dimanche 31 décembre 2023

[Desarthe, Agnès] Le Château des Rentiers

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Le Château des Rentiers

Auteur : Agnès DESARTHE

Parution :  2023 (Olivier)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

En levant les yeux vers le huitième étage d’une tour du XIIIe arrondissement de Paris, Agnès rejoint en pensée Boris et Tsila, ses grands-parents, et tous ceux qui vivaient autrefois dans le même immeuble. Rue du Château des Rentiers, ces Juifs originaires d’Europe centrale avaient inventé jadis une vie en communauté, un phalanstère.

Le temps a passé, mais qu’importe puisque grâce à l’imagination, on peut avoir à la fois 17, 22, 53 et 90 ans : le passé et le présent se superposent, les années se télescopent, et l’utopie vécue par Boris et Tsila devient à son tour le projet d’Agnès. Vieillir ? Oui, mais en compagnie de ceux qu’on aime.

Telle est la leçon de ce roman plein d’humour et de devinettes – à quoi ressemble le jardin d’Éden ? quelle est la recette exacte du gâteau aux noix ? qu’est-ce qu’une histoire racontée à des sourds par des muets ? –, qui nous entraîne dans un voyage vertigineux à travers les générations.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Agnès Desarthe est née en 1966. Traductrice de l’anglais, elle a reçu en 2007 pour Les Papiers de Puttermesser de Cynthia Ozick le prix Maurice-Edgar Coindreau et le prix Laure-Bataillon. Romancière, outre de nombreux ouvrages pour la jeunesse, elle a publié notamment : Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996), Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010) ou encore Une partie de chasse. Elle est également l’auteur d’un essai consacré à Virginia Woolf avec Geneviève Brisac, V.W. Le mélange des genres, d’un essai autobiographique, Comment j’ai appris à lire (Stock, 2013), qui a connu un grand succès critique et public, et d’une biographie consacrée à René Urtreger, Le Roi René, (Éditions Odile Jacob, 2016). En 2015, Ce cœur changeant (L’Olivier) a remporté le Prix Littéraire du Monde. Son dernier roman La Chance de leur vie (L'Olivier, 2018) a connu un beau succès de librairie.

 

 

Avis :

« Vous ne serez peut-être pas heureux d’être vieux, mais vous pouvez vous efforcer d’être joyeux. » C’est avec une fantaisie irrésistible d’allant et de malice, qu’à cinquante-sept ans, Agnès Desarthe s’empare des thèmes de la vieillesse, du temps qui passe et de la mémoire, pour un récit empruntant de manière faussement improvisée les chemins semés d’images et d’anecdotes de sa réflexion.

Il est possible de vieillir heureux. Preuve en est l’exemple des grands-parents maternels de l’auteur, Boris et Tsila Jampolski, des Juifs originaires d’Europe centrale pour qui, après la guerre, les pogroms et les camps, vieux ne signifiait pas « bientôt mort », mais « encore là », et la mort non « pas ce vers quoi ils cheminaient mais ce à quoi ils avaient échappé. » Au milieu de la soixantaine, ils s’étaient installés dans un modeste immeuble parisien, rue du Château-des-Rentiers, où ils avaient battu le rappel de leurs amis, souvent eux aussi des survivants de la Shoah. Leur « phalanstère improvisé » abritait une vie joyeuse et solidaire que l’auteur évoque avec délice au travers de la dentelle de ses souvenirs, entre les comptines russes et l’inimitable gâteau aux noix de sa grand-mère, les cavalcades d’un étage à l’autre de la bande d’enfants et de cousins ravis de s’y retrouver, et surtout la chaude et bruyante affection de cette communauté soudée en famille élargie par un passé commun et par la ferme intention de « sur-vivre ».

Alors pourquoi la vieillesse nous effraie-t-elle tant ? Est-ce de n’avoir pas souffert, d’avoir « vécu dans un confort tel », que notre génération a cessé de voir dans le grand âge un privilège, pour ne plus retenir que la perte et la déchéance ? Armée de sa mémoire et de son imagination, en une narration originale simulant avec humour et sensibilité, pour mieux nous convaincre, le cheminement soi-disant à bâtons rompus de sa réflexion, Agnès Desarthe use avec virtuosité d’anecdotes personnelles, d’interviews de son entourage, de dialogues avec son alter ego, ou encore d’un projet vaguement utopique d’un lieu communautaire inspiré de l’immeuble où vivaient ses grands-parents, pour, de fil en aiguille, nous projeter avec elle dans « un moment-lieu où il [serait] possible de vivre [vieux] en espérant. Où les souvenirs cesse[rai]nt d’être un poids »  pour devenir... «  une rente ».

Formidable hommage de l’auteur à ses grands-parents et à leur force de vie grandie sur le silence de leur incommunicable expérience, réflexion originalement menée sur le temps qui, entremêlant passé et présent dans nos mémoires, fait perdurer en nous chacun de nos âges comme autant de poupées russes, ce livre apaisant et apaisé séduit autant par sa réflexion pleine de pudeur, de sensibilité et d’auto-dérision, que par le brio de sa construction, faussement à bâtons rompus. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Quand on est enfant, on passe la moitié de son temps à répondre à la question : « Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » et l’autre moitié à s’entendre répondre : « Tu es trop petit. » Être grand, cela fait tellement envie. À force, on prend le pli, on conserve l’habitude de se projeter dans l’avenir pour trouver la force d’affronter le présent, de surmonter un obstacle. Dans une semaine, j’aurai terminé tous mes contrôles de maths et rendu ma dissert de philo. Dans six mois je passerai mon permis de conduire. Dans quatre mois mon traitement sera terminé. Dans deux ans mon bébé entrera à l’école. On ne cesse de s’envoyer mentalement dans le futur et puis, un jour, on se met à craindre, si on vise trop loin, de tomber sur la case « désolé, vous êtes mort ».
 

— Quand la dame d’Édimbourg a prétendu que je n’y connaissais rien, que je n’avais pas le droit d’écrire sur la vieillesse et sur la guerre, elle avait raison. Je n’y connaissais rien.
— Pas la peine de connaître pour écrire. Tu l’expliques si bien. On écrit pour connaître, pas l’inverse. Sans cela aucun livre ne vaut. Si la connaissance était la condition de l’écriture – pour peu que la connaissance existe –, seule l’autobiographie serait possible. Car on ne connaît jamais l’autre. Je n’aurais pas cru que la défaite de l’imagination serait sonnée par ton clairon.
— On ne sonne pas les défaites.
— Alors sonne la victoire de l’imagination. Ne te laisse pas faire par les méchantes femmes, par les affreux messieurs. C’est justement ça qui est beau avec les livres, la tentative désespérée, ce grand pas impossible vers l’autre, au-dessus du gouffre qui sépare les êtres. On ne le franchit jamais vraiment, mais c’est l’élan qui compte. Comme pour l’utopie. Sans cet élan, c’est la procession morose des monades renfermées sur elles-mêmes. Chacun pour soi et la littérature pour personne.
 

Depuis que j’ai commencé à concevoir ce projet en miroir de ce que j’avais connu chez mes grands-parents, je me dis que notre génération a vécu dans un confort tel que la vieillesse a cessé d’être un privilège – le privilège de ceux qui s’en sont sortis, qui ont échappé à la mort, dont la santé a permis qu’ils résistent à diverses épidémies. La vieillesse, pour nous, n’est que déchéance. Notre génération a tout à perdre en vieillissant.
 

Dans notre foyer, le passé pesait. Il était au fond de chaque regard, derrière chaque porte. Déracinés, nous nous accrochions à la mémoire des disparus, aux territoires perdus. Quand Annie m’invita dans sa maison de famille à Saint-Sulpice-Laurière, alors que j’avais 14 ans, je découvris une demeure où le passé ronronnait comme un gros chat que jamais l’on ne déplace pour ne pas troubler sa sieste, laissant le présent se déployer, léger, pas même alourdi par un soupçon d’avenir, et je ressentis un bonheur dont je garde très précisément la trace.
 

Les souvenirs sont à présent ma rente. Je vis autant du présent que je me nourris du passé. Les années s’amenuisent, qu’importe ? Plus le temps qui me reste à vivre diminue, plus ce que j’ai vécu enfle et prospère. Je renverse l’iceberg.


 

vendredi 29 décembre 2023

[Nohant, Gaëlle] Le bureau d'éclaircissement des destins

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Le bureau d'éclaircissement
            des destins

Auteur : Gaëlle NOHANT

Parution :  2023 (Grasset)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand. 
A l'automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?
Le bureau d’éclaircissement des destins, c’est le fil qui unit ces trajectoires individuelles à la mémoire collective de l’Europe. Une fresque brillamment composée, d’une grande intensité émotionnelle, où Gaëlle Nohant donne toute la puissance de son talent. 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Gaëlle Nohant a publié quatre romans dont La part des flammes (éditions Héloïse d’Ormesson, 2015 ; prix France Bleu/Page des libraires et prix du Livre de Poche) ; un roman biographique sur Robert Desnos, La Légende d’un dormeur éveillé (éditions HdO, 2017 ; Prix des libraires), et La Femme révélée (Grasset, 2020).

