un parapluie partagé. En conséquence, si un homme proposait un parapluie à une femme, son geste était souvent interprété comme l’expression implicite de son amour pour elle. Depuis lors, un homme et une femme amoureux se décrivent comme partageant un parapluie.

Vous ne devez pas gâcher vos talents d’artiste. C’est tellement beau de pouvoir montrer au monde la façon dont vous le voyez, ses ombres, ses lumières et les espaces entre les deux. Des détails qui nous échappent dans la vie quotidienne. L’art nous rappelle tout ce que nous n’avons pas le temps de voir.

 

La Ronde des Livres - Challenge 
Multi-Défis du Printemps 2020

mardi 19 mai 2020

[Sorente, Isabelle] Le complexe de la sorcière






J'ai moyennement aimé

 

Titre : Le complexe de la sorcière

Auteur : Isabelle SORENTE

Editeur : JC Lattès

Année de parution : 2020

Pages : 300

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

«  Les histoires que je lis sont celles de femmes accusées d’avoir passé un pacte avec le diable parce qu’un veau est tombé malade. Les histoires que je lis sont celles de femmes qui soignent alors qu’elles n’ont pas le droit d’exercer la médecine, celles de femmes soupçonnées de faire tomber la grêle ou de recracher une hostie à la sortie de la messe. Et moi, je revois le cartable que m’a acheté ma mère pour la rentrée de sixième, un beau cartable en cuir, alors que j’aurais voulu l’un de ces sacs en toile que les autres gosses portent sur une seule épaule, avec une désinvolture dont il me semble déjà que je ne serai jamais capable. Je revois mon père tenant ma mère par la taille un soir d’été, je le revois nous dire, à mon frère et à moi, ce soir, c’est le quatorze juillet, ça vous dirait d’aller voir le feu d’artifice  ? Cette contraction du temps qui se met à résonner, cet afflux de souvenirs que j’avais d’abord pris pour un phénomène passager, non seulement ne s’arrête pas, mais est en train de s’amplifier.  »

En trois siècles, en Europe, plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été accusées, emprisonnées ou exécutées. C’est l’empreinte psychique des chasses aux sorcières, et avec elle, celle des secrets de famille, que l’auteure explore dans ce roman envoûtant sur la transmission et nos souvenirs impensables, magiques, enfouis.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Isabelle Sorente est romancière. Elle est notamment l’auteure de La Faille et du magnifique 180 jours, basé sur une enquête de plusieurs mois dans les élevages industriels, qui ont tous deux reçu un très bel accueil du public. Avec Le complexe de la sorcière, paru en janvier 2020, c’est l’empreinte psychique des chasses aux sorcières qu’elle reconstitue dans un récit envoûtant. Isabelle Sorente tient aussi une chronique sur France Inter et collabore avec Philosophie Magazine.

 

Avis :

La narratrice, la quarantaine, est poursuivie par la vision d’une sorcière. Intriguée, elle se lance dans une recherche documentaire sur les persécutions dont furent victimes quantité de femmes en Europe au prétexte de sorcellerie. Simultanément, lui reviennent en mémoire de douloureux souvenirs de son adolescence, traumatisée par plusieurs années de harcèlement scolaire.

Dès les premières lignes s’installe le sentiment de parcourir un récit autobiographique, mêlé à une réflexion sur l’hypothèse d’un lien entre une expérience de harcèlement vécue par la narratrice, et les traces qu’aurait laissées la persécution des sorcières, autrement dit des femmes, dans nos esprits modernes.

J’aurais bien aimé profiter davantage des investigations de l’auteur sur le thème des chasses aux sorcières, et trouver dans ce livre une analyse plus aboutie et mieux argumentée de ce qui a les a motivées. Sur ce point, j’avais trouvé bien plus intéressant l’épilogue de la trilogie des Dames de Brières de Catherine Hermary-Vieille : alors oui, les sorcières ont été inventées par peur de la différence et par volonté de soumettre les femmes trop indépendantes au pouvoir masculin et religieux.

Et oui, peut-être peut-on, à la rigueur, y voir une vague similarité avec les processus actuels de rejet de la différence au travers du racisme, de l’homophobie, de la misogynie, du harcèlement : la différence n’est toujours pas comprise ni acceptée de tous, elle génère encore des comportements violents et de la persécution.

Mais de là à affirmer, sans autre argument qu’une vision persistante, que nos comportements actuels sont inconsciemment influencés par les chasses aux sorcières vieilles de quatre siècles, qu’au travers de l’épigénétique nous en avons tous hérité un traumatisme qui impacte nos comportements, qu’en l’homme sévit un inquisiteur en puissance et que les femmes sont désormais conditionnées au rôle de victimes brisées psychologiquement, ce qui expliquerait le harcèlement subi par la narratrice adolescente, il y a un raccourci qui prête presque à rire.

