mardi 31 août 2021

[Kakuta, Mitsuyo] Lune de papier

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Lune de papier (Kami no tsuki)

Auteur : KAKUTA Mitsuyo

Traductrice : Sophie REFLE

Parution : en japonais en 2012,
                   en français (Actes Sud) en 2021

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Mariée depuis peu, Rika tente avec beaucoup d’humilité de correspondre à l’image qu’elle se fait du bonheur conjugal, mais ne tarde pas à percevoir l’inélégance de son mari.
À cela la jeune femme ne voit qu’une parade : réintégrer le monde du travail pour assumer ses propres dépenses, être relativement autonome, et retrouver un semblant de vie sociale. Dès lors, elle prépare un examen qu’elle obtient haut la main et entre dans une banque où lui est rapidement attribué un poste de responsable de clientèle. Rika s’attelle ainsi à la gestion de produits d’épargne un peu particuliers, puisqu’il s’agit de les vendre exclusivement à des personnes âgées dont elle doit gagner la confiance à l’occasion de visites régulières, et toujours à domicile.
Quand un jeune homme la croise chez son grand-père, Rika a déjà basculé dans une véritable addiction. Bien loin d’être une héroïne hollywoodienne, cette femme ordinaire est néanmoins sur le point de mettre en place l’une des plus importantes escroqueries de l’époque.
Avec une férocité saisissante, Mitsuyo Kakuta explore de livre en livre les effets de la société japonaise sur la psychologie du féminin. Capables de briser le carcan du quotidien, de sauter de l’autre côté de leur vie pour échapper au renoncement, ses créatures sans faille apparente sont inoubliables car effroyablement proches de nous.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mitsuyo Kakuta est née en 1967, dans la préfecture de Kanagawa au sud de Tokyo. Diplomée de littérature de l’Université de Waseda à Tokyo, elle commence par écrire pour la jeunesse. Elle obtient de nombreux prix et en 2005, le prix Naoki, pour Celle de l’autre rive (Actes Sud 2008). Elle est l'auteur de La Maison dans l'arbre (Actes Sud, 2014) et La Cigale du huitième jour (Actes Sud, 2015) qui a été porté à l'écran par Akimistu Sasaki.

 

 

Avis :

La vie avec un mari distant ne lui apportant pas le bonheur espéré, Rika décide de s’investir dans un emploi. Devenue chargée de clientèle dans une banque, elle visite régulièrement à domicile les personnes âgées qui lui font confiance pour leurs opérations bancaires et la gestion de leur épargne. Sa hiérarchie et ses clients l’apprécient, mais le vide de sa vie privée devient de plus en plus obsédant. Pour tenter de le combler, elle noue une relation extra-conjugale avec un jeune homme et, insensiblement, se retrouve occupée à détourner des sommes de plus en plus importantes…

A travers Rika, mais également les autres femmes du roman, tout aussi ingénument engagées dans une vie maritale dont elles n’imaginaient pas le poids des désillusions, c’est la vacuité du quotidien ordinairement réservé aux Japonaises, que l’auteur nous dépeint ici avec férocité. Au foyer ou employée le plus souvent à mi-temps, avec ou sans enfants, aucune, dans ce récit, n’était préparée à la somme des renoncements qui l’attendait, alors que toutes se retrouvent liées à des époux absents, exclusivement accaparés par leur carrière professionnelle et pétris de la certitude de leur prééminence masculine. Dans cette histoire, aucune communication n’existe au sein du couple, chacun vaque à ses occupations parallèles au détriment même, parfois, de toute intimité conjugale. Les maris décident et disposent sans partage, partent plusieurs années à l’étranger sans se préoccuper de ce qu’il advient à la maison, divorcent rarement, mais alors abandonnent leur ex-conjointe sans ressources pour confier la garde des enfants à leurs propres parents.

Dans ces couples cimentés principalement par le souci des apparences et des conventions sociales, sans doute parce que chacun pense compenser ses manques affectifs par davantage de satisfactions matérielles, c’est finalement autour des questions d’argent que se cristallisent tensions et conflits. Tel mari craint l’ombre d’une épouse capable de gagner sa vie, tel autre est mal considéré par sa belle-famille parce que ses revenus sont insuffisants, le dernier se résout au divorce – si rare au Japon -, en raison des achats compulsifs de sa femme. Quand, depuis les années quatre-vingt, beaucoup de Japonais se retrouvent prisonniers des crédits à la consommation et du surendettement, c’est dans un tout autre engrenage que la si sage Rika, sans intention malhonnête initiale, se laisse happer, dans une irrésistible escalade qui installe un sentiment de malaise et tend imperceptiblement le récit : en rébellion à sa morne et insignifiante existence, la jeune femme succombe elle aussi au mirage de l’argent, en se transformant en improbable escroc. Par ses malversations, c’est de la société japonaise toute entière, de ses hypocrisies et de son corset de convenances, que Rika tente en réalité de s’affranchir…

Au travers de ses personnages féminins, réduits à tromper l’indigence affective de leur couple et à s’inventer un semblant d’affirmation de soi par une surconsommation de biens matériels, Mitsuyo Kakuta pointe du doigt l’écrasante pression sociale qui poursuit les Japonais jusque que dans leur relation maritale, sacrifiée à l’hypertrophie du carriérisme masculin. Une lecture fascinante et troublante, où sous ses apparences lisses et policées, la société japonaise, tout comme cette histoire, se révèle d’une incommensurable violence psychologique. (4/5)

 

Citations :

Il ne lui offrait pas ce voyage pour compenser ses absences mais pour affirmer sa supériorité. De la même manière qu’il l’avait emmenée dans un restaurant de sushis de luxe après qu’elle l’avait invité dans un bistrot près de chez eux. Il voulait la lui faire sentir. Lui montrer qu’il lui était supérieur, par lui-même, par le contenu et l’importance de son travail, et par son salaire qui dépassait de loin le sien.

Pourquoi pense-t-on toujours que ce qui est plus plaisant que la réalité est un rêve, se demanda Rika sans le dire tout haut. Pourquoi ne pense-t-on pas le contraire ? Que là où ils retourneraient tous les deux demain était un rêve moins plaisant que la réalité ?

L’argent, plus on en a, moins on le voit, pour une raison inexplicable. Quand on n’en a pas, on y pense sans arrêt, mais quand on en a beaucoup, on trouve immédiatement cela naturel.

C’est ça, avoir commis un crime, en vint-elle à penser. Cela ne libérait pas, mais enfermait dans un lieu bien plus exigu que soi-même.


