jeudi 30 septembre 2021

[Boileau-Narcejac] Celle qui n'était plus (Les diaboliques)

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Celle qui n'était plus (Les diaboliques)

Auteur : BOILEAU-NARCEJAC

Editeur : Folio

Année de parution originale : 1952

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

"De l'autre côté du couloir, des pieds glissent sur le parquet de la chambre. Le lustre s'allume. Le bas de la porte du bureau s'éclaire. Elle est derrière, juste derrière, et pourtant, il ne peut y avoir quelqu'un derrière. À travers l'obstacle, ils s'écoutent, le vivant et le mort. Mais de quel côté est le vivant, de quel côté est le mort ?"

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sous ce double nom se cachent deux auteurs, Pierre Boileau (1906-1989) et Thomas Narcejac (1908-1998). Tous deux épris de littérature policière et auteurs de romans d'aventures, ils se rencontrent et s'associent en 1948. Inséparables, leurs rôles sont néanmoins nettement définis : Pierre Boileau bâtit l'intrigue, Thomas Narcejac rédige, étoffe, met au propre le texte définitif. La plupart de leurs romans ont été portés à l'écran notamment par Clouzot et Hitchcock. Le cycle des Sans Atout consacre un genre policier pour les enfants : une intrigue sophistiquée, débrouillée rondement par l'intelligence aiguë d'un jeune garçon.

 

Avis :

Un mari, une épouse, une maîtresse. Et un plan machiavélique où la manipulation réserve bien des surprises, au lecteur comme aux personnages…

Ce sont ses adaptations cinématographiques, en 1955 sous le titre « Les diaboliques » et en 1996 dans un remake américain, qui ont fait la célébrité de ce roman policier. Si les films ont bien conservé l’atmosphère angoissante et le crescendo de la peur associée au remord et à la culpabilité, les scénaristes ont pris de grandes libertés avec l’histoire originale, que l’on découvre ici avec curiosité.

Le point de départ est classique : dans le trio, l’un est de trop et les deux autres vont s’employer à l’éliminer. La méthode est tordue, mais paraît imparable. Sauf que l’un des meurtriers, ayant clairement agi sous l’ascendant de l’autre, perd les pédales quand la situation prend un tour inattendu et de plus en plus inexplicable. Si le lecteur, harponné par le mystère, pourra penser disposer d’un tour d’avance sur ce personnage en devinant sa fondamentale erreur de raisonnement, il n’en sera pas moins bluffé par les renversements successifs de situation et les dangereuses implications futures que l’épilogue laisse augurer.

Au-delà de l’intrigue et de ses rebondissements inattendus, c’est la construction psychologique des personnages qui donne tout son sel à ce roman noir. Englué dans sa vie sage et terne, plus naïf que méchant, ce couple anodin n’aurait sans doute jamais franchi la ligne jaune si une rencontre malveillante n’était venue le bousculer. Projetés du côté obscur par les circonstances, l’homme et la femme se retrouvent bien vite dépassés par les événements, à la fois bourreaux et victimes. Au final, pour quelques vrais démons, combien de pauvres diables, que leur faiblesse et leur lâcheté rendront complices ou acteurs du pire, question de situations ?

Un très bon cru donc que ce polar psychologique et d’atmosphère, à la facture classique et au charme à peine désuet. (4/5)

 

 

Citations :

Quand on se marie, on croit épouser une femme, et on épouse une famille, toutes les histoires d’une famille. On épouse la captivité de Germain, les confidences de Germain, les bacilles de Germain. La vie est menteuse. Elle semble pleine de merveilles, quand on est petit, et puis…

Quand l’avait-il vue détendue, souriante, confiante ? Elle vivait à longue échéance, à des semaines, des mois de distance. L’avenir était son refuge, comme, pour la plupart des autres, le passé.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

mardi 28 septembre 2021

[Horvilleur, Delphine] Vivre avec nos morts

 

 
 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Vivre avec nos morts

Auteur : Delphine HORVILLEUR

Editeur : Grasset

Parution : 2021                 

Pages : 234

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«  Tant de fois je me suis tenue avec des mourants et avec leurs familles. Tant de fois j’ai pris la parole à des enterrements, puis entendu les hommages de fils et de filles endeuillés, de parents dévastés, de conjoints détruits, d’amis anéantis…  »
Etre rabbin, c’est vivre avec la mort  : celle des autres, celle des vôtres. Mais c’est surtout transmuer cette mort en leçon de vie pour ceux qui restent  :   «  Savoir raconter ce qui fut mille fois dit, mais donner à celui qui entend l’histoire pour la première fois des clefs inédites pour appréhender la sienne. Telle est ma fonction. Je me tiens aux côtés d’hommes et de femmes qui, aux moments charnières de leurs vies, ont besoin de récits.  »
A travers onze chapitres, Delphine Horvilleur superpose trois dimensions, comme trois fils étroitement tressés  : le récit, la réflexion et la confession. Le récit d’  une vie interrompue (célèbre ou anonyme),   la manière de donner sens à cette mort à travers telle ou telle exégèse des textes sacrés, et l’évocation d’une blessure intime ou la remémoration d’un épisode autobiographique dont elle a réveillé le souvenir enseveli.
Nous vivons tous avec des fantômes  : «  Ceux de nos histoires personnelles, familiales ou collectives, ceux des nations qui nous ont vu naître, des cultures qui nous abritent, des histoires qu’on nous a racontées ou tues, et parfois des langues que nous parlons.  » Les récits sacrés ouvrent un passage entre les vivants et les morts. «  Le rôle d’un conteur est de se tenir à la porte pour s’assurer qu’elle reste ouverte  » et de permettre à chacun de faire la paix avec ses fantômes…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Rabbin de Judaïsme en Mouvement, Delphine Horvilleur dirige la rédaction de la revue Tenou’a. Elle est notamment l’auteur de En tenue d’Eve : féminin, pudeur et judaïsme (Grasset, 2013), Comment les rabbins font des enfants : sexe, transmission, identité dans le judaïsme (Grasset, 2015), Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019).

 

 

Avis :

Elsa Cayat, la psychiatre assassinée de Charlie Hebdo, et Marc, avec qui elle devait publier un livre. Simone Veil et Marceline Loridan, les filles de Birkenau. Yitzhat Rabin, homme d’État israélien, prix Nobel de la paix, assassiné en 1995. Ilan Halimi, séquestré et torturé en 2006 parce que juif. Mais aussi Moïse et Azraël, l’ange de la mort. Des anonymes, Sarah, Isaac et Myriam, l’Américaine obsédée par l’organisation de ses propres obsèques. Des proches, comme son amie Ariane et son oncle Edgar. Tous, en croisant, à l’occasion de leur mort ou par leur lien particulier à la mort, le chemin de l’auteur dans ses fonctions de rabbin, lui ont inspiré les onze chapitres de ce livre placé sous les auspices d’un oxymore.

Rares sont les ouvrages qui impressionnent autant par l’aura de leur auteur, et qui vous vont droit au coeur par l’humanité qu’ils dégagent. Delphine Horvilleur n’est pas seulement cultivée. Elle possède le don de rendre ses connaissances accessibles en toute simplicité, dans une narration piquante et pleine d’humour, où ne manquent même pas quelques savoureuses blagues juives. C’est avec un intérêt émerveillé que l’on découvre la richesse de ses réflexions, nourries de son exégèse de textes sacrés, d’explications de rites et de traditions, mais aussi de sa formidable expérience humaine. L’on ne peut qu’être frappé et totalement séduit par l’ouverture d’esprit, la capacité d’écoute et la sincère bienveillance dont témoignent ces pages, où chacun, athée ou de quelque religion qu’il soit, trouvera son compte.

Car, face à notre condition humaine et à notre finitude, il n’est question ici que de la manière dont, en toute humilité, l’auteur rabbin tente d’accompagner les vivants dans leur douleur et leurs questionnements sans réponse, avec pour seule certitude que notre passage se nourrit de l’héritage personnel, culturel et historique laissé par les générations précédentes, et nourrira de la même façon les générations à venir. Mort et vie s’entremêlent ainsi constamment, et il nous faut bien apprendre à faire une place à nos fantômes personnels pour continuer à faire en paix notre bout de chemin.