Les souffrances et les séquelles psychologiques de la protagoniste du livre, son douloureux parcours vers la reconstruction au travers d’une longue psychanalyse, ne peuvent qu’émouvoir et éclairer la nécessité de rompre le silence qui entoure encore souvent les drames du harcèlement, aujourd’hui démultipliés par les réseaux sociaux. L’on comprend le mal-être de l’adulte qui a dû se construire sur cette blessure, mais l’on s’inquiète de le voir s’accrocher à ce qu’on pourrait qualifier d’élucubrations, pour tenter de parvenir à l’équilibre. La narratrice s’intéresse à toutes les théories d’analyse psychologique, dont notamment les très récentes épigénétique et psychogénéalogie, et à toutes les pratiques de développement personnel à la mode, dont la méditation et les retraites sous la férule d’un maître zen. Elle semble avoir tiré de sa quête un étrange salmigondis de convictions parfois fantaisistes qui, à défaut de réalisme, l’aideront peut-être à vivre mieux.

En tous les cas, ce livre singulier construit sur des raccourcis hasardeux me paraît avoir pour principal intérêt le sujet du harcèlement et des durables blessures psychologiques qu’il occasionne, bien plus que les histoires de sorcières abordées sous un angle à mes yeux trop fantaisiste. (2/5)


 

Citation :

L’une des façons de savoir si une femme était sorcière était de la jeter à l’eau. Si elle flottait, c’est qu’elle était coupable, et on la repêchait pour mieux la brûler. Si elle se noyait, elle mourait innocente. Les démonologues croyaient que les sorcières se reconnaissaient à une légèreté anormale. Sinon, comment auraient-elles pu s’envoler pour se rendre au sabbat ? Cette logique implacable pouvait conduire à noyer les accusées ou, procédure moins cruelle et surtout moins fatale, à les peser. J’imagine les magistrats plaçant, sur les plateaux d’une grande balance, d’un côté une Bible et de l’autre une femme. Même si les Bibles de l’époque pouvaient peser une vingtaine de kilos, l’accusée avait toutes les chances de s’en tirer lorsqu’elle était soumise à ce test plutôt que jetée à l’eau. Il arrivait même que les femmes soupçonnées de sorcellerie par leurs voisins demandent un pesage en bonne et due forme, à l’issue duquel un certificat de normalité leur était délivré. Elles pesaient le bon poids, elles n’étaient pas sorcières. Elles pouvaient retourner chez elles et reprendre une vie normale (jusqu’à la prochaine accusation).
Je ne peux m’empêcher de penser qu’aujourd’hui, le critère de poids s’est inversé. La mauvaise femme n’est plus celle qui flotte dans ses vêtements, mais celle qui pèse trop lourd. Le mal a changé de camp, le bien aussi. Mais cinq siècles plus tard, le rituel demeure, les femmes continuent à se soumettre à la pesée. Et personne n’irait questionner l’habitude de monter sur une balance, personne n’aurait l’idée de se demander d’où elle vient. On dit que les femmes sont obsédées par leur apparence, on dit qu’elles ne sont jamais satisfaites de leur poids. Et si c’était autre chose ? Comme le besoin d’être pesée pour prouver son innocence, comme la répétition d’un rituel de survie dont nous avons oublié le sens ? C’est le genre de questions que je commence à me poser, achevant la lecture d’une histoire de l’Inquisition, découvrant la pensée des démonologues et les méthodes d’interrogatoire.
Et aussi : De quelles autres traces n’avons-nous pas conscience ?

 

A propos des sorcières sur ce blog :

 


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Multi-Défis du Printemps 2020

dimanche 17 mai 2020

[Cabré, Jaume] Quand arrive la pénombre





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Quand arrive la pénombre
           (Quan arriba la penombra)

Auteur : Jaume CABRE

Traducteur : Edmond RAILLARD

Parution : en catalan en 2017,
                en français en 2020 chez Actes Sud

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un enfant chétif sous la coupe de nonnes sadiques, un assassin venant à confesse se confier à sa prochaine victime, un voleur littéralement aspiré par le tableau qu’il s’apprête à dérober, ou encore un tueur à gages qui n’aime rien tant que le méli-mélo de danger, de mystère, de petites filles et d’aventure… : autant d’histoires qui, plutôt que décrire des scènes ou investir des lieux, se focalisent sur des situations singulières, sur des actes répréhensibles et sur la noirceur des âmes. Les protagonistes – tous des hommes, c’est à noter – sont pris par une rage irréductible, une passion dévorante ou un extravagant fatalisme. Leur conduite est dénuée de tout aspect dramatique. Ils tuent des épouses, des ennemis, des inconnus, des fillettes buvant du lait chocolaté… pour simplement balayer une complication domestique.

