lundi 31 janvier 2022

Bilan de mes lectures - Janvier 2022

 

Coups de coeur : 

 

 BUNDA Martyna : Les coeurs endurcis
CAMINITO Giulia : Un jour viendra
SWARTHOUT Glendon : Homesman




J'ai beaucoup aimé : 

 

FOTTORINO Eric : Mohican
GUILLAUME Laurent : Un coin de ciel brûlait
HASSAINE Lilia : Soleil amer
KERN Etienne : Les envolés
MEURICE Guillaume : Le roi n'avait pas ri
REVAH Anne : L'intime étrangère
VENTURA Maud : Mon mari 
VINGTRAS Marie : Blizzard
 

 

J'ai aimé : 

 
NATT OCH DAG Niklas : 1793 
 

 


dimanche 30 janvier 2022

[Natt och Dag, Niklas] 1793

 



 

J'ai aimé

 

Titre : 1793

Auteur : Niklas NATT OCH DAG

Traduction : Rémi CASSAIGNE

Parution : en suédois en 2017,
                  en français en 2019 (Sonatine)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1793. Le vent de la Révolution française souffle sur les monarchies du nord. Un an après la mort du roi Gustav III de Suède, la tension est palpable. Rumeurs de conspirations, paranoïa, le pays est en effervescence. C’est dans cette atmosphère irrespirable que  Jean Michael Cardell, un vétéran de la guerre russo-suédoise, découvre dans un lac de Stockholm le corps mutilé d’un inconnu. L’enquête est confiée à Cecil Winge, un homme de loi tuberculeux. Celui-ci va bientôt devoir affronter le mal et la corruption qui règnent à tous les échelons de la société suédoise, pour mettre au jour une sombre et terrible réalité.
 
Puissant, noir et fiévreux, 1793 évoque les univers de James Ellroy, de Tim Willocks et d’Umberto Eco. En tête des ventes dès sa sortie en Suède, célébré par une critique dithyrambique dans plus de trente pays, c’est un coup de maître. On n’a pas fini d’en entendre parler.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Niklas Natt och Dag est né en 1979. L’histoire familiale de l’auteur est intimement liée à l’Histoire de Suède. Il est issu de la famille suédoise noble la plus ancienne qui ait survécu. Ses ancêtres furent responsables du meurtre du rebelle Engelbrekt en 1436. Ils dirigèrent l’armée qui céda la ville de Stockholm aux Danois en 1520. Sa famille fut contrainte à l’exil après avoir demandé l’abdication de Charles XIV en 1820.
Le nom de famille de l’auteur, Natt och Dag, peut se traduire littéralement par Nuit et Jour. L’origine de ce nom provient des armoiries familiales qui représentent un bouclier scindé horizontalement, en doré et en bleu.  
Quand il n’est pas en train de lire ou d’écrire, l’auteur s’adonne à une autre de ses passions, la musique. Il  joue de la guitare, de la mandoline, du violon ou encore du shakuhachi, une flûte en bambou japonaise. Niklas Natt och Dag vit à Stockholm avec son épouse et leurs deux fils.

 

Avis :

Nous sommes en 1793. La Révolution française n’en finit plus d’échauffer les esprits en Europe. En Suède, la tension est à son maximum, depuis qu’un an auparavant, le roi Gustav III a été assassiné par des partisans révolutionnaires. C’est dans ce contexte explosif que le boudin Mickel Cardell – sobriquet attribué aux vétérans invalides de la garde séparée – repêche dans le lac de Stockholm un corps non identifié et atrocement mutilé. Il fait équipe avec l’homme de loi Cecil Winge qui est chargé de l’enquête. Entre la tuberculose qui le ronge et l’arrivée imminente d’un nouveau chef de la police réputé corrompu, Winge ne dispose que de jours comptés pour faire toute la lumière sur ce crime.

Impossible de demeurer indemne sur la berge : ce livre est une plongée en apnée dans l’infâme abîme des bas-fonds de Stockholm au XVIIIe siècle. La misère la plus noire y enserre dans ses griffes des quartiers ignoblement insalubres, où épidémies et incendies parachèvent le mortifère travail de sape de la faim et du froid sur une population éreintée par des conditions de vie et de travail dont l’indignité dépasse l’imagination. Pourtant, chaque détail est le reflet d’une réalité historique soigneusement investiguée par l’auteur, et c’est donc avec le plus profond effroi que l’on s’efforce de digérer cette peinture sans fard d’un enfer gouverné par le désespoir, la violence et le crime. L’impunité y est quasiment assurée pour ceux qui y exercent le pouvoir, et qui du coup ne se privent pas d’en abuser. Le lecteur horrifié découvre ainsi le terrifiant fonctionnement de la filature de Långholmen, inextricable prison où étaient incarcérées les femmes dites « sans défense », c’est-à dire coupables de n’avoir ni foyer ni profession, et où sévissaient, de manière avérée, d'odieux tortionnaires.

Dans ce cadre historique véritable, évoqué de manière saisissante en ce qu’il peut présenter de plus sordide, l’auteur a imaginé un crime des plus atroces, dont la reconstitution, incluant ce qu’il faut appeler des scènes de torture, a de quoi paraître abominable. Trop peut-être, même s’il est vrai que la réalité ambiante rivalise assez bien avec cette fiction. Ce qui se justifie à la lecture parce que représentatif d’une vérité, peut susciter le malaise lorsqu’inventé de toutes pièces. Je me suis ainsi sentie parfois au bord de l’overdose, avec le vague sentiment d’une sorte de surenchère à l’ignoble, destinée à frapper les esprits des lecteurs les plus blasés. Et si la maîtrise de l’intrigue et l’art consommé de la narration, si soigneusement étayée par la documentation historique de l’auteur, ont eu raison de ce trouble passager, persiste le regret que ce livre addictif et immersif ait, à mon goût, un peu trop cédé à la tentation du spectaculaire et du sensationnel.

Mérité pour l’intensité et l’authenticité de sa restitution historique comme pour l’habileté de son intrigue envoûtante, l’énorme succès de ce thriller ne doit-il pas aussi, quelque part, à ce qu’on pourrait y voir d’outrance un rien racoleuse dans le sordide ? (3,5/5)

 

Citations : 

Adieu donc, les bâches crasseuses et les nuits à la belle étoile, mais aussi les établissements que nous fréquentions autrefois, où ivrognes et gros porcs vomissent sur leurs voisins de table, se passent le mal français en échangeant des putains et en viennent aux poings à la première occasion. Nous allions désormais plutôt à la Bourse, dans les tavernes renommées de la ville et les bals dans les palais. C’est amusant de voir comme tout un chacun est disposé à aider celui qui ne semble pas avoir besoin d’aide, mais fait des détours pour éviter la détresse qui saute aux yeux. Nous avons très vite été à tu et à toi avec des fils de comtes, de grands bourgeois, de maîtres de corporation, veillant à toujours être aimables, farceurs, amusants.

Elle apprend lentement les us et coutumes de la Filature. Filer, c’est ce qu’elle doit faire, heure après heure, devant un rouet placé à côté de dizaines d’autres identiques, rendus polis et grinçants par les heures innombrables passées à enfoncer la pédale pour faire tourner leur roue. À 4 heures du matin, elles sont toutes réveillées et se traînent pour assister à la prière assurée par le pasteur croisé en arrivant, qui a le plus souvent une telle gueule de bois que ses mains tremblent au bord de la chaire. On leur donne ensuite en guise de petit déjeuner des croûtes de pain et de la petite bière dans leurs salles de travail, où elles dorment également la nuit dans des lits étroits alignés le long des murs. Le déjeuner est servi à midi, et le souper après la fin du travail, vers 9 heures du soir. Durs morceaux de viande salée, hareng gâté, complété par de l’avoine mouillée et des raves. Les repas sont servis par écuelles de quatre dans un service en bois usé. On n’en est pas rassasié. Elle comprend bientôt pourquoi. Un boudin est présent lors du déjeuner, auprès de qui on peut commander un supplément de nourriture, et qui tient les comptes dans un grand registre. Pour chaque fil terminé, les prisonnières reçoivent un chiche salaire, qu’on attend d’elles qu’elles dépensent pour acheter des denrées qui ne sont pas distribuées gratuitement : beurre, fromage, lait, viande n’ayant pas séjourné des mois dans la saumure. Toutes le font. Le choix est simple : ça ou mourir de faim à petit feu.  
Le travail est mesuré en fils, chacun long de trois mille aunes. Il faut à Anna Stina toute sa première journée pour filer cent aunes. Elle a toujours eu plus de facilité à utiliser la main gauche que la droite, aussi peine-t-elle à apprendre les gestes pour manier le rouet. Le fil qui court entre ses doigts est soit trop gros soit trop fin, il n’arrête pas de se rompre. Elle doit le rafistoler, et vite, car un contremaître passe sans arrêt parmi les fileuses pour contrôler le travail. Au crépuscule, elle comprend qu’elle n’apprend pas assez vite. Si elle ne file pas plus et mieux, elle n’aura pas assez à manger et, sans nourriture, elle n’aura plus la force de filer. La faim ne lui est pas étrangère, elle sait qu’elle ralentit le corps et l’esprit.
 