Un livre universel, profondément humain et merveilleusement écrit, qui fait chaud au coeur par la qualité de la rencontre qu’il permet avec son auteur. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Ainsi vont les saisons de l’existence, les arbres et les hommes ne continuent à vivre que si la mort les visite. Le printemps ne vient que pour celui qui traverse l’apoptose, et laisse la mort sculpter la possibilité de sa renaissance. Aujourd’hui, la cancérologie ne dit pas autre chose : les cellules dont la vie s’emballe, celles qui refusent de mourir en gagnant une vitalité presque éternelle deviennent tumorales. L’excès de vie nous condamne, et la mort inhibée nous est fatale. C’est quand la vie et la mort se tiennent la main, que l’histoire peut continuer.


La biologie m’a appris combien la mort fait partie de nos vies. Mon métier de rabbin m’enseigne chaque jour qu’il nous est donné de faire que l’inverse soit tout aussi vrai : dans la mort aussi, une place peut être laissée aux vivants. Il faut pour cela que nous puissions les raconter, trouver les mots qui les préserveront plus puissamment que du formol. Chaque fois que j’officie au cimetière, j’essaie d’honorer cette place et de la faire grandir, par la force des histoires qui laissent en nous des traces indélébiles, le prolongement des morts chez les vivants.


La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est fondée ni sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place pour une croyance qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer.


Leur croyance en un Dieu qui demande vengeance et se vexe d’être méprisé constitue un gigantesque blasphème. Quel Dieu « grand » devient si misérablement « petit » qu’il a besoin que des hommes sauvent son honneur ? Penser que Dieu s’offusque d’être moqué, n’est-ce pas la plus grande profanation qui soit ? Grand est le Dieu de l’humour. Tout petit est celui qui en manque.


André Malraux, dans une citation célèbre, affirmait que la « tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin ». La mort a certes ce pouvoir, grâce aux mots et aux rites. Elle crée un récit qui édifie une vie, à la manière d’un monument dont on poserait les fondations dans un dernier souffle. Cependant, contrairement à ce que suggère Malraux, il me semble qu’en ces moments sacrés, il n’est pas nécessaire de convoquer la tragédie. Il est possible de penser autrement l’édifice mémoriel qui commence à s’ériger sous nos yeux.
 
 
La mort est souvent une tragédie, en tout cas lorsqu’elle surgit en un temps où, pour nos consciences, elle est inconcevable, parce que l’heure n’était pas venue ou que la violence de l’arrachement anéantit tout sur son passage… mais il existe une façon de ne pas la laisser confisquer tout le récit d’une vie. Trop souvent, la disparition brutale kidnappe l’ensemble d’une existence qui ne doit pourtant pas se réduire à son dénouement.  
Ne jamais raconter la vie par sa fin mais par tout ce qui, en elle, s’est cru « sans fin ». 
Savoir dire tout ce qui a été et aurait pu être, bien avant de dire ce qui ne sera plus.


Dans le judaïsme, le défunt n’est pas enterré dans une tenue de ville ou dans ses « vêtements du dimanche ». Avant d’être inhumé, il est préparé, lavé puis paré d’une tunique blanche spécifique dans laquelle il sera enterré. Cet habit reproduit symboliquement une autre tenue, à laquelle la Bible fait référence. Il s’agit du vêtement que portait le Grand Prêtre lorsqu’il officiait au Temple de Jérusalem il y a plus de deux mille ans.
(…)
Les fantômes de notre enfance sont à l’image de ce clergé funéraire qui hante nos mémoires collectives. Ils rejouent ce rituel mortuaire… à une exception près.
Un dernier détail clôture la préparation des morts dans la tradition juive : le linceul doit être cousu à ses extrémités, et ainsi refermé juste avant que le corps ne soit prêt à être inhumé. Le vêtement des morts est clos, et cette couture scelle leur départ.
Ce dernier point de la préparation mortuaire a des répercussions inattendues dans le quotidien de certaines familles juives, dont la mienne. Lorsque j’étais enfant, et que je perdais un bouton ou qu’un coin de mes vêtements se déchirait, il arrivait qu’il faille rapidement recoudre la déchirure, ou repriser d’un point de couture le tissu arraché. Ma mère me donnait alors une consigne surprenante et apparemment ludique. Je devais absolument mâcher énergiquement, faire semblant de mastiquer avec des mouvements de mâchoire exagérés, le temps de la retouche. Il m’a fallu des années pour comprendre quelle superstition était en jeu dans cette injonction a priori anodine, mais en réalité dramatique. Elle racontait l’interdit de recoudre un tissu sur un vivant, puisque tel est le geste effectué sur les morts.
Il fallait donc conjurer le sort, ou plus exactement adresser un message très clair à l’ange de la mort au cas où celui-ci rôderait dans les parages. Imaginez qu’il soit témoin de cette couture : il pourrait en conclure qu’il est en présence d’un mort ! La mastication vient donc lui signaler que non, la personne est tout à fait vivante. « Pardon mais il y a méprise : c’était juste une reprise ! » Voilà comment on invite la mort à revenir plus tard. Le plus tard possible.
Et voilà ce que représente le fantôme dans de nombreux films ou dans la culture populaire, la forme blanche et mouvante est un mort enveloppé dans son linceul flottant. C’est un défunt habillé d’un vêtement funéraire que l’on a mal cousu, ou pas cousu du tout.
Parce qu’il manque un point de retouche, le fantôme ne peut quitter ce monde. Il y est retenu, et le hante en attendant le raccommodage, celui qui permettra enfin son départ. En hébreu, les fantômes s’appellent d’ailleurs rouaH’ refaïm, ce qui signifie littéralement « esprit relâché ». Ils sont des esprits dont les fils sont défaits. 


Je la reconnais tout de suite : son mutisme de vieille juive m’est très familier. Il a toujours parlé fort dans mon enfance, c’est le silence des survivants.


« Ma mère était très dure », me dit-il, comme si l’on pouvait être autre chose pour survivre à l’existence qui fut la sienne. Dans la plupart des familles de descendants de la Shoah, on reconnaît cette dureté caractéristique : ont-ils survécu parce qu’ils l’étaient ou le sont-ils devenus pour survivre ? Nul ne peut répondre à cela.


Le mot dor, qu’on traduit par « génération », signifie en réalité quelque chose d’un peu plus complexe : c’est, littéralement, l’action de tisser des paniers. (...)
On comprend aisément la métaphore : une génération en hébreu est une rangée d’un panier. Elle s’attache à la force de la précédente et anticipe la consolidation de la suivante.
Dans nos familles, comme dans nos ateliers de tissage, une simple rangée arrachée ou fragilisée met en danger tout l’édifice et peut détricoter l’ouvrage entier, de haut en bas ou de bas en haut.
La Shoah a fait dans le panier de Sarah, dans celui de toute sa famille, de la mienne et de tant d’autres, des béances « intissables ». Tous ces deuils ont produit des « détricotages » qui se sont raccrochés comme ils pouvaient aux fils arrachés, pour laisser à la corbeille un semblant de forme.
J’ai souvent rencontré des enfants dont les parents survivants étaient si abîmés que le panier s’était littéralement retourné. Les enfants « nés après » la catastrophe sont souvent devenus les parents de ceux qui leur avaient donné naissance. S’est inversé le sens de l’histoire pour que la génération suivante puisse accrocher à l’envers les mailles des histoires parentales.
Ceux dont les parents avaient perdu des enfants pendant la guerre devaient crocheter plus finement encore : être à la fois les parents de leurs parents et les remplaçants de leurs frères aînés. S’agripper à des fantômes et arrimer les êtres dévastés qui leur avaient donné naissance.
Ces enfants « nés après » sont devenus les parents de leurs parents et, investis de cette mission impossible, ils ont pris sur eux de beaucoup les protéger et de beaucoup les engueuler.
Souvent, ils ont aussi cherché à les réparer. Shoah ou pas, tous les enfants cherchent à faire cela et se prennent un jour ou l’autre pour des messies, convaincus de pouvoir apporter la rédemption à leurs ancêtres, de corriger tout ce qui a cloché avant eux.
Ce syndrome de l’enfant-messie est décuplé dans les familles traumatisées.


