samedi 12 octobre 2024

[Morgiève, Richard] La fête des mères

 





J'ai aimé

 

Titre : La fête des mères

Auteur : Richard MORGIEVE

Parution :  2023 (Joëlle Losfeld, Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Une famille de la haute bourgeoisie versaillaise dans les années soixante : la vipère parfumée à L’Heure Bleue, c’est la mère. Le père banquier est absent, les quatre frères se détestent. Ou bien ils s’aiment un peu, beaucoup. Ils ont faim car la mère ne veut pas qu’ils mangent. Ils ne sentent pas bon car elle leur interdit l’eau chaude, et puis à peu près tout, sauf la confession. Jacques se rebelle. Il refuse de faire sa communion solennelle et tombe gravement malade. Il veut vivre. Ce n’est pas si facile. Il faut se battre contre la maladie, contre le sort. Il faut garder l’espoir, attendre l’amour qui guérit tout. Pour accomplir ce miracle, Jacques a deux talismans : un trèfle à cinq feuilles et une graine de haricot. Quarante ans plus tard, il raconte son histoire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Richard Morgiève est l’auteur de trente et un romans et de trois pièces de théâtre publiés aux Éditions Ramsay, Robert Laffont, Calmann-Lévy, Carnets Nord, entre autres. En 1995, Joëlle Losfeld reprend Un petit homme de dos, qui est un véritable succès. Elle a depuis publié Mon petit garçon, Bébé-Jo, La demoiselle aux crottes de nez, Mondial cafard, Les hommes, Le Cherokee – prix Mystère de la critique 2020 et Grand Prix de littérature policière 2019 – et Cimetière d’étoiles.

 

 

Avis :

Se fondant dans la voix et la vie d’une relation de jeunesse pour un roman d’inspiration autobiographique, Richard Morgiève s’y lance plus que jamais à la poursuite de ses propres fantômes, taraudé qu’il est par cette question, lui qui perdit sa mère à sept ans et son père à treize : comment se construire sur une enfance dévastée ?

L’écrivain avait d’abord refusé, avant d’imposer ses conditions. Cette biographie qu’on lui demandait, il en ferait librement un roman. Son narrateur s’appellerait Jacques Bauchot, c’est sous ce pseudonyme que paraîtrait le livre. En 2015, ce fut chose faite : La fête des mères parut une première fois, mais demeura confidentielle. Remanié, le roman renaît huit ans plus tard sous la signature de Richard, un Richard dont on ne sait plus s’il s’est fait Jacques, ou si c’est Jacques qui est entré en lui.

Ce Jacques de papier grandit à Versailles dans les années 1960, dans une famille bourgeoise dont l’obsession de tenir son rang masque une intimité toxique et destructrice. Entre l’absence d’un père banquier et la beauté glacée d’une mère castratrice, inaccessible et inflexible, qui entend les dresser à la dure, le garçon et ses trois frères oscillent longtemps entre attachement et exécration dans un pourrissement de rancoeurs et de jalousies, se transformant peu à peu en adolescents, puis en hommes dévorés par le mal-être jusqu’à la névrose, la maladie et pis encore, contraints de fuir pour tenter de se construire, loin, mal, douloureusement, et bientôt tragiquement.

L’écrivain dont la vie s’est durement bâtie autour du trou noir qui a englouti son enfance trouve ici un double bouleversant, une extension de lui-même qu’il investit des fulgurances de l’écriture avec laquelle, d’un livre à l’autre, il fouille ses plaies – seule façon pour lui de ne pas succomber. Sa poésie noire, zébrée de crudité et d’ironie, est cruellement désenchantée, dérangeante jusqu’au vertige, brutale dans sa lucidité sans filtre. Elle accompagne une réflexion profonde, essentielle, obsessionnelle, sur l’identité, la filiation et la prédestination, montrant à quel point le soi est finalement une résultante environnementale, le produit d’un héritage et d’une éducation dont on ne se libère jamais, surtout lorsqu’ils pèsent comme des boulets.

