vendredi 28 juillet 2023

[Lapierre, Dominique] Un arc-en-ciel dans la nuit

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un arc-en-ciel dans la nuit

Auteur : Dominique LAPIERRE

Parution : 2008 (Robert Laffont)
                  2013 (Pocket)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

10 millions de lecteurs
18 éditions internationales
80 000 lettres de lecteurs enthousiastes
Une presse mondiale unanime
 
La naissance tumultueuse de l'Afrique du Sud racontée à travers les destins héroïques des fondateurs de la nation arc-en-ciel.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dominique Lapierre est le co-auteur, avec Larry Collins, de Paris brûle-t-il ?, …Ou tu porteras mon deuil, Ô Jérusalem, Cette nuit la liberté, Le Cinquième Cavalier et New York brûle-t-il ? Seul, il a écrit : La Cité de la joie, Plus grand que l’amour, Mille soleils, Il était une fois l’URSS et, avec Xavier Moro, Il était minuit cinq à Bhopal. Ses best-sellers ont été lus par plus de cent millions de lecteurs dans le monde.

 

Avis :

Dominique Lapierre s’est éteint en 2022, laissant derrière lui bon nombre de best-sellers, parmi lesquels, par exemple, La Cité de la Joie et Paris brûle-t-il ? Cet ancien grand reporter à Paris Match, tombé amoureux de l’Inde, s’était engagé dans la création de nombreuses associations en faveur des enfants et des déshérités de Calcutta, leur reversant la moitié de tous ses droits d’auteur. En 2008, il publiait Un arc-en-ciel dans la nuit, un récit charpenté par un immense travail de documentation et de nombreuses rencontres et interviews préalables, retraçant l’histoire de l’apartheid.

Cette politique de « développement séparé », en fonction de critères raciaux, des populations d’Afrique du Sud, prit forme en 1948 et perdura jusqu’en 1991. Elle est un produit de l’Histoire remontant au XVIIe siècle, quand, envoyés à l’extrême pointe de l’Afrique pour ravitailler en salades et ainsi préserver du scorbut les équipages des navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, les colons hollandais, allemands et français finirent par faire souche dans la région en développant leur propre identité nationale. Bâti sur des convictions religieuses, exacerbé par les épreuves et par la guerre des Boers contre l’impérialisme britannique, entretenu enfin par la peur de se dissoudre dans la masse des peuples noirs, le nationalisme afrikaner devint une sorte de « religion civile » prônant la suprématie de droit divin de la minorité blanche sur les ethnies alentour. Dans les années trente et quarante, de nombreux afrikaners trouvèrent un écho à leur théorie dans le national-socialisme et le nazisme. Leur idéologie donna naissance à des lois rigides faisant des noirs des étrangers sur leur propre terre. Déportées sur guère plus que le dixième le plus pauvre du territoire, les immenses populations noires furent regroupées dans de misérables ghettos, privées de tout droit, à la merci de persécutions dont le récit décrit l’ampleur inouïe.

Désormais bien conscient des racines profondes du mal, l’on découvre ensuite dans ces pages la réalité concrète de ces plus de quatre décennies de ségrégation institutionnelle, à mesure qu’aux acteurs historiques essentiels la narration vient mêler des protagonistes ordinaires, dans un récit vivant dont bien des aspects, tous véridiques mais méconnus, provoquent la sidération. Pendant toutes ces années, des figures se détachent, incarnant l’espoir : Nelson Mandela bien sûr, à qui ce livre rend un hommage sincère, mais aussi le chirurgien cardiaque Christiaan Barnard qui choqua tant de ses compatriotes par ces transplantations de coeurs sans considération de races, ou encore la doctoresse blanche Helen Lieberman, appelée la Mère Teresa sud-africaine. Le livre s’achève en 1994, lorsqu’après vingt-sept années d’emprisonnement dans d’atroces conditions, puis quatre ans de négociation avec le gouvernement en faveur de la réconciliation, Mandela, tout frais prix Nobel de la paix, devient le premier président noir d’Afrique du Sud, désormais démocratie multiethnique dite « arc-en-ciel ». L’Afrique du Sud post-apartheid est alors encore une page blanche, très chiffonnée par son lourd passé…

Récit romancé au minimum pour donner chair et vie aux faits historiques, cet ouvrage riche de révélations sur les réalités méconnues de l’apartheid est aussi le reflet d’un homme, voyageur, conteur et philanthrope, qui passa sa vie à révéler l’injustice et à essayer de la combattre. Une lecture édifiante, à prolonger, peut-être, par les deux tomes de L’Alliance de James A. Michener. (4/5)

 

Citations : 

Les seules rencontres qui échappent aux Hollandais, du moins dans les premières semaines, sont celles des bergers khoïkhoï aperçus avec leurs troupeaux au pied des escarpements fleuris de la montagne de la Table. Van Riebeeck aimerait bien échanger la pacotille de bijoux et d’ornements apportés d’Europe contre quelques têtes de leur bétail. Mais les autochtones se dérobent. Il faudra leur proposer plus qu’une parure de plumes et de métal pour vaincre leurs suspicions. Du coup, les nouveaux arrivants se méfient. D’Amsterdam, les Dix-Sept ordonnent à Van Riebeeck de construire un fort et une clôture susceptibles d’assurer la protection de leur campement. Ils lui dépêchent même un ingénieur de haut niveau nommé Rykloff van Goens avec l’extravagante mission d’étudier la possibilité de séparer la péninsule du Cap du reste du continent au moyen d’un canal creusé d’une côte à l’autre. La péninsule deviendrait alors un morceau de Hollande géographiquement indépendant de l’Afrique. Le projet enthousiasme les expatriés. Mais bien vite son irréalisme leur saute aux yeux. Comment une centaine de pauvres bougres pourraient-ils couper l’Afrique en deux avec des pioches et des pelles ? Pure folie ! À moins que les Khoïkhoï ne viennent par milliers leur prêter main-forte. Van Riebeeck ne voit d’autre solution que d’enfreindre les interdits de ses supérieurs. Il dépêche de nouveaux émissaires aux bergers noirs aperçus autour de la montagne de la Table. Les bijoux, les miroirs, les parures raffinées qu’ils leur apportent devraient réussir à désarmer enfin leur méfiance. Mais aucun des indigènes approchés ne consent à se mettre au service de ces Blancs qui sont entrés comme des voleurs sur leur territoire. Décidément, la timide incursion des enfants de Calvin sur la terre d’Afrique se présente sous des auspices peu favorables.
 

Deux jours après son retour à Pretoria, le lundi 8 octobre 1889 à dix-sept heures, il adresse un ultimatum au gouvernement de Sa Majesté. Celui-ci doit retirer ses forces des frontières du Transvaal dans un délai de quarante-huit heures et interrompre le débarquement de nouvelles troupes. La mise en demeure ne reçoit même pas l’aumône d’une réponse. L’horloge de l’Histoire est déjà en marche. Dans deux jours, devant les regards perplexes des quelques millions de Noirs qui vivent avec elles sur ce morceau de paradis africain, deux grandes nations blanches adorant un même Dieu, croyant dans les mêmes valeurs même si leurs conceptions du monde sont opposées, vont s’empoigner à mort pour la possession et le contrôle de quelques kilomètres de galeries souterraines gorgées de métal jaune.
 

Dans cette portion d’Afrique où ils ne représentent qu’un cinquième de la population, les Blancs des deux camps appréhendent la réaction des Noirs. Ces derniers vont-ils rester les spectateurs passifs d’un conflit dont beaucoup savent qu’il risque d’affecter gravement leur avenir ? Boers et Britanniques ont conclu un accord tacite pour mettre les Noirs à l’écart de leur confrontation. Ils n’enrôleront aucun individu de couleur dans leurs forces armées. Ce bel accord sera violé sans vergogne. Au plus fort du conflit, l’armée britannique comptera quelque cent mille combattants de couleur portant l’uniforme des soldats de Victoria. Beaucoup de poitrines arborent des médailles récompensant des actes de bravoure. De leur côté, les Boers créeront des milices indigènes qu’ils feront patrouiller le long des frontières du Transvaal et de l’Orange. Mais ils se montreront d’une extrême réticence à impliquer davantage les kaffirs dans ce conflit entre Blancs. Tiraillés entre leur nationalisme sourcilleux et leur intransigeante politique de ségrégation, les Afrikaners veulent préparer l’avenir. Le conflit terminé, vainqueurs et vaincus devront s’entendre sur la place qu’il faudra attribuer dans la nouvelle configuration du sous-continent aux peuples de couleur qui l’habitent. Pour les quatre cent cinquante mille Anglais qui seront alors sur le point de rentrer chez eux, la question n’aura guère d’importance. Mais pour les trois ou quatre cent mille Boers persuadés que la terre qu’ils défendent leur appartient de droit divin, et que les Noirs n’y sont que des étrangers de passage voués au seul rôle de domestiques, ce sera une question de vie ou de mort.
 