Deux semaines passent avant qu’Anna Stina ne revoie la Dragonne mais, ce faisant, elle est frappée de constater qu’elle aurait pu la voir plus tôt parmi les fileuses sans la reconnaître. Son corps dégingandé est désormais racorni et voûté. Une de ses jambes est tordue vers l’intérieur, si bien qu’elle doit boiter en arquant les jambes pour que ses pieds ne s’accrochent pas. Chaque parcelle de peau qu’on aperçoit sous le bord de sa jupe varie du bleu-noir au jaune, autour de croûtes à demi cicatrisées. Elle semble incapable d’arrêter de trembler. En quelques jours, la Dragonne est devenue une vieille femme. Quand elle croise le regard d’Anna Stina, elle n’a pas l’air de la reconnaître. Si elle ne cesse pas de trembler, elle ne pourra pas filer, et Anna Stina en a déjà vu les conséquences parmi les fileuses de sa salle. Elles se mettent à se mouvoir plus lentement, et finissent apathiques devant leur rouet, ne touchant presque plus la laine, à part quand les boudins les menacent de leur fouet. Elles filent de moins en moins, ne reçoivent plus de salaire, ne peuvent plus couvrir leurs frais et, jour après jour, la chair s’évapore de leurs os. Elles finissent par s’effondrer et on les porte à l’infirmerie, pour une courte halte avant la tombe.

On dit souvent qu’on trouve son destin sur le chemin pris pour l’éviter.

Personne ne devient criminel sans d’abord avoir été victime.

 

vendredi 28 janvier 2022

[Guillaume, Laurent] Un coin de ciel brûlait

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un coin de ciel brûlait

Auteur : Laurent GUILLAUME

Editeur : Michel Lafon

Parution : 2021

Pages : 492

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Sierra Leone, 1992. La vie de Neal Yeboah, douze ans, bascule sans prévenir dans les horreurs de la guerre civile qui ensanglante son pays : enrôlé de force dans un groupe armé, il devient un enfant-soldat.

Genève, aujourd'hui. La journaliste Tanya Rigal, du service investigation de Mediapart, se rend à une convocation de la police judiciaire suisse. L'homme avec qui elle avait rendez-vous a été retrouvé mort dans sa suite d'un palace genevois, un pic à glace planté dans l'oreille. Tanya comprendra très vite qu'elle a mis les pieds dans une affaire qui la dépasse...

Trente ans séparent ces deux histoires, pourtant, entre Freetown, Monrovia, Paris, Nice, Genève et Washington DC, le destin fracassé de Neal Yeboah va bouleverser la vie de bien des gens, celle de Tanya en particulier. C'est que le sang appelle le sang, et ceux qui l'ont fait couler en Afrique l'apprendront bientôt. À leurs dépens.
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ancien capitaine de police, aujourd'hui consultant pour de grandes organisations internationales, Laurent Guillaume est l'auteur de plusieurs romans remarqués, dont Mako, Black cocaïne (en cours d'adaptation pour la télévision) et Là où vivent les loups. Il écrit aussi pour la télévision.

 

Avis :

En 1992, arraché à sa famille par la guerre civile qui ravage la Sierra Leone, Neal Yeboah, douze ans, est enrôlé de force comme enfant-soldat. Trente ans plus tard, un homme est retrouvé assassiné dans un palace genevois. Il avait rendez-vous avec la journaliste d’investigation Tanya Rigal, qui, convoquée par la police judiciaire suisse, réalise qu’elle est sur une affaire énorme, intéressant jusqu’aux services secrets américains. Elle ne sait pas encore, que de l’Afrique à l’Europe et aux Etats-Unis, le sang n’a pas fini de couler…

En flic-auteur avisé, Laurent Guillaume nous entraîne dans une enquête énergique et pleine d’adrénaline, dont le style percutant et le rythme soutenu sont faits pour happer le lecteur de la première à la dernière page. Il nous livre donc un bon polar, captivant à souhait, mais pas seulement. Son livre est aussi une plongée, terrifiante il faut le dire, dans la guerre civile qui ravagea la Sierra Leone pendant toutes les années quatre-vingt-dix, décimant et déplaçant les populations dans un déchaînement de violences et d’atrocités, le tout avec le concours massif d’enfants-soldats, et pour enjeu principal, le contrôle des zones diamantifères. L’auteur enchâsse ainsi sa fiction dans une trame historique parfaitement authentique, parsemée de personnages réels, et, par d’incessants allers-retours entre l’Afrique et le reste du monde à trente ans d’intervalle, met efficacement en lumière le problème persistant des diamants de conflits, aussi appelés diamants de sang.

La narration, suffisamment réaliste pour bien faire prendre la mesure des atrocités commises, en même temps que l’ampleur des jeux de pouvoir économique et politique qu‘alimente la contrebande de diamants, a de quoi faire froid dans le dos. En plus d’aider à armer les rébellions et d’entretenir l’instabilité en Afrique, les diamants de sang continuent aujourd’hui à financer des régimes totalitaires. Al-Qaïda aussi en a tiré une partie de sa fortune...

Loin du simple divertissement, ce polar palpitant est aussi l’occasion de découvrir le rôle des diamants dans les conflits africains. Avant d’être montés en bijoux, ce sont parfois de véritables rivières de sang qu’ils ont déjà fait couler… (4/5)

 

 

Citations :

Toi, ce qui te paralyse, c’est pas la peur de mourir ou d’être blessé, c’est tes racines. L’âme de ton père et le souvenir de ta mère, ils sont vivants en toi. Et tu as peur de les perdre, de les effacer en tuant des innocents parce que ça va à l’encontre de ce que tes parents t’ont appris. Tuer des gens innocents, c’est comme tuer ton père à chaque fois et effacer ta mère, t’en éloigner.
Il resta quelques instants silencieux, comme s’il puisait dans ses propres souvenirs.
– Ce sont des gens bien, mais ils représentent un danger pour toi. Les gens bien ne font pas de vieux os dans la rébellion. Tu ne veux pas les trahir, alors ils restent en toi, ils guident tes actes, ton fusil, tes cibles.
 

À Freetown, un petit capitaine de l’armée de terre nommé Valentine Strasser avait renversé le vieux général président Joseph Saidu Momoh. Avec un groupe d’officiers, le nouveau président avait fondé le Conseil national provisoire du gouvernement, dont tout le monde savait qu’il n’aurait rien de provisoire parce qu’en Afrique plus qu’ailleurs, les gouvernements provisoires militaires durent longtemps.
 

Ainsi on en est là, se dit-il, prêts à se massacrer entre nous pour quelques cailloux. La rébellion, toute cette merde n’est que l’excuse pour que certains puissent s’enrichir. Nous sommes des assassins aveugles, des pantins entre les mains de salopards avides comme cet Américain, comme Popay et comme ce chef du Hezbollah.
 