 

dimanche 29 août 2021

[Bourdeaut, Olivier] Florida

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Florida

Auteur : Olivier BOURDEAUT

Editeur : Finitude

Année de parution : 2021

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Ma mère s’emmerdait, elle m’a transformée en poupée. Elle a joué avec sa poupée pendant quelques années et la poupée en a eu assez. Elle s’est vengée. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Olivier Bourdeaut est né au bord de l’Océan Atlantique en 1980. L’Education Nationale, refusant de comprendre ce qu’il voulait apprendre, lui rendit très vite sa liberté. Dès lors, grâce à l’absence lumineuse de télévision chez lui, il put lire beaucoup et rêvasser énormément.
Durant dix ans il  travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant.  Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres.
Il a toujours voulu écrire, En attendant Bojangles en est la première preuve disponible.

 

Avis :

Pour ses sept ans, la petite Américaine Elizabeth reçoit un cadeau dont elle ignore encore le poison. En lui offrant une robe de princesse et en l’inscrivant à son premier concours de mini-miss, sa mère vient de faire d’elle une jolie poupée qui lui fera vite oublier la véritable fillette. Devenue le jouet d’une mère bientôt obsédée par la course au podium, outrageusement transformée en infantile Lolita, Elizabeth ne tarde pas à réaliser que l’amour maternel ne tient plus qu’à ses performances lors de ses exhibitions. Elle croira trouver le moyen de s’échapper, mais, sa vie durant, ne connaîtra plus que haine et désir de revanche. Ce corps qu’elle déteste désormais, elle va s’en occuper à sa façon…

L’histoire d’Elizabeth est d’abord celle de ces enfants qui, investis malgré eux de la réalisation par substitution des rêves de leurs parents, sont poussés sans limite vers l’atteinte d’une performance qui dévore leur existence, dans le culte d’une passion que souvent ils ne partagent pas eux-mêmes. Circonstance aggravante, la prouesse attendue d’Elizabeth est directement liée à son apparence, à laquelle elle se voit bientôt réduite, pour le grand préjudice de sa construction psychique. Forcée dans une image artificielle et réductrice d’elle-même, hypersexualisée avant l’âge, l’enfant se retrouve non seulement dépossédée de son existence, mais aussi de son corps et de sa personnalité. Quand elle ne parvient pas sur la plus haute marche de ses podiums, c’est tout son être qui est marqué du sceau de l‘échec et de la déception de ses parents.

Rédigé du point de vue d’Elizabeth, le texte n’est que rage, haine et rancoeur. Et puisque c’est son corps qui alimente les fantasmes de cette mère qu’elle déteste de toute son âme, c’est à lui que l’adolescente, puis la jeune femme, va n’avoir de cesse de s’en prendre, dans un processus d’auto-destruction qui l’aspire irrésistiblement. Paradoxalement, ou peut-être fatalement, c’est encore à un autre culte de l’apparence qu’elle va finir par s’adonner, sculptant dangereusement ses muscles en vue d’une nouvelle compétition, culturiste cette fois, à grands coups de souffrance physique et de produits anabolisants.

Immensément crédible – j’ai retrouvé la rage et le trou noir intérieur qu’André Agassi, ce champion qui déteste le tennis, dévoile dans sa biographie Open -, le récit envoie ses phrases courtes comme une volée de bois vert, dans un crépitement de haine de soi assorti d’acides sarcasmes. Olivier Bourdeaut réussit un roman d’une terrible férocité, totalement aux antipodes de son si poétique succès En attendant Bojangles. (4/5) 

 

 

Citations :

Une salle polyvalente, une lumière jaune, du carrelage blanc, des fanions multicolores frétillants, nous sommes loin du palais de conte de fées. En parlant de fées, il y en a tout autour de moi. C’est un château moche avec des princesses partout. Les parents sont là, posant des diadèmes, ajustant les ourlets, prenant des photos ; ils sont fiers, souriants, angoissés, je les comprends, c’est quelque chose d’être les parents d’une princesse. Cela ne fait-il pas de vous un roi ou une reine ?

J’ai souvent changé d’aspect dans ma vie, mais je n’ai jamais changé de prénom ni de nom. Voilà deux choses stables chez moi, mon prénom et mon nom. Ce sont les seules. Elizabeth Vernn, deux mots qui permettent de faire le lien entre ce que je suis aujourd’hui et ce que j’étais à la naissance. Depuis le jour de mes sept ans, mon corps et moi faisons chambre à part. L’éloignement s’est fait progressivement. Nous nous sommes séparés car pour rester bien dans ma tête, il fallait que le jugement des autres sur ma peau ne me concerne plus.

Ma mère aurait pu comprendre qu’elle avait déconné le jour où je lui ai avoué que j’aurais préféré être moche. J’avais onze ans. Mais non, elle n’a pas compris. Et je n’ai pas envoyé que ce signal, j’ai fait quelques trucs bizarres aussi, j’y reviendrai plus tard. Elle n’était pas stupide pourtant, mais dans ce domaine il y a eu un problème de connexion. Le petit bruit strident de la connexion au serveur a mis des années à résonner dans sa cervelle, avant ça il y a eu un bip qui grésillait dans le vide mais elle n’y a pas fait attention.

Il faut dire qu’il fallait à tout prix quitter la maison le week-end. Mes parents s’engueulaient tellement qu’une journée à l’extérieur offrait à tout le monde une pause nécessaire. Mon pauvre père, que j’ai adoré comme toutes les petites filles, n’était pas mécontent de voir le cortège princier quitter le foyer. Il n’avait pas vraiment tenu les promesses d’une vie luxueuse, il s’était contenté d’offrir à la Reine mère une vie confortable. La Reine mère, de son côté, ne semblait pas lui donner entière satisfaction. Avec toutes ces frustrations, ça braillait sec à la maison. Alors mon père préférait se ruiner en achats de robes, de maquillage, d’essence, de frais d’inscription, il achetait sa tranquillité, une petite fortune. Pendant des années, je l’ai épargné car je voyais du désarroi et de la tristesse dans ses yeux pendant les préparatifs, il avait de la peine pour moi et cette peine me réconfortait. Désormais, je maudis sa faiblesse. Il passait sa vie à gueuler contre ma mère, ses collègues, le temps, les présidents, la banque et ses clients, il aurait pu le faire une fois pour moi. Au lieu de ça, il n’a rien dit pour s’assurer le calme d’un samedi seul à regarder la télé. Il m’a sacrifiée pour son confort. Je le constaterai plus tard, un homme qui crie tout le temps est souvent un homme faible. Le silence est fort.
Je suis injuste, il a fait une chose pour moi. Une de ses relations était responsable de la communication d’une chaîne de magasins d’articles de sport. Pendant trois ans, je suis devenue le mannequin enfant officiel du groupe. (…)
C’était bien payé, 18 000 dollars par an, je crois. Il a fait une chose pour moi, il s’en est foutu plein les poches. Il s’est largement remboursé l’argent dépensé pour sa tranquillité.
 