 

 

Avis :

Irène, une Française divorcée établie en Allemagne avec son fils, travaille pour les Archives Arolsen, un centre de documentation et de recherche réellement créé au lendemain de la seconde guerre mondiale, longtemps appelé ITS - International Tracing Service -, et dont les missions sont, toujours aujourd'hui, l’éclaircissement du destin des victimes de la persécution nazie ; la recherche de proches ou d’informations à leur transmettre ; enfin la sauvegarde, à travers de millions de documents stockés sur des dizaines de kilomètres linéaires, de la mémoire de ceux que le nazisme a tenté d’effacer.

Elle qui n’était venue dans ce centre que par hasard, avec l’intention première de s’en tenir prudemment à la poussière des archives sans jamais se confronter directement aux familles et à leurs requêtes, se passionne bientôt pour son minutieux et peu ordinaire travail d’enquêtrice, au point de finir par s’y absorber corps et âme. Mais voici qu’au-delà de ses travaux documentaires, on la charge de restituer à d’éventuels descendants ou lointains parents, les objets personnels des disparus qui, recueillis dans les camps de concentration, hantent, depuis près de quatre-vingt ans, les rayonnages du centre.

Un mouchoir brodé de multiples prénoms, un pendentif renfermant un portrait d’enfant, une poupée de tissu sale et usé portant elle aussi un matricule : autant d’occasions, peut-être, d'exhumer du néant l’identité, l’intimité et la dignité des victimes, tout en apportant des bribes de réponse aux interrogations des jeunes générations sur leurs proches. « Même si on ne répare personne », pense Irène avec émotion, « si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu. »

Alors, tandis qu’à l’aide de vieux documents, lettres ou photographies retrouvés, mais aussi de témoignages recueillis à travers l’Europe, elle retisse peu à peu, comme dans une enquête policière, les fils brisés de ces destins dont ces objets sont les témoins inanimés et silencieux, surgissent avec l’intensité de la vie, de ses espoirs et de ses douleurs, les visages de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, tragiquement confrontés à la machinerie d’extermination nazie avec tout ce qu’elle représente d’atrocités, de souffrances et d’humiliations.

Malgré la barbarie très explicitement évoquée dans ses actes les plus abominables, Gaëlle Nohant réussit l’exploit d’un récit aussi terrible que lumineux, l’humanité des victimes survivant comme une flamme inextinguible jusqu’au plus profond des camps, du désespoir et de l’ignominie, grâce à mille gestes de résistance et de solidarité, mille manifestations de dignité et de volonté de témoigner par-delà la mort, qui, relayés jusqu’à nous par la chaîne de transmission de la mémoire, ont montré et continuent de montrer que, non, au grand jamais, le nazisme n’est pas parvenu à effacer pour de bon qui que ce soit de cette terre.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, rien n’était pourtant acquis d’avance, comme rien aujourd’hui ne semble définitivement gagné. Avant de pouvoir mener à bien ses missions, l’ITS s’est trouvé durablement noyauté de l’intérieur par les mêmes anciens nazis qui trustèrent longtemps le pouvoir et les administrations allemandes, tandis que dans le contexte de la guerre froide, le nouveau jeu des alliances déplaçait le centre de l’attention vers de nouveaux ennemis. Il aura fallu attendre Angela Merkel pour lever les derniers obstacles juridiques entravant la libre exploitation des archives, un droit d’autant plus essentiel quand on pense aux résurgences actuelles de l’antisémitisme, aux exactions de groupuscules néo-nazis et à la vague populiste qui monte un peu partout.

Un livre remarquable, aussi finement documenté qu’intelligemment construit et sensiblement écrit, qui nous en apprend encore sur la Shoah et sur les incessantes difficultés du devoir de mémoire. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

En 1943, ma grand-mère venait d’avoir vingt ans. Elsie aurait aimé continuer ses études mais son père était fermier à Derental, en Basse-Saxe. Il voulait qu’elle travaille sur l’exploitation. La guerre en a décidé autrement. Du fait de la conscription, elle a été réquisitionnée comme gardienne au camp de concentration de Ravensbrück. Pendant mes études de droit, j’ai découvert qu’elle avait été jugée après la guerre et qu’elle avait purgé une peine de prison. J’ai interrogé ma mère. Elle m’a dit qu’Elsie était une victime d’Hitler, comme beaucoup de gens embrigadés dans cette guerre. Après ça, elle a jugé que le sujet était clos et ma grand-mère ne l’a jamais évoqué devant moi. Avec le recul, je m’interroge sur mon manque de curiosité. Il m’aurait été facile d’aller consulter les archives du procès. Peut-être que j’avais peur.        
Après avoir lu la confession d’Elsie, vous aurez toutes les raisons de la trouver monstrueuse. Sachez qu’elle était très tourmentée, dévorée par l’angoisse. Sa fin n’a pas été douce. Quand je l’ai vue sur son lit de mort, c’était comme si elle avait lutté jusqu’au bout contre un adversaire invisible.        
Je ne cherche pas à atténuer sa responsabilité. Mais je ne peux m’empêcher de me demander ce que j’aurais fait à sa place, si on m’avait envoyé dans ce lieu atroce. Quelle était sa marge de manœuvre ? Peut-on rester humain, dans un cadre où l’inhumanité est la règle ? Ces questions me hantent. Je ne reconnais pas la femme simple qui a pleuré de fierté le jour où j’ai réussi l’examen du barreau. Comme s’il y avait toujours eu deux Elsie, qui ne pouvaient cohabiter. Celle qui était enfermée dans la boîte a fini par détruire l’autre. Je voudrais préserver le souvenir de celle que nous avons aimée dans le cœur des miens.
 

Elle consacre son temps aux « enfants non accompagnés », les mineurs déplacés qui se trouvaient dans les zones d’Occupation de l’Allemagne. À la Libération, les Alliés ont été confrontés à des millions de gamins égarés. Orphelins, petits survivants des camps, jeunes travailleurs forcés. Les organisations de secours devaient en prendre soin, les identifier et organiser leur rapatriement. La plupart étaient mal nourris, traumatisés, mutiques. Les volontaires qui arrivaient des États-Unis ou du Royaume-Uni n’avaient souvent de la guerre qu’une perception lointaine. Ils comprenaient vite que cette mission exigerait d’eux un engagement total. Il leur fallait plus de temps pour réaliser qu’ils n’étaient que des pions sur un immense échiquier, et prendre la mesure de leur impuissance.
 

— Au départ, ce n’étaient que des rumeurs persistantes. Des enfants « de bonne valeur raciale » auraient été raptés par les nazis dans les pays occupés, pour être élevés par des familles allemandes. Ça ressemblait à un conte de Croquemitaine… Et puis des milliers de photos d’enfants ont afflué des pays de l’Est et des pays baltes, et il a fallu se rendre à l’évidence. Aujourd’hui, on estime à deux cent mille le nombre d’enfants kidnappés.  
— Deux cent mille ! s’exclame Irène.  
— Vertigineux, n’est-ce pas ? Himmler avait ordonné à ses SS de « voler le sang pur » partout où il se trouvait. Ils repéraient les enfants de deux à douze ans qui avaient des traits « aryens ». Ensuite, avec les infirmières nazies, qu’on appelait les sœurs brunes, ils raflaient les mômes dans les écoles, les orphelinats, parfois en pleine rue.
 
 
— Qui étaient ces sœurs brunes ? murmure-t-elle.  
— Des nazies ferventes, volontaires pour « le service de l’Est ». Elles repéraient les gosses et racontaient aux parents qu’ils devaient passer des examens médicaux. Si ça se passait mal, le service d’ordre SS était là.  
— Les enfants étaient tout de suite emmenés en Allemagne ?  
— D’abord, on les confiait aux « experts de la race », qui les soumettaient à toutes sortes de mesures pointilleuses : l’écartement des yeux, la forme du nez, les proportions du corps, la recherche de taches de naissance, d’éventuelles maladies ou tares génétiques… Ceux qui n’étaient pas jugés assez aryens étaient renvoyés chez eux ou déportés dans les camps de travail forcé. Les autres étaient dirigés vers des centres spéciaux pour être « rééduqués ». En Pologne, il y en avait plusieurs. Là, on en faisait des petits Allemands. S’ils parlaient leur langue maternelle, ils étaient sévèrement punis. Les plus jeunes étaient confiés aux foyers Lebensborn avant d’être adoptés par des familles nazies. Les autres étaient mis au service du Reich.  
Irène est fascinée par la méticulosité du processus. Cette chaîne de responsabilités où chacun, des brutes SS aux infirmières et aux médecins dévoyés, joue son rôle sans se poser de questions, absorbé par sa tâche. Tous sont persuadés d’agir pour le bien de ces enfants. Ils ne les volent pas, ils les restituent à leur destin véritable.