 
— Pardonnez-moi de toujours revenir à Hitler. Mais ce qui m’a peut-être le plus frappé dans son entreprise, c’est qu’il a réussi à faire croire à tout un peuple de braves paysans, de braves commerçants, de braves ouvriers, de braves fonctionnaires et de braves intellectuels, qu’ils appartiennent tous à une race « supérieure ». Et qu’en vertu de cette supériorité, le peuple allemand peut exiger l’élimination physique de tous ceux que son chef a décidé de qualifier de « sous-hommes », tels les juifs, les tsiganes, les homosexuels, les malades mentaux et je ne sais qui encore… Dans la patrie de Goethe, de Kant, de Nietzsche, de Rilke, au pays de Wagner et de Beethoven, un seul homme est parvenu à convaincre soixante-dix millions de « monsieur tout le monde » qu’ils constituent tous ensemble une race de seigneurs ! C’est extraordinaire, non ?
L’admiration de l’ancien étudiant résonne à travers le salon.
— Nous devons copier Hitler, conclut-il. Pour balayer leurs craintes, nous devons convaincre nos compatriotes blancs qu’ils appartiennent à une race supérieure.
— Je suis complètement d’accord avec Hendrik ! s’exclame aussitôt le représentant de l’Église hollandaise réformée. N’est-ce pas Dieu Lui-même qui a proclamé la supériorité raciale des Afrikaners lorsqu’il leur a donné comme une Terre promise ce morceau d’Afrique, comme Il avait naguère donné aux Hébreux la terre d’Israël ? Du fait de ce cadeau, les Afrikaners se sont trouvés investis d’une mission divine : séparer les différentes races et cultures de ce pays pour que chacune puisse fleurir et s’épanouir dans un lieu particulier choisi par Dieu. Les Bantous au Transkei, les Zoulous au Natal, les Xhosas au Transvaal, les Métis et les Indiens ailleurs… Mes amis, je suis certain d’être l’interprète des théologiens de notre Église quand je vous affirme qu’instaurer un apartheid dans ce pays ne sera ni un péché ni un crime. Ce sera au contraire une façon de servir la volonté divine qui veut que soient séparés les différents peuples vivant sur cette terre. Les Afrikaners trouveront en outre dans l’apartheid un rempart idéal protégeant leur race élue par Dieu pour dominer le reste de sa création.


C’est par une vaste mise en scène à base de symboles autant que par la prédication d’une idéologie que Hitler a réussi à envoûter le peuple allemand, déclare-t-il posément. Il y a dans le style employé par le chef du IIIe Reich un modèle qui devrait inspirer nos responsables politiques. Or, comme le sait mieux que quiconque notre cher Daniel François Malan ici présent, une certaine apathie semble paralyser ces jours le petit peuple blanc. Pour le secouer, sans doute faudrait-il ressusciter devant lui quelques grands mythes de son histoire, organiser des fêtes, l’inviter à défiler en fanfare derrière ses drapeaux et les oriflammes hérités de son glorieux passé. Bref, mes amis, il faudrait faire du Nuremberg !


Comme Hitler avait divisé les Allemands en différentes classes de surhommes et de sous-hommes selon qu’ils étaient de race aryenne ou de race juive, tsiganes ou autres, Verwoerd décide de subdiviser la population sud-africaine en quatre catégories distinctes : les Blancs, les Noirs, les Métis et les Asiatiques. La loi qui consacre enfin le vieux rêve des Blancs de vivre dans un pays où toutes les races seraient clairement identifiées porte le banal nom administratif de Population Registration Act. Trois mots qui vont incarner un cauchemar national. Pour les troupes de Verwoerd d’abord, qui se trouvent subitement confrontées à la tâche surhumaine de recenser et mettre « en carte » des millions de Sud-Africains. Pour les Noirs, les Métis, les Asiatiques ensuite, qui découvrent qu’un seul critère définit désormais leur existence. Un critère qui ne tient compte ni de leurs qualités ni de leurs mérites, mais de la seule couleur de leur peau. 


S’inspirant des méthodes utilisées par les nazis pour recenser les Juifs d’Allemagne et des pays occupés par le Reich, le Population Registration Act impose à chaque citoyen de déclarer son groupe racial auprès de la municipalité de son domicile. Pour être reconnu comme blanc, un individu doit faire la preuve que ses deux géniteurs sont blancs et qu’il est accepté comme tel dans le milieu où il vit. Au moindre doute, dans le cas par exemple où un Métis voudrait se faire passer pour un Blanc, des spécialistes interviennent. Ils interrogent proches et relations, procèdent au test du crayon, cherchent à déceler des traces de pigmentation autour des ongles et des globes oculaires. Dans un pays de peuplements si divers, déterminer à coup sûr la race d’un individu est une ambition follement téméraire. Combien de Blancs ont la mauvaise surprise de se retrouver soudain qualifiés de Métis, combien de Métis du Cap rétrogradent au rang de Métis de Malaisie – on ne compte pas moins de sept catégories de Métis selon la couleur plus ou moins sombre de la peau –, combien d’Indiens originaires du sud de l’Inde se voient tout à coup ramenés à la condition peu enviable de kaffir à cause de leur couleur très foncée ! Le bilan des commissions de classification raciale pour la première année de l’apartheid révèle que huit cents Sud-Africains ont été contraints de changer de race. Quatorze Blancs et cinquante Indiens sont devenus des Métis ; dix-sept Indiens, des Malais ; quatre Métis et un Malais, des Chinois. Quatre-vingt-neuf Noirs ont eu la chance d’être reclassifiés comme Métis, et cinq Métis la malchance de devenir des Noirs. Mais cinq cent dix-huit Métis ont touché le jackpot en faisant une entrée officielle dans la race blanche des Afrikaners.


Que de drames provoquent ces brutales mutations raciales ! Obligation soudaine de déménager, de trouver une nouvelle école pour les enfants, de partir à la recherche d’un autre emploi. Sans parler des mariages ou des liaisons devenus hors la loi du jour au lendemain. Ou des gens qui, au sein d’une même famille, se retrouvent soudain de races différentes ! Certes, les commissions de classification n’ont pas toujours la tâche facile. Les journaux racontent le cas de trois jeunes enfants abandonnés que les autorités enferment pendant six mois dans un lieu secret avant de les reconnaître comme blancs. Ou celui de ce célèbre présentateur de télévision grièvement blessé dans un accident de la route qui meurt faute de soins parce que les préposés du centre de secours ne savent pas dans quel secteur – Blanc ou Métis – il convient de l’admettre.


Les Noirs doivent quitter toutes les zones que les Blancs se sont réservées pour s’installer dans leurs homelands ruraux où ils pourront exercer leurs droits de citoyens et développer leur indépendance nationale. Verwoerd est persuadé que cet appât d’une « indépendance séparée » va même vider au profit de ces États-nations les énormes concentrations humaines qui s’entassent dans des townships comme Soweto. Il ne resterait plus alors dans l’Afrique du Sud blanche que quelques milliers de migrants travaillant sous contrat et seulement pour de courtes périodes dans des villes blanches. Ces travailleurs occasionnels ne seront pas traités comme des Sud-Africains mais comme des étrangers appartenant à des pays extérieurs.


Verwoerd s’agite sur tous les fronts. Aux Noirs il promet un retour vers leur passé, leurs traditions, vers leur vie ancestrale, vers un mode d’existence enfin débarrassé des souffrances infligées par les villes et les vexations des Blancs. Aux descendants du peuple des chariots, il s’attache à offrir l’image d’un homme choisi par Dieu pour leur donner l’Afrique dont ils rêvent depuis des générations, une Afrique où Blancs et Noirs vivraient en paix mais séparés. Les caricatures des journaux le représentent régulièrement assis sur un nuage, parlant au téléphone avec le Créateur.


Le 15 septembre 1953, Verwoerd annonce que « l’enfant africain ne doit plus avoir le droit d’apercevoir les verts pâturages de la société européenne dont il ne lui sera jamais permis de brouter l’herbe ». Le Bantu Education Act, la loi qu’il fait voter à cet effet, instaure la ségrégation totale du système éducatif sud-africain. Plus aucune école privée noire n’a le droit d’ouvrir et de fonctionner sans accord des autorités. Ceux qui transgressent cette interdiction sont condamnés pour « propagation illicite de connaissances ». Là où l’État consacre mille trois cent quatre-vingt-cinq rands par an pour l’éducation d’un élève blanc, il n’en dépensera plus que cinq cent quatre-vingt-treize pour un écolier métis et seulement cent quatre-vingt-douze pour un écolier noir. Des matières comme les mathématiques, la physique, la biologie, se voient purement et simplement rayées du cursus des écoles noires. Devant le tollé que déclenchent ces mesures chez les militants de l’ANC, dans l’opinion publique noire, et même dans les milieux blancs modérés, Verwoerd n’hésite pas à brandir l’étendard de la bonne conscience. « À quoi cela servirait-il d’enseigner les mathématiques à un enfant noir s’il n’est pas appelé à les utiliser dans la pratique ? » demande-t-il avant de répéter qu’« il n’y a aucune place pour l’indigène dans la société européenne au-dessus du niveau de quelques travaux manuels de base ». Une profession de foi qu’il conclut d’une formule lapidaire : « Il faut mettre dans la tête des Noirs qu’ils ne seront jamais les égaux des Blancs. »


Le deus ex machina de cette démentielle entreprise est un cardiologue militaire à la barbe rasée court, âgé de quarante et un ans, nommé Wouter Basson. Ce n’est pas par hasard que le pouvoir l’a choisi pour mettre en œuvre et diriger le « Project Coast », un programme officiellement destiné à doter l’Afrique du Sud d’un armement chimique et biologique permettant de repousser une agression extérieure. Le jeune capitaine médecin est un spécialiste des armes non conventionnelles, en particulier celles susceptibles d’annihiler un ennemi en agissant sur ses facultés mentales. Il faudra attendre quarante ans pour qu’un procès retentissant permette aux Sud-Africains et à une opinion internationale horrifiée de découvrir en détail l’étendue de cette entreprise. On comptera pas moins de soixante-sept chefs d’inculpation, mille cinq cents pages d’attendus, deux ans et demi d’audiences devant un tribunal spécial siégeant à Pretoria – un record seulement battu au procès de Nuremberg. Le Dr. Basson sera notamment accusé d’avoir proposé à ses chefs de fabriquer des produits chimiques capables de réduire le taux de fertilité de la population de couleur. L’application d’un tel programme devait permettre aux dirigeants de l’apartheid de diminuer le nombre des Noirs vivant dans le pays. À Pretoria, ces propositions avaient reçu un accueil enthousiaste. Des crédits illimités furent octroyés à celui qu’on appellera bientôt secrètement « le Dr. Folamour sud-africain ».