Trop mignon comme disaient les membres du jury. C’est bien simple, je pense que ces abrutis ont trente-sept mots de vocabulaire. Sur l’échelle de l’évolution, ça les situe au niveau des attardés mentaux. D’une ville à l’autre les mêmes expressions, à croire qu’avec les mensurations ils ont aussi un cahier des charges lexical très précis. Ceci dit, comment leur en vouloir, ils voient des petites filles qui sont toutes habillées pareil, qui font les mêmes danses et les mêmes mimiques sur la même musique, alors ils disent les mêmes choses. Certains jouent la comédie, bouche grande ouverte, yeux ronds, sourcils à la lisière des cheveux. Les seuls qui ne peuvent pas la jouer sont ceux dont la chirurgie a fossilisé l’expression faciale. Il y en a un bon paquet, souvent d’anciennes reines de beauté, des coachs tout beaux tout propres ou des coiffeurs qui ont réussi. Ceux-là applaudissent plus que les autres pour montrer avec leurs mains ce que le visage n’arrive plus à exprimer. Les anciennes miss sont les plus intransigeantes. Elles ont morflé, elles ne veulent pas être les seules, elles ont un truc à régler. Si j’avais un message à l’attention des futures mini-miss je leur dirais de regarder ces femmes dans les yeux. Regarder ces yeux vides et ces paupières tirées, c’est voir votre avenir. J’y pense trop tard, c’est souvent comme ça dans la vie, l’illumination intervient quand on ne peut plus rien faire.

Je n’ai plus beaucoup d’amour pour le genre humain, et comme j’en fais partie, je n’ai pas beaucoup d’amour pour moi.

Je l’ai expérimenté, je le sais, je peux le prouver, à l’adolescence les garçons ne cherchent pas un physique, une beauté, ils cherchent la fille qui les transformera en homme. Seul l’acte les obsède, pas celle avec qui ils le feront. Il faut y passer, peu importe comment et avec qui, c’est l’étape nécessaire. Après ils vont mieux, fugace satisfaction, et ensuite ils sont foutus pour la vie, ils ne penseront qu’à recommencer, ce sera le fil rouge tenace et agaçant de leur existence, jusqu’à leur dernier souffle.

J’ai passé ma vie à élaborer des théories que les faits s’empressaient de détricoter. À quatorze ans on a une vérité définitive par jour, qui s’amuse à devenir un mensonge le lendemain.

De zéro à sept ans, comme tous les enfants, j’avais pris la vie comme elle venait, sans me poser de questions, sans comparaisons, sans objectif surtout. De sept à onze ans, j’avais pris la vie comme on me la donnait, avec l’objectif de faire comme il fallait. De onze à quinze, j’avais refusé la vie qu’on me présentait, j’en avais fabriqué une autre que j’avais imposée, ou plutôt j’avais fait le contraire de ce qu’on attendait de moi, oui d’accord, c’est la définition banale de l’adolescence en fait.
 
Petit conseil de survie : quand vous partez au paradis, prenez quand même un pull et un pantalon, on ne sait jamais ce qui peut arriver. On se prélasse sur un transat, une douche qui tourne mal et hop, on se retrouve sous le transat. J’ai fait une chute de transat. C’est pas très haut mais ça file le vertige.

La musculation est un sport particulier où la performance ne se mesure pas avec un chronomètre, un mètre, un nombre de buts ou de paniers, de revers ou de smashs, la performance se mesure dans ses yeux et ceux des autres, dans un miroir et sur une balance.

Tu es malheureuse ? Pense aux enfants du Nigéria, petite privilégiée. Oui oui, c’est vrai ça, mais ça ne tient pas. Personne ne console un type qui a la grippe en lui parlant des cancéreux, au pire ça mérite un éclat de rire, au mieux un pain dans la gueule. C’est inaudible comme discours. La théorie du pire ailleurs est la négation du bon sens et de l’ambition. Si je me compare tout le temps aux petits Nigérians, j’accepte ma condition toute ma vie et je ferme ma gueule toute la journée. Je regarde mes pieds et j’attends que la vie passe, qu’elle m’écrase.

Chaque fois le même délire, la même angoisse quand elle remplit ses poumons pour cracher sur le gâteau. Car c’est de ça dont il s’agit lors des anniversaires, manger les postillons et les miasmes de celui qui fait un pas de plus vers la mort. C’est une fête et, pour la célébrer, il faut des bougies comme pour une veillée funèbre. L’anniversaire, c’est la répétition annuelle de la fête finale et tout le monde y participe en mangeant de la meringue contaminée.

C’est peut-être ça, la jalousie, être privé de l’intérêt qu’on s’imagine mériter.
 
Un soir, nous avions regardé un documentaire dans lequel des gens tatoués de la tête aux pieds parlaient de leur envie irrépressible de recommencer. À peine sortis de chez le tatoueur, la peau charcutée, brûlée, ils pensaient déjà à leur prochaine séance, aux futurs motifs, à la prochaine parcelle de peau à décorer. Surtout, ils évoquaient tous l’endorphine et l’adrénaline que sécrétait la douleur, ce sentiment de bien-être en sortant de la boutique après quatre heures de torture. Que sont les bodybuilders à part des tatoués sans encre ? On n’inscrit pas nos motifs sur la peau mais sous celle-ci. On dessine les reliefs qu’on veut voir apparaître sur notre corps. On sélectionne la partie qu’on veut voir gonfler, on la martyrise et on attend qu’elle devienne saillante, visible, pour nous d’abord, pour les autres ensuite. Comme il est difficile d’avoir une maîtrise totale de sa vie et j’en sais quelque chose, il est réconfortant de sentir qu’on a un contrôle total sur son corps. On décide, on choisit les machines, on agit, on obtient le résultat souhaité puis on l’observe, on l’admire. Et comme pour le tatouage, c’est là que le problème apparaît. Les parties du corps tatouées ou stimulées révèlent crûment celles qui ne le sont pas. Alors on s’attaque à un autre muscle, à une autre parcelle de peau et ainsi de suite. L’avantage, ou le défaut, du tatouage par rapport à la musculation, c’est qu’il y a une limite : quand le tatoué n’a plus d’espace libre sur la peau, quand son crâne rasé est tatoué, quand ses doigts de pied sont noircis de chiffres romains, qu’il a un dragon dans le dos, ses paupières colorées, c’est terminé. Le bodybuildé, lui, peut continuer, il peut développer ses muscles, et par la même occasion étirer sa peau, l’étendre. Quand le tatoué sort de chez le tatoueur, il pense à son prochain tatouage, quand le musclé sort de la salle de sport, il pense à sa future séance. Dans le documentaire, un intervenant disait que les tatoués à l’extrême étaient des sortes d’handicapés volontaires. Je n’avais pas très bien saisi ce que cela voulait dire. Je comprends mieux maintenant. La plupart des gens regardent les handicapés avec gêne, comme si un accident les avait mis à la marge de l’humanité.
(…)
Tout est là, dans le regard. Deux yeux qui se fixent sur quelqu’un, et qui ne regardent pas de la même manière un valide et une personne en fauteuil roulant. Les séances de tatouage et de musculation changent radicalement le regard que posent les gens sur vous. Vous faites partie de l’humanité, mais vous êtes un peu à côté quand même, pas tout à fait, il y a de la curiosité et de la gêne. Quand j’étais mini-miss, on me regardait avec curiosité aussi, mais surtout avec envie. Plus maintenant. Je me suis déformée volontairement, je suis sortie du moule car je m’y sentais à l’étroit, il est devenu bien trop petit pour moi, même si je le voulais, je ne pourrais plus y rentrer, il n’est plus adapté. Ou peut-être est-ce moi.
 
