samedi 9 décembre 2023

[Khaloua, Soufiane] La Vallée des Lazhars

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La Vallée des Lazhars

Auteur : Soufiane KHALOUA

Parution : 2023 (Agullo)

Pages : 244

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Un grand camion blanc parcourt une piste qui serpente au creux d’une vallée, à la frontière Est du Maroc. À son bord, Amir et son père. Cet été, ils rendent visite à leur famille après six ans d’absence. Amir est né en France, mais son père, ici, dans la vallée des Lazhars. Ils sont membres du clan Ayami. Le jeune homme a tout l’été pour retrouver une identité qui lui est un droit de naissance et dont il a pourtant du mal à s’emparer.

Une Renault 18 gravit une pente et fait une arrivée tonitruante dans la nuit. À son bord, Haroun, « cousin préféré » d’Amir, revient d’un exil de trois ans. Il vient assister au mariage de sa sœur Farah, fiancée à un membre du clan d’en face, les Hokbani, qui vouent aux Ayami une haine réciproque et immémoriale. Haroun apporte avec lui les histoires haletantes de ses aventures dans tout le Maghreb. Mais petit à petit, derrière ses récits luxuriants, Amir découvre une autre version, une réalité différente, intimement liée à la vallée et à ses secrets.

La Vallée des Lazhars est l’histoire d’une jeunesse qui se heurte à des frontières de toutes sortes et qui tente de s’en affranchir, par la verve, le panache, la désobéissance – par une solution qui lui est une seconde nature, l’exil.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Soufiane Khaloua est né en 1992 dans l’Aisne où il a grandi. Arrivé à Paris pour ses études, il exerce un certain nombre de petits boulots, travaillant notamment en tant que pigiste-étudiant au sein de l’académie Le Monde entre 2012 et 2013. Après un Master de recherche en littérature, il se dirige vers l’enseignement et est aujourd’hui professeur de français en région parisienne. La Vallée des Lazhars est son premier roman.

 

Avis :

Immigré de deuxième génération installé en France, le narrateur Amir Ayami n’a jamais cherché à transmettre sa part d’identité marocaine. Face au questionnement de sa petite-fille, il entreprend le récit d’un épisode de sa jeunesse, une histoire qui, selon lui, « contient toute l’essence de la famille de [s]on père ».

Il a alors vingt ans et étudie le droit à Paris. Cet été-là, six ans après y être jamais retournés, lui et son père reviennent au pays à l’occasion d’un mariage. Ils vont retrouver la famille au grand complet, dans leur ferme originelle toujours accrochée à flanc de montagne, en surplomb de la Vallée des Lazhars et à un jet de pierre de la frontière algérienne. Leur arrivée tient du passage vers un autre monde, alors que sur la route écrasée de soleil serpentant au bord du vide, leur camionnette croise, fonçant dans un envol de poussière, les véhicules déglingués des « trabendos », les contrebandiers de cigarettes qui quadrillent la région. Avant de leur laisser l’accès à ses habitants, la montagne semble dresser son décor aride et escarpé pour rappeler à ses deux fils prodigues combien leur attachement à cette terre, « banale en vérité, sèche et incohérente, sans grand charme », est prodigieusement viscéral.

Pourtant, les Ayami ne sont plus les seigneurs qui, autrefois, régnaient fièrement sur ce versant de la montagne. Leur clan, que « personne entre Fès à l’ouest et Tlemcen à l’est » n’ignore, s’est affaibli à mesure de sa diaspora, et même sa matriarche, la tante d’Amir, sent désormais ses forces et sa mémoire décliner. Cela n’arrange évidemment pas l’ancestrale rivalité qui, pour on ne sait plus quelle raison, les oppose au clan ennemi des Hokbani, quant à lui florissant de l’autre côté de la vallée. Aussi, le mariage que l’on s’apprête malgré tout à célébrer entre la cousine d’Amir et un homme Hokbani est-il l’objet de toutes les tensions. Pour enflammer la haine qui couve, il suffirait peut-être d’un incident, possiblement sous les traits du fougueux et charismatique Haroun, le cousin qu’Amir admire tant, et qui, de retour pour les noces après trois années de mystérieuse absence – personne ne sait pourquoi il avait fui les Lazhars pour l’Algérie –, déclenche autour de lui des réactions pour le moins vives et contrastées. C’est que Haroun n’a que faire des coutumes et des conventions. Et puisqu’il est lui-même amoureux d’une jeune fille Hokbani, la belle Fairhouz, il est prêt à enfreindre toutes les règles pour triompher des obstacles qui l’attendent.

Le retour aux sources d’Amir qui, tel un voyage initiatique, lui fait explorer ses origines en même temps que le passé de sa famille, dans une constante confrontation entre ses identités française et lazhari, mais aussi entre tradition et modernité dans une région reculée du Maroc, se transforme ainsi en histoire d’honneur et d’amour – déclinaison maghrébine du mythe de Roméo et Juliette – , toute d’aventures rebondissantes, de personnages attachants et de paysages envoûtants. Un premier roman puissamment nostalgique, en tout point réussi. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Si toute généalogie prend la forme d'un arbre, la tienne commence par une bouture. Ton arrière-grand-père a quitté son Maroc natal à dix-neuf ans. Il est arrivé en France au début des années soixante, vite rejoint par son épouse ; j'ai été leur seul enfant, héritant des racines mais planté dans un terreau nouveau.