Inventer une bactérie tueuse capable d’exterminer les Noirs tout en donnant l’apparence d’une mort naturelle, tel est le premier défi que le médecin est accusé d’avoir voulu mener à bien. Avant de collectionner son propre vivier d’animaux, il va tirer des flèches empoisonnées sur les singes du parc Kruger pour étudier les circonstances et le temps de leur agonie. Devant les protestations indignées des touristes, il fait capturer les animaux afin de les soumettre dans le secret de son laboratoire à la mort lente de ses poisons. Ses chimistes expérimentent toutes sortes de vecteurs susceptibles d’inoculer aux Noirs des substances mortelles. Les sachant grands amateurs de bière, ils ajoutent du thallium, un poison à base de mercure impossible à détecter, aux canettes destinées aux shebeens des townships. Puis ils injectent des bacilles d’anthrax dans des cartouches de cigarettes ; du cyanure dans des plaques de chocolat ; de la botuline dans des bouteilles de lait ; même de la ricine, l’un des toxiques les plus violents qui soient, dans des flacons de whisky. Enfin, ils assaisonnent de mandrax, une poudre aux effets paralysants, des paquets de lessive ménagère couramment vendus dans les drogueries des quartiers noirs. Basson et ses alchimistes dévoyés en mettent leur main au feu : le jour où ces produits rendus mortels commenceront à circuler massivement dans les commerces africains, les Blancs auront fait un pas décisif dans leurs projets de réduire par tous les moyens la population noire de l’Afrique du Sud. Mais le délirant programme du maître du Roodeplaat Research Laboratory n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Pour accélérer la diminution de la population de couleur, le laboratoire conçoit aussi toute une panoplie d’instruments. Tels ces astucieux parapluies capables de projeter de petites balles dont l’impact permet d’inoculer la variante pulmonaire de la maladie du charbon. Ou ces bâtonnets en forme de tournevis qui dégagent à la moindre pression un nuage de gaz paralysants. Ou ces pistolets à air comprimé qui peuvent lors de manifestations expédier des projectiles bourrés d’anthrax, d’ectasy, de cocaïne, et d’hallucinogènes à base de marijuana capables de calmer presque instantanément les excès d’une foule en colère.


Basson ne semblait jamais à court d’imagination. Ainsi, il réussit à introduire des particules de poison dans la gomme qu’il faut lécher pour sceller des enveloppes ou du venin de cobra dans des flacons de déodorant. Il aurait même inventé un gel relaxant qui inhibe instantanément toute volonté de résistance. Quelques années plus tard, au plus fort de la tragédie de l’apartheid, l’aviation sud-africaine utilisera ce gel pour paralyser deux cent cinquante prisonniers de guerre namibiens et les précipiter du haut du ciel dans la mer sans qu’ils résistent. Basson sera par ailleurs accusé d’avoir recherché une bactérie sélective qui ne contaminerait que les Noirs et un contraceptif administrable à leur insu aux femmes de couleur. Il aurait ensuite expérimenté ces bactéries sur des cobayes humains fournis par la police afin de stériliser à leur insu les habitants des townships. En cas de succès, le peuple des chariots aura gagné la plus grande de toutes les batailles qui l’opposent aux tribus d’Afrique depuis qu’il s’est élancé à la conquête du continent, la bataille du nombre !


La cause de ce nouveau dérapage est le statut racial d’une star de l’équipe britannique de cricket. Basil d’Oliveira est un joueur qui a fait gagner l’Angleterre dans nombre de ses rencontres internationales. Il va bientôt se mesurer avec son équipe aux champions d’Afrique du Sud. L’ennui est que les grands prêtres de la classification raciale officiant à Pretoria ont découvert que Basil d’Oliveira n’est pas de race blanche. Il est métis. Comment l’Afrique du Sud pourrait-elle consentir à engager sa formation cent pour cent blanche contre une sélection étrangère comprenant un joueur de couleur dans ses rangs ? C’est impossible ! John Vorster juge l’affaire si grave qu’il décide d’intervenir en personne. Dans une allocution publique prononcée à Bloemfontein, il déclare solennellement que « l’Afrique du Sud ne saurait recevoir une équipe composée non pas de sportifs mais d’adversaires politiques ». Les propos provoquent un tollé universel. Du jour au lendemain, le pays de l’apartheid se voit rejeté de toutes les compétitions mondiales, ses athlètes exclus des Jeux olympiques et du Commonwealth, ses stades désertés par les équipes étrangères. Le boycott durera dix longues années. Une indicible épreuve pour le peuple qui avait si généreusement donné à la planète du rugby l’une de ses équipes mythiques, les Springboks.


En cette fin des années 1970, ils sont tout à la célébration de leur monstrueux bilan. Plus de vingt pour cent des kaffirs d’Afrique du Sud, soit six millions d’êtres humains, auront été transplantés vers les ghettos aménagés selon le programme de redistribution ethnique. Les descendants du peuple choisi par Calvin pour répandre la religion chrétienne sur la terre d’Afrique ont réussi la plus colossale déportation de population de l’histoire de l’humanité.


Mais le pire pour la jeune orthophoniste blanche, ce n’est pas de découvrir d’un seul coup dans cet hôpital autant de malheurs, c’est de constater le mépris des médecins et des infirmières pour les souffrances de ces êtres comme si la douleur et la détresse d’un kaffir ne méritaient pas d’être soulagées au même titre que celles d’un Blanc. Une rapide visite au service ORL réservé aux Blancs dans l’autre aile de l’hôpital confirme ses craintes. Ici, l’accueil, la propreté des locaux, les soins du personnel médical sont conformes à la réputation d’excellence de Groote Schuur. Quand elle lui confie son indignation, Helen se fait vertement rabrouer par l’infirmière-chef du service réservé aux Noirs où elle travaille. « Pourquoi vous tracassez-vous, ma chère ? lui lance celle-ci. Tous ces bébés noirs qui hurlent vont mourir. Quelle importance ? Ils sont vingt-cinq millions alors que nous ne sommes que quatre millions. Et de toute façon, leurs mères en feront d’autres. Les kaffirs sont des lapins. »


Michael, tu ne comprends pas, réplique-t-elle fermement. Ce ne sont pas des PAUVRES que j’ai rencontrés, ce soir. Ce sont des gens qui ont PEUR. Ce n’est pas la FAIM que j’ai vue. C’est la PEUR. La peur de se trouver brusquement en face d’une femme blanche, la peur d’avoir à lever les yeux vers elle, la peur de la laisser regarder leurs enfants ; la peur… la PEUR ! Michael. Toi, moi, tous les Afrikaners, nous sommes coupables du crime d’avoir obligé tout un peuple à vivre la peur au ventre.


Faire quelque chose d’utile ! Dans ce ghetto où deux cent mille martyrs de la haine raciale luttent pour leur survie quotidienne, dans ce lieu où les gens apprennent à mesurer leur vie non pas en années mais en mois ou en semaines, dans ce lieu vibrant de courage et de capacité d’entraide mais rongé de tuberculose, de dysenterie, d’alcoolisme, de toutes les maladies de carence ; dans cet environnement si pollué que des milliers de malheureux n’atteignent pas l’âge de quarante ans… tout paraît à faire. Il faudrait en priorité des crèches pour les plus petits et un dispensaire ; il faudrait pouvoir distribuer du lait aux enfants souffrant de malnutrition, créer une soupe populaire pour les plus âgés ; installer des fontaines d’eau potable, multiplier les latrines. Helen le sait déjà : les urgences se comptent par dizaines. « Je suggère que l’on organise un sondage, répond-elle, pour déterminer ce que les gens d’ici veulent en toute priorité. » Les résultats arrivent trois jours plus tard. Ils sont concordants et unanimes. Les nécessités les plus pressantes des habitants de cette township ne sont pas celles qu’imaginait la jeune Blanche. Ce ne sont pas les conditions matérielles qu’ils veulent d’abord changer. La nourriture qu’ils attendent avidement n’est pas destinée aux corps chétifs de leurs enfants mais à leur esprit. Helen est stupéfaite. Les six enquêtes du sondage indiquent que la toute première revendication des emmurés de Langa est la création d’une école pour que leurs enfants apprennent à lire et à écrire.


Au lieu de l’instauration d’une instance judiciaire qui jugerait les coupables comme le procès de Nuremberg l’avait fait pour les criminels nazis, l’archevêque Desmond Tutu fit une proposition extraordinaire : la création d’une commission qui offrirait le pardon de la nation à tous ceux qui accepteraient de révéler les crimes qu’ils avaient commis au nom de l’apartheid. Ce pari révolutionnaire s’appellerait « Vérité et Réconciliation ». Nelson Mandela accepta avec enthousiasme.
Plus de sept mille coupables acceptèrent de jouer le jeu et déposèrent une demande d’amnistie. Il y avait parmi eux deux anciens ministres du gouvernement de P.W. Botha et de nombreux hauts gradés de la police. Les audiences se prolongèrent pendant quatre ans. Deux mille quatre cents victimes vinrent témoigner devant leurs bourreaux au nom de leurs proches disparus. Les hallucinants témoignages permirent de découvrir comment un peuple qui affirmait avoir été choisi par Dieu pour répandre les valeurs chrétiennes sur l’Afrique avait pu sombrer dans la plus sauvage des barbaries racistes. Certaines confessions furent si insoutenables qu’elles anéantirent ceux qui les recueillirent. La tâche fut particulièrement rude pour les interprètes car ils devaient traduire les témoignages des victimes comme ceux des coupables en les exprimant à la première personne. Grâce à ce processus impitoyable, d’innombrables crimes furent élucidés, ce qui permit à de nombreuses familles de retrouver la trace de leurs disparus et de commencer un vrai travail de mémoire. Au terme de cette expérience unique, retransmise chaque jour par la télévision, aucun Sud-Africain, aucun Blanc en particulier, ne pouvait plus prétendre ignorer comment l’apartheid avait brisé et détruit des millions de vies. Mais comme le voulait Mgr Tutu, la reconnaissance publique des crimes racistes devait apporter le germe de la réconciliation. Du coup s’éloigna du paysage sud-africain le spectre d’une nouvelle guerre raciale.