Le Valet ne rentre presque jamais dans ma chambre, comme s’il avait peur de moi. Il ouvre la porte, me demande si ça va, si j’ai besoin de quelque chose. Comme d’habitude, il ne sert à rien. Il voulait que je rentre à la maison, c’est fait. Je réalise qu’en quelque sorte il est toujours resté sur le pas de la porte. Il y a des gens comme ça, qui ne s’impliquent jamais totalement, qui passent une tête pour montrer qu’ils existent, qu’ils sont là. Lorsque le samedi matin nous partions pour ces concours à la con, il se tenait dans l’encadrement de la porte. Au retour, même chose. Ce n’est pas un père de famille, c’est un portier, un valet. Un vrai.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

vendredi 27 août 2021

[Jones, Robert F.] L'agonie des grandes plaines

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'agonie des grandes plaines
            (Tie my Bones to her Back)

Auteur : Robert F. JONES

Traductrice : Béatrice VIERNE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 1996,
                   en français (Editions du Rocher)
                   en 2021

Pages : 368

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Wisconsin 1873. À la mort de ses parents victimes de la grande crise financière, Jenny Doussmann part dans les Grandes Plaines rejoindre son frère, Otto, vétéran de la guerre de Sécession devenu chasseur de bisons. Ceux-ci commencent à se faire rares, sans compter les rivalités entre chasseurs et la plupart des tribus indiennes entrées en guerre. Le premier hiver de ces deux émigrants allemands, seuls dans l'immensité, tourne au cauchemar. Ils seront sauvés par une vieille connaissance, Two Shields, un Cheyenne du Sud qui s'engage à veiller sur eux. Devenus membres de sa tribu, Jenny et Otto devront combattre à la fois d'autres chasseurs et des tribus ennemies des Cheyennes. Dans ce roman sauvage et lyrique, les Grandes Plaines sont le réceptacle d'un monde à l'agonie et font corps avec l'Indien et le bison décimés. Ce tableau de l'Ouest américain, avec ses descriptions crépusculaires, mais réalistes, n'épargne personne, animaux et humains : Indiens comme Blancs.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Robert F. Jones (1934-2002), romancier, éditorialiste au Men's Journal et journaliste pour Sports Illustrated et Fields & Stream, a écrit plusieurs ouvrages, documents comme romans, dont Jake et Upland Passage qui ont reçu des prix.

 

 

Avis :

Au lendemain du suicide de ses parents, petits fermiers du Wisconsin d’origine allemande, ruinés par la grande crise qui éclate en 1873, la toute jeune Jenny Doussman rejoint son frère Otto, chasseur de bisons dans les Grandes Plaines de l’Ouest américain. Dans ces étendues encore sauvages, entre attaques indiennes et rixes avec des chasseurs rivaux, le frère et la sœur ne vont bientôt plus devoir leur salut qu’à la protection de Two Shields, Cheyenne métissé de sang allemand, dont ils vont rejoindre la tribu.

Vaste fresque historique mais aussi roman d’aventures, cette épopée commence dans le sang des bisons et s’achève dans celui des hommes. Car, après la colonisation de tout l’est américain, c’est maintenant dans les grandes plaines inhospitalières de l’ouest, grillées l’été, glacées l’hiver, mais toujours lacérées par les vents, qu’il faut aller tenter sa chance et chercher la fortune. Dans ces espaces encore vierges, vivent paisiblement d’immenses hordes de bisons, et, dans leur sillage, une multitude d’autres espèces participant à l’équilibre de la prairie. Parmi elles, et non des moindres, les Amérindiens, dont tout le mode de subsistance repose sur la chasse des bovidés bossus. Dès lors, pour les conquérants venus de l’est, commence un massacre à grande échelle, pour le commerce des peaux, mais aussi pour affecter les tribus indiennes. Des dizaines de millions de ces animaux sont abattus, souvent laissés à pourrir sur place. Par endroits, poussent des montagnes de crânes de bisons… Menacés par l’extinction imminente de ces grands bovidés, la plupart des Indiens partent sur le sentier de la guerre : une autre hécatombe ensanglante la prairie, flèches contre balles de mitrailleuse…

Après une première partie exposant le point de vue des blancs et leur insouciant pillage qui transforme la prairie en gigantesque abattoir à ciel ouvert, dans d’hallucinantes scènes de carnage qui m’ont rappelé celles des Crépuscules de la Yellowstone de Louis Hamelin, la narration s’intéresse au ressenti des Amérindiens, dans une immersion au sein d’une tribu cheyenne, de ses coutumes et de ses croyances, enfin de sa colère impuissante face à l’avidité incontrôlable des « araignées » blanches. Pot de terre contre pot de fer, la confrontation donne lieu, là aussi, à de dantesques tableaux où se déchaîne le flamboyant lyrisme de Robert F. Jones.

Avec ses mises en scène et ses décors aussi impressionnants que réalistes, ses personnages forts et bien campés aux dialogues saisissants de vérité, et le rythme intense de ses péripéties, ce récit d’aventure historique, lucide et documenté, assène bon nombre de sombres vérités, quant à l’abjection et à la cruauté dont l’espèce humaine sait faire preuve. (4/5)

 

Citations :

Dans nos rapports avec les Indiens, nous ne devons jamais oublier que nous sommes plus puissants qu'eux… Nous partons, à juste titre, me semble-t-il, du principe que notre civilisation devrait prendre la place de leurs habitudes barbares. Nous revendiquons, par conséquent, le droit de contrôler les terres qu' ils occupent, et nous estimons qu' il est de notre devoir de les contraindre, s' il le faut, à adopter et à suivre nos mœurs et nos coutumes… Quant à moi, eu égard à son effet sur les Indiens, je ne regretterais pas sérieusement la disparition totale du bison de nos prairies de l'Ouest, la considérant plutôt comme un moyen de hâter chez eux l' éclosion du sentiment qu' ils doivent dépendre des produits de la terre. Columbus Delano, Ministre de l'Intérieur des États-Unis (1873).