— Les enfants volés étaient l’enjeu d’une bataille féroce entre les Allemands, le gouvernement militaire américain et les représentants de leurs pays d’origine, résume l’historienne. Pour simplifier, les Allemands ne voulaient pas les rendre. Beaucoup de parents d’accueil étaient attachés à ces mômes. Pour d’autres, ils représentaient une main-d’œuvre gratuite. Quant aux Américains, ils ne voulaient pas indisposer l’Allemagne fédérale, leur nouvelle alliée dans la guerre froide. Et répugnaient à envoyer ces enfants grossir les rangs du bloc de l’Est.  
Les chercheurs d’enfants étaient pris en tenaille entre l’autorité militaire et leur propre dilemme. Quel était l’intérêt de leurs protégés ? Les retirer à leurs parents adoptifs, c’était leur infliger un nouveau déchirement, les déraciner pour une patrie oubliée. Les leur laisser, c’était cautionner les crimes nazis, légitimer le rapt comme moyen d’adoption. Fallait-il les abandonner à d’anciens ennemis ? Les condamner à la misère d’un pays contrôlé par les Soviétiques ?
— Après la guerre, la journaliste Gitta Sereny recherchait les enfants volés, lui dit Silke. Dans une interview, elle mentionne une directive officieuse de l’autorité militaire américaine, qui ordonnait d’envoyer aux États-Unis, au Canada ou en Australie des enfants dont les parents avaient été localisés dans les pays de l’Est.
 — Leurs parents les attendaient dans leur pays et on les réinstallait ailleurs… ? Pour ne pas les rendre au bloc soviétique ?
 — Oui. Elle écrit : « Comment avait-on pu donner l’ordre que ces enfants, qui avaient déjà souffert deux fois le traumatisme de perdre leurs parents, leur foyer, leur langue, soient transportés comme des paquets au-delà des mers et lâchés dans un nouvel environnement inconnu ? » 


Il a émigré aux États-Unis au début des années cinquante. À cette époque, beaucoup de gens sont partis. Les armées d’Occupation quittaient l’Allemagne, ils avaient fermé les derniers camps de déplacés. On nous avait réunis sur la place de l’église. Toute la ville était là. C’était bien séparé, tu vois : eux d’un côté, nous de l’autre ! [Elle rit.] Les officiers américains ont déclaré qu’à partir de maintenant, le statut de DP n’existait plus. On pouvait rester ou émigrer. La République fédérale d’Allemagne, dans sa grande générosité, nous offrait un statut d’« étrangers apatrides ». Qui nous donnait le droit de vivre en Allemagne, d’y travailler, sans jamais devenir des citoyens à part entière. Tu me diras, c’était déjà un cran au-dessus de « sous-hommes » ! D’ailleurs les gens du coin étaient furieux. Ils criaient au scandale. Nous, les parasites, on n’avait rien à faire dans leur patrie ripolinée avec le fric du plan Marshall.


Je ne me suis pas laissé démonter, j’ai pourri la vie des Américains pendant des semaines. Je leur répétais : on a assez de soupçons pour leur retirer le gamin. À la fin, le major m’a pris entre quatre-z-yeux et m’a expliqué que mes indices n’étaient pas concluants. En ce temps-là, les militaires, c’étaient les patrons. Ils maîtrisaient bien le billard à trois bandes… Il m’a conseillé de laisser tomber, si je ne voulais pas être renvoyé en Pologne à coups de pied au cul. Je ne tenais pas à y retourner. Je me méfiais des Soviétiques autant que des Allemands. Alors j’ai fermé ma gueule et on a classé l’affaire.
 — Je comprends, dit Irène.
 — Je n’en suis pas fier. Ça arrivait souvent. Ils enterraient certains dossiers, surtout quand les gosses venaient des pays de l’Est. C’est pour ça que j’ai commencé à tout noter. Les noms, les dates. Je me disais que l’un d’entre eux viendrait peut-être frapper à ma porte un jour. J’y pense souvent. Je me demande ce qu’ils sont devenus. Le petit Karl, on voyait que c’était un bon gamin. Vous allez me dire, au moins il était aimé. C’est vrai. Mais vous croyez, vous, qu’on pousse droit sur un sol empoisonné ? Que l’amour suffit à racheter le crime et le mensonge ? Moi, je pense que tôt ou tard ça se déglingue.


Après la guerre, rappelle-t-elle, Staline a exigé la Pologne à Yalta et l’a obtenue. Les Alliés ont sacrifié le gouvernement polonais en exil et la Résistance sur l’autel d’une entente fragile. Une trahison, pour ceux qui avaient mené un combat désespéré contre les nazis. Comment oublier que Staline et Hitler s’étaient partagé la Pologne au début de la guerre ? Que l’Armée rouge avait regardé Varsovie brûler depuis l’autre rive de la Vistule, attendant que la ville soit réduite en poussière, sa population massacrée ou déportée, pour franchir le fleuve ? Les combattants de l’Armée de l’intérieur étaient priés de rentrer dans le rang. Staline leur offrait l’amnistie. Ceux qui l’ont cru ont été torturés, emprisonnés ou déportés en Sibérie. D’autres ont choisi de regagner les forêts qui avaient abrité leurs luttes clandestines. Marek a rejoint les Forces armées nationales, farouchement anticommunistes. Pendant des années, ces « soldats maudits » se sont livrés à des actions de guérilla contre le régime soviétique.


(…) chaque pays impose un roman national. Le choix de ses héros et de ses victimes est toujours politique. Parce qu’il entretient le déni et étouffe les voix discordantes, ce récit officiel n’aide pas les peuples à affronter leur histoire.


Elle éprouvait de la compassion pour cet homme. Après la guerre, les soldats qui avaient commis ces crimes avaient été absous de toute culpabilité. Et tout ce temps, pendant qu’on glorifiait la Wehrmacht, sa bravoure et ses valeurs, on les laissait affronter seuls ce que le nazisme avait fait d’eux. Ce qu’ils s’étaient fait à eux-mêmes.
Elle pensait à Erwin. À la digue qu’il avait bâtie pour se protéger de sa mémoire. Elle l’avait écroulée sans savoir ce qu’il y avait derrière. Elle ne saurait jamais. Comme elle ignorait ce qui hantait Wilhelm, ce qu’il repoussait de toutes ses forces. Dans sa croisade contre le déni, elle l’avait oublié.


— Où avez-vous puisé tant de force ? demande-t-elle.  
Sabina répond que le premier refus est le plus dur. Les suivants coûtent moins. Le camp lui a appris que la liberté commence au fond de soi. Il faut se défaire d’un sentiment d’impuissance, repousser la peur. La liberté se fraie un chemin à travers les murs les plus épais, mais elle oblige à se hisser à sa hauteur. Une fois engagée sur cette voie, il n’y a pas de retour en arrière.


Stefan lui a raconté l’histoire d’Henio, dont le portrait était affiché sur un mur du musée. Ce petit bonhomme en culotte courte, avec sa raie sur le côté et son sourire d’enfant sage, était né ici et mort à neuf ans, dans la chambre à gaz de Majdanek. Chaque année, les enfants de la région lui écrivaient des lettres et des dessins que le musée gardait précieusement. En retour, ils recevaient un message : « Le destinataire n’habite plus à cette adresse. »


Dans le livre qu’elle a apporté dans son sac, le chef de gare raconte à Gitta Sereny qu’il comptait les convois de déportés pour informer l’Armée de l’intérieur, notant scrupuleusement le nombre de prisonniers écrit à la craie sur chaque wagon. Il a dénombré plus d’un million de victimes. Quelques milliers de tziganes, tous les autres étaient juifs. Pour chaque train, trente à soixante wagons. On ne pouvait en faire tenir que quinze ou vingt sur la rampe du camp. Le reste attendait en gare, les déportés crevant de soif, de chaud ou de froid, en fonction de la saison. Au début, quelques femmes de cheminots venaient avec leurs enfants apporter de l’eau aux prisonniers. Mais très vite, les supplétifs lituaniens perchés sur les wagons – qu’on appelait les chiens à sang – ont commencé à tirer pour les écarter. Elle imagine les mômes grandir avec ça. L’enfance fracturée par une réalité impensable. Les corps de ceux qui tentaient de fuir, abattus sur le quai. La peur. L’odeur et le brouillard glauque qui montaient du camp. Le chef de gare précise que les gens en tombaient malades. Elle pense à son grand-père, qui était cheminot en France à la même époque. Aurait-il envoyé ses enfants donner à boire aux déportés ? Il n’évoquait jamais l’Occupation.