Singulier, voire déstabilisant, dans sa manière presque provocante de raconter entre violence et sentiment, crûment, ce livre de toute évidence écrit avec les tripes, comme en réponse à une injonction vitale, celle qui vous fait chercher la lumière dans les ténèbres, ne peut qu’impressionner par son travail de fouille, maîtrisé, intelligent, d’une thématique aussi essentielle pour l’auteur que pour son narrateur. (3,5/5)

 

 

Citations :

(…) c’était la première fois que je mentais comme si j’avais compris à mon insu que pour savoir, il fallait d’abord mentir, avancer un argument fallacieux, contestable, comme une première arche jetée sur l’abîme. Les mensonges renvoyaient forcément des échos, il fallait les entendre, les interpréter.

J'étais perdu de mère.

Sans le rêve, on ferait comment pour supporter notre existence ?

J’aurais voulu me rapprocher de lui, qu’on puisse échanger nos secrets et peines mais je voyais bien que c’était impossible, autant pour lui que pour moi. Marcillac était noir et ses parents blancs et moi blanc avec des parents blancs, le secret de Marcillac était lié à la couleur et moi… Moi mon secret était invisible, c’était le secret de mes parents qui m’enfermait dans son silence.

Il avait un visage si étroit que dans sa meurtrière, on distinguait à peine deux yeux compressés et un nez écrasé par les tempes. Je le plaignais d’être dans cette prison, de face il avait l’air d’être de profil. J’imaginais que son cerveau avait fini par prendre la forme de son crâne, que c’était cette torture qui poussait Smith à se réfugier dans le sommeil. Échapper à sa face d’angle mort devait être un réflexe de survie.

— J’ai tout fait pour tenir mon rang, a-t-elle dit, et je continue. C’est dérisoire, je le sais. Je mène une vie inutile, je le suis. Je suis dépassée par tout ce que je n’ai pas fait, aurais pu faire…
Elle m’a dévisagé avec une acuité qui m’a fait peur :
— J’ai tout fait pour être n’importe qui. Je mourrai n’importe quoi, c’est absurde tout ça.

Maman était le starter qui faisait marcher notre moteur à plein régime, elle nous épuisait et nous maintenait dans sa vie. C’était elle notre destinée, on se destinait tous à elle, on était tous son négatif sur lequel elle filmait son drame personnel. Sans elle pas de nous, pas de moi. Je la regardais et j’ai vu le pire survenir sur son profil de Cléopâtre. Bien sûr, forcément ! Forcément, un jour, je la verrais morte et je serais libre. Mais de quoi ?

Je me trompais, mon histoire c’était impossible. On était toujours dans une autre histoire, écrite par d’autres. Une autre histoire qui annihilait la nôtre, qui nous captait, nous utilisait, puis nous laissait… Seuls, délaissés par les histoires et les êtres, tout seuls le long de la route.

Elle a ouvert la boîte et les yeux emplis de diamants, elle a bouclé autour de son cou la belle rivière de larmes.
 
Nous les Bauchot étions les coucous des enfers, nous sortions nos faces de carême tous les quarts d’heure pour claironner la marche du temps vers le néant… Enfin le nôtre, notre néant de poche. Si j’avais dû faire un bilan, à cet instant, j’aurais dit que je n’allais pas si mal que ça. Je prenais moins de médicaments, vivais un peu mieux. J’aurais pu réintégrer Hoche, mais ne voulais pas. Je préférais rester isolé, pour me préparer, un jour, à affronter la comédie humaine que je savais féroce, j’avais payé pour le savoir.

— Est-ce qu’on a le droit de s’aimer ?
— Mais oui ! C’est indispensable, sinon…
— Tu t’aimes ?
J’étais coincé, on a ri ensemble, c’était peut-être un peu factice, mais tous les deux nous avions vu arriver le danger. Si on avait poursuivi, il aurait fallu aborder le sujet : notre solitude d’être. Ce qui était impossible car elle était incluse dans notre condition d’être. C’était certainement pourquoi on avait besoin de l’œil de Dieu, la fiction divine nous permettait de supporter l’immense silence aveugle qui prenait la place du placenta dès que nous jaillissions dans le monde.