Quand les chevaux meurent de faim, les hommes leur donnent de la viande, et ils l'avalent avec autant d'appétit que si c'était du foin. Vous les verrez, de loin en loin, au-delà de la lueur du feu de camp, entravés, mâchonnant les os de voyageurs morts depuis longtemps, tantôt terrassés par le gel, tantôt rôtis tout vifs par le soleil ; peu importe à votre monture.

Pas un bison en vue. Pas même un arbre. Il n'y avait pas d'horizon. À moyenne distance, le ciel et les pâturages se fondaient en une masse monochrome beige pâle. Vers l'est, très bas, le soleil matinal luisait comme la tête argentée d'un clou de tapissier, fiché dans le bois du ciel.

Aujourd'hui, tu vois les résultats. Des bisons de tous les âges et toutes les tailles, abattus en toute saison, partout où ils vont. Ils ont disparu dans toute la région qui va de la Republican River jusqu'au Cimarron, alors à présent nous filons vers le sud pour mettre à mal les troupeaux du Texas. C'est pire que la guerre. Pendant la guerre au moins, on enterrait les morts. L'Ouest tout entier est un véritable Schlachthof, un abattoir. Mais on y gaspille beaucoup plus que dans un abattoir. Parce que la viande, personne ne la mange.

Croyez-moi, Miss Dousmann, continua le général d'une voix moins forte, plus raisonnable, si nous voulons une paix durable dans ces prairies — si nous voulons voir de hautes cités s'élever sur ces plaines, et y entendre bourdonner des ruches d'hommes industrieux — et nous le voulons bien entendu —, nous devons autoriser les chasseurs de peaux à tuer, à dépouiller et à vendre, jusqu'à ce que le dernier bison ait disparu. Ce n'est qu'alors que ces étendues d'herbe — les plus grands, les plus riches, les plus beaux pâturages du monde — pourront se couvrir de bétail domestique et de ceux que les bellâtres de l'Est appellent, avec tant de cynisme, “les cow-boys en liesse". Car il est vrai de dire que la civilisation suit le chasseur, aussi sûrement que la pluie suit la charrue. 
 
La seule façon dont nous pouvons espérer empêcher toutes ces femmes d'être violées, toutes ces maisons d'être incendiées, la seule façon de mettre fin à cette guerre d'escarmouches, où le Peau-Rouge excelle, c'est de l'exterminer dans l'Ouest, racines et branches. Ou de l'obliger à se soumettre en l'affamant. Vous autres chasseurs de bisons faites exactement ce qu'il faut pour cela, en détruisant son moyen de subsistance.

Tu ne comprends donc pas ce qui se passe ? C'est exactement ce que m'a dit le général Sheridan, là-bas à Fort Dodge. Le gouvernement veut parquer les Indiens dans des réserves, sous son contrôle. Les chasseurs de peaux tuent les bisons afin d'être sûrs que les Indiens devront dépendre pour leur subsistance du bœuf américain. Les cow-boys sont déjà en train d'amener leurs troupeaux dans le coin pour remplacer les bisons. Toutes ces bêtes sont marquées, et même les Blancs peuvent être pendus pour vol de bétail. Le fil de fer barbelé permettra aux propriétaires d'enclore leurs pâturages et d'en interdire l'accès à quiconque, Blanc ou Rouge, n'aura pas les moyens d'acheter leur viande.


 

mercredi 25 août 2021

[Kuperman, Nathalie] On était des poissons

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : On était des poissons

Auteur : Nathalie KUPERMAN

Editeur : Flammarion

Année de parution : 2021

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Demain, gare de Lyon, départ à 9h37. T’es contente ? Je ne savais pas si j’étais contente ou pas. Je trouvais que tout allait trop vite. Je ne pourrais dire au revoir à personne, ne pourrais me réjouir quelques jours auparavant à l’idée du départ. Pourtant, j’ai répondu Oui. Parce que je sentais, peut-être pour la première fois, que ma mère n’était pas prête à écouter mes états d’âme. Papa, il est au courant ? Laisse ton père où il est. Il verrait d’un mauvais œil que je te fasse rater les derniers jours de classe. Il me ferait la morale, et la morale, je n’aime pas ça. »

Cet été-là, Agathe le passe échouée sur une plage de la Côte d’Azur au côté d’une mère dont la folle excentricité l’inquiète. Cette dernière la presse de grandir vite et la petite fille devine qu’elle a quelque chose d’urgent à lui dire. Mais quoi ? Emportée dans le sillage de cette mère-poisson, ce n’est que des années plus tard, en déroulant le souvenir à vif de ces jours pleins de bruit et de fureur, qu’elle le découvrira enfin.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Nathalie Kuperman est l'auteur d'une dizaine de romans parmi lesquels Nous étions des êtres vivants, Les Raisons de mon crime, La Loi Sauvage (Gallimard, 2010,2012, 2014) et Je suis le genre de fille (Flammarion, 2018) a connu un vif succès critique et public.

 

Avis : 

Malgré l’absence de son père, parti refaire sa vie à New York, Agathe, onze ans, menait jusqu’ici une existence sereine, solidement ancrée sur l’amour fusionnel de sa mère. Mais voilà que, soudain, tout déraille. C‘est d’abord un départ précipité en vacances, avant la fin de l’année scolaire, destination la Côte d’Azur, là où précisément a grandi cette mère devenue subitement si agitée et si imprévisible qu’Agathe ne la reconnaît plus. Pour la fillette, le séjour tourne au cauchemar. Car, en plus de ses nouveaux comportements inquiétants, excentriques et incompréhensibles, sa mère, soufflant le chaud et le froid sans répit, s’est mise à faire preuve à son égard d’une méchanceté à couper le souffle.

Il y avait bien eu des signaux faibles, décelables a posteriori, de la fragilité d’Alice, trop inquiète et appliquée dans son rôle maternel, elle qui n’avait pas eu de modèle entre un père inconnu, une mère morte en couches, et une grand-mère sans amour contrainte de l’élever. Sans doute que tout aurait pu continuer sans accroc, si un abandon supplémentaire, celui du divorce, n’était venu saper un peu plus le vulnérable équilibre de cette femme écorchée vive. En tout cas, tout se passe comme si le retour d’Alice en terre natale ressemblait à une régression dans l’enfance, un pèlerinage destiné à lui rappeler combien elle a toujours été indigne d’amour. Et d’ailleurs, elle qui n’a jamais su se faire aimer, comment pourrait-elle mériter l’affection de sa fille ? Celle-ci ne voit-elle donc pas comme sa mère est mauvaise et minable ? Faut-il lui ouvrir les yeux, méchanceté après méchanceté ?