Le judaïsme ne connaît aucun clergé, et tout ce qu’un rabbin accomplit peut en principe être réalisé et énoncé par n’importe qui d’autre. Le rabbin n’est qu’une personne dont la communauté reconnaît l’érudition et qu’elle se choisit comme guide, mais en aucune manière, il ou elle n’est un intermédiaire entre Dieu et les hommes.


N’importe qui doit pouvoir réciter le kaddish… sauf… selon quelques-uns.     
Au sein du monde juif orthodoxe, certains considèrent que la récitation de cette prière est une prérogative exclusivement masculine et qu’une femme ne peut ni ne doit l’énoncer. Les plus conservateurs persistent à y voir une transgression majeure, l’usurpation par la femme d’une place qui ne devrait pas être la sienne.     
Ce jour-là, après avoir récité le kaddish à la demande de la famille Veil et aux côtés du Grand Rabbin de France, j’ai découvert qu’un grand site de presse juif de sensibilité orthodoxe publiait en une sous le titre « INTOX » une information de la plus haute importance : « Non, contrairement à ce que les journaux nationaux ont écrit, la “rabbin” Horvilleur n’avait pas récité le kaddish. » Il était urgent, semble-t-il, de mettre mon titre entre guillemets et de faire taire, pour la postérité, à la fois la légitimité de ma fonction et l’idée qu’une telle transgression ait bel et bien eu lieu. Ne surtout pas créer de précédent.
L’anecdote aurait prêté à sourire si elle n’avait eu lieu le jour de l’inhumation d’une femme au combat si célèbre. Éclipser la voix féminine sur la tombe de Simone Veil offrait la démonstration magistrale de l’actualité de ses combats.


La mort d’un enfant provoque cela, l’effondrement du monde pour chacun d’entre nous, la conscience collective d’un chaos indicible dans lequel plonge l’humanité, sous les traits de parents dont l’avenir est, en un instant, devenu le passé.


Je dis toujours aux endeuillés, quel que soit l’être cher qu’ils perdent, qu’ils vont devoir, en plus de leur douleur, se préparer à vivre un étrange phénomène : la vacuité des mots et la maladresse de ceux qui les prononcent. Ceux qui vous rendent visite dans le deuil, ou tentent de vous y accompagner, vous disent souvent des bêtises et parfois même des horreurs, en pensant vous apaiser ou vous soulager. Des « les meilleurs partent les premiers » ou des « au moins, il ne souffrira plus », des « vous serez à la hauteur de cette épreuve qui vous est envoyée », en passant par d’autres tentatives de greffer du sens à l’insensé. Les endeuillés doivent s’y préparer.     
Parfois, comble du paradoxe, ceux qui leur rendent visite sont si dévastés par le malheur qui ne les a pas eux-mêmes frappés, qu’ils finissent par être consolés par les endeuillés qui se surprennent à chercher les mots qui pourront calmer des étrangers. Et les voilà qui tendent des mouchoirs pour essuyer les larmes de ceux venus les soutenir, dont ils s’improvisent les consolateurs. Ainsi, tragiquement, s’inversent les rôles que la réalité ne permettra pas d’échanger.


Les parents qui ont connu ce drame le racontent tous : à l’instant où la nouvelle arrive, ils perçoivent que la terre non seulement se dérobe sous leurs pieds, mais que le séisme les expulse à tout jamais hors d’un territoire qui les abritait et dans lequel ils n’auront plus jamais leur place. Les voilà confinés sur une île, coupés pour toujours de la terre de ceux que cette tragédie a épargnés. Ce deuil vous dit que vous habitez dorénavant hors du monde, hors du temps, dans un lieu duquel on ne revient pas. La mort d’un enfant vous condamne à l’exil sur une terre que personne ne peut visiter, à part ceux à qui il est arrivé la même chose.


En français, comme dans la plupart des langues, il n’existe aucun mot pour désigner celle ou celui qui perd un enfant. Perdre un parent fait de vous un orphelin, et perdre un conjoint fait de vous un veuf. Mais qu’est-on lorsqu’un enfant disparaît ? C’est comme si en évitant de la nommer, la langue croyait en écarter l’expérience, comme si par superstition, on s’assurait de ne pas en parler pour ne pas risquer de la provoquer.


Personne ne sait parler de la mort, et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. Celle de celui qui part, mais aussi celle de ceux qui lui survivent et qui, dans leur sidération, feront toujours de la langue un mauvais usage. Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu’à dire combien plus rien n’a de sens.


L’histoire biblique est un récit de vies et d’engendrements. D’ailleurs le mot « histoire » en hébreu, toledot, se dit « engendrement ». Votre vie se raconte avant tout par ce que vous avez fait naître.


Où vont les morts ? Le seul lieu auquel la Thora fait explicitement référence est un endroit nommé shéol où descendraient les disparus. S’agit-il d’un territoire ou d’un monde souterrain ? Le texte n’en dit rien. Mais l’étymologie du terme est éloquente. Shéol vient d’une racine qui signifie littéralement « la question ». On pourrait donc l’énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponse.


Sa femme et mon amie viennent de déménager, sans avoir bougé d’un centimètre. Elles viennent de s’installer dans un monde parallèle au nôtre, celui où vivent ceux qu’on appelle des patients. Ce monde, dans la sphère médicale, vous fait prendre villégiature dans les salles d’attente. Au cœur de la sphère amicale, il ouvre les portes d’un autre univers : un territoire où dorénavant on va parler beaucoup de vous, et de moins en moins avec vous. (…)
Rien de cela n’est malveillant, simplement le premier effet secondaire de l’affect humain le mieux partagé au monde : la peur.


Il y eut la peur des mots, la peur de ce que le langage nous obligerait à entendre, la peur de faire de ce « petit-quelque-chose » un objet nommé « tumeur ». Qui a osé un jour placer ce mot sur une douleur, en faisant semblant de ne pas y percevoir ce qu’il hurle à nos oreilles ?  
Chacun de nous a beau savoir qu’il va mourir, le fait d’ignorer quand et comment fait toute la différence. L’immensité des possibles nous fait croire qu’on pourrait encore y échapper. Mais soudain, la tumeur dit à son propriétaire : fin du mystère, on lève le voile. Et comme dans une partie de Cluedo qui s’achève, un des joueurs met à nu tous les détails du crime, et interrompt le tour de table d’une déclaration assassine : « J’accuse le cancer, avec ses métastases, dans la chambre d’hôpital. »


Aux États-Unis, le date est un concept qui échappe à toute traduction française. Ses modalités sont difficiles à décrire. Des règles strictes codifient la rencontre avec l’autre : il y a ce que l’on fait, et ce que l’on ne doit jamais y faire, ce que signifie d’en accepter un premier et ce qu’implique de convenir d’un deuxième.
Un rendez-vous, dès qu’il est qualifié de date, signale aux protagonistes que la situation pourrait évoluer dans un sens romantique. Les voilà comme invités à signer au bas du document une mention « lu et approuvé » d’un possible « et plus si affinités ». La culture du contrat dans la société américaine se traduit même dans la genèse des relations amoureuses et laisse peu de place à l’improvisation.


Pendant des années, me dit-elle, j’ai vécu une très profonde dépression. Je n’avais plus d’envie, ni de désir. La force de vie m’avait quittée et je renonçais même à sortir de chez moi, ou à rencontrer qui que ce soit. (…)
Mes enfants désespéraient et tentaient de me redonner goût à l’existence. Ils me disaient ce qu’on dit toujours aux gens qui traversent une dépression dont on ne comprend pas bien la cause : “Mais enfin, tu es en bonne santé, tes enfants vont bien, tes petits-enfants t’aiment. Tu n’as pas le droit de te laisser aller…” Toutes ces phrases absurdes de gens bien-portants manquaient totalement leur cible. La dépression n’a rien à voir avec un refus de voir ce qui va bien dans votre vie, ou une incapacité à reconnaître les bons côtés de votre existence. La conscience de votre chance ou de vos privilèges n’est jamais ce qui vous en libère ou vous allège. Et celui qui exige de vous d’en sortir ne connaît généralement rien de la mort du désir. Il n’a aucune chance de vous ramener à la vie. Il vous fait l’article d’un produit dont vous ne niez pas la valeur, mais dont il n’a jamais manqué, lui. Il n’a donc aucun argument de vente sérieux.