 
Les terres d’origine s’oublient, les dynasties s’exilent, et si l’on n’y prend pas garde, très vite, rien ne subsiste de nous ni de nos parents…
 
 
Chez les jeunes Marocains de ces régions isolées, j’ai toujours discerné deux attitudes récurrentes à mon égard. Certains se montraient indifférents, n’accordant pas d’attention à un Européen qui serait ici pour un mois tout au plus. Bientôt je reprendrais l’avion et eux resteraient à leur quotidien d’ici ; entretenir de bons rapports avec moi était inutile, ils n’influenceraient pas leur vie. D’autres avaient une attitude différente. Pour eux, j’étais une créature improbable : j’étais tout à fait étranger, bien que partageant leur langue, leur religion et même, parfois, leur sang.
Parmi tous ces gens, certains nous appelaient les « vacanciyines », d’autres nous réservaient un sobriquet plus agressif et dérivé d’« immigrés », les « zmagrias » ; j'avais appris à me méfier de ces derniers.
 

Ce qui rend une personne brillante, ça n’est pas sa capacité à parler de sujets profonds, mais celle de rendre profondes les choses les plus futiles.
 

Je secouais la tête, incrédule.
- Pourquoi est-on allés chez eux aujourd’hui ?
- Ils nous ont invités.
- Mais on ne les aime pas, et c’est réciproque…
- Eh bien, souviens-t’en : notre famille est hospitalière avec son pire ennemi, si son pire ennemi tombe malade, elle va à son chevet, s’il meurt, elle le porte dans son linceul jusqu’au cimetière. C’est pareil pour eux.
- C’est idiot. J’ai perdu une après-midi avec des gens que je n’aime pas.
- Quand ils t’invitent, tu acceptes leur hospitalité. Et quand ils viennent chez toi, tu accueilles avec hospitalité. Quand tu hais, il n’y a que l’hospitalité qui te permet de ne pas oublier ce qui est important.
Il s’était arrêté pour me parler en me regardant dans les yeux : je rougis. Je n’étais pas habitué à ce ton solennel de la part de mon père, alors je fis une grimace sceptique, par pudeur. Il me saisit par le bras et repris patiemment :
- Une naissance, un mariage, une mort, ça, c’est important. L’hospitalité fait que tu es avec eux lors de chacun de ces événements. Tu les hais, mais tu n’oublies jamais qu’ils sont heureux ou malheureux des mêmes choses que toi, qu’on a ce point en commun.
- Et qu’est-ce que ça fait, qu’on ait ce point en commun ?
- Ca fait qu’on ne s’entretue pas, répondit mon père, la mine grave. On ne s’entretue pas parce qu’on est mortels, qu’on est semblables, on meurt et on donne naissance. Tu ne tues pas celui que tu as félicité pour la naissance de son enfant. Si tu oublies ça, si tu ne rends pas visite à ton ennemi, tu t’enterres dans ta haine, tu deviens mesquin, et être mesquin, c’est la pire des choses. Etre mesquin, c’est oublier la mort, et oublier la mort, c’est oublier Dieu.
Il me relâcha, se remit en marche et conclut en reprenant son sourire ironique :
- Cette hospitalité est notre unique titre de noblesse. Elle nous permet de haïr sans jamais en venir au meurtre. Les Ayami ont cette noblesse, et les Hokbani aussi. C’est ça, être lazhari.
 
 
C’est un sentiment étrange : chaque fois, face à cette vallée dont je maîtrisais mal la langue et les coutumes, je me sentais arrivé. J’admirais longuement les reliefs de ce paysage qui avait vu naître mon père. Pour décrire cette sensation lorsqu’on plonge le regard en contrebas dans la vallée des Lazhars, mon père a toujours parlé d’”étendre ses yeux”, comme on parle d’étendre ses jambes après une journée éprouvante. Je n’ai jamais trouvé mieux pour décrire cette expérience.
 
 
C’était une des incohérences de notre situation, quand nous allions au pays, l’été. En un mois, on s’habituait aux gens, on devenait proches d’eux, comme s’ils faisaient partie de nos vies, comme si on faisait partie des leurs. En réalité, ça n’était pas le cas. Chaque été, on les retrouvait changés, ils avaient évolué, nous aussi, et l’on devait s’adapter comme si l’on rencontrait de nouvelles personnes. Je ne pouvais pas faire entièrement partie de la vie des Lazharis, parce que la vie, c’était ce qui s’écoulait entre mes séjours ici, en mon absence.


L’été s’achevait, très vite je reprendrais mes habitudes et mes relations en France, et la vie vécue aux Lazhars serait brusquement rompue. C’était un curieux phénomène, cette migration annuelle de milliers de familles sur les routes de France et d’Espagne. Un cortège de Renault Espace, de Renault trafic, de Peugeot J5. Pour toute une génération, le voyage dans ces camionnettes inconfortables était naturel. Elles transportaient des familles nombreuses en leur sein et des vies entières sur leurs porte-bagages. Partir moins chargé n’était pas envisageable, parce que nous n’allions pas en vacances, nous n’allions pas nous détendre ni explorer des terres, ce n’était pas du tourisme : c’était un déménagement. Nous allions vivre notre deuxième vie où, en même temps que notre langue, notre personnalité entière changeait.
 
 
J’ai pris l’habitude de décrire cela ainsi : nous vivions sur le pas d’une porte qui séparait nos deux identités. Nous passions d’une pièce à l’autre, tâchant d’explorer chacune autant que possible, avec la peur permanente, si nous pénétrions trop avant dans l’une, que la porte se referme sur nous et nous fasse oublier l’autre. Alors nous habitions un espace sur le pas de cette porte, nous existions dans cette zone inconfortable que nous aimions. Grandir, pour nous, c’était trouver l’équilibre qui nous convenait ; pour ma part, je voulais être en expansion, j’allais toujours plus loin dans l’une et l’autre.