Le palais présidentiel était situé au bord de l’océan Atlantique, dans le quartier résidentiel de Capitol Hill, à Monrovia. (…)
D’apparence lugubre, la bâtisse semi-circulaire de huit étages, grise comme un ciel d’orage, traînait une sale réputation de lieu hanté et maudit. Les Monroviens l’appelaient le Manoir, comme si seuls des monstres de légende y demeuraient. Aucun Président qui y avait séjourné pour une période prolongée ne connut de fin agréable. On citait souvent le sort du pauvre William R. Tolbert, assassiné en 1980 en pyjama dans sa chambre du palais par les hommes de John Doe, ancien sous-officier de l’armée libérienne et nouveau Président par la force des baïonnettes qui, pour faire bonne mesure, fit également exécuter publiquement tout le gouvernement de son prédécesseur.
Le président Doe fut payé en retour et en magnanimité dix ans plus tard, lorsque Prince Johnson et Charles Taylor, à la tête de troupes rebelles, le renversèrent. Doe fut torturé, il eut les doigts et les oreilles tranchés puis fut exécuté d’une balle dans la tête devant un Johnson hilare, sirotant sa bière. Alors, comme souvent en Afrique, les alliés opportunistes Johnson et Taylor s’affrontèrent en une terrible guerre civile de sept ans. Mais c’est par les urnes que Taylor conquit le pouvoir en 1997, même si certains doutèrent de la sincérité du scrutin. À peine entré au palais, Taylor entreprit de nettoyer les institutions et la société civile de tout ce qui représentait une forme d’opposition ou de menace à son omnipotence.
 
 
Comme toujours, les dictateurs se bercent d’illusions. Taylor pensait qu’un peu d’aide suffirait à sauver son régime, mais c’était d’un défibrillateur dont il aurait eu besoin. Les dictateurs aiment à penser que leur sort sera différent de celui de leurs prédécesseurs, qu’ils sont plus malins, que leur pouvoir est plus stable. Ils sous-estiment souvent l’adversité et la haine de leur peuple. La peur qu’ils instillent est une arme à double tranchant ; bien dosée, elle tient les rênes serrées, mais quand, par effet de surdose, les gens n’ont plus rien à perdre, là, les véritables ennuis commencent.


– Nous ne pouvons pas tuer tous les gens qui représentent une gêne, Monsieur.
– Bien sûr que si, nous pouvons ! Pourquoi ne pourrions-nous pas ? Cette nation s’est même bâtie sur ce principe.


Ce serait un coup de génie incroyablement ironique : créer de toutes pièces une prétendue rébellion pour s’emparer de mines de diamants, et lorsque la guerre est en voie de s’achever, investir l’argent qu’on a gagné grâce aux massacres dans des mines parfaitement légales et déclarées…


– Al Qaïda s’est financée grâce aux diamants de la Sierra Leone, dit-elle.
– Mohammed et Gailani étaient envoyés par un certain Abdullah Ahmed Abdullah, un proche de Ben Laden. Ils avaient pour mission d’acheter un maximum de diamants juste avant les attentats. Ben Laden savait qu’après le 11 septembre tous les comptes auxquels il avait accès, ainsi que ceux de ses proches seraient bloqués. Al Qaïda ne pourrait plus se financer grâce au système bancaire international.
– Les diamants permettent de contourner les interdictions bancaires, dit Tanya.
Amanda sourit.
– Exactement. Forte valeur intrinsèque, non traçables et négociables partout sur la planète. D’après ma source au FBI, Abdullah et le général Mosquito étaient en contact depuis 1998. La petite plaisanterie durait depuis des années.
Tanya tenta de se représenter les sommes en jeu.
– Ils ont dû se constituer un trésor de guerre de plusieurs millions de dollars.
– Plusieurs dizaines de millions de dollars, peut-être même plusieurs centaines de millions, vous voulez dire. De quoi voir venir.


 – Je le sais, mais je dois vous demander de ne pas diffuser cette photo.
Tanya prit le temps de réfléchir quelques instants.
– Ça va à l’encontre de ma règle à moi.
– Qui est ?
– L’inverse de la vôtre : informer les gens, quoi qu’il advienne. Les pires saloperies se cachent dans l’ombre des petits accommodements.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

mercredi 26 janvier 2022

[Litt, Vincent] Soleil rouge sur Badényabougou

 

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Soleil rouge sur Badényabougou

Auteur : Vincent LITT

Parution : 2021 (Murmure des soirs)

Pages : 247

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Manon et moi avions trouvé refuge dans l’appentis du dispensaire déserté de Badényabougou. Nous nous étions glissés à la hâte dans ce cagibi resserré et sans fenêtres jouxtant l’ample salle de soins. Dans cet espace confiné, Manon se déchirait d’angoisse, je la serrais dans mes bras et tentais de la réconforter. Nous croupissions là, dissimulés derrière des cartons vides, des madriers, des tôles, une table d’examen, une étagère métallique.

Eduardo, médecin volontaire dans l’hôpital d’une bourgade sahélienne, se fond rapidement dans le microcosme local. Il est touché par la grâce distante de Fatimé et vit une passion intense avec Manon, globe-trotteuse de passage. Lorsqu’une bande armée s’infiltre dans ce coin reculé, c’est le cauchemar ! Face à la sauvagerie, les certitudes se lézardent. Sur qui compter ? Que devient la solidarité ?

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Vincent Litt, médecin et anthropologue est né en 1954 à Leuven. Il a grandi à Liège et vit à Orbais dans le Brabant wallon. Il écrit des nouvelles. Soleil rouge sur Badényabougou est son premier roman.

 

 

Avis :

Depuis deux ans qu’il a rejoint l’hôpital de cette petite bourgade reculée du Sahel, Eduardo est devenu « Mon Docteur » dans toute la région. Sa notoriété et son efficacité ne sont pourtant pas du goût de tout le monde, à commencer par les bandes mafieuses dont il gêne certains trafics. Quand un groupe armé s’installe au village, les ennuis commencent.

Les années de pratique de la médecine par l’auteur en Afrique donnent de l’assise au récit. Vincent Litt connaît son sujet et parvient sans mal à immerger le lecteur dans l’atmosphère de ce coin perdu du Sahel. Croquées de manière très vivante, les scènes s’enchaînent sans se départir d'un réalisme convaincant, qui fleure l’aventure et le dépaysement. Aux côtés d’un Eduardo souvent désarçonné mais empli de bonne volonté, l’on découvre le microcosme local. L’on s’acclimate aux inventifs expédients d’une population organisée pour tirer parti, vaille que vaille, de ses conditions très modestes. L’on s’accommode avec philosophie, moyennant quelques frayeurs, des innombrables aléas de déplacements rendus aussi périlleux qu’épuisants par l’absence ou l’état désastreux des pistes, routes et infrastructures. Mais aussi, d'emblée mis sous tension par la scène introductive dépeignant le narrateur et sa compagne tapis, mal en point et terrorisés, dans l'appentis d'un dispensaire, l'on évolue dans la lecture avec la certitude d'une menace imminente et d'une violence larvée, qui rendent plus manifeste encore le sentiment que rien n'est vraiment fiable ni maîtrisable dans cet environnement régi par ses lois propres, au gré d'arrangements et de compromissions gangrenant ses moindres rouages.

Dès lors, l'auteur joue à fond la carte du suspense et de l'angoisse, et c'est sur un rythme haletant qu'il nous entraîne dans un crescendo de faits inquiétants, alors que le brigandage de premières bandes armées, infiltrant la région sans la moindre réaction d'autorités corrompues, fait craindre de futures vagues bien plus organisées, djihadistes cette fois. La description de l'engrenage intéresse autant que la tension dramatique tient en haleine. Les péripéties finissent certes par flirter avec les limites du crédible, mais, emporté vers le paroxysme du récit, le lecteur reste enclin à ne point trop s'en formaliser. Tout au moins jusqu'à ce que, brutalement, en l'espace de quelques mots seulement, le soufflé ne retombe sur une issue aussi rapide qu'inopinée, décevante de plate facilité. Saisi d'une frustration incrédule, l'on achève alors cette lecture sur un désappointé  "tout ça pour ça" ?

Laissée sur ma faim par une intrigue qui finit par tourner court aux limites de la crédibilité, j'ai néanmoins dévoré, avec un plaisir certain, cette très vivante aventure africaine, riche en dépaysement et pimentée d'un suspense addictif. Une agréable récréation entre deux lectures plus exigeantes. (3/5)

 

Citations :

Je m’étonnais tous les jours de cette faculté qu’on avait par là-bas de faire comme si de rien n’était, de se saluer gaiement à demander comment va la famille, la santé, le travail, la fatigue, et tout et tout, même quand planait une hargne solide. Démosthène m’avait envoyé son soldat privé, j’avais été menacé, agressé, et monsieur me saluait chaleureusement, pire il a allumé son poste de radio à ondes courtes, préréglé sur Radio France International, en est sortie Véronique Sanson.