Avec la virtuosité qu’on lui connaît, Jaume Cabré décline changements d’optique et ruptures de temps pour orchestrer une machinerie minutieuse qui place le lecteur dans la très délicate situation de voyeur. Impossible ici de trouver la moindre justification à l’exercice du mal, tout l’art de l’auteur consistant précisément à nous le rendre effroyablement ordinaire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Barcelone en 1947, Jaume Cabré est l’un des écrivains catalans les plus reconnus par la critique et les lecteurs, récompensé par le prix d’honneur des Lettres catalanes en 2010. En 2013 a paru chez Actes Sud son magistral roman Confiteor (Babel n° 1389), suivi en 2014 par L’Ombre de l’eunuque (Babel n° 1271) et, en 2017, par Sa Seigneurie (Babel n° 1443) et par le recueil inédit Voyage d’hiver (Babel n° 1636).

 

 

Avis :

Les recueils de nouvelles n’ont pas ma prédilection, car il me semble n’y faire qu’entrer et sortir de leurs histoires, sans jamais avoir le temps de m’y installer. C’était avant de découvrir celui-ci…

Pris individuellement, chacun des treize récits qui composent cet ouvrage est déjà fascinant. Tous animés par des protagonistes froids et amoraux qui commettent le mal de manière tout à fait banale, comme s’il s’agissait de gestes ordinaires destinés à régler un quelconque souci du quotidien, ils impressionnent par l’originalité de leur angle de narration, par la maîtrise de leur construction, par l’inattendu de leur développement, et par le cynisme et l’humour dont ils sont pétris.

Mais ce qui parachève la singularité de ce recueil est son unité et la manière dont l’auteur s’est ingénié à lier chaque nouvelle l’une à l’autre, transformant l’ensemble en un exercice de virtuosité où la thématique centrale se décline au gré d’incessants changements de perspectives. Mises en abyme, ruptures et reprises n’en finissent pas de surprendre le lecteur, ravi de ce jeu qui rebondit sans cesse et suscite un sentiment de connivence amusée et admirative.

Finalement, de toutes ces histoires où se révèle une nature humaine désespérément engluée dans la noirceur de ses bas instincts, émerge pourtant un miracle : l’art, indifférent au bien et au mal, comme une fenêtre vers un absolu inexplicable, un idéal capable d’absorber la plus irrécupérable des âmes, à l’image de ce tableau de Millet qui revient en leitmotiv du recueil.

C’est avec une curiosité croissante et le sourire aux lèvres que je me suis laissée bluffer par le talent de Jaume Cabré, au fur et à mesure que se précisait le motif général dessiné par cette mosaïque de nouvelles. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Un étudiant imprudent a dit mais c’est de la littérature, pas de l’art, non ? Granell lui a souri et nous a dit à tous, en le regardant lui, si le miracle se produit à travers des mots, nous l’appelons littérature ; s’il se produit de façon éthérée, dans un laps de temps déterminé, nous l’appelons musique ; et si le miracle se produit dans un espace matériel déterminé, nous l’appelons peinture, fresque, retable, sculpture… Et si le miracle, c’est l’espace que tu crées, nous l’appelons architecture. L’important, c’est qu’il y ait un miracle.

À cet instant, il fut incapable de se demander pourquoi les histoires de la vie finissent toujours par la mort, comme s’il n’y avait pas, pour toutes les choses, une autre fin possible.

Je dis “survivants” parce que, lorsque je prépare un recueil, il se produit des pertes parmi les nouvelles que je mets sur la table, certaines tout à fait prévisibles et d’autres absolument pas. Cela peut se produire parce que je me rends compte tout à coup du peu d’intérêt qu’une nouvelle suscite en moi, ou parce qu’un récit ne s’accorde en rien avec l’atmosphère imposée par ceux qui, à mon sens, ne prêtent pas à discussion. Je me sens comme l’entraîneur de n’importe quel sport d’équipe, qui forme la meilleure équipe possible avec les effectifs dont il dispose. Et de plus, il décide à quel poste doit jouer chaque récit. Les jours, les mois, les années, tout le temps que j’emploie à réécrire, varier ou écarter sont riches de naissances inespérées et d’éliminations foudroyantes, le tout mêlé de doutes, comme toujours. Rien de nouveau. Mais peu à peu, un air de famille se dessine, qui justifie la présence des nouvelles dans le même livre.

Un autre groupe de nouvelles est constitué par celles qui sont restées inédites pendant des années, et qui sont appelées à présent à sortir du sac, avec des ajouts et des réécritures qui leur donnent une raison d’être publiées, précisément, dans ce livre. Parfois, j’ai l’impression que lorsque je les relis, les retouche et les ajuste, je fais la même chose que le luthier à qui on apporte un instrument ancien : non seulement il l’examine soigneusement mais il soupçonne que, convenablement restauré, il sonnera bien, que les blessures que le temps ou l’obscurité de l’étui lui a infligées ne sont pas irréversibles et qu’entre les mains d’un bon musicien il a des possibilités de revivre, d’exprimer des choses.

 

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