 

jeudi 7 décembre 2023

[McGuire, Ian] Dans les eaux du Grand Nord

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dans les eaux du Grand Nord
           (The North Water)       

Auteur : Ian McGUIRE

Traduction : Laurent BURY

Parution : en anglais en 2016,
                  en français en
2017 (Gallimard 10/18)

Pages : 312

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Patrick Sumner, un ancien chirurgien de l’armée britannique traînant une mauvaise réputation, n’a pas de meilleure option que d’embarquer sur le Volunteer, un baleinier du Yorkshire en route pour les eaux riches du Grand Nord. Mais alors qu’il espère trouver du répit à bord, un garçon de cabine est découvert brutalement assassiné. Pris au piège dans le ventre du navire, Sumner rencontre le mal à l’état pur en la personne d’Henry Drax, un harponneur brutal et sanguinaire. Tandis que les véritables objectifs de l’expédition se dévoilent, la confrontation entre les deux hommes se jouera dans les ténèbres et le gel de l’hiver arctique.
Prix Gens de Mer – Festival Étonnants Voyageurs 2017

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ian McGuire a grandi près de Hull, en Angleterre, et étudié dans les universités de Manchester et de Virginie. Il a cofondé le Centre pour la Nouvelle Écriture à l’université de Manchester et enseigne actuellement l’écriture créative à l’université de Nord Texas. Ses écrits ont été publiés dans la Chicago Review et la Paris Review. Dans les eaux du Grand Nord est son premier roman à paraître en France.

 

 

Avis :

« L’argent fait ce qu’il veut. Il se fiche bien de ce qu’on préfère. Si tu lui barres la route d’un côté, il s’en ouvre une autre ailleurs. Je ne peux pas l’empêcher. Je ne peux pas dire à l’argent ce qu’il doit faire, ni où il doit aller. » Alors, puisque la chasse à la baleine ne nourrit plus aussi bien son homme qu’autrefois, la ressource mais aussi les débouchés se faisant de plus en plus rares, pour le capitaine Brownlee ce sera, au seuil de cet hiver 1859, la dernière campagne qu’il entreprendra avec son navire dans les eaux du Grand Nord. Soit il parviendra à remplir ses cales de graisse de baleine – et il tuera ses hommes à la tâche pour cela s’il le faut –, soit il coulera « accidentellement » son bateau dans les glaces pour toucher une grasse prime d’assurance. Le voilà donc qui met le cap vers les eaux du Groenland, avec pour équipage le pire assemblage de sac et de corde qui soit, tous de furieux durs-à-cuire n’ayant guère de recommandable que leur force méchamment brutale, mais expérimentée. L’enfer sera glacé et l’aventure dans la blancheur arctique très noire...

Un intrus s’est toutefois malgré lui glissé à bord. Ex-chirurgien chassé de l’armée britannique pour une faute commise en Inde, Patrick Summer n’a pas pu faire la fine bouche, et désormais compagnon de galère de cet effrayant et peu ragoûtant ramassis, se retrouve non seulement médecin de bord, mais aussi à prêter main forte aux marins. Il est l’esprit élevé embarqué sur le Volunteer, le seul à faire preuve de raison et à s’attacher au « bien » dans cette expédition loin de la civilisation et de la loi. Déjà durement confronté à la souffrance des hommes trimant sans répit dans des conditions dantesques et périlleuses, à l’immonde boucherie que représentent le massacre et le dépeçage des baleines, phoques et ours, à la promiscuité dans la puanteur de la graisse et du sang, il va en plus devoir faire face à la noirceur de l’âme humaine, au « mal » le plus absolu, en la personne de Henry Drax, un harponneur brutal et sanguinaire au dernier degré, dont il est le seul à avoir compris le rôle dans la mort mystérieuse d’un jeune mousse peu de temps après l’appareillage.

Entre les rigueurs d’un environnement polaire ne pardonnant aucune erreur et le combat entre eux de fauves humains sans foi ni loi, y aura-t-il seulement des survivants ? Les péripéties s’enchaînent sans trêve, dans une violence crue curieusement relatée dans une telle sécheresse factuelle, presque prosaïque dans son absence d’émotion et de parti pris, qu’on la traverse comme anesthésié par le choc et l’urgence, lorsque par réflexe l’on oublie de penser et de ressentir pour se concentrer sur l’action face au danger. Ici, pas de romantisme, ni  d’héroïsme : tandis que les personnages font face comme ils peuvent, la plupart en bêtes sauvages, au rouleau féroce de la vague sur le point de les écraser, seules quelques bribes de moralité survivent ça et là, éclats échappés au sauve-qui-peut général.

Et plus encore que l’immersive aventure relatée avec une exactitude des plus convaincantes, c’est bien cette mise à nu de la nature humaine profonde, la révélation de ce qui subsiste lorsque les rudesses de l’existence, l’âpreté d’un environnement et la bataille pour la survie font voler en éclats l’être social et son appareillage de lois et de conventions, qui font tout l’intérêt de ce roman, classé parmi les dix meilleurs livres de 2016 par le New York Times. (4/5)

 

 

Citations :

La lune jaune est coincée comme un aliment trop gros dans la gorge rétrécie du ciel.

L’argent fait ce qu’il veut. Il se fiche bien de ce qu’on préfère. Si tu lui barres la route d’un côté, il s’en ouvre une autre ailleurs. Je ne peux pas l’empêcher. Je ne peux pas dire à l’argent ce qu’il doit faire, ni où il doit aller.

L’iceberg se déplace à la vitesse d’un homme qui marche d’un bon pas et, sur son passage, il racle la banquise et recrache des radeaux de glace de la taille d’une maison, comme des copeaux tombant des mâchoires d’un tour.

Malgré sa blessure, l’ours continue sa progression régulière, comme s’il parcourait un itinéraire fixé de longue date. Le ciel est plein d’étroits rouleaux de nuages, gris et brun au sommet, dorés en dessous par le soleil qui perce. Ils avancent toujours, l’homme et l’animal unis par une procession primitive, à travers un paysage si écrasé et si inégal qu’il pourrait avoir été construit par un idiot à partir des fragments brisés d’un monde auparavant intact. 