Pendant quelques instants, avec mon rôle de toubib, j’avais pris le dessus, mais je savais que ça n’allait pas durer : ou bien un de ses enfants étaient gravement malade, ou bien, on était dans l’embrouille. La seconde hypothèse était la bonne. Il a ri très fort, il sentait le cognac. D’un mouvement surjoué de son bras, il m’a prié de pénétrer dans son salon flanqué de fauteuils et de divans en surnombre, couvert au sol de tapis aux couleurs criardes. Au milieu de la pièce trois bonshommes me fixaient. Démo me les a présentés comme des inspecteurs de pharmacie. Ils avaient, eux aussi, revêtu leurs boubous du soir. Verres à la main, ils terminaient un rire. Comme si Démosthène était leur invité, ils m’ont fait signe de m’asseoir avec eux et tel un perroquet, le député n’a eu qu’à répéter leur sollicitation. On aurait dit trois frères ou trois cousins, tous larges et épais, pourvus de jambes extra longues qu’ils repliaient péniblement sur le bord du canapé. (…)
On m’a apporté du whisky. La conversation allait bon train entre les trois inspecteurs et leur hôte. Ils passaient du bambara au français et faisaient de longs détours par une autre langue qui pouvait être du songhaï. Ils ne m’adressaient pas la parole, causaient et riaient entre eux, mélangeaient les idiomes, je n’existais pas sauf pour remplir mon verre. Pas de place bien sûr pour parler de Hissein et de ses agissements. Je connaissais bien cette manière de dénigrer quelqu’un, de lui faire croire qu’il a accès aux conversations les plus fraternelles ou les plus secrètes et de la garder au milieu du jeu de quilles en l’ignorant.

Sanogo était passé du gris clair au gris transparent, l’infirmier-major s’était éclipsé et le comptable fouillait dans ses papiers sans savoir ce qu’il aurait bien pu y trouver. Se pavanant, les trois gaillards sont repartis dans leurs chaussures de bal. Ils enverraient leur rapport et il n’est jamais arrivé. Sanogo et son comptable n’allaient certainement pas me dire ce qu’ils savaient des raisons d’être de cette incursion surréaliste. Ils complétaient leurs maigres et discontinus traitements de fonctionnaires par des prélèvements sur les frais de fonctionnement de l’hôpital et redistribuaient le long d’une chaîne d’employés de la mairie, des impôts et de la sous-préfecture, une partie de leurs gains, transferts qu’il ne fallait pas mettre en péril. Le silence des uns valait la protection des autres, quels que fussent les montants ou les enjeux.

Il faisait très chaud, très sec. Epines et bouts de bois entraient dans mes sandales. Jamal portait des nu-pieds taillés dans des déchets de pneus. J’avais essayé ce genre de chaussures, c’était affreux, les bords des sangles entraient dans la chair et il fallait plusieurs semaines pour s’y habituer. Une fois les épaississements de corne et les durillons formés, la semelle de caoutchouc faisait corps avec la plante du pied et la marche devenait très aisée, même sur une route.
 
Un pont était  fermé cinquante kilomètres plus loin. Je connaissais bien la rivière à traverser et ce tablier en mauvais état, carrément fendu, qui menaçait depuis longtemps de s’écrouler. La fermeture avait enfin été décidée, mais il allait falloir attendre la saison sèche pour entamer les réparations et durant des mois, les véhicules passeraient par une chaussée submersible aménagée en contrebas. Ca promettait d‘être une grosse galère, les embourbements de camions dans le gué, les ensablements dans la remontée vers l’autre rive. C’était une aubaine pour les villageois aux alentours ; ils allaient se faire payer cher et vilain pour décharger et recharger, pousser, tirer et dépanner les véhicules. Dans pareilles situations, il y avait souvent des drames, comme ce camion-citerne qui s’était renversé dans la descente vers un gué, se mettant à suinter de l’essence, attirant femmes, hommes et enfants munis de seaux et de bidons, venus recueillir un peu du précieux liquide qui disparaissait dans le sable. Le bruit de l’explosion s’était propagé à des kilomètres, une colonne de fumée noire avait obscurci le ciel pendant des heures. C’était Lasséni qui m’avait raconté cette horreur, trente-deux morts, des dizaines de blessés. Cinq de ses amis gendarmes avaient péri dans des souffrances atroces. Depuis, quand on annonçait un passage à gué sur une route de cette importance, je prenais mes précautions, je m’informais de poste en poste. Ce jour-là, tout se passait bien, le pont était fermé depuis une heure ou deux, pas encore de catastrophe déclarée, de camion embourbé, de semi-remorque ensablé ou de citerne renversée.

Puis la route avait repris toute droite, avec ses semis bourrés à plus de cinquante tonnes. Plusieurs dizaines de personnes campaient là-haut sur les charges. Les attelages penchaient, avançaient en crabe, on avait envie de se garer pour les laisser passer, mais il aurait fallu s’arrêter toutes les deux minutes, ça circulait à fond sur ce tronçon-là, et dans la ligne droite ils prenaient eux aussi de la vitesse. Arrivés au virage, parfois ils versaient. Tout le monde savait qu’à cet endroit, la courbe était penchée dans le mauvais sens, mais certains jouaient avec la limite.

La route et ses barrières. A mon arrivée dans la pays, j’avais vécu ces contrôles comme des atteintes à ma dignité, comme des agressions, puis, allez bon, j’avais compris qu’il valait mieux en rire. J’avais mis au point une tchatche pour que les arrêts ne durent pas des plombes. Il y avait aussi plein de gars qui me connaissaient, j’avais soigné leurs gosses, celui du frère ou de la sœur. Parfois la vérification des papiers se transformait en consultation à la portière. A ces occasions, tout médicament était le bienvenu, ça faisait des économies, ça se revendait facilement et c’était personnalisé. Je n’en avais pas toujours avec moi, alors je les promettais pour la prochaine fois, pas un n’oubliait.
 
Un peu avant cela, d’autres clans s’étaient installés à Badényabougou, avaient mis les communications téléphoniques hors d’usage et coupé la route d’accès au bac. Contrairement à celles de notre petite ville, à Badényabougou, les bandes avaient été plus agressives. Elles ne s’étaient pas contentées du rôle d’éclaireur qu’elles avaient pris au départ des trois concessions urbaines. Elles avaient réellement bouclé le canton et rapidement affamé les gens. Elles avaient fait main basse sur les stocks de vivres du marché et rassemblé les troupeaux de la région. Elles frappaient ceux qui leur résistaient. Elles cherchaient de l’argent, des bijoux et pour cela retournaient les maisons de fond en comble. Le dépôt de médicaments et sa maigre caisse avaient fait partie du lot. A plusieurs reprises, Sanoussi s’était interposé. Son logement et la salle de soins du dispensaire avaient été sauvagement ciblés, comme tout ce qui avait un lien avec l’État, le progrès, l’occidentalisation du monde. La coopérative avait été, elle aussi, mise à sac, puis l’antenne des travaux publics, l’école et la station vétérinaire. 


 

lundi 24 janvier 2022

[Meurice, Guillaume] Le roi n'avait pas ri

 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le roi n'avait pas ri

Auteur : Guillaume MEURICE

Parution : 2021 (JC Lattès)

Pages : 300

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Guillaume Meurice fait revivre Triboulet, le bouffon du roi au XVIe siècle, comique hors pair, qui fit pourtant la blague de trop…

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Guillaume Meurice est comédien, humoriste et chroniqueur sur France Inter (Le moment Meurice) dans l'émission Par Jupiter depuis 2014. Le roi n'avait pas ri est sa cinquième publication.