Née pendant la guerre, cette génération avait découvert les crimes de la précédente au procès d’Auschwitz. L’horreur et la stupéfaction avaient suscité une colère viscérale. Ils réclamaient des comptes. Mais leurs parents se dérobaient, le pays refusait de se confronter à son passé. Il faut dire que les anciens nazis demeuraient à tous les niveaux de la société, et jusqu’au Bundestag. Ils s’étaient convertis à ce miracle économique dans lequel les étudiants ne voyaient que mercantilisme et aliénation, la dernière mue d’un fascisme indélogeable.  
— Dans les années soixante, la majorité des policiers étaient d’anciens nazis actifs, rappelle Henning. Comme la moitié des juges. Autant dire qu’ils manquaient d’impartialité pour juger les criminels de guerre…


Elle n’arrive pas à se remettre du témoignage de Lazar. Pourtant elle en a croisé des horreurs, depuis qu’elle travaille à l’ITS. C’est peut-être une de trop. Combien de crimes et de massacres l’esprit peut-il absorber avant d’être empoisonné ? Parfois, elle redoute de perdre toute confiance en ses frères humains. De ne plus les voir qu’à travers le prisme des sociologues du génocide : de futurs assassins, une fraction de Résistants, et le restant de bystanders : des observateurs, oscillant de la trouille à la participation active aux larcins et aux meurtres. Dans quelle catégorie se rangeraient ses voisins ? Le jamais plus de Treblinka est un mantra que des sourds psalmodient pour des aveugles. À quoi bon s’échiner à rendre un nom à une victime, quand partout les hommes continuent à brutaliser, exploiter, détruire tout ce qu’ils touchent ? Elle a une pensée pour Stefan, qui a prononcé des mots semblables au cœur d’une nuit froide, à Lublin.  
— Tu peux me dire à quoi je sers ? demande-t-elle en allumant une cigarette.  
— Ça ne va vraiment pas fort. À quoi tu sers ? Tu le sais très bien. Tu aides les gens à renouer les fils que la guerre a brisés. Tu leur rends quelque chose qui leur revient. Quelque chose d’essentiel, même s’ils ne le savent pas encore.  
— Quelque chose qui peut bousiller leur vie, lâche-t-elle. 


Après avoir raccroché, elle visionne un film de Rudi Winter qu’elle a loué sur une plate-forme. Le titre a attiré son attention : Vergissmeinnicht. « Ne m’oublie pas », le nom allemand du myosotis. Le documentaire a été tourné à Dresde, dans une clinique pour malades d’Alzheimer où l’on a recréé un décor de la RDA, avec papier peint et mobilier d’époque. Le directeur explique que ces repères du passé rassurent les patients. Au contact d’ustensiles familiers, ils retrouvent la mémoire de certains gestes. Rudi Winter filme les visages de ces hommes et de ces femmes dont la mémoire s’émiette. Il s’attarde sur le regard d’un vieillard captivé par l’histoire que raconte sa petite-fille. Sur l’expression butée d’une dame qui refuse de sortir de sa chambre. Les larmes d’une pensionnaire, à l’écoute d’une mélodie de Chopin. Irène sent qu’il s’efforce de comprendre ce que cette maladie fait aux êtres, ce qu’elle érode ou met au jour. Sa voix accompagne certains plans : « Ils ressemblent à des îles qui se détachent peu à peu du continent. Jusqu’au moment où ils dériveront loin de nous, toutes amarres tranchées. Peut-être faut-il renoncer à ce que l’on sait d’eux. Les réapprendre, les aimer autrement. Dans leur nudité, leur fragilité, leur cruauté, leur angoisse. À travers un geste, la densité d’un instant. »


Après la guerre, des milliers de criminels nazis ont trouvé refuge en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ou au Proche-Orient, empruntant les ratlines, ces filières d’évasion qui passaient par le Tyrol du Sud et l’Italie, reposaient sur le concours de certains représentants du Vatican et la distraction de la Croix-Rouge internationale. La guerre froide redessinait l’échiquier politique. Beaucoup étaient prêts à tendre une main charitable aux ennemis d’hier. N’avaient-ils pas été les avant-postes de la lutte contre le communisme ? Cette opinion prédisposait les délégués suisses à accorder avec libéralité leurs documents de voyage, et certains prélats à pardonner quelques excès aux croisés d’Hitler, surtout s’ils rentraient dans le giron de l’Église. Pour les services secrets américains, leur expérience de l’Est s’avérait précieuse. Et il ne manquait pas de dictateurs en Libye, au Paraguay, au Brésil ou en Argentine pour les accueillir à bras ouverts. La realpolitik avait beau se planquer derrière le roman national, celui qui s’y cognait comprenait vite que le jour du Jugement n’était pas près d’arriver. Les industriels enrichis par le travail forcé prospéraient à l’abri des démocraties, la science se félicitait discrètement des progrès accomplis grâce aux expériences des camps, on recyclait le savoir-faire des génocidaires pour d’autres conflits. Les cendres des victimes étaient balayées sur l’autel de nouvelles alliances et de marchés prometteurs.


Il explique à Irène combien les documents administratifs de l’époque sont glaçants. Une note griffonnée au bas d’un formulaire révèle l’opportunisme d’un fonctionnaire, l’absence d’empathie pour les populations pourchassées que son autographe condamne à la mendicité, à l’exil ou à la déportation. La sécheresse de ces traces de papier est un couperet. Elle dément les justifications d’après-guerre. On n’y déchiffre aucune velléité de sauver, mais une indifférence meurtrière. — Les archives ne mentent pas, sourit Pierre. C’est pour ça que tant de gens s’évertuent à les garder sous clef.  
— Irène en sait quelque chose…, dit Antoine. Raconte à Pierre la bataille de l’ouverture des fonds de l’ITS. Il va adorer.  
Elle évoque les années où elle travaillait pour Max Odermatt, dans un climat empoisonné où toute initiative était découragée, voire suspecte. Tant qu’Eva était en vie, elle s’en était accommodée, parce que son amie savait contourner les règles. À sa mort, une lassitude l’avait gagnée, l’épuisement de devoir toujours lutter contre le courant, les lenteurs bureaucratiques et les lubies du directeur. Elle confie à Pierre que ce dernier se vantait de n’embaucher aucun diplômé, et interdisait aux employés de communiquer sur leurs enquêtes en cours. Y compris en interne.  
— Ça revenait à saboter leur travail ! lâche-t-il, sidéré.  
— Il divisait pour mieux régner, répond Irène. Il considérait l’ITS comme son domaine réservé.  
— Tu oublies qu’il devait rendre des comptes, objecte Antoine. Il bossait tout de même pour le Comité international de la Croix-Rouge ! Et au-dessus, il y avait une commission internationale…  
— Il refusait aussi de fournir des documents aux procureurs qui travaillaient sur les crimes nazis, ajoute-t-elle à l’intention de Pierre. Au nom de la neutralité de la Croix-Rouge.  
— Parlons-en, ironise Antoine. Pendant la guerre, elle avait une fâcheuse tendance à pencher d’un côté !  Complaisants envers les dignitaires nazis, les délégués suisses avaient refusé de protester contre les déportations. Ceux qui visitaient les camps ne trouvaient rien à redire aux conditions d’internement. Une cécité diplomatique nourrie par l’antisémitisme, pointe Antoine. La neutralité s’arrangeait de ces compromissions. À la Libération, la Croix-Rouge internationale s’était donné beaucoup de mal pour qu’on les oublie. Administrer l’ITS participait d’ailleurs de cette volonté. Les délégués avaient œuvré pour construire une paix durable, et faire ratifier de nouveaux accords de Genève. Mais l’humanitaire n’excluait pas d’avoir un agenda politique. Dans la guerre froide, le CICR avait choisi son camp depuis longtemps.