 

mardi 5 décembre 2023

[Bensard, Eva et Chaud Benjamin] Le grand livre des musées

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Le grand livre des musées

Auteur : Eva BENSARD, Benjamin CHAUD

Parution :  2023 (Arola)

Pages : 60

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

De Paris à Pékin, de Rome à Amsterdam, de Marseille à Mexico, partez à la découverte de 12 musées extraordinaires. Vous serez accompagnés dans votre visite par les meilleurs guides?: conservateurs, architectes, gardiens, artistes… mais aussi quelques hôtes plus inattendus !
Focus sur des chefs-d’œuvre, portraits d’employés aux métiers passionnants, conseils de visite : les musées ne vous auront jamais semblé aussi vivants.

 

 

Un mot sur les auteurs : 

Historienne de l'art, Eva Bensard collabore à de nombreuses revues sur l'art et l'architecture. Benjamin Chaud est auteur illustrateur jeunesse.

 

 

Avis :

DADA, c’est d’abord une revue d’art pour toute la famille, mais c’est aussi une collection d’ouvrages illustrés destinés à rendre l’art accessible à tous les publics. En cette période de fin d’année et de course aux cadeaux, le catalogue DADA s’enrichit d’un album grand format, idéal pour attirer au musée les enfants de huit à douze ans.

Musées du Louvre et du Quai Branly, Mucem de Marseille et musée océanographique de Monaco, musées du Vatican, Rijksmuseum ou encore musée Guggenheim et Casa Azul de Mexico... : douze grands musées choisis de par le monde sont présentés à travers deux doubles pages chacun, d’abord une vue d’ensemble servant d’introduction à chaque lieu, puis une visite guidée immersive, semée d’informations propres à frapper l’imagination et à susciter la curiosité. De la fantaisie et de l’humour des illustrations foisonnantes de détails au pittoresque des anecdotes à picorer dans les vignettes de texte, fini l’ennui des musées poussiéreux et place à une découverte passionnante, aux allures de chasse aux trésors, dans des espaces recelant une activité fourmillante. Et comme aux mentions à quelques œuvres majeures et aux conseils de visite, s’ajoutent en ces pages quelques incursions côté coulisses, auprès de professionnels parfois insoupçonnés – avez-vous jamais pensé aux voltigeurs éclairagistes oeuvrant en ces lieux ? –, ce sont, au-delà d’une incitation à la fréquentation des musées, peut-être aussi quelques vocations, du moins le temps d’une lecture, que pourrait susciter ce livre chez certaines de nos têtes blondes…

Une belle idée que cet album, où chaque enfant pourra trouver l’envie de saisir l’une ou l’autre des perches tendues, pour découvrir comme il lui plaît ces lieux pleins de vie en même temps que de trésors que sont nos petits et grands musées. Coup de coeur. (5/5)


 

dimanche 3 décembre 2023

[Chacour, Eric] Ce que je sais de toi

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Ce que je sais de toi

Auteur : Eric CHACOUR

Parution :  2023 (Philippe Rey)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie.

Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d’humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d’un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu’aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d’un homme en quête de sa vérité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman.

 

 

Avis :

Dans l’Egypte des années 1980, une passion interdite vient bousculer une vie rangée. Mais on ne défie pas impunément le mektoub et, surtout, les conventions. Avec une retenue qui n’a d’égale que son intensité, ce premier roman à l’écriture magnifiquement ciselée explore les profondeurs d’un drame enseveli sous le secret.

Grandi dans la tradition bourgeoise d’une famille levantine chrétienne installée au Caire, Tarek a suivi sans broncher un destin tout tracé en devenant médecin comme son père, puis, au décès de ce dernier, en reprenant son cabinet. Bien rodée entre sa patientèle et un foyer tout entier à sa dévotion entre mère, sœur, épouse et servante, l’existence de Tarek déraille pourtant, lorsqu’ayant ouvert un dispensaire dans le quartier du Moqattam sordidement construit sur une décharge, il y choisit comme assistant Ali, un jeune prostitué dont il a entrepris de soigner la mère gravement malade. En cette période où le retour d’Egyptiens partis travailler en Arabie Saoudite fait naître en Egypte un nouveau rigorisme religieux, la présence d’Ali aux côtés de Tarek dérange. Ce sont d’abord des malveillances, puis le drame, et enfin l’exil solitaire de Tarek à Montréal.

Que s’est-il passé exactement ? S’adressant à lui à la deuxième personne du singulier, un narrateur mystérieux dont on ne découvrira l’identité qu’à mi-parcours - cette révélation creusant plus encore les béances tragiques de cette histoire - assemble avec pudeur, respect et bienveillance, les douloureux fragments du parcours de Tarek entre 1961 et 2001, entre une Egypte colorée et olfactive en pleine transformation que l’auteur, né à Montréal de parents égyptiens, recompose à partir d’évocations familiales, et un Montréal où, à l’époque de la nationalisation de Nasser, ont émigré nombre des Chawams, ces chrétiens issus de divers rites orientaux, originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie ou de Palestine, et qui, bien qu’en Egypte depuis plusieurs générations, continuaient à y manier le français mieux que l’arabe. Dans le Caire du début des années 1980, une liaison entre deux hommes est socialement inacceptable. Paradoxalement, ce sont les femmes, pourtant sans voix au chapitre dans la société, qui vont ici jouer un rôle prépondérant et veiller, à leur manière, à ce que l’ordre social demeure immuable.