 

 

Avis :

Jusqu’ici persécuté pour sa silhouette contrefaite, le jeune Nicolas est engagé comme fou du roi Louis XII. Rebaptisé Triboulet en référence à son vécu de souffre-douleur, affublé des couleurs jaune et vert des bannis, d’un chapeau à grelots et d’une marotte faisant office de sceptre, le voilà propulsé de la fange aux fastes de la Cour du XVIe siècle à Blois. Censé amuser le monarque par ses pitreries, le bouffon du roi gagne aussi l’exclusif privilège de pouvoir s’exprimer sans filtre et sans inquiétude, sa « folie » l’exonérant de la servilité courtisane de rigueur dans l’entourage royal. Reconduit dans ses fonctions par le jeune François 1er, Triboulet s’illustre par son esprit et son insolence, jusqu’à ce qu’une ultime plaisanterie ne le fasse tomber en irrémédiable disgrâce…

Curieuse position que celle de bouffon de Cour, comme exclu du commun des mortels par sa difformité, réduit à un état de jouet suffisamment ridicule et inconséquent pour ne susciter qu’indulgence et amusement, et, au final, familier du roi comme bien peu, seul à pouvoir renvoyer leurs quatre vérités aux Grands de ce monde qu’il lui est loisible de railler et d’insulter sans qu’il ne lui en cuise, avec une liberté d’expression et de jugement dont on peut d’ailleurs douter qu’elle existe encore de nos jours… C’est donc avec un certain ébahissement que l’on découvre cette biographie romancée à partir des quelques éléments historiques connus, mais aussi des vers de Clément Marot et de l’Eloge de la folie d’Erasme. La légende a rapporté quelques bons mots et reparties de Triboulet – ou des Triboulet, on ne sait pas, puisque plusieurs fous du roi portèrent ce nom -, certains franchement rabelaisiens, d’autres témoignant d’un formidable sens de la réplique, et l’on s’amuse souvent de bon coeur de tant de percutant à-propos.
 
Protégé par son irresponsabilité supposée, Triboulet n’en vit pas moins sur la corde raide de la faveur royale, au-dessus du gouffre haineux où confisent les puissants du royaume. Enragés par le pouvoir qu’à ce faquin de faire rire le roi à leurs dépens, tous n’attendent que de réduire l’insolent en charpie au premier signe de disgrâce. Et, fatalement, après maints chancellements rattrapés par un bon mot, vient un jour où le roi ne rit pas, par peur de déplaire à la favorite en titre. Plaisir d’amour est plus fort que joie d’humour… C’est la dernière tocade amoureuse du roi qui l’emporte !

Enlevé et facétieux, d’une lecture fluide et agréable, ce roman historique pointant le déstabilisant pouvoir du rire et la tentation des puissants de l’encadrer, entre forcément en résonance avec l’expérience d’humoriste de l’auteur. Comment ne pas penser au poids toujours plus grand du politiquement correct de nos jours, alors que le contrôle croissant du langage et les multiples auto-censures que nous nous imposons ne cessent de corseter davantage la libre expression ? Et bien sûr, comment ne pas frémir quand certains paient aujourd'hui de leur tête le prix d’une poignée de caricatures ? (4/5)

 

Citations :

Je me sentais nu, fragile, piteux, habité de cette solitude que seuls ceux ayant un jour essayé l’art délicat de faire rire peuvent toucher du cœur. Car une farce est un cadeau en même temps qu’un espoir. Une projection de soi, une attente de retour. Elle cherche le rire autant que la considération et ne tolère pas l’indifférence. Celle qui me faisait face en cet instant me glaçait le dos.

Laideron était mon surnom, à défaut d’avoir un prénom. Dernier de la lignée, né avec des yeux globuleux, des grandes oreilles, un nez de travers, les pieds en dedans et une bosse en dehors, ma venue au monde tint du miracle. Ma survie, de l’accident.
— R’garde-moi ça ! C’est pas une tête c’est un brouillon ! répétait sans cesse ma mère en me dévisageant.
De ses yeux suintait la rancune.
— Comment t’as pu le rater à ce point-là ? répondait mon père dans un sursaut.
Les ricanements fusaient des bouches édentées. Dans la pièce commune de notre vieille mansarde noircie par la tourbe, je n’avais nul endroit où fuir ni me cacher, excepté une vieille table sous laquelle je pouvais rester des heures. J’avais froid. J’avais faim.

Je me savais vilain, je me savais à part, mais je ne comprenais pas le rejet. Qu’est-ce que la beauté ? La norme ? La symétrie, la régularité ? Les proportions de la cathédrale Saint-Louis ? C’est précisément ce que moi, je trouvais laid. Trop attendu, trop millimétré. Conçu pour plaire aux puissants. « Regardez, monsieur, comme j’ai bien respecté toutes les règles ! Vous êtes content, hein ? » L’art ne devrait pas tolérer la perfection. J’aimais le presque, le loupé, le dommage. Je le portais sur ma tête, depuis ma naissance. On ne m’avait jamais dit que j’étais beau. Tant pis.

La suite de la soirée ne fut qu’amusements, réjouissances, libations. Des musiciens, des acrobates, des jongleurs, accordaient le plaisir de la bouche avec celui des yeux. Un danseur de corde souleva des clameurs lorsqu’il parcourut de part en part la longue pièce sur un fil tendu, manquant de chuter à chaque pas, faisant frémir l’assistance et déclenchant des tonnerres d’applaudissements. Et si telle était ma fonction ? Divertir sans glisser. Chercher la limite, le point d’équilibre entre le rire et l’offense. Entre la grâce et l’abîme.
 
— À la cour, on parle beaucoup de toi.
— Ah bon ?
— Oui, tu es aimé par certains, détesté par beaucoup, mais, surtout, craint par tout le monde.
Cela m’amusa. L’idée même que mes farces puissent engendrer de la peur était, en elle-même, une facétie des plus réjouissantes. Ainsi, de cible, je serais devenu archer ?
— Cela signifie que tu fais bien ton travail. Le roi a besoin de toi. Il n’est entouré que de flatteurs. Il lui faut quelqu’un pour lui souffler la vérité. Tu sais, dans la Rome antique, lorsqu’un empereur était consacré, lors du défilé durant lequel il parcourait la ville de part en part, un esclave se plaçait derrière lui pour lui répéter : « Hominem te esse. » Tu sais le latin ?
Je regardai Le Vernoy.
— « Rappelle-toi que tu n’es qu’un humain. »
— Bravissimo ! Aujourd’hui, c’est toi qui dis au roi qu’ils ne sont que de simples mortels. Memento mori !
— C’est ça que je fais ?
— En quelque sorte… Mais pas seulement. Tu sers également à remettre à leur juste place ses conseillers trop présomptueux. Crois-moi, tu es utile. Tu es même précieux.
— Vous exagérez…
— Je t’assure que non. Les princes ont besoin de ça. Tu es un fou. Un fou qui tient le rôle de garde-fous.
Il parlait d’un ton calme et doux.
— Tous les pouvoirs craignent le rire car il est libre comme un torrent de montagne. Alors ils tentent de le maîtriser, de lui donner des contours officiels. D’où ton costume. Fais attention à ne point te laisser emprisonner dans ton rôle.
— « J’aime mieux passer pour un fou et pour un être sans valeur, que d’être sage et morose. »
— Je vois que tu connais tes classiques.


 

samedi 22 janvier 2022

[Bunda, Martyna] Les Coeurs endurcis

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les Coeurs endurcis (Nieczulosc)

Auteur : Martyna BUNDA

Traduction : Caroline RASZKA-DEWEZ

Parution : en polonais en 2017,
                  en français en 2022
                  (Noir sur Blanc)

Pages : 256

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Les héroïnes de cette saga féminine, dont l’action recouvre le second tiers du XXe siècle en Pologne, sont trois sœurs : Gerta, fiable et sérieuse, Truda, qui cède facilement aux appels du cœur, et Ilda, la rebelle, la fantasque. Leur mère, Rozela, les a élevées seule dans le village cachoube de Dziewcza Góra. Pour survivre à la guerre, puis à la terreur stalinienne, elles doivent apprendre à dissimuler leurs sentiments. L’insensibilité devient leur bouclier contre l’adversité, et, là où d’autres s'effondreraient, Rozela et ses filles poursuivent leur chemin, vaille que vaille. Il y a des mariages et des séparations, mais ni les maris ni les enfants qui viennent au monde ne constituent le centre de tout. 
Ici, les liens du sang ne semblent relier que les femmes… Au fil des années, la maison de la mère restera le lieu où reprendre souffle, où retrouver forces et réconfort. Dans cette éblouissante évocation de la « dureté » des femmes, aucune idéalisation, aucun violon de mélodrame facile, mais des images inoubliables et un humour merveilleux. Une ode à la sororité, à une forme farouche de solidarité.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Martyna Bunda, née à Gdańsk en 1975, a grandi dans la région polonaise de Cachoubie ; elle a étudié les sciences politiques et a travaillé dès l’âge de 18 ans comme journaliste de presse écrite. De 2012 à 2018, elle a dirigé les pages d’actualités nationales d’un grand hebdomadaire polonais (Polityka). Elle a reçu plusieurs prix pour ses reportages et pour Les Cœurs endurcis, son premier roman. Elle est mère de deux filles et vit à Varsovie.