— Dans les années 80, réfléchit-elle, on commençait à parler d’étendre les réparations aux travailleurs forcés.  
— Pour l’Allemagne, c’était un enjeu financier considérable, remarque Pierre, se prenant au jeu. Et si Odermatt avait freiné les enquêtes pour retarder le paiement des compensations ? Jouer la montre en attendant que les gens meurent ?  
— C’était l’hypothèse d’Eva. À son arrivée, le délai de réponse est passé de quelques mois à plusieurs années. Après la chute du Mur, on a été inondés de courrier des anciens pays communistes. Il y avait un arriéré de près de quatre cent mille lettres…
C’est à ce moment-là que Paul Shapiro est entré en scène. Pendant dix ans, le directeur du Musée de l’Holocauste de Washington a tenté de convaincre la Commission internationale d’ouvrir les fonds de l’ITS aux survivants et aux chercheurs. Mais il avait beau descendre d’une famille décimée par la Shoah, les représentants internationaux haussaient les sourcils devant cette requête déplacée. Parmi les onze pays qui tenaient le sort des archives entre leurs mains, la majorité ne s’y intéressait guère. D’autres, comme la France et l’Allemagne, étaient déterminés à ce que leurs secrets restent enfermés dans les placards. Ils s’opposaient à l’ouverture, sous couvert de protection des données privées.
 — Nous, on était tenus à l’écart de tout ça. Jusqu’au jour où Shapiro a obtenu l’autorisation de visiter l’ITS avec des membres de la Commission internationale. On avait reçu la consigne de ne pas répondre à ses questions. Tout le monde était gêné. Une ambiance de voyage officiel en URSS ! Il réclamait une liste des fonds, Odermatt prétendait qu’il n’y en avait aucune… De guerre lasse, Shapiro a mobilisé les associations de déportés et les médias. Il a déclaré qu’interdire l’accès à ces documents inestimables relevait du négationnisme. Ça m’a fait un tel choc que je suis tombée malade.
 — Je m’en souviens, dit Antoine. Tu étais clouée au lit avec 39 de fièvre.
 — J’étais à l’ITS depuis plus de dix ans. Eva venait de mourir. Cet article m’a réveillée. J’ai réalisé que le centre privait les survivants de réponses cruciales. Beaucoup sont morts dans cette attente… Je ne l’oublierai jamais.
 Paul Shapiro a fini par triompher de la mauvaise volonté de ses interlocuteurs. L’élection d’Angela Merkel a été décisive. Sa nouvelle ministre de la Justice a levé les derniers obstacles juridiques. Voyant la partie perdue, le Comité international de la Croix-Rouge s’est retiré du jeu.


Pierre s’émerveille que dans un monde régi par le profit, un centre d’archives international se consacre à restituer des objets sans valeur marchande.  — C’est un projet magnifique, souligne-t-il.  — Quand la directrice m’a confié cette mission, j’ai eu peur, parce qu’elle impliquait de rencontrer les descendants. De fait, ces rencontres ne sont jamais ce que j’imaginais. Elles sont plus complexes et imprévisibles, plus intenses…


Elle admet qu’elle n’a pas lésiné sur les pèlerinages mémoriels. Se sent obligée d’expliquer le contexte familial dans lequel Hanno a grandi, ses questionnements existentiels sur l’obéissance et le libre arbitre. Son fils est persuadé que tous les hommes peuvent devenir des meurtriers, dans certaines circonstances. Alors elle cherche des exemples de gens qui ont dit non, lui démontre qu’il n’y a pas de fatalité.


— On l’appelle la Tragende, lui dit-elle. En 1945, les Soviétiques ont libéré le camp et violé les femmes. Y compris les déportées intransportables qu’ils étaient venus sauver. Ils ont détruit les baraquements pour y installer une garnison. À la fin des années cinquante, ils ont inauguré cette statue avec le mémorial. C’est ironique, vous ne trouvez pas ? Brutaliser tant de femmes, et choisir ce symbole pour Ravensbrück. (…)
On raconte que la Tragende s’inspire d’Olga Benário, une militante communiste allemande. Elle a donné naissance à une petite fille dans une prison de la Gestapo avant d’être transférée à Ravensbrück. Elle a été assassinée à trente-quatre ans, dans la chambre à gaz d’un centre d’euthanasie. On l’a tuée parce qu’elle était juive. Mais ça n’intéressait pas les Soviétiques qui l’ont choisie comme égérie de la résistance antifasciste. Seules comptaient les vaillantes camarades sacrifiées pour la lutte.  
Il a fallu attendre la réunification de l’Allemagne pour qu’une nouvelle narration émerge, accordant leur place à d’autres victimes : les prostituées raflées dans les rues, les témoins de Jéhovah qui refusaient de participer à l’effort de guerre, les fillettes tziganes stérilisées de force et les rescapées juives des marches de la mort, les voleuses à l’étalage et les espionnes anglaises, celles qui ne croyaient plus à la victoire du Reich et celles qui aimaient les femmes, cachaient des proscrits, avaient déplu, désobéi. Parquées ici pour endurer tout ce qu’on peut souffrir dans un corps de femme, un cœur de mère.  
— Et maintenant, on déboulonne les plaques d’authentiques résistants allemands sous prétexte qu’ils étaient communistes, commente Rudi, désabusé. Comme s’il fallait toujours réduire l’Histoire à un catéchisme manichéen.


Ils escaladent la grille cadenassée qui ferme un chemin envahi de broussailles. Plus loin, il se rétrécit entre les arbres. Désormais hors de vue, ils marchent jusqu’aux bâtiments désaffectés de la firme Siemens, qui avait installé près du camp des ateliers et des dortoirs pour les détenues que les SS leur louaient à un prix dérisoire. Elles trimaient douze heures par jour et si elles n’atteignaient pas les objectifs, le contremaître leur explosait la figure sur les machines. Quand elles étaient usées, il suffisait de les envoyer au rebut et d’en commander d’autres.
 — Le travail forcé est un rêve de capitaliste, dit Rudi, fixant les branches enchevêtrées qui dépassent des murs écroulés. J’imagine que tous ces gens s’en sont bien tirés, après la guerre ?
 — Sans dommages, et la conscience tranquille.


Même si on ne répare personne, songe Irène en s’essuyant les yeux, si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu.


 

mercredi 27 décembre 2023

[Garcin, Jérôme] Mes fragiles

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Mes fragiles

Auteur : Jérôme GARCIN

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« C’était trop. Trop vite, trop tôt. Trop peu préparé à ce nouvel assaut de souffrance et de regrets. Trop de colère contre le destin. Trop de morts. Trop de prières et de miséricorde. Trop de Toussaint aux beaux jours. Trop de plus jamais. »

En l’espace de six mois disparaissent successivement la mère et le frère de l’auteur. Tandis qu’ils affrontent la maladie surgit un secret qui réécrit l’histoire de la famille.

 

Un mot sur l'auteur :

Journaliste et écrivain français né en 1956, Jérôme Garcin dirige le service culturel de L'Obs, ainsi que produit et anime l'émission Le Masque et la Plume sur France Inter, jusqu'en décembre 2023. Il est aussi membre du comité de lecture de la Comédie-Française.

 

Avis :  

La mort en 1962 de son frère jumeau, fauché à six ans par une voiture, puis, dix ans plus tard, celle de son père, d’un accident de cheval à quarante-cinq ans, avaient déjà conduit Jérôme Garcin à l’écriture de deux récits : Olivier et La chute de cheval. L’auteur franchit une nouvelle étape de son douloureux pèlerinage auprès de ses défunts, « une lampe torche à la main, à pas comptés, dans le labyrinthe des [s]iens », avec cette fois les disparitions, en 2020 de sa mère de 89 ans, à bout de souffrance à force d’usure cardiaque et ostéoporosique, et six mois plus tard, de son frère Laurent, ce « grand petit garçon » de 55 ans, atteint du syndrome de l’X fragile et victime de la Covid-19.

Jérôme Garcin est doué pour l’écriture et sa belle narration intelligente et sensible, lumineuse de tendresse pour ses « fragiles », ne peut qu’émouvoir, alors qu’empli de chagrin, il revient sur leur fin de vie et sur l’impuissante sollicitude longtemps éprouvée face à leur vulnérabilité sans remède. Si ses pages nous touchent, ce n’est pas seulement pour la perte éprouvée par le narrateur qui leur survit. C’est aussi parce qu’elles sont pleines de cette inquiétude si désarmée de n’avoir pu protéger ces êtres chers et vulnérables de la souffrance qui fut la leur : la souffrance d’une mère rendue aussi frêle qu’un oiseau par une maladie atrocement douloureuse, mais aussi torturée par l’idée de laisser derrière elle un fils fragilisé par le handicap, sans même qu’elle se doute jamais du diagnostic tardif dont on aura préféré lui épargner le poids, jugé culpabilisant, de son origine génétique ; la souffrance d’un frère dont la déficience intellectuelle et les angoisses profondes rendent plus terribles encore sa confrontation avec la mort, de sa mère d’abord, de lui-même ensuite, qui plus est dans l’isolement hospitalier imposé par le contexte pandémique.