D’une extrême délicatesse, le récit plein d’empathie évoque sans jamais juger, laissant à comprendre de l’intérieur les perceptions et réactions des différents protagonistes. De tout cela émerge peu à peu une tragédie en cascade, aux répercussions infinies et irréparables, sauf à compter, au moins partiellement, sur l’affection, l’intelligence et l’opiniâtreté a posteriori du narrateur. Un livre bouleversant, magnifiquement écrit, tout en finesse et sensibilité, qui, de la triste banalité humaine de cette histoire, parvient à dégager, tel un diamant de sa gangue, la quintessence universelle de l’amour et de la filiation. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

On vient tous sur terre pour mourir un jour et peut-être, avant, faire quelques jolies choses.
 
 
Les hommes sont des nomades à l’arrêt. Ils peuvent parfaitement traverser leur existence tout en se cachant cette réalité. Ils se persuadent alors que le temps ne compte pas, que l’espace se fractionne en poussières et que ces poussières s’acquièrent par des titres de propriété. Orphelins de l’immensité, ils meurent sans avoir vécu. Mais pour peu que cette vérité leur apparaisse soudain, qu’elle choisisse de jeter sa lumière crue sur leur quotidien, tout compromis à leur liberté devient alors insupportable.
 

D’un coup, tout prit sens dans mon esprit : la signification de l’insulte, le lien t’unissant à Ali, les mystères entourant ton départ… Cela devenait une violente évidence. (…)
e me mis à détester tous mes semblables. Ceux dont le rang social du père tenait lieu de présentation, leurs airs d’être accomplis avant même d’avoir vécu. Ceux qui avaient un modèle qu’il suffisait d’imiter pour un jour devenir un soi convenable. Ceux qui avaient grandi à proximité de la source et allaient s’y abreuver sans jamais avoir connu la soif.
Je détestais ma famille de m’avoir tu cette vérité que tout le monde savait. Comme s’il suffisait de dissimuler les miroirs pour préserver un être difforme de sa propre laideur.
 

Les souvenirs n’ont de valeur que pour ceux qui les peuplent. Une fois ces derniers disparus, ils deviennent une devise qui n’a plus cours, une monnaie de singe dont il faut se méfier.
 

Ce n’est pas tant que l’on s’habitue aux deuils : on finit simplement par se faire à l’idée que nous sommes mortels. On y trouve même parfois une certaine forme d’apaisement. Il nous arrive de pleurer encore. On pleure pour se sentir vivant, on pleure comme un rappel de son propre sursis, on pleure de mesurer l’extrême précarité de celui-ci. On dit que l’on pleure ceux qui nous ont quittés mais, à la vérité, on ne pleure jamais que sa propre impuissance.
 

Un ersatz de sapin ouvre péniblement ses bras synthétiques alourdis de boules achetées au Dollarama. Soignants et malades le contournent comme un obstacle auquel on ne prête plus attention. La nouvelle année est pourtant vieille de quelques semaines, mais le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu’ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d’en gagner un peu. Ils se l’injectent par intraveineuse, le réajustent d’un bilan sanguin à l’autre, se font une raison ou finissent par la perdre.


 

samedi 2 décembre 2023

Bilan de mes lectures - Novembre 2023

 

 

Coups de coeur : 

  
ALTAN Ahmet : Les dés
BEGAUDEAU François : L'amour 
CHICHE Sarah : Les alchimies



 

 

J'ai beaucoup aimé : 

 
APPANAH Nathacha : La mémoire délavée
BANKS Iain M. : L'homme des jeux
DUSAPIN Elisa Shua : Le vieil incendie
MODIANO Patrick : La danseuse
SEETHALER Robert : Le café sans nom
TOMPKINS JoAnne : Ce qui vient après




 

J'ai aimé :

  
DESBIOLLES Maryline : Il n'y aura pas de sang versé
PEREZ Stéphanie : Le gardien de Téhéran




 

J'ai moyennement aimé :

  
 

 

vendredi 1 décembre 2023

[Sönmez, Burhan] La pierre et l'ombre

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La pierre et l'ombre (Taş ve gölge)

Auteur : Burhan SÖNMEZ

Traduction : Julien LAPEYRE DE CABANES

Parution :  2021 en turc,
                   2023 en français (Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Maître marbrier, aujourd’hui gardien de cimetière, Avdo a vécu mille vies avant de s’installer à Istanbul. Il espérait y trouver la paix, mais était loin d’imaginer que son passé viendrait lui rendre visite. Par une nuit enneigée, il aperçoit la maigre silhouette d’une jeune femme qui émerge d’entre les stèles. La police est à ses trousses, elle a désespérément besoin d’un endroit où se cacher. Mais qui est vraiment cette mystérieuse Reyhan ? Ses pas l’ont-ils menée jusqu’à Avdo par hasard ?
Burhan Sönmez croise habilement les destins au sein d’une mosaïque narrative riche de multiples histoires. Avec La pierre et l’ombre, il brosse un portrait sans concession de la Turquie du siècle dernier, et continue d’explorer sous un angle résolument romanesque les grands thèmes de la mémoire et de l’identité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Burhan Sönmez, auteur kurde écrivant en turc, est né en 1965 dans un petit village d’Anatolie. Récompensées par de prestigieux prix, ses œuvres sont traduites dans plus de quarante langues. Avocat spécialisé dans les droits de l’homme, il a longtemps exercé à Istanbul. Après un exil de plus de dix ans en Angleterre, il vit aujourd’hui entre la Turquie et Cambridge. En 2021, il a été élu président de l’association d’écrivains PEN International.

 

 

Avis : 

Arrêté et torturé pour ses activités d’avocat spécialisé en Droits de l’homme à Istanbul, le Kurde turc Burhan Sönmez a connu dix ans d’exil en Grande-Bretagne avant de pouvoir revenir en Turquie. Désormais professeur de littérature à l’université d’Ankara, auteur d’articles pour des journaux indépendants et de romans primés et traduits dans de nombreux pays, il a été élu en 2021 président de l’association d’écrivains PEN International, qui défend « les valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible ». Son dernier roman La pierre et l’ombre raconte l’histoire sociale de la Turquie moderne au travers d’Avdo, un sculpteur de pierres tombales amené à croiser des personnes représentatives de toutes les facettes culturelles du pays.