 

Avis :

Après la mort accidentelle de leur père, les trois sœurs Gerta, Truda et Ilda sont élevées par leur seule mère Rozela, dans leur maison d’un village de Cachoubie, en Pologne. Alors qu’aux épreuves de la guerre succède la terreur stalinienne, toutes quatre acquièrent l’habitude de se débrouiller, vaille que vaille. Viendront mariages et enfants, joies et malheurs : rien ne les empêchera jamais de faire bloc, en véritables piliers de la famille…

Commençant par sa piquante scène finale, puis alternant les points de vue de chacune des quatre héroïnes en une myriade de brefs épisodes illustrant leur quotidien sur un demi-siècle, le récit décrit un cycle complet de saisons, en même temps qu’il accumule grands et menus faits de vie comme autant de couches de sédiments ou de cernes d’un arbre, pour restituer l’existence de ces femmes dans la Pologne d’après-guerre et des quelques décennies suivantes. Ces quatre fils de vie s’entrelacent ainsi pour former la même trame linéaire : celle de femmes appliquées ensemble à faire face à l’adversité sans faiblir et en ne comptant d’abord que sur elles-mêmes, les défaillances des hommes – entre surmortalité, inconstance et lâcheté – les ayant habituées à ne les voir endosser que des rôles satellites.

Rien n’est facile pour Rozela et ses filles, mais jamais aucune ne songerait même à se plaindre ou à baisser les bras. A vrai dire, Rozela ne survit aux atrocités subies pendant la guerre qu’en enfouissant les traumatismes au plus secret d’elle-même, et en se jetant corps perdu, tout sentiment bridé, dans la mêlée d’une existence où tout se conquiert de haute lutte, et à condition de savoir faire feu de tout bois. Dans cette Pologne tombée dans le giron soviétique, assurer les fondamentaux de l’existence est une lutte de tous les instants, et c’est au moyen d’une débrouillardise, d’une capacité d’adaptation et d’une endurance de tous les instants que les femmes de la trempe de Rozela assurent le quotidien en tâchant de compenser l’usure ou l’absence de leurs hommes. Cela ne se fait pas sans une certaine forme de brutalité : l’on n’a guère le loisir de s’attendrir, ni de s’appesantir sur soi-même. L’éducation se fait à la dure, et si une solidarité sans faille les unit, l’action chez elles tient lieu de sentiment.

Par nécessité impitoyablement coriaces, à commencer avec elles-mêmes, les quatre femmes de ce récit cachent en leur tréfonds une humanité des plus attachantes. Leur audace et leur inventivité multiplient les épisodes dont l’évidente authenticité ou, parfois, l’allure de légendes familiales, entretiennent l’impression d’une chronique fidèle à ce que l’auteur aurait pu recueillir de la vie de ses mère, tantes et grand-mère. Tantôt dramatiques, tantôt cocasses, ce sont mille détails de l’existence de ces femmes qui parviennent dans ces pages à nous les rendre particulièrement proches et vivantes. Et, en fin de livre, l’on revit cette fois avec tendresse et amusement, la scène initiale qui avait tant piqué notre curiosité de lecteur.

Cette chronique familiale, qui, au travers des menus faits de leur quotidien, parvient avec tant de naturel à faire revivre deux générations de femmes pendant la période communiste de la Pologne, s’avère un témoignage historique que son objectivité et son authenticité, autant que son écriture vive et pleine d’humour, rendent tout à fait passionnant. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Elle le pria de lui raconter d’où il venait. L’histoire qu’elle entendit fut celle d’une femme que l’on avait poussée d’un train pour Varsovie, au cours de la première guerre, par temps de grande famine, après lui avoir volé le pain qu’elle s’était procuré à la campagne. Rassemblant ses dernières forces, la femme avait marché jusqu’à la forêt, sans savoir où elle se trouvait, ni où elle allait. Dans cette forêt, au beau milieu d’un chemin, elle était tombée sur un nouveau-né. On avait fini par les trouver tous les deux, car l’enfant pleurait très fort. Elle avait donc survécu grâce aux cris du bébé, et lui, parce que la femme le réchauffait contre son corps. Et lorsqu’ils eurent enfin repris des forces, dans un village des environs de Radom, il se révéla que la maison de la femme avait été détruite, et ses enfants tués. Et ainsi ils restèrent ensemble, tous les deux. Lui, sans jamais connaître sa mère biologique, et elle, pour qui il remplaça ses enfants.

Truda était plus indulgente envers Józek qu’envers son propre fils. Néanmoins, lorsqu’elle les surprit à fumer à deux une cigarette, de celles que lui envoyait Jakob pour qu’elle puisse les revendre à bon prix, même lui n’y coupa pas. Elle les poussa vivement tous les deux jusqu’à la cuisine des cochons, leur donna un paquet à chacun en leur ordonnant de fumer cigarette sur cigarette jusqu’à la dernière. Ils en fumaient une, verdissaient, vomissaient, allumaient la suivante. Jan-Flamme resta couché deux jours après ça, à vomir encore dans une bassine. Aux yeux de Truda, ce n’était que justice : à coup sûr, c’était lui qui avait entraîné son frère à fumer. Elle l’avait fait pour leur bien. Ils ne toucheraient jamais plus à une cigarette. Elle se montrait toujours sévère envers son propre fils, même lorsqu’il se faisait mal. Elle allait parfois vérifier si les garçons étaient déjà endormis, mais jamais elle n’était prise de tendresse envers le petit Jan. Pas même quand il dormait.

Oubliée, la mort de Staline ! Les gens, dorénavant, parlaient de Gomuɫka. Qu’importe qu’il soit du parti ou pas, pourvu qu’enfin il y ait quelque changement. Gerta avait elle aussi ses espérances : dans leur immeuble de Kartuzy, pour la première fois depuis des années, un deux-pièces clair et spacieux devait se libérer. Gerta espérait beaucoup se le voir attribuer. Depuis des mois elle faisait le tour des administrations à cet effet. Toujours, elle se voyait opposer un refus ; l’une des femmes du bureau des demandes finit par l’informer aimablement qu’il s’agissait de Jan le Gitan. Après avoir finalement donné son pot-de-vin à qui de droit, ajoutant à l’argent de la vente des serviettes un siège de toilette obtenu par miracle à Gdańsk, Gerta n’avait plus qu’à attendre que le logement se libère. Ce qui arriva presque aussitôt après la naissance de sa fille. Edward avait juste à déposer la demande. Mais lui, il alla remettre le document à un autre fonctionnaire, pas le bon. Le courrier suivit un circuit imprévu, quelqu’un s’en était mêlé qui se souvenait de qui Gerta était la belle-sœur ; l’attribution prévue tomba à l’eau. Son mari considérait qu’il n’était en rien fautif. Par ailleurs, disait-il, pourchasser des fonctionnaires comme des perdrix était en dessous de sa dignité.
 
Lorsque la petite eut fêté ses six mois, Gerta revint pour de bon avec l’enfant dans son appartement de Kartuzy. En sortant le landau dans la cour pavée, elle se demandait souvent pourquoi ce n’était pas elle qui habitait l’un de ces étages lumineux, dans un trois, voire quatre-pièces avec balcon. Et elle n’y voyait toujours qu’une seule raison : il s’agissait d’un châtiment. Peut-être pour cette grand-mère qui s’était présentée enceinte devant l’autel ? Ou bien pour un péché plus ancien encore, inconnu de Gerta ? Eh bien, soit ! Ce châtiment, il fallait qu’elle l’accepte pour elle, afin de ne pas le laisser en héritage à sa fille.