Pour Agathe, bien sûr, les névroses maternelles restent totalement incompréhensibles, et, entre révolte et soif d’affection, l’enfant est prête à tout pour retrouver l’amour de sa mère. Plus celle-ci régresse vers ses blessures d’enfance, plus la fillette se retrouve propulsée dans des responsabilités d’adulte, dans une sorte d’inversion des rôles dont on pressent bien qu’il n’en sortira rien de bon. Autour de ce duo chaotique de « je t’aime, moi non plus », gravitent avant tout les fantômes des absents, père, mari, mère et grand-mère, et une poignée de témoins ahuris et impuissants, qui ne pourront que constater l’effrayante et déconcertante auto-destruction de cette mère, sous le regard de sa fille.

D'emblée saisi d’inquiétude, le lecteur, souvent heurté par la cruauté d’Alice, ne peut que compatir au très juste et touchant personnage d’Agathe, par les yeux de qui se déroule toute la narration. Croquée dans ses complexités et ses déséquilibres, la mère demeure déconcertante, provocant même un sentiment de malaise. Fusionnelle ou cruelle, elle inquiète plus qu’elle n’émeut, pour s’avérer infiniment toxique. L’on ressort de cette lecture troublé et dérangé, la tête pleine de questions et de craintes quant à l’avenir d’Agathe : sera-t-elle victime à son tour du terrible héritage des femmes de sa famille ? (4/5)

 

Citations :

J’entendrais les bruits de cuisine et je lirais Le Bateau incassable avec les larmes de ceux qui ne redoutent pas que cette malédiction les touche. On pleure mieux quand on est à l’abri du chagrin des autres.

Les rires me parvenaient depuis la plage et agaçaient mes nerfs. J’ai eu envie d’aller mordre tous ceux qui laissaient échapper leur joie. Ils appartenaient à une autre planète, si éloignée de la mienne que je ne les enviais même pas. Si, je les enviais terriblement.

La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas. Cette phrase est revenue me hanter tout au long du voyage. J’ai su, parce que je l’avais retenue tant elle m’avait troublée, qu’elle était attribuée à François Truffaut.


 

lundi 23 août 2021

[Cayeux, Charlotte] L'Autre Ahmed ou l'Attente

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : L'Autre Ahmed ou l'Attente

Auteur : Charlotte CAYEUX

Parution : 2021 (Chèvre-feuille étoilée)

Pages : 142

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Charlotte réalise des courts-métrages, Ahmed écrit des scénarios. Ils se rencontrent chez des amis communs. Tous vivent à Paris dans un milieu de jeunes créateurs. L’amour est au rendez-vous. Mais Ahmed semble parfois absent, troublé, parano et Charlotte devine en lui un « autre » qu’elle cherche à appréhender.Tout bascule quand Ahmed, si ponctuel, ne vient pas à leur rendez-vous. Puis Charlotte apprend son incarcération. Commence alors pour elle l’autre peine, celle vécue par les proches de prisonniers… Mars 2020, confinement dû à la crise sanitaire, l’auteure écrit leur histoire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en Normandie en 1986, Charlotte Cayeux obtient un Master en Études Cinématographiques à l’Université Paris III, et réalise plusieurs courts-métrages de fiction dont Une scène, Nassara et Ceux qui peuvent mourir. Ce récit est sa première publication littéraire.

 

 

Avis :

Charlotte et Ahmed écrivent des scénarios et réalisent des courts-métrages. Ils s’aiment, mais Ahmed est épisodiquement sujet à des troubles psychiques, à tendance paranoïaque, qui donnent à Charlotte l’impression qu’un autre Ahmed, inconnu et imprévisible, sommeille en son compagnon. Un jour, il disparaît, et Charlotte finit par apprendre son incarcération. Commence pour elle « l’autre peine », celle des proches de personnes emprisonnées. Le confinement sanitaire de 2020 la décide à raconter leur histoire.

C’est donc un récit personnel et un témoignage que nous propose ce livre court, à la lecture fluide et agréable. Dès les premières pages, une tension s’installe, puisque l’on sait que le drame guette, et parce qu’a posteriori, la narratrice s’attache à relater les mille signaux qui l’ont annoncé sans que le couple s’en préoccupe sérieusement. Charlotte ignore alors encore bien des aspects de son compagnon et de son passé. Confiante et toute à son bonheur d’aimer, elle choisit de se rassurer quand Ahmed élude la question de ses troubles et ne manifeste que des velléités de consulter. Entre-temps, l’empathie s’est établie entre la jeune femme et le lecteur, qui se retrouve de plain-pied dans son angoisse quand Ahmed disparaît, ressent sa stupeur de le découvrir déjà condamné après une comparution immédiate, et réalise le poids de cette « autre peine » qui accable les proches de condamnés.

Il est plus difficile de partager complètement la colère de l’auteur contre le système judiciaire et pénitentiaire, même si l’on conçoit aisément l’impuissance ressentie face à son implacable lourdeur et à ses aspects déshumanisants, sans même parler des conditions de détention dans des établissements vétustes et surpeuplés. L’on serait plutôt tenté de s’inquiéter de la vraie prise de conscience d’Ahmed de la nécessité d’une prise en charge médicale, a priori l’élément-clé de la réussite de sa future réinsertion, et dont il est – mais ce n’est peut-être qu’un ressenti – finalement peu question. Et, en même temps que plein de respect pour la fidélité de Charlotte, c’est affligé par ce que l’on imagine des souffrances d’un homme dépassé par des troubles qu’il ne sait comment affronter, que l’on quitte cette narration suspendue à l’attente d’une possible remise de peine. Finalement, n’est-ce pas l’insuffisante et souvent inadéquate prise en compte, dans notre société, des personnes souffrant de maladies mentales qui mérite ici aussi notre indignation ? (3,5/5)

 

Citations :

J’observe autour de moi et je me sens décalée. Munie d’un bac+5, originaire d’une famille lettrée typiquement classes moyennes, mon statut social ne cadre pas. Je le savais de façon théorique mais je le réalise vraiment maintenant : l’incarcération concerne essentiellement les milieux populaires, et en très grande partie des familles issues de l’immigration.

C’est le sentiment de l’injustice qui m’étreint en premier, le sentiment qu’on me punit moi autant que lui, et cela sans aucune raison, la sensation d’un énorme gâchis.