Dans mon bureau de rabbin, j’ai souvent reçu des gens venus me parler de la cérémonie qu’ils souhaitaient « voir » s’organiser. Il me fallait toujours à un moment ou à un autre de la conversation leur rappeler qu’ils ne seraient vraisemblablement pas là pour le « voir ».  
Cette planification détaillée de ce à quoi ressemblera une telle cérémonie trahit souvent le refus de reconnaître ce dont il est en vérité question dans cet événement : la fin du contrôle sur notre vie. L’organisation de la mort raconte d’abord, et avant tout, son refus de l’accepter.


Les rites du deuil sont là pour accompagner les disparus, mais plus encore pour accompagner ceux qui restent. Le rituel doit leur permettre de traverser une épreuve, celle de la survie, qui par définition n’est pas entre les mains du mort.  Cela revient à dire qu’il est à mes yeux une valeur plus grande que la volonté d’un disparu : le devoir d’accompagner ceux qui le pleurent. Et tel est à mon sens le plus grand respect dû au mort, se soucier de sa volonté mais plus encore de la possibilité pour ceux qui l’ont aimé de lui survivre et d’honorer dignement sa mémoire.


Vouloir planifier à l’extrême sa mort et ses obsèques revient souvent à ne pas s’y préparer, à refuser d’admettre ce que notre disparition signifie : un renoncement au contrôle de ce qui nous arrive, une acceptation que la vie appartient aux vivants.


Chaque génération, parce qu’elle vient après une autre, grandit sur un terreau qui lui permet de faire pousser ce que ceux qui sont partis n’ont pas eu le temps de voir fleurir. (…)
Est-il possible d’apprendre à mourir ? Oui, à condition de ne pas refuser la peur, d’être prêt, comme Moïse, à se retourner pour voir l’avenir. L’avenir n’est pas devant nous mais derrière, dans les traces de nos pas sur le sol d’une montagne que l’on vient de gravir, des traces dans lesquelles ceux qui nous suivent et nous survivent liront ce qu’il ne nous est pas encore donné d’y voir.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

dimanche 26 septembre 2021

[Mention, Michaël] Dehors les chiens

 

 

 
 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dehors les chiens

Auteur : Michaël MENTION

Editeur : 10/18

Parution : 2021                 

Pages : 312

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Californie, juin 1866. Crimson Dyke, agent des services secrets, sillonne l’Ouest et traque les faux-monnayeurs pour les livrer à la justice. Tandis qu’il est de passage dans une ville, un cadavre atrocement mutilé est découvert. Crimson intervient et se heurte aux autorités locales. Mais lorsque d’autres crimes sont commis, ce sont les superstitions et les haines qui se réveillent. Crimson décide alors d’enquêter, traqué à son tour par les shérifs véreux et les chasseurs de primes.
Sueur, misère et violence : Dehors les chiens réinvente le western avec réalisme, sans mythe ni pitié. 

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Michaël Mention est un romancier et scénariste français né en 1979.
Il publie son premier roman Le rhume du pingouin en 2008 et s'affirme bientôt dans l'univers du polar avec Sale temps pour le pays (Grand Prix du roman noir français au Festival de Beaune en 2013) et Et Justice pour tous (Prix Transfuge du meilleur espoir polar en 2015). Il est aussi connu pour son documentaire Fils de Sam (2014) et pour Jeudi noir (2014), un roman sur le match de football France-Allemagne de 1982. Ses romans suivants ont remporté plusieurs prix littéraires.

 

 

Avis :

L’agent des services secrets Crimson Dyke sillonne la Californie de 1866 pour arrêter les faux-monnayeurs. Son parcours d’itinérant lui fait incidemment remarquer les similitudes entre plusieurs meurtres atrocement commis dans différentes villes. Mais son intervention est très mal accueillie par les autorités locales, bien décidées à étouffer ces affaires. Pendant que la vindicte des populations se tourne une fois de plus contre les Amérindiens, Crimson se retrouve seul à mener une enquête digne de ce nom, s’attirant d’impitoyables représailles. Le voilà à son tour devenu gibier...

Michaël Mention revisite le western en le débarrassant de ses clichés, et nous sert une histoire noire et désabusée que l’on ressent volontiers assez représentative de la réalité historique. Les protagonistes, pour la plupart misérables, ne s’obstinent dans ces terres hostiles qu’avec l’obsession désespérée d’y trouver enfin un terme à leur indigence. Les appétits sont féroces et la gâchette facile, dans cet environnement sauvage où chacun n’a que la hâte de se servir à tout prix, n’en déplaise aux quelques représentants de l’ordre incapables d’omniprésence. D’ailleurs, encore faudrait-il que ces derniers, du haut de leur maigre traitement, résistent à la corruption et aux intimidations de plus puissants, pressés de s’assurer la main mise sur le pays, au travers de ses mines d’or ou de ses compagnies de chemin de fer.

Efficace et brutale, la narration a tôt fait de nous plonger dans une intrigue pleine de rebondissements et de clins d’oeil intelligents. L’imperturbable « poor and lonesone » Crimson, bien décidé à rester ferme sur sa fidèle monture et sur son droit chemin, se retrouve confronté à une société d’hommes aussi frustes, sales et puants, qu’avides et dépourvus de scrupules, en tous les cas tout aussi capables de cette barbarie qu’ils attribuent aux Amérindiens. Ceux-ci ne sont pas les seuls à en faire les frais. Il faut y ajouter les Mexicains, les Noirs – le Ku Klux Klan vient d’être créé –, et les femmes, puisque, à cette époque, « dans l’Ouest, neuf femmes sur dix auraient été violées au moins une fois ».

Frappé au coin d’une discrète ironie, ce polar-western-roman noir s’avère aussi divertissant que réaliste et solidement documenté. Séduit par son style corrosif, son rythme prenant et l’abondance de ses références, ses lecteurs peuvent se réjouir qu’il soit le premier d’une série à venir, consacrée à l’agent Crimson. (4/5)

 

Citations :

Ils étaient là depuis des siècles. Des millions d’Amérindiens répartis à travers le continent en d’innombrables tribus. Chacune avait sa propre culture, ses croyances, et toutes vivaient en harmonie avec la nature, tuant les animaux uniquement pour se nourrir. La guerre, ils ne la menaient qu’entre eux, pour des enjeux territoriaux.
Puis, un jour d’octobre 1492, Colomb et ses épées sont venus les civiliser au nom de Dieu. Le Sud a été ensanglanté, pillé jusqu’au siècle suivant, où d’autres Européens ont envahi le Nord. Tortures, tueries, l’expansion s’est durcie au gré des empires coloniaux, exploitant les guerres entre tribus, lorsqu’on découvrit de l’or en Caroline en 1799. Dès lors, les Blancs sont arrivés en masse et le déclin des Indiens s’est accentué, de tractations biaisées en traités violés, d’expulsions en massacres.
En 1830, l’Indian Removal Act a enfoncé le clou. Cent mille déportés, quatre mille morts d’épuisement. Ceux ayant échappé à la « piste des larmes » n’ont connu qu’un court répit. Un peu de syphilis, beaucoup de variole, et les Indiens du Nord sont passés de sept millions à quatre cent mille.

— Dans le coin, t’as croisé un individu suspect ?
— « Suspect » comment ? Noir ?
 