En échangeant Vérité contre Réconciliation, l’Afrique du Sud accomplit le miracle de sortir de l’apartheid sans le bain de sang annoncé par tous les prophètes de malheur. Une transition pacifique exemplaire conduisit le pays de la répression et de l’injustice à la démocratie, à la liberté et à l’égalité. Ce fut un exploit sans équivalent dans l’histoire des conflits entre les hommes. Et une exceptionnelle leçon d’humanité offerte à la planète entière.


 

mercredi 26 juillet 2023

[De Stoop, Chris] Le livre de Daniel

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Le livre de Daniel)
           (Het boek Daniel
)

Auteur : Chris DE STOOP

Traduction : Anne-Laure VIGNAUX

Parution : en néerlandais (Belgique) en 2020,
                  en français en
2023 (Globe)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Le Livre de Daniel, c’est l’histoire tragique d’un homme de quatre-vingt-quatre ans assassiné à coups de fourche dans sa ferme isolée, par des jeunes paumés de Roubaix qui veulent de l’argent, le filment avec leurs téléphones portables et font circuler la vidéo de sa mise à mort sans aucune empathie.

Le Livre de Daniel, c’est aussi l’histoire de Chris de Stoop, le neveu de Daniel, qui, après avoir enquêté dans le village de son oncle, en Belgique, décide de se porter partie civile au procès des bourreaux de son oncle. Il ne cherche pas réparation ; ce qu’il cherche, c’est à comprendre ce qui a mené cinq jeunes désœuvrés au meurtre.

Avec ce quatorzième livre devenu un best-seller aux Pays-Bas et en Belgique, Chris de Stoop, maître du journalisme littéraire incontesté et multiprimé, signe un chef-d’œuvre de non-fiction dans la lignée de De sang-froid de Truman Capote. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Chris de Stoop est né en 1958 dans une ferme du polder près d’Anvers. Après des années passées à enquêter aux quatre coins du monde, des milliers d’articles et quatorze livres qui pour la plupart ont été suivis de commissions d’enquête, Chris de Stoop est revenu s’installer dans la ferme familiale. Écrivain-journaliste du territoire, de la vie paysanne et de l’écologie, Chris de Stoop a reçu pour l’ensemble de son œuvre le Prix de l’Association néerlandaise des journalistes d’investigation.

 

 

Avis :

Après une retentissante carrière de grand reporter – en 1993, son livre Elles sont gentilles, monsieur, écrit après son infiltration d’un réseau international de traite de femmes, fit tant de bruit qu’il déclencha des enquêtes parlementaires et des ajustements législatifs dans plusieurs pays –, Chris de Stoop a repris la ferme de ses parents, en plein coeur des Flandres, afin de faire perdurer un mode de vie rural en perdition. Deux ans avant cette décision, en 2014 donc, il apprenait qu’il héritait d’une autre ferme, incendiée celle-là, son oncle Daniel Maroy y ayant été sauvagement assassiné, alors qu’à quatre-vingt-quatre ans, il y vivait seul depuis bien longtemps.

Depuis qu’il avait coupé les ponts avec sa famille dans les années 1990, Daniel vivait retiré dans sa ferme, ne quittant ses quatre vaches que pour se rendre au supermarché en vélo – les gendarmes lui avaient confisqué son tracteur pour défaut d’assurance –, réglant ses seuls extras – des steaks blanc bleu et des bières Rodenbach – en piochant sans se cacher dans les liasses de billets que, se méfiant des banques, il conservait sur lui et dans un tiroir de son buffet. Rien de tel pour aiguiser la convoitise de la bande de jeunes désoeuvrés, Belges et Français tout juste majeurs partageant, en cette zone frontalière voisine de l’agglomération roubaisienne – dite la plus pauvre de l’Hexagone –, leur « peu de perspectives, un milieu défavorisé, une scolarité problématique, une éducation déficiente, de mauvaises fréquentations. »

Quoi de plus facile que de s’en prendre en groupe à un vieillard marginalisé, un « vieux crasseux » exclu d’un monde qu’il ne comprenait plus et qui ne le comprenait pas davantage ? Harcelé et attaqué à plusieurs reprises, Daniel fut laissé pour mort, assommé chez lui à coups de manche de fourche, jusqu’à ce qu’une semaine plus tard, pour effacer toute trace, les assassins revinssent incendier la ferme. Entre temps, ses économies devenaient motos pétaradantes, iPhones et  baskets de marques, tandis que fiers de leur exploit, les assassins partageaient ouvertement la vidéo de leur méfait. Pourtant, jusqu’à l’incendie, personne au village ne s’inquiéta jamais du sort de Daniel. Mort ou pas sur le coup, il fut abandonné à son triste sort…

Avec autant de sobriété que d’intelligence et d’empathie, l’auteur qui, constitué partie civile lors du procès qui eut lieu en 2019 à Mons, a pu, n’étant représenté par aucun avocat, interroger les accusés et avoir accès à toutes les pièces, raconte « La société qui exclut. Les jeunes qui ne trouvent pas leur place dans la communauté. Et la victime qui se place elle-même en dehors de la société. Chacune d’elle a contribué au drame. » La mort de Daniel est ainsi « le fruit d’une responsabilité collective », le mépris général pour un vieux marginal replié sur un mode de vie d’un autre temps ayant ouvert la voie à la violence chez les uns, à l’indifférence chez les autres. Pour s’être soustrait à la société, Daniel n’était plus, aux yeux de ses semblables, tout à fait un être humain…

Alors, en même temps qu’il répond au devoir moral de redonner une voix et un visage à la victime, Chris de Stoop pointe, à travers ce tragique fait divers largement resté inaperçu du grand public, la confrontation entre deux mondes : l’un, ancestral mais moribond, de la terre et des paysans dont on ne compte plus les cas d’exclusion désespérée ; l’autre, tout autant en perte de repères dans sa fascination pour l’argent et la société de consommation.

Tué pour quelques milliers d’euros et parce que sa vieille solitude marginale n’intéressait plus personne, Daniel se résume aujourd’hui à cette inscription sur sa pierre tombale : « Une vie rustique, une mort tragique », mais aussi, grâce à Chris de Stoop, à ce livre bouleversant qui dénonce le terrible manque d’empathie de la société envers ses marginaux. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Son isolement progressif au cours des vingt dernières années n’a pas seulement résulté, selon Christian, d’une situation de solitude et d’appauvrissement, c’était devenu un choix de vie. Il avait perdu tant de choses précieuses, sa famille, ses terres, son exploitation, il était ce qu’on appelle un « fermier finissant » et il voulait être seul avec ce qui lui restait : ses vaches et ses souvenirs. Oncle Daniel, qui était entièrement habité par le métier d’agriculteur, n’était pas parvenu à transmettre la ferme à des descendants, et c’était là son pire échec. Il était « le dernier Maroy », car même dans la famille éloignée, personne n’avait transmis le nom. « Après moi, il n’y aura plus personne. »
 

Il vivait de rien et avait tout, il ne voulait rien de plus. Peut-être le village trouvait-il cela pathétique, mais pour lui c’était la bonne manière de faire.
 

Son cadre de vie avait les limites d’un hameau, autrefois appelé Le Chien, comme la rue. Oncle Daniel n’avait jamais habité ailleurs et il ne s’était jamais éloigné de plus de quelques dizaines de kilomètres de sa maison, pour se rendre à l’hôpital de Tournai ou dans notre famille des Ardennes flamandes. C’était un homme d’ici, qui connaissait ce coin mieux que quiconque, chaque pli et repli de la terre.
 

Pascal, de son côté, a trouvé une Golf 4 pour 3 100 euros et l’a ramenée lui-même d’Hersal à Evregnies, avec de vieilles plaques qu’il avaient subtilisées à son père, et sans permis de conduire, assurance ni immatriculation. (...)
- D’où tient-il tout cet argent ? A demandé la mère de Pascal à son père.
- Ca me semble OK, lui a répondu celui-ci, qui s’apprêtait à partir au ski bientôt et à laisser Pascal seul dans le studio.
- Tu le laisses faire sans rien dire ? Il n’a même pas de permis de conduire, a rétorqué la mère.
Des années après leur divorce, ils continuaient à se bagarrer.
Le fait est que les parents ne posaient jamais de questions ou presque à leurs enfants. Ils se sentaient impuissants. Ils ne savaient tout simplement pas ce que leurs enfants fabriquaient. Ils préféraient peut-être ne pas le savoir, car ils avaient déjà assez de mal à gérer leur propre vie. Ou bien, ils faisaient comme s'ils ne savaient rien. Ou encore, ils avaient simplement peur de leurs fils.
 

Rafael a vu les motos et les iPhone de ses copains. Il en a parlé à la maison, au Colruyt, au lycée et à sa petite amie. Les auteurs du forfait eux-mêmes l’ont raconté à leurs frères et amis. L’histoire s’est répandue dans le village, et les jeunes de la cité, surtout, en ont très vite connu tous les détails. Personne n’a pensé à aller voir la victime ni à appeler les secours, pas même anonymement. Tout le monde se tenait à carreau.
Le village se taisait dans toutes les langues.
Il arrivait que des gens de 84 ans meurent, après tout.
 
