J'ai aimé
Titre : La fête des mères
Auteur : Richard MORGIEVE
Parution : 2023 (Joëlle Losfeld, Gallimard)
Pages : 432
Présentation de l'éditeur :
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
L’écrivain avait d’abord refusé, avant d’imposer ses conditions. Cette biographie qu’on lui demandait, il en ferait librement un roman. Son narrateur s’appellerait Jacques Bauchot, c’est sous ce pseudonyme que paraîtrait le livre. En 2015, ce fut chose faite : La fête des mères parut une première fois, mais demeura confidentielle. Remanié, le roman renaît huit ans plus tard sous la signature de Richard, un Richard dont on ne sait plus s’il s’est fait Jacques, ou si c’est Jacques qui est entré en lui.
Ce Jacques de papier grandit à Versailles dans les années 1960, dans une famille bourgeoise dont l’obsession de tenir son rang masque une intimité toxique et destructrice. Entre l’absence d’un père banquier et la beauté glacée d’une mère castratrice, inaccessible et inflexible, qui entend les dresser à la dure, le garçon et ses trois frères oscillent longtemps entre attachement et exécration dans un pourrissement de rancoeurs et de jalousies, se transformant peu à peu en adolescents, puis en hommes dévorés par le mal-être jusqu’à la névrose, la maladie et pis encore, contraints de fuir pour tenter de se construire, loin, mal, douloureusement, et bientôt tragiquement.
L’écrivain dont la vie s’est durement bâtie autour du trou noir qui a englouti son enfance trouve ici un double bouleversant, une extension de lui-même qu’il investit des fulgurances de l’écriture avec laquelle, d’un livre à l’autre, il fouille ses plaies – seule façon pour lui de ne pas succomber. Sa poésie noire, zébrée de crudité et d’ironie, est cruellement désenchantée, dérangeante jusqu’au vertige, brutale dans sa lucidité sans filtre. Elle accompagne une réflexion profonde, essentielle, obsessionnelle, sur l’identité, la filiation et la prédestination, montrant à quel point le soi est finalement une résultante environnementale, le produit d’un héritage et d’une éducation dont on ne se libère jamais, surtout lorsqu’ils pèsent comme des boulets.
Singulier, voire déstabilisant, dans sa manière presque provocante de raconter entre violence et sentiment, crûment, ce livre de toute évidence écrit avec les tripes, comme en réponse à une injonction vitale, celle qui vous fait chercher la lumière dans les ténèbres, ne peut qu’impressionner par son travail de fouille, maîtrisé, intelligent, d’une thématique aussi essentielle pour l’auteur que pour son narrateur. (3,5/5)
Citations :
J'étais perdu de mère.
Sans le rêve, on ferait comment pour supporter notre existence ?
J’aurais voulu me rapprocher de lui, qu’on puisse échanger nos secrets et peines mais je voyais bien que c’était impossible, autant pour lui que pour moi. Marcillac était noir et ses parents blancs et moi blanc avec des parents blancs, le secret de Marcillac était lié à la couleur et moi… Moi mon secret était invisible, c’était le secret de mes parents qui m’enfermait dans son silence.
Il avait un visage si étroit que dans sa meurtrière, on distinguait à peine deux yeux compressés et un nez écrasé par les tempes. Je le plaignais d’être dans cette prison, de face il avait l’air d’être de profil. J’imaginais que son cerveau avait fini par prendre la forme de son crâne, que c’était cette torture qui poussait Smith à se réfugier dans le sommeil. Échapper à sa face d’angle mort devait être un réflexe de survie.
— J’ai tout fait pour tenir mon rang, a-t-elle dit, et je continue. C’est dérisoire, je le sais. Je mène une vie inutile, je le suis. Je suis dépassée par tout ce que je n’ai pas fait, aurais pu faire…
Elle m’a dévisagé avec une acuité qui m’a fait peur :
— J’ai tout fait pour être n’importe qui. Je mourrai n’importe quoi, c’est absurde tout ça.
Maman était le starter qui faisait marcher notre moteur à plein régime, elle nous épuisait et nous maintenait dans sa vie. C’était elle notre destinée, on se destinait tous à elle, on était tous son négatif sur lequel elle filmait son drame personnel. Sans elle pas de nous, pas de moi. Je la regardais et j’ai vu le pire survenir sur son profil de Cléopâtre. Bien sûr, forcément ! Forcément, un jour, je la verrais morte et je serais libre. Mais de quoi ?
Je me trompais, mon histoire c’était impossible. On était toujours dans une autre histoire, écrite par d’autres. Une autre histoire qui annihilait la nôtre, qui nous captait, nous utilisait, puis nous laissait… Seuls, délaissés par les histoires et les êtres, tout seuls le long de la route.
Elle a ouvert la boîte et les yeux emplis de diamants, elle a bouclé autour de son cou la belle rivière de larmes.
— Est-ce qu’on a le droit de s’aimer ?
— Mais oui ! C’est indispensable, sinon…
— Tu t’aimes ?
J’étais coincé, on a ri ensemble, c’était peut-être un peu factice, mais tous les deux nous avions vu arriver le danger. Si on avait poursuivi, il aurait fallu aborder le sujet : notre solitude d’être. Ce qui était impossible car elle était incluse dans notre condition d’être. C’était certainement pourquoi on avait besoin de l’œil de Dieu, la fiction divine nous permettait de supporter l’immense silence aveugle qui prenait la place du placenta dès que nous jaillissions dans le monde.
Après les camps, le métier d'humain était devenu presque impossible.
Le problème, avec le langage, c'était qu'il dénaturait toujours la pensée, il nous dénaturait tout court.
Il n'y a pas d'éternité pour l'amour mais des romans pour le raconter.