Après les camps, le métier d'humain était devenu presque impossible.

Le problème, avec le langage, c'était qu'il dénaturait toujours la pensée, il nous dénaturait tout court.

Il n'y a pas d'éternité pour l'amour mais des romans pour le raconter.


 

jeudi 10 octobre 2024

[Taïa, Abdellah] Le Bastion des Larmes

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Bastion des Larmes

Auteur : Abdellah TAÏA

Parution : 2024 (Julliard)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

À la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis un quart de siècle, revient à Salé, sa ville natale, à la demande de ses sœurs, pour liquider l’héritage familial. En lui, c’est tout un passé qui ressurgit, où se mêlent inextricablement souffrances et bonheur de vivre.
À travers lui, les voix du passé résonnent et l’interpellent, dont celle de Najib, son ami et amant de jeunesse au destin tragique, happé par le trafic de drogue et la corruption d’un colonel de l’armée du roi Hassan II. À mesure que Youssef s’enfonce dans les ruelles de la ville actuelle, un monde perdu reprend forme, guetté par la misère et la violence, où la différence, sexuelle, sociale, se paie au prix fort. Frontière ultime de ce roman splendide, le Bastion des Larmes, nom donné aux remparts de la vieille ville, à l’ombre desquels Youssef a jadis fait une promesse à Najib. « Notre passé… notre grande fiction », médite Youssef, tandis qu’il s’apprête à entrer pleinement dans son héritage, celui d’une enfance terrible, d’un amour absolu, aussi, pour ses sœurs magnifiques et sa mère disparue.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Abdellah Taïa est né à Rabat (Maroc) en 1973. Il a publié aux Éditions du Seuil plusieurs romans, traduits dans de nombreuses langues, notamment Une mélancolie arabeLe Jour du roi (Prix de Flore 2010) et Vivre à ta lumièreLe Bastion des Larmes est son premier livre aux Éditions Julliard.

 

 

Avis :

Après bien des années d’atermoiement et d’insistance de ses six sœurs restées sur place, Youssef, professeur exilé en France depuis plusieurs décennies, se décide enfin à revenir à Salé, la ville marocaine de son enfance, pour solder l’héritage de leur mère morte. Là-bas l’attendent les souvenirs d’une jeunesse douloureuse, humiliée et violée parce que trop différente et efféminée, et qui ne cesse de le hanter à travers la voix fantomatique de Najib, son premier amour perdu. Ce dernier est quant à lui déjà revenu à Salé. Devenu gros bonnet de la drogue sous la protection d’un colonel de l’armée du roi Hassan II, un homme suffisamment puissant pour s’affranchir des lois et pour vivre sans dommage son homosexualité, il a, pour sa part, décidé de s’y venger de ses anciens tortionnaires en les rendant dépendants de ses largesses. Une revanche personnelle qui ne change rien au terrible sort communément réservé aux homosexuels dans un pays qui les criminalise toujours…

Il y a bien sûr beaucoup de l’auteur dans ce récit, lui l’homosexuel que la société marocaine ne veut pas voir et qu’à travers ses personnages, il sort de sa réclusion en le plaçant au centre de ses romans. Prolongement de lui-même, Youssef se fait la voix des minorités LGBT bafouées dans son pays, mais aussi celle des femmes – Abdellah Taïa a huit soeurs aînées qui, après leur mère, lui ont appris à inventer la liberté quand elle manque – et de tous ceux qui se retrouvent laminés par le pouvoir d’autrui. Transgressif, parfois cru, son livre est un geste politique, un acte de révolte contre la violence sociale. On y découvre une société marocaine paradoxale, empreinte d’un rigorisme moral et religieux n’empêchant aucunement, ni la corruption de faire florès, ni les puissants de favoriser, ouvertement et en toute impunité, des intérêts personnels aussi immoraux qu’illégaux. Malheur aux faibles et sans défense : « Les femmes ne devraient jamais se marier. Le mariage, c’est la mort instantanée. » Et personne ne penserait à s'y insurger contre le viol systémique des garçons trop féminins.