L’histoire commence dans les années 1980, peu après le coup d’État militaire. Avdo, la cinquantaine solitaire, vit en marge du monde, sur les bords du cimetière d’Istanbul dont il est assure le gardiennage entre ses confections de pierres tombales. Mais voilà que le passé vient déranger le présent sous la forme d’une pauvre silhouette titubante, pourchassée par la police jusqu’au coeur du cimetière. C’est une toute jeune fille, elle s’appelle Reyhan et n’est pas arrivée jusqu’à la porte d’Avdo par hasard. Qui est-elle ? Pourquoi veut-on l’emprisonner ? Quel lien a-t-elle avec le paisible veilleur du cimetière ? Et puis, aussi, comment en vient-on, comme Avdo, à préférer vivre parmi les morts plutôt que les vivants ?

Oscillant constamment entre passé et futur, le récit nous ramène dans les années 1930, quand un Assyrien prend l’orphelin Avdo sous son aile et l’initie à la sculpture des pierres tombales. Quelque vingt années plus tard, le jeune homme devenu maître marbrier itinérant rencontre l’unique amour de sa vie, Elif, dans un village d’Anatolie qui n’a pas pour habitude de marier ses filles à des étrangers. Le drame est inévitable, qui brisera les rêves d’Avdo mais ne cessera jusqu’à la fin de ses jours de retentir sur son destin. Un destin qu’il nous sera donné de reconstituer peu à peu, à mesure que les fragments du récit, s’échelonnant dans le désordre de l’époque ottomane jusqu’à nos jours en visitant différents lieux du Moyen-Orient, en laisseront progressivement percevoir le motif global, dessiné sur la toile de fond d’une mosaïque culturelle aussi riche que déchirée. Chrétiens, sunnites, alaouites, Turcs, Kurdes et Arméniens : n’y a-t-il donc que la sagesse d’un gardien de cimetière pour constater que « tous les morts sont bons pour l’éternité » ?

Suspendu à ses rebondissements dramatiques autant qu’attaché à la belle humanité de ses personnages, séduit par sa plume soigneusement travaillée, l’on reste impressionné par ce récit dense, doucement mélancolique, dont les cassures temporelles savent si bien refléter le bris des rêves de son principal protagoniste et, à travers lui, les traumas silencieusement accumulés depuis un siècle par les diverses populations de la Turquie. Une lecture à plusieurs niveaux qui inscrit définitivement l’auteur parmi les écrivains majeurs de langue turque. (4/5)

 

 

Citations :

Le silence et le brouillard recouvraient la ville, la rumeur des voitures sur la route avait disparu ; on entendra bientôt le hibou, songea Avdo. Il prit la théière sur le brasero et remplit son verre. Il remonta la couverture sur ses épaules, appuya son dos au coussin du divan. Il versa trois cuillerées de sucre dans son thé, remua, puis tendit l’oreille à l’obscurité blanche. La nuit, nul silence : des sons distillés. Le jour, ils se mélangent en un bruit indistinct ; mais la nuit, chacun retrouvait sa pure clarté. Chansons d’enfance, soupirs des morts, hululement du hibou. Tous inaudibles dans le vacarme du jour. Comme les peines, les regrets. La douleur nue surgissait dans le face-à-face de l’homme seul avec la nuit. Le murmure de la fontaine au pied de l’arbre de Judée était chargé de vieilles élégies, un coeur s’emplissait de la mélancolie d’un amour perdu. Le jour, ces charges-là étaient douces à porter : il fallait la nuit pour croire réellement à la solitude.
 

« - Maître, demanda Avdo d’une voix timide, en quel prophète dois-je croire ? Chacun a le sien, pour certains c’est Jésus, pour d’autres Mahomet, et pour moi ? »
Joseph détourna les yeux du feu pour regarder Avdo. Il lui caressa les cheveux avec bonté et sérénité, comme un père.
« Regarde, lui dit-il, en bas on aperçoit les lumières de l’église Saint-Michel, et là-haut on entend l’appel du muezzin de la mosquée de Cheikh Zirrar. Tu te trouves exactement entre les deux. Ne sois pas pressé, le temps t’apprendra quel prophète il te faut choisir, et peut-être n’en choisiras-tu aucun, et ainsi vivras-tu.
- Peut-on être un homme sans avoir de prophète ?
- Sans doute, certainement, et d’ailleurs méfie-toi de ceux qui en ont un, la plupart ne croient qu’en eux-mêmes, seulement ils le cachent. Attends de grandir un peu, tu décideras par toi-même. Je ne te demande que deux choses, d’être bon et d’être travailleur. Voilà qui convient à un homme.
- Toi, maître, tu crois en Jésus, et pourtant tu fabriques des tombes pour des morts qui croyaient en d’autres prophètes, comment est-ce possible ?
- Avdo, les vivants sont parfois bons, mais les morts sont bons pour l’éternité, voilà ce en quoi je crois quand je fais une tombe. Bientôt eux aussi viendront te voir, et ils te demanderont une tombe, une belle tombe dédiée à des dieux dont tu n’auras jamais entendu parler. Tu ne leur refuseras pas, en mémoire des morts.
 

L’homme qui m’a apprit le métier (…), enfin mon maître et son ami maître Dikran, des hommes d’autrefois, lorsqu’ils arrivaient quelque part, regardaient les pierres d’un air étrange, les touchaient étrangement, les sculptaient d’une façon étrange. Tu sais ce qu’ils faisaient, ils creusaient un trou dans la roche et y glissaient un bourgeon de peuplier. Puis ils attendaient. Une fois le peuplier enraciné, les pointes de ses racines s’enfonçaient dans la roche et la faisaient éclater en plusieurs morceaux. Telle est la loi de la vie, disait maître Joseph : que les choses les plus dures cèdent sous l’effet des plus tendres. 
 