Il revient et nous nous levons, abandonnant sur la table nos cocktails à peine entamés. Ce détail me frappe, comme une métonymie de la situation : devant cette réalité qui vient de s’abattre sur moi, tout s’arrête. Les jours qui suivront, la vie va se poursuivre autour de moi comme dans un deuil, comme si elle ne me concernait pas, les événements glisser sur moi.

Je pense au temps où on avait le temps, et que le bonheur on ne le ressent pleinement que lorsqu’il est passé. Et je crains confusément que lorsqu’il sera revenu, on ne sache plus alors le ressaisir.

Tous les proches de détenus purgent leur peine à l’extérieur, c’est ce que certains ont appelé « l’autre peine ».

 

samedi 21 août 2021

[Haratischwili, Nino] Le Chat, le Général et la Corneille

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le Chat, le Général et la Corneille
            (Die Katze und der General)

Auteur : Nino HARATISCHWILI

Traductrice : Rose LABOURIE

Parution : en allemand en 2018,
                   en français (Belfond) en 2021

Pages : 592

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Chat, le Général et la Corneille débute par une nuit de décembre 1994, durant la première guerre de Tchétchénie. Un récit de violence, passion et culpabilité inextricablement lié à l’histoire de l’Europe contemporaine. Dans la lignée de La Fabrique des salauds, une puissante fresque menée tambour battant par Nino Haratischwili, la nouvelle sensation des lettres allemandes !
 
Décembre 1994, une troupe des forces armées de la Fédération de Russie est cantonnée dans un petit village musulman du Caucase pour réprimer les séparatistes tchétchènes.
Parmi les soldats se trouve Malich, jeune homme épris de littérature, qui s’est enrôlé par désespoir amoureux. Très vite, il fait la connaissance de Nura, une adolescente du village dont la beauté et la fierté le fascinent. Mais la jeune fille ne tarde pas à être arrêtée par d’autres soldats, pour un motif fallacieux. Malich se retrouve alors témoin, et peut-être même complice, des violences commises par ses camarades. Au cours de cette nuit, Nura sera violée et tuée – mais quelle est précisément la part de responsabilité de Malich ?
Bouleversé par cet événement, le jeune soldat est devenu « le Général », un homme au cœur dur et à la poigne de fer, prêt à tout pour dominer les autres. À force d’extorsion et de chantage, il parvient à s’enrichir et à gravir les échelons de la société russe jusqu’à devenir un oligarque multimillionnaire. Son seul objectif à présent est de protéger sa fille, Ada. Mais depuis vingt ans, et malgré ses efforts pour étouffer l’affaire, les rumeurs les plus sombres continuent de courir au sujet du Général, alimentées par la Corneille, un journaliste tenace et bien décidé à faire la lumière sur cette histoire.
Lorsqu’il rencontre le Chat, une jeune comédienne qui, sans le savoir, est le sosie de Nura, le Général voit là l’occasion de se venger de ses anciens complices… Et peut-être de soulager sa conscience ?

  

Un mot sur l'auteur : 

Nino Haratischwili est une romancière, dramaturge et metteur en scène allemande, née en Géorgie en 1983. Elle a reçu de nombreux prix, dont le prix Adelbert von Chamisso, le Kranichsteiner Literaturpreis et le Literaturpreis des Kulturkreises der deutschen Wirtschaft.

 

 

Avis :

En 1994, alors que les troupes russes stationnent dans un coin reculé des montagnes du Caucase afin d’y pourchasser les séparatistes tchétchènes, une jeune villageoise prénommée Nura y est arbitrairement arrêtée, violentée et tuée. Vingt ans plus tard, malgré tous les efforts pour étouffer l’affaire, des rumeurs alimentées par un journaliste, la Corneille, continuent à circuler à l’encontre du Général, redoutable et richissime oligarque aux mains sales, que rien ne semble pouvoir atteindre. Rien, sauf, peut-être, tout ce qui touche à sa fille chérie Ada. Elle seule pourrait le décider à affronter le passé, surtout lorsqu’il resurgit par hasard sous les traits du Chat, une jeune comédienne qui ressemble étrangement à Nura.

Alternant entre deux périodes, le récit prend son temps pour se mettre en place, dédiant chaque chapitre à un personnage avec lequel nous commençons par faire amplement connaissance. Tous ces protagonistes sont fouillés avec soin, jusqu’à prendre l’épaisseur de la réalité. A travers eux, qui, chacun à leur façon, s’efforcent tant bien que mal de faire face au fatras qu’est leur vie, c’est bientôt un impressionnant tableau du cloaque, laissé, comme après le retrait de la marée, par la dislocation de l’Union soviétique, que le roman restitue avec force et précision. Sur ce champ de ruines, nul frein aux forces libérées. Jamais la loi du plus fort ne l’aura à ce point emporté. Et si les uns perdent tout, leurs maigres possessions comme bientôt aussi leurs illusions d’un monde meilleur, d’autres en profitent pour se tailler d’éblouissantes fortunes, usant sans foi ni loi de méthodes à faire pâlir d’envie malfrats et mafieux les plus aguerris.

Imprégné jusqu’aux tripes de ce climat délétère où l’incertitude, la violence et la peur n’épargnent personne, le lecteur comprend rapidement, bien avant que ne se précisent les liens entre les personnages et leur véritable rôle dans cette tragédie russe, que son épilogue sera forcément explosif. Que s’est-il réellement passé cette nuit de 1994 ? Quelle a été l’implication du Général dans l’assassinat de Nura ? Est-ce dans un esprit de vengeance, ou pour soulager sa conscience, que, vingt ans après, il entreprend de renouer avec les acteurs du drame ? Quoi qu’il en soit, pour le lecteur comme pour les autres personnages de cette histoire si crédible, la seule ombre de ces hommes aux allures de fauves en liberté suffit à faire froid dans le dos.