Pour autant, si beau et respectable soit-il, ce texte arrimé à la relation autocentrée d’une expérience de la maladie et du handicap, de la vieillesse et de la mort, du deuil enfin, parce qu’il ne quitte jamais le registre personnel pour atteindre à l’universel, laisse infuser chez son lecteur un sentiment diffus de désappointement : celui de lire le journal intime, de grande qualité certes, mais pas une œuvre majeure, d’un nom célèbre du monde littéraire parisien. (3,5/5)

 

Citations : 

Laurent s’est éteint, glissant sur l’eau de l’aube, à quatre heures et deux minutes du matin. Avant de m’effondrer, j’ai pensé à notre mère, dont il était le beau, le terrible, l’irrésistible souci, et à qui cet immense et ultime chagrin aura été épargné, et je me suis rappelé alors le mot du général de Gaulle, lorsque sa fille trisomique, Anne, mourut à vingt ans dans ses bras, derrière un rideau de cretonne de la Boisserie et ses vieux murs cachotiers couverts de lierre : « Maintenant, elle est comme les autres. »

Elle enterre ses vieux amis ainsi qu’on ferme une armoire, dont on perdra bientôt la clef.
 

lundi 25 décembre 2023

[Boley, Guy] A ma soeur et unique

 





Exceptionnel 💓💓💓

 

Titre : A ma soeur et unique

Auteur : Guy BOLEY

Parution :  2023 (Grasset)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Elisabeth Förster fut l’unique sœur de Friedrich Nietzsche, écrivain, philologue, philosophe, être perpétuellement souffrant, vivant dans une solitude totale. De deux ans sa cadette, elle fut sa première lectrice, compagne, admiratrice. Tôt, elle se promet de tout faire pour que brille l'œuvre de son frère à laquelle elle n'entend rien. En effet, elle fera tout. Le soignera, l’assistera, le portera. Et ira jusqu’à vendre ses écrits à Adolf Hitler, homme que Friedrich eut haï s'il l'avait connu.
Dans ce roman écrit d’un souffle, Guy Boley retrace chaque épisode de leurs vies : leur enfance complice à Naumburg, leur vie conjugale à Bâle où Fritz est professeur et où Lisbeth l’assiste, les week-ends chez les Wagner puis la rupture ; l’affaire Lou-Salomé, le mariage d’Elisabeth avec Bernhard Förster, antisémite déclaré avec lequel elle part en 1886 au Paraguay, fonder la colonie Nueva Germania. Pour revenir trois ans après, au chevet de son frère tombé dans la folie, inconscient, alité, qu’elle dit soigner mais qu'elle va trahir et spolier.
Amour, solitude, vengeance, trahison ; ambition dévorante, génie, haine, héritage, cruauté. Tout y est. Même les dieux qui Là-Haut jouent aux dés. L’équivalent en prose d’un drame shakespearien.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Guy Boley est né en 1952. Il a été maçon, ouvrier d’usine, chanteur des rues, cracheur de feu, acrobate, saltimbanque, directeur de cirque, funambule à grande hauteur, machiniste, scénariste, chauffeur de bus, garde du corps, père Noël et cascadeur, animateur d’ateliers d’écriture en milieu carcéral, prof de guitare et de cinéma, avant de devenir dramaturge pour des compagnies de danses et de théâtre. Il compte à son actif une centaine de spectacles joués en Europe, au Japon, en Afrique ou aux Etats-Unis. Il a publié trois ouvrages aux éditions Grasset : Fils du feu (2016), lauréat de six prix littéraires (Grand Prix SGDL du premier roman, Prix Georges Brassens, Prix Millepages, Prix Alain-Fournier, Prix Françoise Sagan…), Quand Dieu boxait en amateur (2018), lauréat de sept prix, et Funambule majuscule (2021)

 

 

Avis :

Après deux romans très remarqués, Guy Boley met l’envoûtante magie de sa plume au service d’une biographie passionnante qui retrace le terrible lien qui unit Friedrich Nietzsche, le philosophe devenu fou, à sa machiavélique et manipulatrice sœur Elisabeth.

En cette seconde moitié du XIXe siècle en Prusse, Friedrich est un génie enfermé dans un corps débile. Alors, pour lui permettre d’écrire et d’accéder à la gloire, sa sœur, longtemps célibataire, lui sert d’infirmière, de secrétaire, presque de moitié tant leur relation est fusionnelle. Mais, à près de quarante ans, rompant violemment avec son frère, Elisabeth épouse un agitateur antisémite d’extrême droite et le suit au Paraguay, où le couple entend fonder une colonie de « pure race aryenne ». L’expérience est un désastre dont Elisabeth revient veuve et transformée. Puisque son frère, entre-temps victime d’un effondrement psychique, n’est plus qu’une ombre bavante et délirante, c’est désormais elle qui prendra les rênes de la maison Nietzsche, manoeuvrant pour récupérer la tutelle de l’aliéné et, tout en l’abrutissant de calmants, s’activant à détourner à son profit les bénéfices de sa célébrité montante.

Rien ne l’arrêtera dans sa campagne de promotion à tout crin, pas même, entre autres opérations mercantiles, la vente de billets permettant, comme au zoo, d’observer le fou sédaté dans son lit, ou encore la dénaturation d’une œuvre à laquelle elle n’entend goutte mais qu’elle « élague, taille et tranche, tel Boileau dans son Art poétique : Ajoutez quelquefois et souvent effacez », allant jusqu’à en inciter les récupérations antisémites dans une manipulation destinée à flatter les idéologues conservateurs, puis nazis. La « sœur et unique », autrefois dévouée et adorée, s’avère une gorgone sans vergogne, prête à toutes les manipulations et compromissions pour s’assurer grand train et s’ouvrir la fréquentation des puissants, fussent-ils jusqu’à Hitler lui-même. Heureusement, des copies de textes et de lettres resurgiront après sa mort, qui permettront de rétablir des vérités. Le mal est pourtant fait : si Nietzsche est aujourd’hui «  l’un des auteurs les plus étudiés, commentés, analysés, disséqués », il reste « aussi l’un des plus controversés », maudit ou sanctifié, affublé de bien des traits qu’il n’eut jamais, lui qui s’en doutait puisqu’il écrivit « Malheur à moi qui suis une nuance. »

Soigneusement documenté, ce roman historique autour d’un duo hors norme est absolument étonnant et captivant. Il chatoie aussi du lyrisme volontiers grandiloquent, âprement ironique, d’une plume ciselée, aux tournures somptueuses, que l’on savoure en un de ces plaisirs de langue rares et infinis qui, lorsqu’ils vous ont enchantés, vous laissent impatients de parcourir toute l’oeuvre, passée et à venir, de l’auteur. Immense coup de coeur pour ce livre couronné du Prix des Deux Magots 2023. (6/5)

 

 

Citations :

Et là sur le sofa, assis à leurs côtés, n’écoutant même pas l’épopée de sa chute que Davide Fino, logeur de son état, retrace au professeur Overbeck avec l’exaltation et le lyrisme d’un Péguy piémontais, tenant entre ses mains un livre qu’il a lui-même écrit mais dont il ne garde aucune sorte de souvenir, ne sachant même plus ce qu’écrire veut dire, cet homme simple et doux aux yeux d’enfant craintif, qui possède une fourrure sous le nez, belette, fouine, martre ou loutre, et qui semble intrigué par les pages qu’il vient de feuilleter, demande d’une voix distraite en refermant l’ouvrage dont il scrute le titre et le nom de l’auteur :    
« Connaissez-vous ce Monsieur Friedrich Nietzsche ? »
 

La gare de Turin est d’une beauté quasi sauvage, quelque chose en elle de massif et de montagnard. Lumineuse, aérée, solide, elle est semblable à la ville. Même l’immense verrière qui couronne la Porta Nuova et que maintient un éventail de poutrelles finement curvilignes ne paraît pas fragile, mais robuste, née des mains d’un Vulcain qui connaît son affaire ; une grâce impressionniste bien plantée sur ses jambes, les deux mains sur les hanches, italienne d’acier au regard de vitrail qui attend d’un pied ferme la venue d’un Monet dans le fracas des trains.
 

La vie sans musique n’est qu’une erreur, une besogne éreintante, un exil. Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde. Vivre sans musique, quelle absurdité ! Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante.
Je n’écris pas qu’avec la main, le pied veut sans cesse écrire aussi. Ferme, libre et audacieux, il court tantôt à travers champs, tantôt sur le papier. Déjà mon pied ivre de danse se balance. Mes talons se cambrent, mes orteils s’efforcent de comprendre – car le danseur porte ses oreilles dans ses orteils. [Nietzsche]
 

Tu es grand, maintenant, lui dit sa mère. Fritz la regarde, hoche la tête. Quand on est orphelin de père, puis de frère, c’est une des premières choses que vous disent les adultes : Tu es grand, maintenant. Le deuil vous fait grandir. Car il est bien connu que les êtres chers, en mourant, se posent instantanément sous les pieds des survivants, et que ceux-ci grandissent à l’aune des morts qui s’accumulent. Alors sûr qu’il est grand : être debout sur les épaules d’un père et d’un petit frère, ça vous met les yeux, sinon à hauteur des étoiles, du moins juste en face du regard ou des dents d’un géant.
 