 
Daniel avait des journées remplies d’activités simples, effectuées selon un rythme immuable, avec une régularité rassurante. (…) Il se concentrait sur ce qu’il faisait et sur rien d’autre. Moins vous avez d’activités différentes, plus vous vous y consacrez. Une nouvelle journée ne lui réservait rien de neuf, mais même ce que vous avez fait des milliers de fois peut vous paraître aussi inédit qu’au premier jour.
Daniel n’avait as besoin de luxe ni de confort, il préférait la privation au plaisir. Les toilettes étaient à vingt mètres de la maison, mais cela ne le dérangeait pas. L’hiver, le poêle s’éteignait souvent, mais il n’avait pas peur du froid. Il aimait rester assis dans l’obscurité. Il a même connu la faim. Il vivait avec les éléments et aimait cette existence rudimentaire. Sans liste de choses à faire dans la journée, ni de ce qui reste à accomplir dans sa vie.
Daniel n’avait pas besoin de quitter sa ferme pour être quelqu’un. Il était maître de sa vie, maître de son temps, à chaque seconde. Le temps pouvait s’étirer autant qu’il le voulait. S’il avait envie de rester couché toute la journée sur son divan, il le faisait.
Cela ne semble guère séduire grand-monde de nos jours. En 2014, selon une enquête de Harvard et de l’université de Virginie, la plupart des hommes préféreraient s’administrer une décharge électrique que de se retrouver seuls avec leurs pensées, sans smartphone ni autre distraction. Rien en leur semblait pire que ce rien.


Cela paraît presque une hérésie à notre époque numérique, où on doit constamment se tenir informé, être accessible sur les réseaux sociaux et partager sa vie avec la planète entière d’un simple clic. Comment peut-on encore disparaître aujourd’hui ? Il faudrait pour cela débrancher toutes nos webcams pour ne plus être espionnés dans notre propre maison, nos déplacements sont traçables à tout moment par nos portables et nos GPS, des caméras nous surveillent presque partout dans l’espace public, il semble toujours y avoir quelqu’un qui regarde par-dessus notre épaule.
En réaction, certains goûtent de nouveau la tranquillité de l’invisibilité. Voir, sans être vu. Comme les enfants qui jouent à cache-cache, comme les animaux qui se camouflent pour passer inaperçus.
La nature aime le secret. La vérité se déploie sous la surface. Ce qui est essentiel n’a pas toujours besoin d’être remarqué.
Oncle Daniel, qui ne faisait qu’un avec sa ferme et acceptait son déclin, avait pour philosophie de toujours se tenir au dehors. Il ne nourrissait plus d’ambitions, n’attendait plus rien. Dans sa ferme, derrière ses volets fermés et sa porte barricadée, personne ne pouvait le voir ni l’entendre, il pouvait être simplement lui-même. Libre.
Tu savais où tu en étais avec toi-même. (…)
Son isolement volontaire lui a toutefois coûté la vie.


« Je voulais seulement voler l’argent et qu’il soit inconscient. Après ça, M. Maroy était KO. Il allait bien » (Rachid)
C’est l’un des rares moments où la présidente sort de ses gonds : « Bien ? Que voulez-vous dire ?
- Pas mort, répond Rachid de sa voix grave.
- Monsieur, il y a une différence notable entre être bien et pas mort ! Et qu’avez-vous fait de l’argent ?
- J’en ai donné une parie à mes parents et j’ai dépensé le reste. Je regrette énormément. »
A la fin du premier jour du procès, j’ai déjà les oreilles qui bourdonnent.
Ils ne savent même plus pourquoi.
Ils n’avaient pas imaginé la souffrance.
Ils étaient obsédés par l’argent.
Ils regrettent, regrettent, regrettent.


Pendant qu’ils parlent, je m’interroge : ont-ils le sentiment d’avoir raté leur éducation et d’être de mauvais parents ? Ou ne trouvent-ils tout cela pas si grave, finalement ? Ce qui, ça, le serait encore bien plus. Qu’ont-ils pensé en les voyant dépenser tout cet  argent ? Peut-être ne veulent-ils pas qu’ils soient punis ? On dirait parfois que cet assassinat n’a été qu’un accident. Le fruit du hasard. Un coup du sort inéluctable. Même en cas de meurtre, on continue apparemment à défendre son enfant, quels que soient les sentiments torturants qu’on peut éprouver en tant que parents.


La première conclusion qu’il a tirée était qu’il y avait eu un effet d’opportunisme dans la dynamique de groupe. Le groupe était aussi immature que l’était chacun de ses membres. Il n’y avait pas eu de véritable stratégie, pas de préparation, comme s’ils allaient seulement tuer un lapin ou commettre un vol mineur. Ce n’était pas non plus un groupe clairement défini, plutôt un ensemble fluctuant de jeunes qui partageaient un avenir incertain ou un sentiment d’injustice sociale. Ils étaient en manque de lien et voulaient appartenir à quelque chose. Le groupe leur donnait un statut et une raison d’être. Etant donné leur rejet de la société qui leur offrait trop peu de chances, prendre ce qui était possible de prendre, quitte à le voler, leur paraissait légitime. (…) Ils se sentaient faibles individuellement, mais forts ensemble.
La deuxième conclusion de Piccirelli, c’est qu’ils n’ont pu agir comme ils l’ont fait qu’en raison de la déshumanisation d’oncle Daniel, qui, isolé et marginalisé, constituait la victime idéale. De plus, ils n’étaient pas les seuls à le considérer comme le « vieux crasseux ». Beaucoup parlaient de lui au village dans ces mêmes termes.  (…)
C’est souvent par les surnoms, les caricatures et la stigmatisation que s’enclenche un processus de dévalorisation et de déshumanisation. Claudio Piccirelli n’hésite pas à faire référence aux nazis, qui considéraient ceux appartenant à certaines races et classes sociales comme des sous-hommes, et au gouvernement rwandais, qui traitait les Tutsis de parasites et de cafards.
La déshumanisation offre trois avantages pour les auteurs de crimes, explique Piccirelli. Elle justifie la violence, place leur propre groupe en position de supériorité, et permet d’éliminer toute empathie et toute éthique pour éviter les problèmes de conscience. Il n’y a plus ni compassion pour la victime, ni remords.


Il y a donc trois parties qui se renforcent les unes les autres, conclut le psychologue. La société qui exclut. Les jeunes qui ne trouvent pas leur place dans la communauté. Et la victime qui se place elle-même en dehors de la société. Chacune d’elle a contribué au drame.
 
 
Non seulement la déshumanisation de la victime opérée par les injures, la caricature, l’exclusion, a joué un rôle, mais la banalisation des cas d’inconduite, aussi. Après les plaintes et les pétitions déposées par les villageois, les autorités étaient au courant des problèmes posés par une bande de jeunes, mais elles ne sont pas suffisamment intervenues pour y remédier. Puis, l’indifférence de la communauté à l’égard de Daniel Maroy a fait qu’il est resté une semaine mort chez lui. Que vaut la vie d’un vieillard de 84 ans ? Qui a encore de la considération pour cette ancienne culture paysanne – tout pour la famille, tout pour la ferme, maître chez soi ?


On retrouve chez les agresseurs d’oncle Daniel la plupart des caractéristiques des profils à risques : le peu de perspectives, un milieu défavorisé, une scolarité problématique, une éducation déficiente, de mauvaises fréquentations. Selon le professeur Walgrave, les chiffres de la délinquance juvénile n’ont certainement pas augmenté, mais on observe une violence qui, elle, est nouvelle.


La justice restaurative a l’immense avantage que coupables et victimes se considèrent de nouveau comme des personnes, sans menace ni diabolisation. C’est un processus de « réhumanisation ». Il existe aujourd’hui des services de médiation officiels pour mener à bien ce processus. On essaie de parvenir à un accord ensemble.
Comme le professeur Walgrave, j’ai toujours pensé que l’homme était bon par nature, mais que les circonstances pouvaient faire de lui un être mauvais. Mais un meurtrier impitoyable ?
 

 


 

lundi 24 juillet 2023

[Jaenada, Philippe] La serpe

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La serpe

Auteur : Philippe JAENADA

Parution : 2017 (Julliard)

Pages : 648

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un matin d’octobre 1941, dans un château sinistre au fin fond du Périgord, Henri Girard appelle au secours : dans la nuit, son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Il est le seul survivant. Toutes les portes étaient fermées, aucune effraction n’est constatée. Dépensier, arrogant, violent, le jeune homme est l’unique héritier des victimes. Deux jours plus tôt, il a emprunté l’arme du crime aux voisins. Pourtant, au terme d’un procès retentissant (et trouble par certains aspects), il est acquitté et l’enquête abandonnée. Alors que l’opinion publique reste convaincue de sa culpabilité, Henri s’exile au Venezuela. Il rentre en France en 1950 avec le manuscrit du Salaire de la peur, écrit sous le pseudonyme de Georges Arnaud.
Jamais le mystère du triple assassinat du château d’Escoire ne sera élucidé, laissant planer autour d’Henri Girard, jusqu’à la fin de sa vie (qui fut complexe, bouillonnante, exemplaire à bien des égards), un halo noir et sulfureux. Jamais, jusqu’à ce qu’un écrivain têtu et minutieux s’en mêle…
Un fait divers aussi diabolique, un personnage aussi ambigu qu’Henri Girard ne pouvaient laisser Philippe Jaenada indifférent. Enfilant le costume de l’inspecteur amateur (complètement loufoque, mais plus sagace qu’il n’y paraît), il s’est plongé dans les archives, a reconstitué l’enquête et déniché les indices les plus ténus pour nous livrer ce récit haletant dont l’issue pourrait bien résoudre une énigme vieille de soixante-quinze ans.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Philippe Jaenada est né en 1964. Il a publié chez Julliard Le Chameau sauvage (prix de Flore 1997 et prix Alexandre-Vialatte), adapté au cinéma par Luc Pagès sous le titre À + Pollux ; Néfertiti dans un champ de canne à sucre (1999) ; La Grande à bouche molle (2001) ; chez Grasset, Le Cosmonaute (2002), Vie et mort de la jeune fille blonde (2004), Plage de Manaccora, 16 h 30 (2009), et La Femme et l’Ours (2011). Depuis Sulak (Julliard, 2013) qui a reçu le Prix d’une vie 2013 (décerné par Le Parisien Magazine) et le Grand Prix des lycéennes de ELLE en 2014, il a publié La Petite Femelle (2015) et La Serpe, prix Femina 2017.