Fouillé avec soin sur presque six cents pages, ce roman excelle à entretenir curiosité et malaise dans une évocation particulièrement réussie des répercussions en chaîne de l’effondrement du bloc soviétique sur ses populations : un sujet vécu de l’intérieur par l’auteur, née en Géorgie et aujourd’hui installée en Allemagne. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Le président semblait de plus en plus dépassé par les événements et tentait tant bien que mal, après l’éclatement de l’Union soviétique, d’empêcher au moins le démembrement de l’empire. Et dans cette mer déchaînée de problèmes et de difficultés, personne ne s’intéressait aux gros titres, de plus en plus nombreux en ce temps-là, où il n’était question que des Tchétchènes, ce petit peuple montagnard de confession musulmane – jadis asservi par le tsar, déporté dans sa quasi-totalité au Kazakhstan par Staline à bord de wagons de chemin de fer et à la réputation d’être tellement pugnace que la garde personnelle de Gorbachev était composée presque exclusivement de Tchétchènes. La Tchétchénie qui, après un putsch contre le gouvernement local fidèle au parti et au KGB, avait élu un président dont l’entrée en fonction avait été célébrée par des délégations de Syrie et d’Iran, et qui avait proclamé l’indépendance de la République tchétchène d’Itchkérie. Ainsi, ce petit lopin de terre s’était détaché des étendues infinies de la Russie, sur quoi Gorbatchev avait déclaré l’état d’urgence dans cette province extérieure et envoyé des troupes d’élite dans la capitale. Les Tchétchènes avaient pris les armes et tué un major du KGB.
A Moscou, on discutait de cette politique du bras de fer, on questionnait les droits des minorités sans réussir à s’accorder sur la ligne de démarcation : si elles avaient le droit de quitter l’URSS, pourquoi ne pourraient-elles pas en faire autant avec la nouvelle Fédération russe ? Ou cette histoire de réformes n’avait-elle été qu’une élucubration précipitée dont les conséquences seraient dramatiques ?

Sesilia n’avait pas voyagé depuis une éternité, sa fille et ses petites-filles venaient la voir dès que l’occasion s’en présentait, mais elle-même n’était encore jamais allée à l’Ouest, et à peine assise dans l’avion, elle s’était demandé ce qui faisait la différence entre l’Est et l’Ouest, s’il y avait encore aujourd’hui une limite claire et où celle-ci se situait précisément.
Depuis sa jeunesse, des Etats avaient vu le jour avant de tomber en poussière, des frontières avaient été tracées pour être déplacées au prix de nombreuses vies, des millions de personnes avaient quitté leur pays, le monde entier avait été secoué comme des dés dans un gobelet, et personne ne savait plus où ces dés allaient tomber, qui serait perdant et qui serait gagnant.
 
Parmi les convives présents, presque tous s’en étaient allés du jour au lendemain, en quête d’un monde meilleur, convaincus de haïr celui dont ils étaient prisonniers. Ils le maudissaient, ne voulaient plus jamais en entendre parler, croyaient dur comme fer le laisser pour toujours derrière eux. Et pourtant, une fois arrivés sur de nouvelles rives, dans de nouvelles réalités, tandis qu’ils construisaient leur nouvelle vie à la sueur de leur front, posant tant bien que mal une brique sur l’autre, ils s’étaient rendu compte que l’enfer leur manquait, cet enfer qu’ils avaient quitté avec tant de détermination. Car l’endroit avait beau puer le soufre, c’était leur enfer à eux, ils en connaissaient le moindre recoin, ils y avaient des camarades de combat et des compagnons d’infortune, ils étaient les rois de cet empire déchu. Dans leur nouvelle vie, si loin de chez eux, ils étaient de simples étrangers, des exilés, des immigrés, enfants d’un socialisme honni qui, du temps de leur jeunesse, avaient marchandé des disques occidentaux sous le manteau et rêvé du capitalisme comme d’une planche de salut, qui avaient fêté l’arrivée du magnétoscope tombé du ciel comme une révolution et organisé en secret des soirées ciné, à l’image des débats philosophiques clandestins des années 1920, sauf qu’au lieu de parler de Marx et de Hegel, on regardait Rambo et Tango & Cash en s’identifiant au mythe typiquement américain de l’homme seul contre le monde entier.
Et ensuite, quand leur rêves étaient devenus réalité, quand ils avaient saisi leur chance – ils étaient encore jeunes et pleins d’élan, ils croyaient au bonheur capitaliste - , quand ils étaient partis en masse vers l’Ouest, parce que chez eux il n’y avait même plus un semblant de normalité, parce que le chaos mettait leur vie en péril, ils avaient vite été détrompés, la désillusion ne s’était pas fait attendre et avait bouleversé leur vision d’un monde idyllique exalté par les livres.

Les déracinés se plaignaient de moins en moins des bizarreries des natifs, de leur rapport à l’argent, de leur sens de l’ordre, de leur étroitesse d‘esprit, ils se moquaient de moins en moins d’eux, de leur inhibition, ils étaient de moins en moins scandalisés par le manque de générosité des repas de fête et d’anniversaire où ils se risquaient.
En revanche, ils parlaient avec de plus en plus d’enthousiasme de leur enfance et de leur jeunesse, des lieux jadis visités, de leurs amis, de leurs amours, de leurs voyages d’alors, ils se mettaient à glorifier le passé, à l’embellir, à le transfigurer : soudain, tout leur apparaissait sous un jour nouveau. Des phrases comme « Quand j’y réfléchis bien, le système éducatif soviétique était formidable » ou « A l ‘époque, on n’allait peut-être pas à Majorque ni à Ibiza, mais on faisait avec ce qu’on avait, et on connaissait la valeur des choses, pas comme la génération d’aujourd’hui à qui tout tombe tout cuit dans la bouche et qui ne sait pas dire merci » revenaient de plus en plus souvent. Et de plus en plus souvent, ces discussions se déroulaient sur fond de musique du pays, de vieux vinyles circulaient de main en main, et on entonnait ensemble un chant des Pionniers, au milieu d’éclats de rire mais avec ferveur, tout en s’octroyant un deuxième ou troisième verre de vodka ou de cognac. Et ce faisant, on oubliait toujours plus qu’à l’époque, on aurait tout donné pour un disque original des Supremes, on oubliait qu’on enviait ceux qui, au moins une fois, avaient quitté cette prison couvrant plus de onze fuseaux horaires pour contempler ce monde de paillettes, que le souhait le plus cher de chacun était d’être « libre », de décider de sa vie, d’avoir une voiture et d’explorer le monde. 

Tout au long de sa vie, il avait vu le passé comme une infection contre laquelle il était immunisé. Et au lieu de chercher aveuglément un vaccin pour sa fille, il aurait dû la contaminer à son tour, dans l’espoir qu’elle survivrait à cette maladie cruelle, qu’elle serait la plus forte.

Un véhicule de police passa devant nous, et un homme en uniforme de style milice soviétique tenta de jeter un œil dans notre voiture. Pour une raison obscure, je retins mon souffle, ce dont j’eus honte une seconde plus tard. Etait-ce rapide à ce point ? Etait-ce si facile de se laisser intimider ? De renoncer à toutes ses convictions sous prétexte que l’on se trouvait dans un lieu où elles n’avaient plus cours, voire étaient réprouvées ou proscrites ? Etait-ce le mécanisme naturel dans un Etat qui réécrivait sa propre histoire, où l’on faisait passer des mensonges pour des vérités et la vérité pour un mensonge ?