En de rares occasions, elle éprouvait comme un regain de forces. Elle revenait à elle, pour un instant. Elle se remettait alors à distribuer des tâches à chacun. Les carottes devaient être découpées selon un modèle précis, ce que Rozela vérifiait ensuite elle-même ; les casseroles, dans la cuisine, devaient être rangées selon un ordre déterminé. Rozela avait une liste de choses à régler avant sa mort. Et en première place, sur cette fameuse liste, figurait l’achat de sa tenue pour le cercueil. Et, justement, au cours d’une de ces journées où elle sentait revenir un afflux de forces, elle informa Truda d’un ton catégorique qu’elle souhaitait un corsage blanc, une jupe noire et des chaussures noires – maintenant ! Sa fille était ennuyée : où donc pouvait-elle trouver ça ? Les magasins étaient vides, on allait faire ses courses comme on allait à la chasse. Dès que tombait la nouvelle d’une livraison dans un magasin, de longues queues se formaient aussitôt et on prenait ce qui se présentait ; et d’ailleurs, il n’y en avait jamais assez pour tout le monde. Rozela lui demanda d’informer Ilda. Ce que fit Truda, enfourchant à contrecœur le vélo pour se rendre à la poste de Kartuzy et téléphoner à Sopot. Deux jours plus tard, Ilda pointait de nouveau son nez à la Colline. La benjamine des sœurs voulait conduire sa mère chez la couturière. Elle n’allait se déshabiller devant personne, protesta vivement Rozela. À la fin, Gerta proposa d’aller jusqu’à Gdańsk en passant par Kartuzy et Kościerzyna, peut-être qu’elles réussiraient à trouver quelque chose quelque part. Une telle perspective ne réjouit guère Rozela. Elles partirent cependant. La tenue pour le cercueil, c’était le plus important après tout. À Kartuzy, elles ne trouvèrent rien du tout. À Kościerzyna, on vendait des corsages infroissables, mais, de ceux-là, Rozela ne voulait pas : c’était une calamité pire encore que le polymère, le plastique dont étaient faites les fleurs de l’enterrement d’Abram. Elles finirent par dénicher une blouse et une jupe à Gdańsk, dans une espèce de dépôt-vente que les marins fournissaient en vêtements venus de l’Ouest. Pour les chaussures, ce fut une autre paire de manches. L’État populaire prévoyait, pour les défunts dans leur cercueil, des chaussures en carton dont ne voulait absolument pas Rozela. Enfin, dans un quartier portuaire de Gdynia, elles trouvèrent des souliers en cuir noir. Bien que morte de fatigue, tout endolorie après une nouvelle expédition de plusieurs heures en voiture, Rozela était contente. Depuis ce jour-là, tous les vendredis, elle commençait sa journée par le repassage de ses habits mortuaires, elle les aspergeait aussi d’eau d’ortie contre les mites. De temps en temps, le jeudi soir, les filles de Gerta, de plus en plus grandes, mais toutes sosottes encore, des gamines, quoi ! sortaient les habits de Rozela de l’armoire et allaient les cacher dans le jardin, ou au grenier, et elles étaient aux anges lorsque leur grand-mère, paniquée après avoir ouvert l’armoire, poussait des cris et, impuissante, courait à travers toute la maison en pleurant qu’elle n’avait rien à se mettre pour mourir. Rozela avait déjà oublié que ses petites-filles s’amusaient toujours à faire disparaître sa blouse et sa jupe.


 

jeudi 20 janvier 2022

[Révah, Anne] L'intime étrangère

 


 
 

 

J'ai beaucoup aimé

Titre : L'intime étrangère

Auteur : Anne REVAH

Parution : 2021 (Mercure de France)

Pages : 136

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Tu as passé du temps dans un monde inconnu, peuplé de certitudes incongrues, monstrueuses, désorganisées et pourtant limpides, brutales et intraitables. Un monde dont tu as cru sans douter qu’il était réel, imposant, et dont la réalité fait mal à en crever. C’est arrivé. C’est aussi simple que ça, c’est arrivé. Après ça, tu vas changer, on change forcément après un voyage pareil, et puis le regard des autres sur toi va changer, ce n’est pas pareil d’avoir été folle ou de ne jamais avoir été folle.

Suzanne Reinhold est psychiatre : la maladie mentale, elle connaît bien, très bien même, mais chez les autres, ses patients. De la même façon, le « syndrome de Cotard » lui était familier, une forme grave de mélancolie délirante. Rien ne laissait présager que Suzanne passerait de l’autre côté et vivrait la folie, et plus encore la ferait vivre à ses proches.
L’intime étrangère est le récit bouleversant de cette traversée radicale. Mise à nue, exploratrice de sa propre renaissance, elle restitue avec force ce voyage à peine croyable. Femme, mère, compagne, il lui faut retrouver sa place, par delà des semaines de traitement, d’hospitalisation, les électrochocs, et les rencontres inattendues et précieuses.
 

   

Un mot sur l'auteur :

Anne Révah est née en 1967 à Paris. La lecture d’Electre de Jean Giraudoux à 12 ans, puis celle du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell à 17 ans, lui donnent envie d’écrire. Aujourd’hui, elle est médecin à Paris. Ses deux premiers romans, Manhattan et Pôles magnétiques, ont été publiés aux éditions Arléa.

 

 

Avis :

Jamais la narratrice, psychiatre, n’aurait pensé rejoindre un jour le flot de ses patients. Et pourtant, il lui faut bien l’admettre : l’inconcevable s’est produit. Pendant des semaines dont elle a perdu quasiment tout souvenir, une autre Suzanne Reinhold s’est soudain révélée, l’aspirant dans l’obscurité cauchemardesque de la mélancolie délirante, peuplée des hallucinations d’anéantissement du syndrome de Cotard et de voix suicidaires. Revenue à elle-même et à la réalité après une hospitalisation, des électrochocs et un lourd traitement, il lui faut maintenant reprendre tant bien que mal le fil de son existence, même si, pour elle comme dans le regard des autres désormais, rien ne sera plus comme avant.

Honte et stupéfaction se disputent dans la tête de cette femme : comment, elle, médecin si sûre de sa maîtrise et de ses compétences, n’a t-elle rien vu venir et a-t-elle pu sombrer soudain dans cet autre monde qu’est la folie ? Qu’est-ce qui a bien pu d’un coup lui faire perdre pied jusqu’à l’effacer de sa propre conscience, la plongeant dans un univers distordu, tapi au plus profond d’elle-même ? Quelle est cette inconnue qu’elle est devenue à ses propres yeux, imprévisible et dangereuse pour elle-même, trouée d’insondables et terrifiantes failles cachées sous la surface, et peut-être susceptibles de l’engloutir un jour à nouveau ? Une chose est sûre : sans les découvertes de Jules Cotard à la fin du XIXe siècle, sans les traitements aujourd’hui disponibles, et sans le dévouement de sa compagne et du personnel soignant auxquels la narratrice rend un reconnaissant hommage, l’excursion au-delà des rivages de la démence aurait bien pu se transformer en voyage sans retour.

Les accents autobiographiques de la narration laissent le lecteur sous le choc de cette expérience d’une dépression hors norme, aux manifestations et aux conséquences impressionnantes. Le témoignage fait doublement froid dans le dos. D’abord, parce cette histoire fait soudain prendre conscience que la maladie mentale frappe parfois sans prévenir, et que nul, après cette lecture, ne pourra plus s’en sentir aussi sûrement préservé. Ensuite, parce que les mystères et les désordres de nos fonctionnements psychiques restent incommensurablement troublants et effrayants, qu’à défaut souvent d’y comprendre quelque chose, l’on a enfermé, et l’on continue d’enfermer, des patients qu’on ne sait libérer d’eux-mêmes et de leurs terribles souffrances. Alors, aux côtés de Suzanne, l’on s’effraie rétrospectivement du piège duquel - à peu de choses près semble-t-il, comme par exemple ne pas avoir vécu un peu plus tôt, ou ne pas s’être retrouvée lâchée par ses proches -, elle aurait bien pu ne jamais parvenir à s'échapper.

Ce livre bouleversant ne peut laisser que sans voix, soulagé du rebond de la narratrice qui devra certes réapprendre à vivre avec la conscience d’un gouffre à peine refermé sous ses pieds, mais troublé par cette effrayante possibilité, vécue par tant d’âmes, de devenir et de rester à jamais étranger à soi-même, prisonnier de ce que l’on appelle la démence. (4/5)

 

Citations :

En 1880, le neurologue et « psychopathologiste » parisien Jules Cotard dresse un tableau clinique caractérisé par un syndrome délirant à thématique de négation d’organes, survenant dans un contexte mélancolique intense. Désigné dans un premier temps par l’auteur sous les appellations de « délire hypocondriaque » et ensuite de « délire de négation », ce syndrome prendra par la suite son nom définitif de « syndrome de Cotard ».