 

Avis :

Un matin de 1941, au château d’Escoire dans le Périgord, Henri Girard crie au secours : son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe durant la nuit. Aucune effraction n’est constatée, Henri était seul avec les victimes dans la demeure verrouillée, et, très vite, il apparaît évident que tout l’accuse. Peu de temps auparavant, il a emprunté l’arme du crime. On lui prête une vie de patachon, flambeur toujours fauché, mari volage d’une demi-folle, brebis égarée entretenant des relations houleuses avec les Girard. Des Girard fortunés, dont il est le seul héritier… Placé en détention préventive, il passe en jugement dix-neuf mois plus tard. Et là, coup de théâtre : il est acquitté après une délibération du jury d’à peine dix minutes.

L’homme reprend sa vie, dilapide son héritage, fuit ses créanciers jusqu’au Venezuela dont il revient en 1950 avec un livre : le fameux Salaire de la peur, dont la publication sous le pseudonyme de Georges Arnaud manque de peu de lui valoir le Goncourt, et lui assure, en tout cas, un succès fracassant, amplifié par l’adaptation du roman au cinéma par Henri-Georges Clouzot. Toujours prodigue et remarquablement généreux, il se met au service de l’indépendance de l’Algérie, s’investit dans la défense de la veuve et de l’orphelin dans plusieurs causes perdues, réalise des reportages sur de grandes affaires. Pendant tout ce temps, rien n’y fait, l’opinion publique ne démord pas de sa culpabilité lors du triple meurtre de 1941. Il faut dire que, lui acquitté, l’affaire est demeurée irrésolue…

Avec l’extrême souci du détail qui caractérise ses enquêtes et l’irrésistible humour qui, parsemant son récit de digressions très vivantes, fait de lui un personnage du livre à part entière en même temps qu’un conteur hors pair, capable de vous tenir suspendu à ses mots pendant plus de six cents pages, entre étonnements et éclats de rire, Philippe Jaenada a entrepris de rouvrir le volumineux dossier de cette si trouble affaire. Comment ne pas être intrigué par Henri Girard, cet homme qui s’attache, jusqu’à la fin de sa vie, à combattre les erreurs et les injustices commises par la société, quand lui-même, à en croire l’opinion générale, en a précisément, et fort inexplicablement, profité ? Et si, malgré les apparences, il était vraiment innocent ? Et qui donc serait alors le coupable, jamais trouvé, jamais puni ?

Saga familiale, chronique historique des années d’Occupation, feuilleton judiciaire et hommage appuyé à l’oeuvre oubliée de Georges Arnaud, ce livre, fruit d’un travail d’investigation autant faramineux qu’intelligent, est aussi une véritable œuvre romanesque. Se mettant lui-même en scène au travers d’une histoire criminelle en tout point véridique, l’auteur s’y joue en toute dérision de son lecteur, pour le tenir suspendu entre bonnes et fausses pistes, à mesure de sa savante distillation de témoignages, documents et hypothèses. Une superbe occasion de méditer sur l’erreur judiciaire… Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Calaferte est d'ailleurs l'un de ceux qui le comprennent le mieux, à l'époque, qui voient en lui autre chose qu'un sociopathe arrogant et agressif : « C'était un être sans doute profondément malheureux, brûlant sa vie, ne pouvant dormir la nuit, et qui avait profondément besoin des gens. »


Ça ne va plus avec Lella. Curieusement, c'est l'argent qui pose problème, l'argent pour lequel Henri a pourtant si peu de respect. Elle vient d'un milieu très pauvre, elle a du mal à supporter qu'il n'y accorde aucune valeur, qu'il balance les billets par poignées. Et lui pousse dans l'autre sens. Dès que les premiers droits d'auteur du Salaire sont tombés, elle achète une casserole (ils n'en avaient qu'une toute petite : quand elle préparait des pâtes pour deux, il fallait qu'elle les fasse cuire en deux fois) et quelques ustensiles de cuisine de base, premier prix. Henri explose. Il lui crie qu'il ne travaille pas pour qu'elle achète des conneries : « Il m'a dit que si j'avais acheté des fleurs, des chocolats, une robe, tout ce dont j'avais envie, il n'aurait rien trouvé à redire, mais pas des bêtises comme ça. Et il ne jouait pas la comédie. » Il lui a juré qu'il la quitterait si elle faisait des économies, ils se séparent. Ils barbotaient de bonheur dans la misère, l'afflux d'argent les a éloignés l'un de l'autre.


C'est dommage. Je ne veux pas rejoindre le camp de ceux qui passent leur temps à regretter un temps où leurs parents regrettaient un temps où les vieux regrettaient un temps où tout était mieux et où il restait de vrais hommes (au bout du compte : Cro-Magnon, quel bonhomme, et les soirées devant la grotte à mordre dans le mammouth : on savait vivre !), mais des fous furieux dans le genre de Georges Arnaud, qui ne laissent rien passer et sautent à la gorge de toutes les injustices à leur portée, qui y consacrent leur vie, il me semble qu'il n'y en a plus de quoi monter une équipe de basket – ou bien, ce qui est tout à fait possible, on ne les entend plus, il n'y a plus la logistique nécessaire pour donner de l'écho à leur voix ; qui est peut-être aussi parasitée par les millions de râleurs aigris qui grincent partout, je ne sais pas.  
Une drôle de vie, avec le recul. Ce que j'en sais, je l'ai appris dans les livres. Sale gosse, sale type, des claques, insupportable, il ne mue, instantanément, qu'en anéantissant la fortune familiale, et se transforme en nomade combatif qui ne possède rien et vient en aide à ceux qui en ont besoin. Un bon gars, finalement.


Un bon gars, Georges Arnaud. Mais entre les caprices exaspérants de l'enfant de riches et la rage altruiste de celui qui se fout de l'argent, il y a quelques heures de sauvagerie sanglante.


Lorsqu'ils ont envahi la France, les Allemands ont avancé les aiguilles des horloges au fur et à mesure de leur progression, pour être en phase avec Berlin, c'était plus pratique. Au début de l'année 1941, Paris et toute la zone occupée sont donc à l'heure allemande. Et la zone libre encore à l'heure française, ou anglaise, ce qui crée de sérieux problèmes d'organisation, notamment pour les trains entre le Nord et le Sud (quand il est 11 heures à Blois, il est 10 heures à Limoges). Le gouvernement de Vichy a donc décidé de tout unifier lors du passage à l'heure d'été 1941 : Périgueux et la zone libre avancent leurs montres de deux heures d'un coup au lieu d'une (ça doit secouer), et toute la France passe à l'heure allemande. C'est toujours le cas aujourd'hui, bien que Paris soit à 344 kilomètres de Londres à vol d'oiseau (je suis nul en oiseaux, mais en vol, je me débrouille), et à 879 kilomètres de Berlin.)
 
 
Je n'ai jamais vraiment compris comment les vestiges s'enterraient. À Rome, à Paris, à Athènes, des archéologues creusent et découvrent des temples, des maisons, des salles de bains, dans des lieux qui n'ont jamais cessé d'être habités. À quel moment le temps recouvre tout ? À quel moment la terre monte sans que personne s'en aperçoive ?

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 22 juillet 2023

[Khadra, Yasmina] Les Vertueux

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Les Vertueux

Auteur : Yasmina KHADRA

Parution :  2022 (Mialet Barrault)

Pages : 544

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Algérie, 1914. Yacine Chéraga n’avait jamais quitté son douar lorsqu’il est envoyé en France se battre contre les « Boches ». De retour au pays après la guerre, d’autres aventures incroyables l’attendent. Traqué, malmené par le sort, il n’aura, pour faire face à l’adversité, que la pureté de son amour et son indéfectible humanité.
Un roman majeur dans l’œuvre de Yasmina Khadra et une plongée surprenante dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Yasmina Khadra est l’auteur de la trilogie Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, ou encore Ce que le jour doit à la nuit. Traduits dans une cinquantaine de pays, ces livres ont touché des millions de lecteurs dans le monde.

 

 

Avis :

Désigné par le tout-puissant caïd de son douar algérien pour partir à la guerre en France en se faisant passer pour son fils, le jeune berger Yacine se retrouve dans l’enfer des tranchées de la première guerre mondiale avec, en échange, la promesse d’une ferme qui tirerait ses parents de la misère. Lorsqu’après quatre ans à côtoyer l’horreur et la mort, il rentre enfin, irrémédiablement hanté mais persuadé d’être accueilli en héros, rien ne se passe pourtant comme il l’escomptait. Car, pour le despote pressé d’effacer toute trace de la supercherie qui a valorisé son fils à bon compte, Yacine doit disparaître…

Lui qui espérait sortir de l’asservissement féodal au prix de quelques années à servir de chair à canon, réalise alors qu’on ne trompe pas si facilement son destin. Dépouillé de sa vie d’antan, volé de son passé de soldat, il n’a plus guère que l’indéfectible solidarité de ses anciens compagnons d’armes, et surtout, son immarcescible droiture d’âme, pour s’empêcher de sombrer et pour trouver la force d’aller de l’avant, alors que les épreuves et les injustices sont bien loin d’en avoir fini avec lui. Un souffle épique emporte le récit dans une cascade de péripéties toutes plus terribles les unes que les autres, la vie de Yacine ne semblant jamais devoir cesser de rebondir de Charybde en Scylla, emportée comme un fétu de paille dans les redoutables remous d’un irrépressible torrent.