Il n’est pas sûr de lui, mais sûr de ses écrits ; car il écrit beaucoup, et ce, depuis toujours même si, à cet âge-là, il semblerait grotesque, fat ou grandiloquent, d’user du mot toujours. Mais il en use, lui, car il est prétentieux, et qu’à ses yeux cette excroissance d’âme est une qualité : seuls les prétentieux acquerront la noblesse. L’orgueil sied à son âme. Il sait depuis toujours qu’il est né pour planer, les ailes déployées, au-dessus du troupeau, des coqs et poulaillers. Aussi aime-t-il son prochain comme on aime les lacs qu’une vue élevée permet de surplomber. Ne pas oublier qu’il porte comme prénoms ceux du souverain vénéré, Frédéric-Guillaume IV ; et que sa propre sœur est attifée des trois que portent les filles du duc d’Altenburg : Thérèse, Elisabeth, Alexandra. On ne fait pas, chez les Nietzsche, partie du vulgum pecus. Et lorsque Fritz découvrira, ébloui, la fameuse devise de Pindare qu’il aura lue dans les Pythiques, il la fera aussitôt sienne : Genoï oiös essi : deviens qui tu es. Il sera évident, pour lui, malgré l’aporie d’une telle proposition, que, couronné dès le berceau, de façon certes tout autant roturière qu’allégorique, il ne pouvait finir que roi, fût-ce de ses douleurs.
 
 
Le voici donc, le grand cheptel des femmes dans lequel le petit Nietzsche a grandi à Naumburg après avoir dû, à regret, abandonner son village natal : une harpaille de bigotes, une manade d’à moitié folles, d’incultes modérées ; de vieilles filles étriquées, de Bovary saxonnes n’ayant jamais connu les doux dérèglements de l’extase et portant, en leurs chairs, cette absence de lumière.
Ces vies pieuses et aseptisées n’ont pas vraiment choisi la vie communautaire : uniquement liées par la mort de Carl Ludwig, elles sont contraintes, financièrement, matériellement, affectivement, religieusement et contractuellement, de devoir vivre ensemble, de se lier, s’aider, se supporter, se mélanger, chacune guettant, sinon la mort de l’autre (synonyme d’héritage et de liberté), du moins son potentiel déclin, et passent ainsi leurs vies à piailler, à prier, à picorer de l’Éternel comme une poule sur un mur le ferait du pain dur.
Mais elles s’efforcent aussi de s’aimer pour complaire au Seigneur, c’est-à-dire de s’aimer en feignant de s’aimer tout en s’aimant quand même, se sacrifiant l’une à l’autre et le clamant bien fort, unies dans la ferveur de leur naufrage comme dans celle de Dieu. On a coutume, sur terre, de nommer ces armées ennemies remplies d’âmes amies, une famille. À la différence, toutefois, que celle-ci est obsédée par une seule idée qui leur sert de moteur, de colle à bois et d’harmonie : que Friedrich Wilhelm Nietzsche, seul mâle encore vivant de la couvée, fils du pieux défunt mais leur enfant à elles toutes, Fritz leur génie, leur sauveur, leur lettré, leur espérance et leur seule charité, devienne, comme son père, ses grands-pères, ses oncles et leur flopée d’ancêtres : PASTEUR.


Les conventions, sans qu’il soit nécessaire d’en posséder le mode d’emploi, s’imposent d’elles-mêmes, spontanément : quand la grande-duchesse sourit, tout le monde sourit ; quand elle va pour parler, tout le monde se tait ; une fois qu’elle a parlé, tout le monde est charmé tant ses mots sont de soie. C’est un peu l’avantage d’être grande-duchesse, la vie depuis l’enfance n’est pas à conquérir, il suffit simplement de regarder le ciel et les oiseaux d’eux-mêmes se prosternent à vos pieds. Les humains font de même, mais à la différence de tous ces volatiles, il faut le leur apprendre, ou bien les y contraindre. La chose est inhérente à la marche du monde et à son harmonie : quand Dieu et rois mutuellement s’adoubent, piétaille et populace n’ont comme unique tâche que de s’agenouiller. C’est écrit dans le Ciel et c’est imprescriptible ; gouverner est un don, et régner est un dû.


Fritz se souvient du choc qu’il avait subi lorsqu’il s’était vu pour la première fois sur une photographie – celle-ci précisément. Il avait dix-sept ans et l’époque n’avait pas encore pour coutume de faire poser l’enfant dès l’âge du landau, puis d’empiler sa vie en clichés successifs entre les pages d’un album. La chose photographique tenait de la rareté et de l’exceptionnel. C’est pour cela que lui revient en mémoire, avec brutalité, presque douloureusement, le trouble que la découverte de son propre visage avait fait naître en lui. Un miracle, avait-il alors murmuré. Car ce n’est pas rien, pour un humain, d’avoir entre ses mains la première reproduction de soi. On existe désormais en chair et en papier, on peut se contempler sans avoir à mendier son reflet aux flaques ou aux miroirs. On n’est plus seul sur terre, mais déjà en double, et bientôt en multiple. On a, en un seul clic, perdu le pucelage de son unicité. 


Car une mission suprême les soude et les unit. Friedrich la résumera en une formule intense et lumineuse qui aurait dû, et qui devrait encore, servir de Bible miniature à toute l’humanité : L’art n’a pas pour fin de laisser des œuvres que le temps ruine, mais de créer des artistes en tous les hommes et d’éveiller dans le vulgaire le génie endormi.
Telle est leur volonté : enlever à l’humain, grâce à l’immensité du souffle wagnérien puisé dans le vieux fonds germano-grec, l’habit de chimpanzé dont il s’était vêtu afin qu’il puisse enfin, assis entre les dieux, se lever dignement, et pleinement rayonner en clamant sa grandeur.


Wagner va enfin pouvoir se redresser sur ses ergots et bâtir ce lieu sacré dont il rêve depuis toujours. Durant son exil, il a compris qu’aucun théâtre d’Europe ne serait digne d’accueillir son grand œuvre, cette tétralogie sur laquelle il travaille depuis plus de trente ans. Mais Louis II paiera, bâtira son palais. Peu importe la somme. Ce qui, pour Wagner, n’est que justice : « Le monde me doit ce dont j’ai besoin. » C’est un peu sa devise.


Le but proclamé du Ring est avant tout de rétablir, par la puissance de sa pensée, par la force de ses textes et la beauté cosmique de sa musique, une Allemagne conquérante capable de faire tanguer cet univers inculte et de renverser artistiquement cette planète triviale, avide et roturière, pour bâtir, à Bayreuth, une religion neuve faite de grand-messes purement tétralogiques. Le but du Ring, en substance, est de faire de Wagner le nouveau dieu d’un nouveau temple. Et de ses opéras un nouvel évangile afin que l’être humain vête son âme de génie et accède enfin à ce qu’il se doit d’être : surhumain. À savoir un humain anobli par lui seul.


Seul l’art guérit les âmes. Seul l’art parvient à enlever à la vie l’absurdité qui la recouvre de son voile d’horreur et de sa vanité.[Nietzsche]


 

samedi 23 décembre 2023

[Brown, Natasha] Assemblage

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Assemblage (Assembly)

Auteur : Natasha BROWN

Traduction : Jakuta ALIKAVAZOVIC

Parution : en anglais en 2021
                  en français en 2023 (Grasset)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Découvrir l’âge adulte en pleine crise économique. Rester serviable dans un monde brutal et hostile. Sortir, étudier à "Oxbridge", débuter une carrière. Faire tout ce qu’il faut, comme il faut. Acheter un appartement. Acheter des œuvres d’art. Acheter du bonheur. Et surtout, baisser les yeux. Rester discrète. Continuer comme si de rien n’était.La narratrice d’Assemblage est une femme britannique noire. Elle se prépare à assister à une somptueuse garden-party dans la propriété familiale de son petit ami, située au cœur de la campagne anglaise. C’est l’occasion pour elle d’examiner toutes les facettes de sa personnalité qu’elle a soigneusement assemblées pour passer inaperçue. Mais alors que les minutes défilent et que son avenir semble se dessiner malgré elle, une question la saisit : est-il encore temps de tout recommencer  ?

Le premier roman de Natasha Brown a été une véritable déflagration dans le paysage littéraire britannique. «  Virtuose  » (the Guardian), «  tranchant comme un diamant  » (The Observer), Assemblage raconte le destin d’une jeune femme et son combat intime pour la liberté.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Après des études de mathématiques à Cambridge University, Natasha Brown a travaillé pendant une dizaine d’années dans le secteur bancaire. Son premier roman, Assemblage, est encensé dès sa sortie par la critique et les libraires du Royaume-Uni, puis traduit dans le monde entier. Natasha Brown est aujourd’hui considérée comme le grand espoir des lettres britanniques.