— J’ignorais qu’il y avait des bisons par ici, dit l’homme.
— Il y en a là où il y a des Indiens.
— Et nos régiments.
Kowalski, intrigué, regarde de nouveau à l’extérieur. Tous ces yeux vitreux, ces crânes éclatés, ces flancs ensanglantés sans aucune lance, ni la moindre flèche. L’armée de l’Union et sa stratégie rodée depuis des années : décimer les troupeaux pour affamer les Indiens. Il fallait y penser, d’autant que ces abattages en masse profitent à l’économie. Heureux les dépeceurs, tanneurs et vendeurs de peaux.

Walter étouffe un bâillement dans sa paume, espionne les fidèles. Toutes ces nuques, tous ces yeux qu’il ne voit pas, mais devine émerveillés. Une seconde, il se dit que la véritable autorité de la ville, ce n’est pas lui, mais le révérend. Une seconde seulement, après quoi il reprend son observation. Parents, enfants, vieillards… tous captivés, unis au-delà des âges et des statuts. La messe, ce ciment d’âmes.
Ça fait plaisir à voir, et tant pis si Masterson dit beaucoup de conneries. L’harmonie a parfois besoin de mensonges, qui ont aussi leur vertu. Il le faut, car tous ces crimes ont réveillé ce que chacun croyait enfoui depuis la fin de la guerre : la Bête, barbare et sans limites, en chacun de nous. Walter le sait, le sang appelle le sang. Et la haine, la vengeance, tout cela serait destructeur pour une ville aussi fragile que Fancy City.

Aujourd’hui, la halte se fait à Anton Gulch, dans le comté d’Amador. À chaque ville, sa spécificité. Certaines ont une confiserie ou un Sheriff honnête, Anton Gulch possède une bibliothèque, ce qui attire de nombreux visiteurs. Toutes les semaines, des familles entières viennent ici pour apprendre à lire, à écrire, découvrir l’histoire du pays. En effet, malgré son espace réduit, cette bibliothèque propose un large choix. On y trouve la Bible, des romans, la Bible, des magazines, la Bible, des almanachs, la Bible, des biographies et des recueils de poésie, sans oublier la Bible.

Il savait avant d’arriver, tous les journaux de Californie l’y avaient préparé. Il savait que le corps était fièrement exhibé, ligoté à la pompe éolienne, mais personne ne peut se préparer à une telle image, même un homme aussi aguerri que lui. Savoir. Voir. Une syllabe en moins, et l’abstrait devient concret, traumatique, à jamais ancré dans la mémoire.


 

vendredi 24 septembre 2021

[Godfard, Patrick] Les fêtes galantes ou les rêveries de Watteau et Verlaine

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les fêtes galantes ou les rêveries
            de Watteau et Verlaine

Auteur : Patrick GODFARD

Editeur : Macenta

Parution : 2021

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Patrick Godfard nous entraîne délicieusement dans l'univers pictural et poétique des fêtes galantes de Watteau et de Verlaine et construit ainsi un subtil jeu de miroirs entre le peintre et le poète. 
Si son érudition sans faille les situe dans l'histoire de l'art et de la littérature, son style incomparable fait avant tout de cet ouvrage une invitation à écouter la musique de la poésie, à déceler les liens entre la musique et la peinture, à se laisser envoûter par le charme de ce théâtre de l'amour et à ressentir le mystère de mondes imaginés où les désirs sont sublimés dans des instants fugaces.
Le jeu de la commedia dell'arte associé à l'élégance de l'aristocratie se déroule dans une nature plus suggérée que décrite, qui devient l'écrin mélancolique d'une rêverie sur le marivaudage et la fatuité du divertissement. Musique et danse, couleurs et sentiments mettent en perspective ces portraits croisés de Watteau et Verlaine. 
 
"Votre âme est un paysage choisi" écrit Verlaine dès la première ligne de ses Fêtes galantes... et cette "âme" ne serait-elle pas aussi celle de Watteau, de Verlaine et la nôtre ?
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Patrick Godfard est professeur agrégé d'histoire et a enseigné, dans le secondaire et le supérieur, en France, aux Etats-Unis, en Russie et au Japon. Il est l'auteur d'une douzaine d'ouvrages, notamment Des impressionnistes aux Nabis (Editions Macenta, 2018).
 

 

Avis :

Dès sa parution en 1869, le recueil de poèmes de Verlaine, Les fêtes galantes, est apparu directement inspiré de la peinture de Watteau. Patrick Godfard s’est attaché à mettre en lumière les résonances et concordances entre ces deux œuvres que plus d’un siècle sépare.

Etayée par une solide documentation, l’analyse est érudite et experte. Elle s’ouvre d’ailleurs d’emblée sur une introduction si pointue que le néophyte risquera peut-être de s’en effaroucher un temps, un peu perdu d’entrer si vite dans le détail d’un sujet manifestement exploré avec une profondeur intellectuelle de haute volée. Heureusement, très vite, le propos devient limpide grâce à la juxtaposition parlante et judicieusement choisie des vers de Verlaine et des tableaux de Watteau qui les ont inspirés. Et c’est bientôt avec une fascination émerveillée que l’on se laisse guider par l’intelligence et la sensibilité de l’auteur, dans le jeu de répons entre le poète et le peintre.

Ainsi, peu à peu, se retrouve-t-on plongé dans une lecture croisée et extraordinairement complémentaire de Verlaine et de Watteau, l’oeuvre de l’un venant démultiplier la puissance de l’autre. Car, si les vers du poète soulignent en mots et en images musicales l’univers pictural de Watteau, les toiles du maître mettent en évidence le singulier pouvoir de suggestion et le génie poétique de Verlaine. Même s’il l’est pour moi, ce lien entre les deux artistes n’est certes pas une découverte en soi, mais l’art et la manière qu’a Patrick Godfard d’en éclairer toutes les facettes font soudain découvrir leur œuvre avec une acuité nouvelle.

Alors, lorsque le livre s’achève par les vingt-deux poèmes des Fêtes galantes de Verlaine, chacun illustré de son pendant pictural chez Watteau, c’est d’une oreille et d’un œil transformés qu’on les appréhende désormais. Un ouvrage brillant, dont il convient également de souligner la grande qualité des reproductions et de l’édition. (4/5)

 

 

Citations :

Une autre formule fit florès : « La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante. » Elle était attribuée au poète grec Simonide de Céos (env. 556-467 av. J.-C.).
 

Pour Verlaine, l’art se définit avant tout par sa puissance de suggestion, son pouvoir d’évocation, d’où la confluence remarquable dans les Fêtes galantes de la poésie, de la peinture et de la musique dans un jeu continu de correspondances où les mots sont autant de touches visuelles et sonores, autant d’« appels sensoriels ».
 

(…) Francis Magnard, dans un article du Figaro consacré aux Fêtes galantes et daté du 25 mars 1869, a défini cette nouvelle poésie par une formule laconique : « Pas de sentiments, à peine des impressions. »
 

L’apport wattesque et la révolution verlainienne consistent à ne plus dire mais à suggérer. Pour l’historien de la littérature française Victor Jeanroy-Félix, Verlaine a créé « l’école suggestive » en poésie. Cette école existait déjà en peinture. (…)
Car c’est ainsi qu ‘en effet, Verlaine « opère » : il commence par une image pour terminer sur une sensation.
Cependant la lune se lève
Et l’esquif en sa course brève
File gaîment sur l’eau qui rêve
(En bateau)
Une image, un mouvement, puis une sensation évanescente mais dont, justement, l’évanescence même fait qu’elle persiste dans la mémoire, comme un je-ne-sais-quoi qui obsède et berce.
Verlaine part d’un élément naturel défini (la lune) pour arriver à une sensation indéfinie (l’eau qui rêve), jouant évidemment sur un défini qui peut tout aussi bien être pris, dès le début, comme un « signe métaphorique » : la lune annonce le rêve.
Verlaine va du défini à l’indéfini, soit l’opposé d’un raisonnement ordinaire.
 

mercredi 22 septembre 2021

[Solo, Bob] La fée lumière

 






J'ai aimé

 

Titre : La fée lumière

Auteur : Bob SOLO

Editeur : Editions du Yéti

Parution : 2021

Pages : 145

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

La fée lumière s’est éteinte et son compagnon se débat pour échapper à l’obscurité. En publiant ce récit de Bob Solo, nous savons, nous éditeurs, que nous livrons plus qu’un livre aux lecteurs : outre un hommage admirable rendu à un amour disparu, La Fée lumière raconte la lutte douloureuse d’un être humain pour accomplir un deuil, un acte lumineux de vie qui, finalement, peut concerner chacun d’entre nous au plus profond de son intimité.