 
La prison est inaugurée, et tandis que quelques prisonniers sont envoyés aux champs, on exécute un premier condamné à mort. Atif Hodja, prédicateur originaire d’Iskilip, ne s’attendait pas à être cet homme-là. Il avait bien prononcé et publié quelques sermons contre l’armée d’Atatürk lors de la guerre turco-grecque, mais c’est son opposition à la révolution vestimentaire qui lui vaut un procès. L’avenir de la jeune république dépendait de sa capacité à rattraper la civilisation occidentale, en imposant à la société un rythme de progrès extrêmement soutenu. La Loi du Chapeau était un jalon essentiel sur ce chemin qui menait à l’abolition du califat à la reconnaissance du droit de vote féminin. Le fez, le turban et autres couvre-chefs traditionnels étaient désormais interdits, et le port du chapeau à l’européenne recommandé pour tous les hommes. Dans un livre publié avant la loi, Atif Hodja d’Iskilip s’était appliqué à montrer que le vêtement occidental était contraire à la religion. Si les musulmans avaient toutes les raisons d’adopter la technique et les inventions de l’Occident infidèle, en revanche ils devaient rejeter fermement l’alcool, la danse, le théâtre et autres moeurs culturelles dont le vêtement faisait partie. La position d’Atif Hodja illustrait la fracture qui divisait profondément la société turque depuis un siècle. Dans toutes ses prises de parole depuis qu’il était officier dans l’armée ottomane, Atatürk avait insisté sur la nécessité de réformer entièrement la société, ajoutant que ces réformes, il faudrait les mener non pas lentement, mais à toute allure. Une fois au pouvoir, il n’avait pas hésité à mettre ses idées de jeunesse en application.


Il y a un dicton italien : Perdere la Trebizonda, ils disent, « perdre Trébizonde ». Autrefois, Trébizonde, aujourd’hui Trabzon, était le port où se rencontraient les navires et les caravanes venus d’Europe et d’Orient. Et quand l’un de ces convois ou de ces navires s’égarait en route, on disait qu’il avait perdu Trébizonde, ce qui est devenu une expression pour dire qu’on a perdu le fil de sa propre vie. Et moi qui ai  passé ma vie à me perdre en voyageant de port en port, je cherchais Trébizonde. C’est étrange, tu sais, mais on découvre ce qu’on cherche seulement le jour où on le trouve.


Les détails de leurs retrouvailles secrètes avaient été fixés l’an passé. Si l’une des deux perdait l’autre, elle l’attendrait tous les mercredis à quatorze heures sur ce banc. Des semaines, des mois pouvaient passer, perdre l’espoir leur était interdit, elles devaient être, elles seraient au rendez-vous. Depuis le coup d’État militaire de 1980 – combien y en avait-il eu ? -, tant de gens avaient disparu ou étaient en cavale que tout le monde avait pris ses dispositions pour renouer secrètement le contact avec ses proches.


L’autre jour, un ami m’a raconté qu’un vieil homme détenu dans la prison de Diyarbakir, à force d’être torturé, avait fini par perdre complètement le sens de la réalité. Il disait à ses camarades de cellule qu’ils étaient tous déjà morts et vivaient en enfer. Cette prison est l’enfer, nous sommes les morts, les gardiens sont les cerbères qui nous surveillent, il disait. Alors les jeunes prisonniers essaient de le persuader qu’il se trompe. Bien, mais dans ce cas qui sont nos parents qui viennent nous voir les jours de visite ? lui demandent-ils. Eux, dit le vieil homme, ce sont ceux qui viennent pleurer sur notre tombe, et nous croyons qu’ils parlent avec nous comme si nous étions encore vivants. Quelque temps plus tard, le vieil homme apprend qu’il va être remis en liberté. Il n’y croit pas. Où peut-on bien aller après l’enfer ? Il a peur. Le jour de sa libération, il a un arrêt cardiaque et meurt. Cette histoire me hante depuis des jours… Puis j’ai pensé que ce que disait le vieil homme valait aussi pour nous. Ce pays est un enfer, l’enfer où nous, les morts, payons pour nos péchés. En sortir est impossible. Et moi non plus, comme ce vieil homme, je n’en sortirai pas, je ne réussirai pas quitter le pays. Le jour du départ, mon coeur s’arrêtera de battre. 
 
 
L’habitude est un savoir tout fait, qui préserve les hommes d’en apprendre de nouveaux.


Nous croyons que personne ne peut retrouver le passé, mais les vieux, avec leur esprit vacillant, leurs jeux cérébraux, ils y arrivent. Vers la fin de leur vie, les vieillards, arrivant aux frontières de l’avenir, trouvent un moyen de faire revenir leur passé. Brisant le verre de cette horloge mentale qu’on appelle le temps, ils font se rencontrer le passé et l’avenir dans le moment présent.