Pourtant, si désespérant et si violent le monde, Yacine ne perd pas pied, fondant sa résilience sur cette sagesse instinctive qui le fait se plier aux caprices du mektoub, tout en restant droit dans ses bottes, fidèle à lui-même, à ses valeurs humaines et à ses attaches affectives. « La vie est une traversée et tu es un simple pèlerin. Le passé est ton bagage. Le futur, ta destination. Le présent, c’est toi. Si ton bagage t’encombre, dépose-le à la consigne. Si ta destination est hasardeuse, sache qu’elle l’est pour tout le monde. Vis à fond l’instant présent, car rien n’est aussi concrètement acquis que cette réalité manifeste que tu portes en toi. » Au soir de sa vie, loin de se perdre en regrets, aigreurs ou lamentations, il sera de ceux qui se seront attachés à cultiver l’amour et le bonheur jusqu’au plus creux de l’adversité, faisant avec l’inéluctable pour mieux profiter des moindres éclaircies concédées par la vie.

Il aura fallu trois ans à Yasmina Khadra pour peaufiner cette apothéose de son œuvre : une fresque puissante et tumultueuse, aux nombreuses scènes d’anthologie, pour célébrer ces âmes droites, capables, quelles que soient leurs infortunes et la barbarie du monde, de garder leur foi en elles-mêmes et en l’humanité, de défendre l’amour et le droit au bonheur même quand tout semble perdu. « Nous ne sommes que des mortels, mon garçon, des récits anonymes gravés sur du sable que le temps dispersera au gré du vent. Alors pourquoi tant de souffrance puisque tout passe, et nous avec ? » Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Un poète, de passage dans notre village, a dit : « Les hommes vrais ont la larme facile parce qu’ils ont l’âme près du cœur. Quant à ceux qui serrent les dents pour refouler leurs sanglots, ceux-là ne font que mordre ce qu’ils devraient embrasser. » Il avait sans doute raison. Je n’avais jamais vu pleurer mon père ni aucun homme de notre douar. C’était peut-être pour cette raison qu’ils préféraient assumer leur malheur au lieu de le conjurer.


Nous étions nombreux à n’avoir jamais affronté le large et aucun de nous ne le soupçonnait aussi sauvage et imprévisible – personnellement, je n’étais jamais monté sur une barque de ma vie, et c’est un navire grand comme notre frayeur qui nous ravissait à notre terre natale.  
Les mois passés à la garnison de Mostaganem n’avaient pas réussi à faire de nous les Turcos impavides qu’espérait tirer de son chapeau de magicien l’adjudant-chef Ben Amara, un Chaoui de Khenchela, pas très instruit, mais à cheval sur l’ordre et la discipline. Nous avions appris à nous servir d’une arme, à manier la baïonnette aussi bien qu’un lanceur de couteaux et à parader en marquant le pas, cependant nous demeurions des paysans empotés et nous ne savions pas par quel bout prendre un univers aux antipodes du nôtre auquel l’Histoire nous livrait en vrac. Nous avions toujours vécu loin des routes bitumées et des bruits des machines, sagement confinés dans nos enclaves, sans histoires et sans grands projets, et voilà qu’un train nous arrachait à nos repères, qu’une caserne chamboulait notre esprit avant de nous expédier dans un monde inconnu à bord d’un bateau délirant.


Des décennies ont passé. Je n’ai pas réussi à oublier ce jour-là. Ce ne fut pas seulement mon baptême de sang, ce fut ma vraie naissance au monde moderne – le monde vrai, cruel, fauve et impitoyable où la barbarie disposait de sa propre industrie de la mort et de la souffrance. C’était donc cela le monde civilisé, le monde du progrès, des laboratoires savants et des grandes découvertes. Je ne soupçonnais pas le progrès d’être aussi destructeur. Avant, j’existais et c’était tout. Une herbe folle parmi les ronces. J’avais une famille, un chien, une jument, un gourbi, et mon territoire s’arrêtait là où portait ma fronde. Très jeune, on m’avait certifié que chacun naissait doté d’un parchemin dûment établi, avec des gîtes d’étape précis, des raccourcis et un point de chute dont on ne se relèverait pas. Nous étions persuadés, dans notre douar, que lorsqu’on éclôt sous la mauvaise étoile, on s’évertue à apprivoiser le pire. Hélas, nous étions loin de la vérité. Le pire ne s’apprivoise pas. Et il n’y a rien de pire que la guerre. Rien n’est tout à fait fini avec la guerre, rien n’est vaincu, rien n’est conjuré ou vengé, rien n’est vraiment sauvé. Lorsque les canons se tairont et que sur les charniers repousseront les prés, la guerre sera toujours là, dans la tête, dans la chair, dans l’air du temps faussement apaisé, collée à la peau, meurtrissant les mémoires, noyautant chacune de nos pensées, entière, pleine, totale, aussi indécrottable qu’une seconde nature.


Les renforts se succédaient des deux côtés, sacrifiant des bataillons entiers pour un pont, un moulin, une côte, un bosquet qui, à peine concédés par les uns, leurs étaient restitués le lendemain après d’insoutenables carnages. Les escadrons de cavalerie amis se portaient au secours de l’infanterie régulière avant de se voir déglingués dans la foulée. Les tranchées se faisaient nettoyer à la grenade. Les corps à corps se terminaient à la baïonnette, dans le blizzard et la neige. D’un côté comme de l’autre, le spectre de la défaite et de l’humiliation provoquait de formidables sursauts d’orgueil.  
La guerre semblait partie pour ne plus s’arrêter.
 
 
Quatre années de tranchées, de replis meurtriers, d’assauts suicidaires, de cauchemars éveillés, de gaz moutarde, de fièvre jaune et de dysenterie. Quatre insoutenables éternités au cours desquelles je vis des héros tomber comme des mouches et d’autres agoniser dans les cratères fumants, les boyaux en l’air, ou bien étendus comme du linge en charpie sur les barbelés à quelques mètres des lignes amies sans que personne ose aller les chercher. Ce fut une drôle de guerre qui se réinventait de bataille en bataille, insatiable ogresse au ventre plus grand que l’enfer, dévorant bêtes et hommes par contingents entiers sans s’accorder la moindre sieste digestive ; une boucherie tentaculaire, atroce comme un million de supplices, au-dessus de laquelle les prières se faisaient exploser dans le ciel par les tirs d’artillerie tandis que les tonnerres évoquaient des pétards mouillés devant les déflagrations pilonnant jusqu’aux no man’s land hérissés d’horreur. Mais c’était fini. Comme finit toute chose en ce monde. Cependant, ce que nous croyions laisser derrière nous ne serait jamais distancé et la vie d’après ne serait plus ce qu’elle avait été. Lorsqu’on essayera de tourner la page écrite avec le sang des martyrs, on s’apercevra que le sang l’a traversée et a atteint toutes les pages qui suivent. Partout où nous irons, nos morts seront avec nous. Pour se sentir moins seuls dans le froid et les ténèbres, pour que l’oubli ne leur serve pas de charnier éternel, ils reviendront chercher un soupçon de chaleur dans nos souvenirs et nous rappeler pourquoi, malgré tout, nous devrions sourire à la chance qui ne leur avait pas souri.


— Les Turcos, dis-je, la gorge serrée. Tu penses que l’on se souviendra de nous ?   
— Certains, sans doute, d’autres pas, et ceux-là seront nombreux.  
— Nous nous sommes battus avec la même bravoure, tirailleurs, zouaves, Sénégalais, Alliés, Français, Indiens, tous comme des frères, pour l’honneur et la liberté.  — Tout le monde le sait, Hamza.  
— Alors pourquoi ne se souviendrait-on pas de nous autres ?  
— Parce que c’est comme ça. Si nous avons été égaux dans le martyre, l’Histoire ne retiendra que les héros qui l’arrangent.


— Je t’observe depuis hier. Tu es tout effrayé. Tu reviens de la guerre, que je sache. Dois-je comprendre que la misère est plus terrifiante que les champs de bataille ?
 — Ce n’est pas la même horreur, mais c’est la même tragédie.
 — N’empêche, j’aimerais que tu changes d’angle de vue. Je t’ai vu trembler de peur à Jenane Jato et je n’ai pas apprécié. Tu dois considérer les nôtres avec compassion, et non avec dégoût. N’importe qui peut connaître des hauts et des bas, même les rois. Notre misère est une mauvaise passe, pas une nature.
 — Pourquoi tu me dis ça sur ce ton, Wari ?
 — Pour que tu ouvres grand tes oreilles. Je n’aime pas qu’on prenne notre peuple de haut.
 — Je ne prends personne de haut, Wari.
 — Ce n’est pas l’impression que tu donnes. Quand tu marches parmi les nôtres, on dirait que tu as peur de choper un microbe… Que les roumis nous snobent, il y a sans doute une raison. Mais qu’un Algérien méprise les siens, c’est qu’il est le plus à plaindre d’entre eux. Si tu veux qu’on reste amis, tiens-le-toi pour dit… Encore une chose qu’il faut que tu saches : l’existence est une belle vacherie. Chacun y a droit à son lot de soucis. Le pauvre parce qu’il manque de tout, le riche parce que aucune fortune ne lui suffit. 