 

Avis :

Sur la lancée de ses études de mathématiques à Cambridge, Natasha Brown a fait carrière dans la finance, avant, la quarantaine approchant, de prendre un congé pour écrire ce livre. On y découvre son manifeste alter ego : une narratrice noire d’origine modeste, elle aussi diplômée de la prestigieuse université britannique, hissée à la force du poignet au rang d’analyste financière gagnant grassement sa vie à la City et de petite amie d’un héritier blanc de la haute bourgeoisie anglaise. Mais voilà que l’annonce d’un cancer agit comme un détonateur dans cette vie jusqu’ici toute entière menée par l’obsession de l’intégration et de la réussite sociale. Elle qui, à force « de labeur et d’huile de coude » et dans un « dépassement sans fin », n’a eu de cesse de se fondre dans les mœurs et les codes de la société britannique, ouvre soudain les yeux : « Je suis tout ce qu’on m’a dit de devenir. Ça ne suffit pas. »

Et, tandis que taisant ses soucis de santé, elle se rend à la garden-party guindée organisée par la famille de son petit ami, celle que l’on présente avec condescendance comme « la nouvelle bonne amie de notre benjamin » se prend intérieurement, dans une colère froide mêlée d’angoisse et de lassitude, à ausculter les fêlures cachées sous son sourire, toutes ces fissures qui rendent si fragile l’assemblage qu’elle est devenue pour se faire accepter – « Sois la meilleure. Travaille plus, travaille mieux. Dépasse toutes les attentes. Mais aussi, sois invisible, imperceptible. Ne mets personne mal à l’aise. Ne gêne personne. N’existe qu’au négatif, dans l’espace alentour. Ne t’insère pas dans le courant de l’Histoire. Ne te fais pas remarquer. Deviens de l’air » – et qui, en fin de compte, n’a jamais servi qu’à la rendre « plus tolérable », irrémédiablement en butte à un racisme diffus et pernicieux la faisant se sentir illégitime et étrangère, comme si elle n’était pas britannique à part entière.

Au travail, elle est d’abord synonyme de diversité, de cette diversité bien comme il faut qui assied la « crédibilité progressiste » de son entourage et dont elle doit contribuer à la promotion par des conférences dans les écoles tout en supportant les réflexions : « C’est tellement plus facile pour vous les Noirs et les Latinos. » Ravies d’un tel alibi, les bonnes consciences se félicitent d’y voir la grandeur si magnanime de l’Angleterre, surtout que – pour une Noire ? – elle « parle si bien ! » Dans le même temps, la rue lui crache du « putain de n***sse » et le personnel d’Heathrow la renvoie d’office au check-in classe éco. Alors, soudain fatiguée, elle résume ainsi sa situation : « Née ici, de parents nés ici, jamais vécu ailleurs – pourtant, jamais d’ici. »

Entre observation clinique et introspection fiévreuse, la narration abrupte et morcelée s’assemble autour de cette femme noire que son quasi anonymat – d’elle, on ne connaîtra rien de personnel, même pas un prénom – transforme en figure emblématique pour dénoncer l’indécrottable hypocrisie d’une société britannique terriblement fermée malgré les beaux discours : « Toujours, cette pression, pile à cet endroit. Assimilez-vous, assimilez-vous… Dissolvez-vous dans le melting-pot. Puis coulez-vous dans le moule. Pliez vos os jusqu’à ce qu’ils craquent, se fendent, jusqu’à ce que ça rentre. Forcez-vous à épouser leur forme. (…) Et toujours, en ligne de basse, sous le vocabulaire insistant de la tolérance et de la convivialité – disparaissez ! Fondez-vous dans la soupe multiculturelle de Londres. »

La lucidité dure et désabusée de ce texte douche tout espoir du revers de ses phrases implacables : ce sont désormais d’invisibles – mais tout aussi infranchissables – parois de verre que, de façon insidieuse et très politiquement correcte, le racisme use aujourd’hui en Angleterre. Un livre qui fait mal, tant il paraît désespéré. (4/5)

 

 

Citations :  

Qu’est-ce qui poussait Rach à vouloir cette carrière ? Moi, je savais pourquoi j’étais là. Les banques – je comprenais ce que c’était. Des machines à fric impitoyables, efficaces, ayant pour sous-produit une forme de mobilité sociale. Franchement, quelle autre entreprise aurait pu m’offrir une opportunité semblable ? Contrairement à mon petit ami, je n’avais ni le réseau ni l’argent prérequis pour me lancer en politique. L’industrie financière était pour moi la seule façon viable de gravir les échelons. J’avais troqué ma vie pour une fraction du confort des classes moyennes. Pour un avenir. Mes parents, mes grands-parents n’avaient pas eu ce genre d’opportunités ; il me semblait interdit de gâcher les miennes. Pourtant, je n’avais pas le cœur tranquille en propageant ces mêmes croyances auprès d’une nouvelle génération d’enfants. Cela maquillait le manque de progrès – il s’agissait de modeler leurs aspirations pour leur donner une forme docile, uniforme ; de modeler leurs identités pour en faire des travailleurs reconnaissants, laborieux, conscients de leur rôle social. Connaissant les limites de toute ascension.
 

Ses parents me toléraient. En bons parents progressistes. Ils étaient patients envers leur fils sur la question de ses fréquentations. Ils s’imaginaient, m’imaginais-je, que c’était une phase. Pourquoi la prolonger en lui accordant une attention négative ? Et donc ils s’en accommodaient. L’accueillaient – m’accueillaient moi, ostensiblement.
 

L’ambivalence de la mère était plus classique. Elle m’a présentée un jour d’une circonvolution maladroite, « la nouvelle bonne amie de notre benjamin ». Suivi d’un sourire entendu à la connaissance qui venait de l’interroger. Malgré tout, je la comprenais. Il me semblait voir la chose par ses yeux : aux amours de son fils, oui, elle acquiesçait. Mais il y avait aussi la famille dont elle venait, celle qu’elle avait rejointe par alliance. L’avenir, les enfants et la pureté – pas dans un sens racial crasse, non. Bien sûr que non. Il était question d’une pureté de lignée, d’histoire : de mœurs et de sensibilités culturelles partagées. La préservation d’un mode de vie, d’une classe, l’échelon supérieur, indispensable, de la société. Il ne fallait pas que la croissance atrophiée de son fils (et qu’était cette relation, sinon une fantaisie puérile ?) ait des répercussions sur le patronyme familial.
Sans surprise, j’ai appris que tous les titres et le patrimoine venaient du père. Il y avait une incertitude sous l’hostilité de la mère à laquelle je m’identifiais presque.
 

Mais je l’éprouve. L’appréhension. Chaque jour, une nouvelle opportunité de merder. Chaque décision, chaque réunion, chaque rapport. Il n’y a pas de succès, seulement des échecs temporairement évités. L’appréhension. Du bourdonnement, de la sonnerie de mon réveil jusqu’au moment où enfin je me rendors. L’appréhension. Je reste allongée sur le canapé ou dans mon lit ou juste étendue par terre. L’appréhension. Je me repasse la journée, je l’ausculte, à la recherche d’erreurs, de faux pas, de – de quelque chose. L’appréhension, l’appréhension, l’appréhension, l’appréhension. Un rien pourrait s’avérer la ruine de tout. Je le sais. Cette vérité résonne dans ma poitrine, une ligne de basse qui cogne. L’appréhension, l’appréhension, ça m’étouffe. L’appréhension.
 

Quand il est d’humeur joueuse, mon petit ami me dit que je suis pétée de thunes. Bien plus que lui. Il dit que le un pour cent des riches, c’est moi.  Mais l’argent, ça n’est pas tout. Lui, il est fortuné. Sa fortune est répartie en actifs, fidéicommis et holdings aux clauses de propriété complexes. Autant de choses qu’il fait mine de refuser de comprendre. Des intérêts composés, s’accumulant sur des générations.
Quelle différence ça fait ? demande-t-il. Je lui réponds. L’un de nous va bosser à six heures du matin. L’autre feuillette les journaux au café du coin.
 
 
Ces directives : écoutez, ne dites rien, faites ceci, ne faites pas cela. Quand est-ce que ça va prendre fin ? Et où est-ce que ça m’a menée ? La même histoire, encore et toujours. Je suis tout ce qu’on m’a dit de devenir. Ça ne suffit pas. Une destruction physique à présent, à la hauteur de la destruction mentale. Disséquer, empoisonner, détruire cette nouvelle part maligne de moi. Mais il y a toujours autre chose : une requête de plus, une critique de plus. Ces acquiescements, ces efforts, ce dépassement sans fin – pourquoi ?