On a décrit avec soin la mélancolie simple, la mélancolie avec stupeur, la mélancolie anxieuse […]. Sous l’influence du malaise moral profond qui constitue le trouble psychique essentiel de la mélancolie […] l’humeur prend un caractère tout à fait négatif […]. Je hasarde le nom de délire de négations… Leur demande-t-on leur nom ? ils n’ont pas de nom ; leur âge ? ils n’ont pas d’âge ; où ils sont nés ? ils ne sont pas nés ; qui étaient leur père et leur mère ? ils n’ont ni père, ni mère, ni femme ni enfants ; s’ils ont mal à la tête, mal à l’estomac, mal en quelque point de leur corps ? ils n’ont pas de tête, pas d’estomac, quelques-uns même n’ont point de corps ; leur montre-t-on un objet quelconque, une fleur, une rose, ils répondent : Ce n’est point une fleur, ce n’est point une rose. Chez quelques-uns la négation est universelle, rien n’existe plus, eux-mêmes ne sont plus rien […].
La maladie […] frappe brusquement, souvent vers la période moyenne de la vie, des personnes dont la santé morale avait paru jusque-là correcte ; quand elle guérit, la guérison est brusque, comme le début ; le voile se déchire et le malade se réveille comme d’un rêve.

Une précision s’impose, exister et être vivante ne disent pas la même chose, tu existes bien maintenant, mais tu ne te sens pas vivante. Pas encore. Ça va venir. Tu en es certaine. Parce que tu vas te sortir de là. Tu te tiens debout dans une vaste zone dénudée bordée par un horizon infini et froid. Tu ne vois pas comment le décrire autrement. C’est mieux que la voix mais ce n’est pas ça être vivante. Tu as réfléchi, Jette-toi c’était peut-être implicitement par la fenêtre, pourquoi pas, ce serait le sens suicidaire de base, mais ça peut dire autre chose, par exemple : Jette-toi à l’eau, vas-y maintenant, allez ose ! tu n’as pas compris cela quand tu étais folle, tu l’as entendu comme une injonction mortelle mais maintenant que la folie est finie, tu te dis que tu as peut-être fait un contresens, reprends la voix, Jette-toi, mais à l’eau, en fait c’était peut-être une injonction à vivre, quelque chose du type, il est temps maintenant que tu commences une deuxième vie, le grand saut.
 
Tu as réclamé qu’on te raconte, maintenant tu as les informations telle une journaliste qui a enquêté sur une disparition, tu les as obtenues tes informations manquantes, tu ne sais plus si c’était une bonne idée, retrouver cette masse de douleur, était-ce vraiment utile ? Tu ne sais plus, ça te fera des choses à raconter si on te demande ce que tu as vécu, mais les gens n’osent pas te questionner, le fait que tu sois devenue folle n’est pas évident pour eux, folle brutalement sans prévenir, ils ne savent pas comment se positionner, on demande de tes nouvelles, on espère que tu vas mieux, mais le contenu réel, ils ne veulent pas le connaître, heureusement qu’il y a ton psychiatre, au moins à lui tu peux dire les variations, les chutes dans la douleur, les idées suicidaires qui te poursuivent encore, la peur que ça recommence, parce qu’il y a cela aussi, et si tu redevenais folle, après tout c’est arrivé une fois, qui te dit que tu ne retomberas pas, évidemment tu as tes quatorze comprimés par jour, ils sont censés te soigner et donc empêcher la rechute, mais tu n’es pas toujours convaincue, tu crains que ce qui te reste, ce qui te colle, soit le terreau d’une nouvelle folie. Tu te surveilles, tout le temps. Tu scrutes les restes du Cotard en toi, les braises prêtes à reprendre pour une raison inconnue, alors tu observes, tu écoutes, tu vérifies que tu entends bien les sons de la vie, que les voix sont celles de ceux qui te parlent, que tu sens bien ton corps, ses positions, ses rebords frôlés par un accoudoir de chaise, ton dos collé au matelas, ta main qui touche le visage de Valentine, tu es bien là, c’est toi, tu n’es pas en vrac, tu n’es pas difforme, tu as tous tes organes à leur place, tu en es assurée, Cotard est bien parti.

Seules la bonté universelle et l’intégrité peuvent établir en nous cette harmonie mentale qui conduit à la paix intérieure. (Jules Cotard).

Il faut aimer les fous pour qu’ils restent humains, les aimer encore pour les regarder, les écouter, les porter. Tu as trouvé de l’amour comme ça toi aussi, il y en a eu, beaucoup, heureusement, sinon tu errerais toujours dans un monde effrayant.

Qui es-tu vraiment ? Tu ne sais pas trop, tu ne sais plus, à quel monde appartiens-tu ? Tu as fait beaucoup d’efforts pour vivre dans le monde partagé, tu as multiplié les stratégies, tu y es pas mal parvenue, après tout tu auras mis du temps pour que ça cède, et que l’autre monde t’emporte, mais il ne t’a pas gardée, les électrochocs ont su te ramener, alors tes rituels secrets pour être comme tout le monde, ce n’est pas forcément nécessaire de les reprendre, autour de toi on se questionne, mais en fait elle avait tout ça en elle avant, elle a tenu longtemps sans laisser paraître, et maintenant ils vont se méfier davantage, ils vont peut-être devenir sensibles aux détails, aux manières de faire qui jusque-là passaient pour des travers de ton caractère. Le caractère ne suffira plus pour comprendre, on gardera la petite liste venue d’ailleurs, celle de Cotard et de la mélancolie, comme une nouvelle lumière sur toi, tu ne vas pas pouvoir faire autrement, et s’ils se mettent à feindre d’ignorer, comme si rien ne s’était passé, tu ne sais pas si tu vas les laisser faire, tu as un peu envie d’arrêter de monter une scène de théâtre, tu voudrais du naturel, sans repousser personne, sans faire peur, tu es revenue c’est déjà ça de gagné, tu vas pouvoir alors te montrer telle que tu es, mais la vérité c’est qu’avec ce voyage, tu ne sais pas ce que tu es.
 
Ton psychiatre t’a dit un jour de ne pas expliquer à tes collègues que c’était une mélancolie délirante, pour ne pas être stigmatisée, mais c’était déjà trop tard, tu avais appelé trois collègues que tu aimes bien, et ils t’avaient écoutée sans plus rien oser dire, effarés, pris au dépourvu. Si tu avais dû t’absenter pour plusieurs semaines de chimiothérapie ça n’aurait pas posé de problème, un cancer c’est convenable et ça guette tout le monde, mais le voyage ça passe moins bien, ça jette un voile trouble sur qui tu es, personne ne se pose de questions sur un malade d’un cancer du poumon, par contre évidemment quand on avoue qu’on a fait un drôle de voyage, ça ne fait plus la même chose, tu le savais pourtant, tu l’as bien cherché. D’ailleurs tu parles d’aveu, les ombres du crime encore, et si c’était la mélancolie délirante le crime, le crime contre toi-même.

La marche lente, le regard absent, les gestes pris dans une gangue, tous les mouvements du corps ralentis, la tête et les yeux qui ont un moment de décalage quand ils se déplacent, le corps légèrement penché en avant, des tremblements de la main qui tient le verre. C’est comme ça que les autres te voient. C’est comme ça qu’on sait que tu prends des neuroleptiques.

Le délire t’appartient, il vient de toi, personne ne l’a produit à ta place, il faut le reconnaître comme étant une part de toi-même, une part que tu ne dois pas négliger, si tu veux éviter que cela recommence, tu dois te le réapproprier, cesser de le regarder comme une donnée étrangère dont tu aurais été la victime, tu n’es victime de rien, ni de personne à part de toi-même, tu ne l’as pas décidé mais le désordre est en toi et à toi. D’ailleurs, il n’y aurait pas eu une douleur totale, des angoisses sidérantes, avoir été en dehors du monde n’aurait pas été un problème, au contraire. Un autre monde ce n’est pas une mauvaise chose en soi, ça a certains avantages, l’ailleurs, un vrai voyage, si on en revient, parce que si l’on reste coincé ailleurs c’est un problème, mais si on peut ainsi s’absenter, voir le monde autrement, voir des choses invisibles à l’œil nu, voir l’intérieur de soi étalé au-dehors. Un mouvement indicible t’a conduite vers ton délire, c’est bien ton délire, le chamboulement des sensations, des voix, des corps, c’est ton ouvrage, pas une œuvre.

Tu es convaincue que ça va recommencer, tu ne sais pas quand, mais tu y retourneras, parce que la brèche s’est ouverte, elle ne se refermera pas complètement, et aux prochaines difficultés importantes de l’existence, tu risques de reprendre le même chemin, comme une aspiration par la brèche constituée.