Si maintenant que cette histoire est racontée elle procure de l’émotion, si elle fait rêver, si elle fait aimer Sophie, c’est une bonne chose. Si elle venait à faire naître un peu d’espoir ici ou là, ce serait encore plus beau.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Autodidacte en tout, café-théâtre, chanson française (auteur-compositeur-interprète), sculpture, photo, écriture, et même agriculture, en rupture de ban avec “le système”, Bob Solo se cantonne désormais à produire de la pensée et de l’émotion.

 

Avis :

Sophie était la compagne de l’auteur. Une tumeur l’a brutalement emportée quand s’achevait l’année 2019. Alors qu’il se débat dans son douloureux travail de deuil, Bob Solo raconte cette femme, la sienne, si merveilleuse, et le manque qui ne cesse de le hanter.

Jamais le mot mort n’est prononcé, dans un ultime refus de cet insupportable : Sophie n’est plus, ne sera plus jamais, à sa place n’en finissent pas de résonner l’absence, le vide, le néant. A la sidération amplifiée par la soudaineté brutale de cette disparition, ont maintenant succédé la douleur lancinante d’une amputation et l’irrésistible force de gravité de la dépression. Sophie n’est plus, mais est partout. Elle emplit les pages de ce récit fiévreux, qui en la faisant entrer dans l’existence de ses lecteurs, semble vouloir la perpétuer en la gardant dans la lumière. Plus son évocation rayonne, plus se dessine en contraste l’ombre du narrateur, aux prises avec un chagrin d’autant plus incommensurable, qu’il semble rouvrir d’anciennes blessures dans une personnalité que l'on pressent préalablement meurtrie.

Profondément sincère, le récit ne peut que bouleverser, mais aussi, peut-être, laisser poindre une sensation de malaise diffus. D’abord parce que, si l’on conçoit sans peine ce travail d’écriture comme une étape essentielle sur le long et délicat chemin du deuil, il est à ce point intime et personnel que l'on en vient presque à se demander s'il était réellement approprié de le rendre public. Mais aussi parce qu'au fil de sa lecture s’immisce une incertitude inquiète : ce vide laissé par la disparition de Sophie, serait-il absolument aussi abyssal, s’il ne replaçait le narrateur face à ce que l’on croit deviner d’un mal-être ancien et profond, celui que l’amour de sa compagne avait exorcisé de son vivant ?

Dans tous les cas, ce livre empli d'un aussi grand amour que d'une profonde affliction se lit avec émotion. Après cette lecture, vos êtres chers ne vous auront jamais semblé aussi précieux. (3/5)

 

 

Citations :

Ironie du sort, alors que j’ai harcelé mon entourage ces dernières années avec mes tentatives d’alerter, sans aucun résultat, sur cet effondrement global qui nous menace, c’est ma propre existence qui vient de s’effondrer. Radicalement. Pas le temps de s’y préparer, pas le temps d’anticiper quoi que ce soit, ni réaliser ce qui était en train de se passer. Entre la première alerte, le premier souci de santé de mon amour et sa disparition, il ne s’est écoulé que six semaines. Le temps d’un claquement de doigt, d’un battement de cils. Là aussi, des similitudes vous apparaissent ensuite : comme pour ce risque  d’effondrement, vous vous refusez à imaginer le pire. Le pire. Pas pour s’y résigner, mais pour l’accepter comme une probabilité et à partir de là, mettre tout en œuvre afin de l’éviter, même si pour cela il vous faut déplacer des montagnes. Non. Vous vous accrochez au moindre signe, vous vous rassurez, vous bricolez de l’espoir avec tout ce qui vous tombe sous la main. Vous vous dites que ça ne peut pas arriver, ça ne peut pas arriver, ça ne peut pas arriver... Vous croyez sincèrement ainsi ne pas baisser les bras, mais en fait, vous êtes dans le déni. Ne prenant pas la juste mesure du danger potentiel, vous ne vous donnez pas les moyens à la hauteur des enjeux. Le fait même de nier la possibilité que le pire scénario se produise augmente les risques qu’il se réalise.
 

Quoi qu’il en soit, il faut renoncer. Et à tout ce à quoi vous devez renoncer s’ajoute tout ce qui est déjà perdu, tout ce qui vous a été repris, tout ce qui a disparu. Alors, qu’est-ce qu’il reste quand il n’y a plus rien ? Quand ce genre d’événement dramatique, irréversible, vous arrache soudain cette enveloppe qui était vous, détruit cette vie qui était la vôtre, quand vous êtes comme jeté hors de vous-même, jeté hors du monde. Qu’est-ce qu’il peut bien rester ensuite ? Que peut-il y avoir d’assez solide, d’assez vrai ? Y a-t-il encore quoi que ce soit où s’appuyer pour, un jour prochain, se relever ? Parce que vous le savez, depuis longtemps peut-être ou bien l’avez-vous appris brutalement à l’occasion de cette tragédie : vous n’êtes que vous-même. Vous n’êtes pas votre compte en banque, vous n’êtes pas votre costume, ni votre voiture, ni votre travail, ni vos amis, ni vos loisirs, vous n’êtes rien de ce que vous possédez même si vous possédez beaucoup. Vous n’êtes pas non plus vos croyances ou vos songes, vos certitudes ou vos valeurs. Tout ceci a volé en éclats. Rien n’a résisté à la tempête. Le manteau qui vous couvrait et que vous appeliez “moi” par habitude est en lambeaux. Il ne vous protège plus de rien. Vous n’êtes plus non plus votre couple, ni même la moitié restante de ce qu’il fut. Vous n’êtes que le bras arraché du corps qu’il formait, désormais disparu cœur et âme. Alors ce morceau de chair sanglante que vous êtes à présent est certes en vie, mais rien ne vous dit que ça suffit à “être vivant”. Les larmes s’évaporent toujours et les cris se perdent tôt ou tard dans l’espace, votre douleur aussi un jour prendra fin. Mais alors, qu’est-ce qu’il reste ? Si tout ceci disparaît mais que vous êtes encore là, c’est bien que vous n’étiez pas ça. Alors qu’est-ce qui vit encore ? Qu’est-ce qui bat réellement seconde après seconde, si tout a été emporté ? Qu’est-ce que vous pouvez encore appeler “moi” dans tout ce vide glacé et ce chaos brûlant ? Il y a pourtant bien quelque chose qui vibre toujours sur cette terre désolée que vous êtes devenu. Qu’est-ce que ça peut être ? L’être ? Votre être ? Mais comment le définir à présent qu’il a été dépouillé de tout ? Vous sentez que vous êtes quelqu’un d’autre, inconnu.
 
 
C’était mon existence entière finalement que j’avais mise entre ses mains. Et évidemment, je n’étais pas préparé au cataclysme que sa disparition a provoqué. Je ne pouvais que pleurer mon amour perdu et je me réveillais en sueur et le sommeil me fuyait et ma tête lourde disait non non non non et je l’appelais et je l’imaginais avec moi parce c’est là qu’elle devrait être et je tendais les mains vers son image et mes bras se refermaient sur le vide et je restais seul et j’avais froid et la douleur me transperçait et me tordait et me brisait et à chaque minute je réalisais et je refusais et j’acceptais et je luttais et les flots des sanglots m’étouffaient, m’épuisaient et c’était l’enfer l’enfer l’enfer. Et s’il y a des étapes dans le deuil, elles se suivent dans un désordre total. On a l’impression d’avoir avancé, un peu, juste un peu, puis on revient loin en arrière. Parfois, c’est à nouveau la colère, le refus.