J’avouai à Amir que j’avais peur de ce que j’étais en train de devenir. Il m’écouta avec attention. Quand j’eus fini de confesser le tort fait à mes anciens camarades, il rétorqua :  
— Mes amis étaient plus miséreux que tes copains. Si les tiens parviennent à se démerder, les miens crevaient pour de vrai de faim et de maladie. Tu crois qu’Amir est mon nom de naissance ? C’est mon pseudonyme. On m’appelait « Hé ! » quand j’étais gosse avec un haillon sur le fion. « Hé ! moutcho »… Nous sommes tous nés du mauvais côté de la barrière. Si j’avais choisi de regarder par-dessus mon épaule au lieu de regarder au-delà des obstacles sur ma route, je serais encore à rafistoler les savates comme mon père, à l’heure qu’il est, avec, dans un trou à rat, un tas de gosses livrés en pâture aux puces et une épouse en train de me rendre fou.  
— Je n’étais pas obligé de…  
— De quoi, Yacine ? me coupa-t-il. De saisir la perche que la Providence te tend ? Tu n’as de compte à rendre à personne et tu n’as pas, non plus, à rougir de ta chance, même si elle néglige tes vieux amis. Tu as eu ton quota d’épreuves, et tu as perdu au change tant de fois. Les joies ne sont pas des péchés, la réussite n’est pas une hérésie. S’il t’est possible de décrocher la lune, décroche-la, et tant pis si la nuit n’en sera que plus noire.  
— Noire pour qui, Amir ?  
— Façon de parler… Ce que j’essaye de te dire est que tu n’es pas responsable de la souffrance des gens. Et moi non plus. Ce n’est pas un péché d’être riche ou d’être l’ami d’un riche. Lorsque je m’empiffre, je n’oublie pas que beaucoup des nôtres jeûnent hors saison. Que faire ? Expédier à la casse mes assiettes en porcelaine et me contenter de lécher le fond des casseroles cabossées ? J’ai éclos tel un champignon dans un berceau vermoulu et j’ai partagé mes langes mille fois usés avec l’ensemble de ma fratrie. Aujourd’hui, je prends ma revanche sur tout ce qui m’a manqué et je ne vais pas me gêner. J’ai travaillé dur pour sortir le bout du nez de la tourbe et je compte profiter à fond de ce que je peux m’offrir avant que ma chair soit restituée à la poussière. Je n’ai rien à me reprocher, hormis certains plaisirs que je m’autorise bien qu’ils soient mal vus, ce qui ne m’empêche pas de faire du bien autour de moi et de proposer mon confort à ceux qui n’y ont pas accès.


— Je commence à me faire du souci pour toi.  
— Il n’y a pas de raison.  
— Il y en a une, et elle est de taille. Tu es sincère, entier, pur, et ça, c’est pas prudent. On ne peut pas être trop près du bon Dieu sans se mettre à la merci du diable.  — Je prends le risque.  
— Il n’en vaut pas le détour, Yacine. Tu as le cœur sur la main, c’est-à-dire à la portée de n’importe qui. Essaye de le durcir un peu pour qu’il ne s’envole pas comme une feuille morte au premier coup de vent. De nos jours, les saints se cassent la figure chaque fois qu’ils se baissent pour prier.  
— J’ai été élevé comme ça.  
— Tu n’es pas dans ta Hamada. À Oran, on ne doit pas se tromper quand on fait la part des choses. Céder un pouce de son territoire, c’est abdiquer.  
— Je tâcherai de m’en souvenir.  
— Tu y as intérêt.


— Il faut te ressaisir.  
— Je tâcherai.  
— Tu es obligé, mon garçon. Vivre, c’est accepter de prendre sur soi afin de passer à autre chose. Ne cherche pas où tu as fauté. Nul n’est à l’abri de lui-même. On croit pouvoir se rattraper, et on ne fait que graviter autour du remords comme un insecte autour d’une flamme, au risque de se faire un mal plus grand que celui qu’on a subi.  
— Je crains qu’on n’ait pas le choix.  
— On a toujours le choix… Quels que soient ses aléas et ses peines, le choix que l’on assume est moins accablant que la reddition. Vois-tu ? On s’attarde souvent sur ce qui nous abîme au lieu de se concentrer sur ce qui nous aide à nous reconstruire.  
— J’aimerais me reconstruire, mais je n’ai pas les données.  
— Il n’en existe qu’une seule, jeune homme : celle qui consiste à prendre les choses comme elles viennent et à en faire des leçons de vie. Il y a une sécurité derrière ce que l’on tait et une autre derrière ce qui nous échappe.  
— Quelle est donc cette sécurité ?  
— Le discernement.  
— Le discernement ?  
— Oui, le discernement. Beaucoup pensent que c’est par la liberté que l’on
accède au salut de son âme. C’est faux. La liberté n’est pas une fin en soi. On n’accède au salut de son âme que par la sagesse, mère de toutes les paix et de toutes les libertés.  
— Comment accéder à la sagesse ?  
— En faisant la part des choses. Nous ne sommes que des mortels, mon garçon, des récits anonymes gravés sur du sable que le temps dispersera au gré du vent. Alors pourquoi tant de souffrance puisque tout passe, et nous avec ?


Rappelle-toi, mon garçon. L’échelle de la Sagesse comporte sept paliers qu’il faut impérativement franchir si l’on veut accéder à soi, rien qu’à soi, et à personne d’autre.  
— Sept paliers ?  
— Dans Le Manuscrit des Anciens, on les appelle « Les sept marches de l’arc-en-ciel » (il compta sur ses doigts) : l’amour ; la compassion ; le partage ; la gratitude ; la patience et le courage d’être soi en toutes circonstances. Si tu arrives à en faire montre, tu atteindras le sommet-roi, celui qui te met hors de portée du doute et tout près de ton âme.  
— Tu n’en as cité que six.  Il sourit, de ce sourire qui en dit long sur les chemins de croix qu’il avait dû négocier pour accéder à son âme.  
— Va, mon garçon. La septième est au bout de ton destin.


J’avais la rage, de cette rage impuissante qu’on ne peut conjurer et qui vous dévore de l’intérieur. Je m’en voulais d’assumer mon malheur au lieu de le subir comme une injustice, de n’être qu’un gribouille pathétique. Quel sens donner à mes déconvenues ? En avaient-elles un ? Ce qu’il m’arrivait en chaîne était d’un ridicule tel que je ne savais plus si je devais en rire ou en pleurer. Je n’arrêtais pas de payer pour les autres. J’avais fait une guerre à laquelle je n’étais pas convoqué pour défendre l’honneur d’un ingrat qui ne songeait qu’à me faire disparaître ; j’étais recherché par la police pour avoir défendu l’intégrité d’une femme qui avait abusé de mon amour pour elle, et maintenant, on allait me lyncher pour avoir protégé un bien qui n’était pas à moi. Quelle ironie ! Tous ces faits de bravoure pour finir à plat ventre à l’arrière d’une charrette ! Dans quel trou d’air le ciel avait-il engrangé mes prières pour que je me retrouve encordé comme une bête, la tête dans un sac de jute ?
… Et ce pied, mon Dieu, cette savate crottée qui m’écrasait la nuque ! Chaque fois que je remuais, elle accentuait la pression. Si la loyauté était la plus noble des vertus, pourquoi poignardait-elle ses serments dans le dos ?


On ne vole pas, quand on a faim, on se démerde pour ne pas crever. Si tu veux être juste avec toi-même, oublie ce que rabâche ta conscience et écoute ton ventre. La conscience, c’est pour le gratin. Les pauvres, il leur suffit de se faire une raison.


Chaque nuit, avant de sombrer dans un sommeil aussi profond que le coma, je souhaitais ne plus me réveiller. Mais au bagne, tout finit par rentrer dans « l’ordre de bataille ». D’emblée, la chiourme marquait ses zones interdites, imposait ses règles, et malheur aux inattentifs. J’assistais, tous les jours, à des choses insoutenables en me demandant combien de temps j’allais rester moi-même dans une faune qui entretenait elle-même son enfer. Je me rendis compte, très vite, que l’être humain est un mutant. La souffrance, à défaut de l’anéantir, le façonne et le forge jusqu’à ce qu’il se radicalise et devienne une entité démoniaque. L’agneau se découvre soudain un instinct de loup, et alors plus rien ne lui importe plus que sa misérable survie. Car, dans ce zoo cannibale, l’épreuve de force ne se conjugue pas uniquement à la botte des matons ; il faut aussi composer avec la tyrannie des forçats. Ce n’est que de cette façon que l’on a des chances d’apprivoiser l’adversité, c’est-à-dire de l’accepter dans sa totale cruauté. S’il arrive au manche d’une pioche de se casser, l’échine, elle, quand bien même elle devrait se ployer chaque jour un peu plus, n’a pas intérêt à se briser.


On peut faire le deuil de ses morts, mais pas celui des absents. De tous les mortels, ce sont les disparus qui vivent le plus longtemps. Mais comment entretenir leur souvenir dans ce passé où il faudrait écarter mille masques pour entrevoir un visage familier, où les sourires ressemblent à mes blessures, où les rires sont chahutés par mes propres cris ? À l’usure, on finit par se faire une raison. On se recroqueville autour de sa douleur et on fait corps avec. Au fur et à mesure que les années passent, la résignation nous devient un précieux animal de compagnie. Dans les moments de grande solitude, elle nous tient la main tandis que tant de choses nous échappent, et on s’accroche parce que, quelque part au fond de soi, malgré l’incongruité de notre entêtement, on se surprend à se dire qu’un miracle est toujours possible.

 

 

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