 

mercredi 29 novembre 2023

[Desbiolles, Maryline] Il n'y aura pas de sang versé

 





J'ai aimé

 

Titre : Il n'y aura pas de sang versé

Auteur : Maryline DESBIOLLES

Parution :  2023 (Sabine Wespieser)

Pages : 152

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Au tournant de l’année 1868, elles sont quatre très jeunes femmes à converger vers les ateliers de soierie lyonnaise où elles ont trouvé à s’employer : « ovalistes », elles vont garnir les bobines des moulins ovales, où l’on donne au fil grège la torsion nécessaire au tissage. Rien ne les destinait à se rencontrer, sinon le besoin de gagner leur vie : Toia la Piémontaise arrive à Lyon en diligence, ne sachant ni lire ni parler le français, pas plus que Rosalie Plantavin, dont l’enfant est resté en pension dans la Drôme, où sévit la maladie du mûrier. La pétillante Marie Maurier vient de Haute-Savoie. Seule Clémence Blanc est lyonnaise : elle a déjà la rage au cœur après la mort en couches de l’amie avec qui elle partageait un minuscule garni, rue de la Part-Dieu. Les mettant littéralement en mouvement par la grâce de sa langue nerveuse et inventive, Maryline Desbiolles imagine ses quatre personnages en relayeuses, à se passer le témoin dans une course vers la première grève de femmes connue.
C’est en juin 1869 que la révolte éclate : les maîtres mouliniers font la sourde oreille aux revendications des ouvrières qui réclament de meilleures conditions de travail et de logement. Les filles s’enhardissent, le mouvement s’amplifie et dès lors le livre avance au rythme exaltant d’une troupe féminine s’autorisant enfin à ne plus courber l’échine : nos quatre relayeuses y apparaissent comme en couleur, dans une foule anonyme en noir et blanc, titubantes dans l’élan de leur propre audace.
Donner vie et chair à leurs émotions, leurs élans et leurs expériences est le plus bel hommage qui pouvait être rendu à ces oubliées de l’histoire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1959 à Ugine, Maryline Desbiolles vit à Nice. Elle est l’autrice d’une œuvre importante, essentiellement publiée dans la collection Fiction & Cie au Seuil. Elle a été révélée au public avec La Seiche (1998), bientôt suivi d’Anchise (prix Femina, 1999). Son roman le plus récent, Charbons ardents, a remporté le prix Franz-Hessel 2022. Elle rejoint avec Il n’y aura pas de sang versé le catalogue de Sabine Wespieser éditeur.

 

 

Avis :

Le fil de soie grège ne peut être tissé directement. Il faut le rendre plus résistant en le moulinant, c’est-à-dire en lui faisant subir une torsion avant de l’enrouler sur les bobines de moulins rendus plus performants par leur forme ovale. Au milieu du XIXe siècle, cette opération emploie des milliers d’ouvrières en France, dont beaucoup dans la région lyonnaise où on les appelle les ovalistes. Sans qualification, elles travaillent douze heures par jour, sont payées à la pièce bien moins cher que leurs homologues masculins, et comme on les recrute dans les campagnes environnantes et même jusqu’au Piémont, elles s’entassent dans des dortoirs insalubres et surpeuplés, totalement assujetties au strict règlement de leurs « usines-pensionnats ». A l‘été 1869, ces filles illettrées, qui se voient contraintes d’avoir recours à un écrivain public pour exposer leurs revendications, se mettent en grève, réclamant un meilleur salaire et un temps de travail réduit. C’est la première grève de femmes connue. Elle va durer un mois, se solder par des emprisonnements et des expulsions des ateliers-dortoirs, avant que le travail ne reprenne sans aucune avancée significative. Elle marque cependant l’histoire d’une pierre blanche, celle qui inaugure la longue lutte dont les femmes se sont passé le relais jusqu’à aujourd’hui pour l’amélioration progressive de leur condition.

Cette image du passage de relais entre les femmes s’est si bien imposée à l’auteur lorsqu’elle s’est intéressée à la grève des ovalistes qu’elle en a fait le fil conducteur de son roman. Soif d’émancipation, prise de conscience de leur sororité face à la toute-puissance des hommes et des employeurs qui les traitent en « bonnes filles » modestes et dociles : sans violence ni sang versé, avec la seule calme détermination née d’un trop-plein d’injustice et de servitude silencieuse, ces femmes sont les premières, non pas à se révolter, mais à en prendre l’initiative. Ce sont elles qui s’autorisent enfin à ne plus courber l’échine. Et même si elles n’obtiennent pas gain de cause, elles sont des pionnières qui ouvrent à leurs semblables, femmes de leur temps ou des générations à venir, le long chemin du féminisme. Alors, à cette troupe en jupons perdue dans l’oubli incolore de l’anonymat, Maryline Desbiolles a choisi de prêter quatre visages imaginés comme en technicolor, leur redonnant chair et vie en quelques scènes croquées sur le vif, et insistant sur la sororité des femmes par-delà les siècles.

Jonglant avec les mots et les images dans une langue courant comme une rivière en longs rubans de phrases non dénuées de poésie, l’écrivain met l’originalité, probablement clivante, de son style au service d’un roman social et féministe, construit sur un fait historique oublié pour mieux inviter les femmes à reprendre le flambeau de la lutte. (3,5/5)

 

 

Citations :

En attendant, toute la semaine, debout douze heures par jour, elles veillent jusqu’à sept heures du soir sur les moulins dont elles garnissent et dégarnissent les bobines, vérifient la qualité de la soie, nouent et dénouent les fils cassés. Nul besoin de qualification. (…) Femmes sans qualification. Femmes sans qualités. Ovalistes. Les mots dépassent la petitesse de la paie comme de la pensée.

Philomène Rozan ne mène pas ses paroles à la baguette, ses paroles s’envolent, elles ne se dispersent pas, elles se posent sur la tête des ovalistes, sur leur langue, des paroles qui ne font pas tourner la tête, ou qui la font tourner mais pas à la manière des ritournelles, des paroles qui n’enivrent pas, mais qui donnent soif, gagner davantage que 1,40 F, gagner 2 F comme les hommes même si c’est impensable, être payées au temps, pas aux pièces, et pas nourries logées comme des domestiques, avoir le droit de s’asseoir, prendre plus de pauses, avoir une chambre à soi, ou du moins un lit à soi, travailler dix heures et non pas douze, avoir un lit et du temps à soi, c’est pas la lune et c’est la lune à voir la tête des patrons auxquels ces doléances sont présentées le 17 juin 1869, de vive voix, bien sûr de vive voix, ces dames et demoiselles ne savent ni lire ni écrire (…).