Désormais, il n’y a plus que des premières fois. Tout est différent, étranger, inconnu. Il y avait avant, avec toi, et il n’y a plus que maintenant, sans toi. Rien n’est plus pareil, rien ne le sera jamais plus. Sans toi, je n’ai aucune idée de ce que je dois faire ni de ce que je vais faire. Peu importe, je n’en suis pas encore à avoir envie de faire quoi que ce soit sans toi. Tout a été trop rapide. Je n’en suis qu’à remplir le vide de gestes de tous les jours qui n’ont pas repris leur signification, de mots que j’envoie vers toi sans la moindre certitude qu’ils puissent t’atteindre. Je te pleure encore, mon amour. J’essaie de tenir le coup, je pense que c’est ce que tu aurais voulu. Mais la vérité, c’est que je n’aime pas ma vie sans toi. Puisque ma vie, c’était toi. J’aurais dû te dire tous les jours que je te trouvais jolie, que je tenais à toi, que j’étais fier de toi, que notre histoire était belle et comptait pour moi. Et t’aimer plus et mieux. Tous les jours. Parce que décidément, on ne sait pas de quoi demain sera fait. On ne peut jamais rien en savoir. Quoi qu’on fasse pour se rassurer.


Voyez-vous, ce n’est pas “comme si c’était hier”, c’est finalement pire. Parce que plus les jours passent sans elle, plus elle me manque. On dit que le temps calme la douleur et soigne la blessure. Je l’espère. De toutes mes forces, je l’espère. Mais est-ce bien vrai ? Est-ce bien logique ? Quand vous aimez vraiment quelqu’un et qu’il s’absente, est-ce au bout de quelques jours seulement qu’il vous manque le plus, ou après des mois et des mois passés sans l’avoir revu ?
 
 
Et tout ceci ne fait que confirmer l’idée selon laquelle on ne peut rien seul. Croire qu’on le pourrait est un leurre. Une illusion sans doute nourrie par la fable de la liberté individuelle qu’on nous vend, mais qui, à bien y regarder, est une supercherie et sous-tend une idéologie malsaine, se résumant en une formule : chacun pour soi. Oh, bien sûr, je peux me croire libre et indépendant parce que j’ai de la lumière chaque fois que j’appuie sur un bouton et de l’eau potable dès que je tourne un robinet, en oubliant totalement la chaîne humaine qui s’active chaque jour pour que ce soit possible. Je peux me croire parfaitement autonome parce que je possède une carte de crédit et qu’il y a de l’essence à la pompe. Je peux croire que je n’ai besoin de personne, ni de mes voisins, ni d’un état, ni de qui que ce soit en fait, simplement parce que je suis persuadé que mon argent peut tout acheter, ma position tout régler et que je suis malin. Mais c’est faux. Aujourd’hui, aurais-je fortune et pouvoir, à quoi me servirait tout cela face au chagrin qui m’accable ? Mon fric pourrait-il m’acheter ce que mes proches m’offrent sans compter ? Je ne le crois pas une seconde. Parce que ça n’a pas de prix, ça ne se monnaye pas, ça ne se marchandise pas. C’est de l’humain, d’abord et avant tout, de l’humain et rien d’autre. Je n’ai de leçon à donner à personne, surtout pas dans la piteuse situation où je me trouve, mais désormais il me paraît nécessaire de cultiver cela bien plus que tout le reste.


Dédé a raison : on aide qui en a besoin. Et on n’a même pas à attendre que ça nous soit demandé. Je sais que la vie humaine elle-même n’a quasiment plus aucune valeur de nos jours, mais il faudra bien trouver le moyen de changer ça. Autrement, quoi ? On finira par ne plus oser se regarder en face. On aura encore plus besoin de posséder des choses, toutes sortes d’objets, des tas de gadgets idiots, pour compenser ce vide d’humanité en soi, pour se faire croire qu’on est quand même quelqu’un de bien. Quelqu’un tout court. Ce n’est plus possible, ce n’est pas une vie. J’enfonce une porte ouverte, mais il faut visiblement le redire : il est plus qu’urgent de faire autrement. Être venu au monde devrait constituer le seul critère qui nous fasse “mériter” d’être traité correctement et avoir une chance réelle de jouir d’une vie décente...  

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

lundi 20 septembre 2021

[Redondo, Dolores] La face nord du coeur

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La face nord du coeur
            (La cara norte del corazón)

Auteur : Dolores REDONDO

Traductrice : Anne PLANTAGENET

Parution : en espagnol en 2019,    
                   en français (Gallimard) en 2021

Pages : 688

 

   

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Amaia Salazar, détachée de la Police forale de Navarre, suit une formation de profileuse au siège du FBI dans le cadre d’un échange avec Europol. L’intuition singulière et la perspicacité dont elle fait preuve conduisent l’agent Dupree à l’intégrer à son équipe, lancée sur les traces d’un tueur en série recherché pour plusieurs meurtres de familles entières. Alors que l’ouragan Katrina dévaste le sud des États-Unis, l’étau se resserre autour de celui qu’ils ont surnommé le Compositeur. La Nouvelle-Orléans, dévastée et engloutie par les eaux, est un cadre idéal pour ce tueur insaisissable qui frappe toujours à la faveur de grandes catastrophes naturelles.
L’association du réalisme cru de scènes apocalyptiques en Louisiane, de rituels vaudous des bayous et de souvenirs terrifiants de l’enfance basque d’Amaia constitue un mélange ensorcelant et d’une rare puissance romanesque.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Dolores Redondo est une romancière espagnole, auteur de romans historiques et policiers. En 2009, elle publie un premier roman historique Los privilegios del ángel. En 2013 et 2014, suit la trilogie policière La vallée du Baztan, dont chaque tome a été adapté au cinéma. Elle a reçu les prix Planeta 2016 et Bancarella 2018 pour Tout cela je te le donnerai.

 

 

Avis :

Remarquée pour ses talents de profileuse lors d’un séminaire international du FBI aux Etats-Unis, la sous-inspectrice espagnole Amaia Salazar accepte de prêter main forte à l’agent Dupree, dont l’équipe est sur les traces d’un tueur en série. L’homme profite de catastrophes naturelles pour s’en prendre, ni vu ni connu, à des familles entières. Or, une alerte ouragan vient d’être lancée : Katrina approche de la Nouvelle-Orléans…

Encore une histoire de psychopathe et d’enquêteurs de choc, me direz-vous. Oui, mais pas n’importe laquelle. Dolores Redondo nous embarque dans une atmosphère toute particulière, aux ingrédients subtilement distillés, qui a toutes les chances de vous envoûter. Et, dans le domaine des sortilèges, Amaia Salazar a une longueur d’avance sur tout le monde. Confrontée dès le plus jeune âge à l’expérience traumatisante du Mal au travers d’une mère mortellement venimeuse, la jeune femme connaît par coeur les signaux du danger et réagit avec une intuition et un sens de la psychologie confondants. Autour des personnages s’épaississent peu à peu le trouble et la curiosité du lecteur, insensiblement amené à la frontière du surnaturel, alors que, sur le fond apocalyptique du terrifiant désastre qui a frappé la Nouvelle-Orléans, viennent se superposer de dérangeantes pratiques vaudoues faisant écho aux terrifiants souvenirs d’enfance d’Amaia. On en oublierait presque notre imperturbable et opportuniste psychopathe, s’il ne continuait à frapper en profitant plus que jamais de la diversion…

Le mélange entre passé et présent, réalité concrète et irrationnel troublant, le tout dans un moment de tourmente historique et tragique restitué avec vérité, font de ce roman un édifice original, aussi complexe que puissant, dont la lecture reste paradoxalement fluide et aisée. L’un de ses temps forts reste indubitablement l’évocation de la Nouvelle-Orléans sous les eaux. Sa population la plus pauvre, celle des quartiers noirs, ne fut majoritairement pas évacuée. Rassemblée en dernier recours dans le grand stade du Superdome dont le toit fut partiellement arraché, elle demeura plusieurs jours coupée du monde et démunie de tout. Le retard et la désorganisation des secours auraient-ils été les mêmes s’il s’était agi des habitants blancs des beaux quartiers ?

Point n’est besoin d’avoir lu les précédentes enquêtes d’Amaia Salazar pour suivre et apprécier celle-ci. Sans doute la jeune femme est-elle un brin trop douée pour demeurer absolument crédible. On lui pardonne aisément, tant on prend plaisir à la suivre dans cet ensorcelant thriller noir, dont le machiavélisme flirte avec le démonisme. (4/5)

 

Citations :

Quand on survit, on apprend à vivre.

Ils commandèrent des huîtres Bienville et des fettucine aux écrevisses qu'Amaia trouva délicieuses, même si les deux policiers de La Nouvelle-Orléans n'arrêtaient pas de dire que ce n'était pas la saison.      
— Vous devriez venir au printemps, ajouta Bill en s'adressant à Amaia. Quasiment à la porte de chaque maison il y a une marmite de crawfish boil*. On cuit les écrevisses avec du maïs et des pommes de terre, puis on les renverse sur une table couverte de papier journal et on les mange avec les doigts en les trempant dans du beurre fondu et de la sauce piquante.

Toutes les quinze minutes depuis six heures, les autorités avaient employé les grands moyens pour diffuser l'alerte : Katrina causerait des dégâts dévastateurs sur toute la côte du golfe, et les prévisions pour La Nouvelle-Orléans n'étaient pas très optimistes. La ville était située deux mètres sous le niveau de la mer, avec le lac Pontchartrain au nord et l'abondant Mississippi qui la traversait tel un serpent, et la menace d'un raz-de-marée cyclonique commençait à apparaître soudain comme une réalité inévitable. Le Centre national des ouragans annonçait un niveau cinq : des vents de trois cent cinquante kilomètres à l'heure et des rafales de plus de quatre cents kilomètres à l'heure. La Nouvelle-Orléans n'avait jamais connu un ouragan de force cinq.

Les désirs, les peurs et les ambitions des hommes sont les mêmes dans le monde entier. L'histoire de l'humanité est l'histoire de ses peurs. Mais les mythes pour les définir, les nommer et tenter de les contrôler sont différents.

Elle regarda le ciel. La brume était montée à mi-hauteur. La visibilité au ras du sol était totale, mais une couche dense de nuages bas et effilochés flottait partout. Comment appelaient-ils ce ciel ? L'odeur des fleurs se répandait, sucrée, entêtante, s'élevant comme une guirlande parfumée autour d'elle. Il lui sembla que la charge d'ozone de la tempête la rendait encore plus enivrante. Plus ils avançaient, plus le terrain descendait. La brume empêchait de voir, et le soleil se reflétait à sa surface avec un étrange éclat qui faisait mal aux yeux. Un nouveau coup de tonnerre fendit l'air et résonna pendant une, deux, trois secondes. (...)     
Comment l'appelaient-elles déjà, sa tante et elle ? « De la crème de brume », pensa Amaia, et elle le dit à voix haute en même temps :
— De la crème de brume.

Des terroristes détruisent le World Trade Center et le pays bascule dans le malheur, mais quand une ville entière à forte population noire disparaît sous l'eau, qu'est-ce que ça peut faire ? Aurait-on trouvé normal que quatre jours après la destruction des tours jumelles l'aide ne soit toujours pas arrivée ?


 

samedi 18 septembre 2021

[Guillaumin, Emilie] L'embuscade

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'embuscade 

Auteur : Emilie GUILLAUMIN

Editeur : HarperCollins

Parution : 2021

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Nuit d’août. Dans la chambre flotte le parfum de Cédric. Un mois et demi que ce soldat des forces spéciales est en mission. Un mois et demi que Clémence attend son retour avec leurs trois garçons.
Au petit matin, une délégation militaire sonne à la porte. L’adjudant Cédric Delmas est tombé dans une embuscade avec cinq de ses camarades.
Aux côtés d’autres femmes, épouses de soldats elles aussi, Clémence se retrouve malgré elle plongée dans la guerre secrète menée par la France au Levant. Avec ces questions lancinantes : que s’est-il réellement passé lors de l’attaque ? Et pourquoi l’armée garde-t-elle le mystère ?

L’Embuscade dessine avec justesse et émotion le combat d’une femme, mère et épouse puissante et courageuse, pour découvrir la vérité.
 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Après des études de lettres à la Sorbonne et de criminologie à New York, Emilie Guillaumin a passé deux ans au sein de l’armée de terre française, aventure dont elle a tiré Féminine (Fayard, 2016). L’Embuscade est son deuxième roman.

 

Avis :

Soldats des forces spéciales françaises, Cédric Delmas et cinq de ses camarades tombent dans une embuscade lors d'une mission secrète dans la région du Levant. Comme les cinq autres épouses, sa femme Clémence est informée par une délégation militaire, dans le strict respect de la procédure prévue. Très vite, de nombreuses zones d'ombre apparaissent autour de la disparition des six hommes. Que s'est-il réellement passé pendant leur mission ? Pourquoi tant de mystère de la part de l'armée ? Pour Clémence commence un éprouvant combat pour la vérité.

Forte de son expérience dans l’armée de terre et au Ministère des Armées, c’est en connaissance de cause qu’Emilie Guillaumin nous propose une incursion dans le monde à part, verrouillé par ses règles autant que par son esprit de corps, de la Grande Muette. Son récit est un hommage appuyé à l’engagement des militaires qui ont choisi le risque suprême pour profession, mais aussi à celui, indirect, de leurs conjoints, occupés dans l’ombre, une épée de Damoclès sur la tête, à maintenir solitairement, comme si de rien n'était, la continuité familiale.

Etayé et réaliste, le texte prend souvent une saveur presque documentaire, en particulier pendant toute la première partie qui déroule dans ses moindres détails le protocole extrêmement codifié qui accompagne la perte d’hommes en mission. Tout est prévu pour canaliser l’émotion dans un « prêt-à porter » du deuil, qui en finit presque par anesthésier du même coup la propre sensibilité du lecteur. Il faudra toute la fermeté et la ténacité de la narratrice pour que le roman rebondisse dans une seconde moitié pleine de suspense, lorsqu’il devient évident que les événements ne se sont pas déroulé sur le terrain comme le décrit la première version officielle.

Si quelques improbabilités romanesques se glissent dans l’intrigue, on se laisse volontiers entraîner dans cette histoire rédigée dans un style efficace et concret, aux personnages attachants que l’on n’a pas envie de lâcher avant le dénouement. Indéniablement, la grande force de ce roman est son réalisme dans sa restitution du quotidien des militaires et de leurs familles. (4/5)

 

 

Citations :

Dès le début, j’avais été mise au parfum de la dialectique propre aux parachutistes de l’armée française. Une phrase en particulier m’avait marquée : « Le parachutiste ne va pas au ciel, il y retourne. » Par la suite, Cédric s’était frotté à l’humilité des équipiers du Treize. Les missions s’étaient succédé, éprouvantes. Au fil des années, j’avais compris que, provocatrice et flamboyante pour la forme, cette rhétorique toute-puissante avait essentiellement pour fonction de souder les hommes et de conjurer le mauvais sort.

On n’aime jamais autant la vie que dans la possibilité de la mort.

D’une certaine manière, dans les recoins les plus obscurs de leur âme, nos hommes, à vouloir l’adrénaline, l’aventure clandestine, le combat, ne cherchaient-ils pas tous à défier la mort ? Et nous, épouses éternelles, n’étions-nous pas des monstres de l’accepter ?

Trois jours en Syrie m’avaient suffi pour comprendre que jamais Cédric n’aurait quitté l’armée. Il en était mordu. Peut-être parce qu’il était issu d’une famille sans histoire et sans Histoire. Son enfance et son adolescence avaient été ordinaires comme celles de ses parents et, probablement, de ses grands-parents. Avant de s’engager dans l’armée, Cédric avait vécu l’ennui de ces jours trop lents qui avaient composé ces années trop longues, comme un drame insupportable dont il avait absolument fallu se soustraire, sous peine de crever. Il lui fallait racheter la faute de cette famille modeste qui se contentait d’exister sans vivre et dont les membres rejoindraient bientôt la cohorte de ceux qui disparaissent un jour sans laisser de traces.