Si certaines scènes sont effroyables, elles sont le strict reflet d’une réalité insupportablement ordinaire contre laquelle l’auteur a décidé de se battre à coups de mots, parce que, pour que les choses changent, il faut d’abord qu’il y ait prise de conscience, et que sans les victimes pour se révolter et oser crier la vérité, cela n’adviendra jamais. Cette rébellion, il l’inscrit jusque dans le titre du roman, en référence à l’histoire de sa ville, Salé, et aux vestiges encore visibles de la muraille construite après le raid meurtrier des Castillans en 1260. Une ville que son personnage n’évoque qu’avec effroi, mais aussi avec beaucoup d’amour. Car, au final, c’est bien l’amour, de sa mère, de ses sœurs, et celui qu’il ressent pour les autres victimes – Najib ou ce petit garçon abusé au hammam – qui le préservent du désespoir en lui redonnant l’estime de lui-même et la force de résister.

Un livre douloureux, magnifique et cruel, où la colère et la révolte finissent par trouver l’amour en réponse à l’hypocrisie et à la haine homophobe qui plombent la société marocaine. (4/5)

 

 

Citation :

Les femmes ne devraient jamais se marier. Le mariage, c’est la mort instantanée.


 

mardi 8 octobre 2024

[Norek, Olivier] Les guerriers de l'hiver

 



 

Coup de coeur

 

Titre : Les guerriers de l'hiver

Auteur : Olivier NOREK

Parution : 2024 (Michel Lafon)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je suis certain que nous avons réveillé leur satané Sisu.
– Je ne parle pas leur langue, camarade.
– Et je ne pourrais te traduire ce mot, car il n’a d’équivalent nulle part ailleurs. Le Sisu est l’âme de la Finlande. Il dit le courage, la force intérieure, la ténacité, la résistance, la détermination… Une vie austère, dans un environnement hostile, a forgé leur mental d’un acier qui nous résiste aujourd’hui. »

Imaginez un pays minuscule.
Imaginez-en un autre, gigantesque.
Imaginez maintenant qu’ils s’affrontent.
Au cœur du plus mordant de ses hivers, au cœur de la guerre la plus meurtrière de son histoire, un peuple se dresse contre l'ennemi, et parmi ses soldats naît une légende. La légende de Simo, la Mort Blanche.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Engagé dans l'humanitaire pendant la guerre en ex-Yougoslavie, puis capitaine de police à la section Enquête et Recherche de la police judiciaire du 93 pendant dix-huit ans, OLIVIER NOREK est l'auteur de la trilogie du capitaine Coste (Code 93, Territoires et Surtensions) et du bouleversant roman social Entre deux mondes, largement salués par la critique, lauréats de nombreux prix littéraires et traduits dans près de dix pays. 

 

 

Avis :

Auteur de polars et de thrillers sociaux à succès, l’ancien militaire et capitaine de police Olivier Norek met cette fois la fluidité de sa plume et ses talents de scénariste au service d’un impressionnant et immersif roman historique dont les résonances avec l’actualité tintent comme un avertissement.

Nous sommes fin novembre 1939, lorsque la seconde guerre mondiale ressemble encore à une « drôle de guerre ». Pour protéger la ville frontalière de Léningrad du risque d’invasion allemande et faute d’un accord sur la création d’une zone tampon en territoire finlandais, Staline décide d’envahir son voisin par la force, convaincu de ne faire qu’une bouchée de ce petit pays. Pourtant, malgré la supériorité écrasante des forces soviétiques, le conflit entendu comme une question de semaines s’enlise entre tranchées et guérilla, la résistance aussi bien militaire que civile des Finlandais galvanisés bloquant l’avancée d’une armée ennemie mal préparée et trop sûre d’elle. Et c’est toute une saison de neige et de glace, par des températures atteignant les moins cinquante degrés, que dure ce qu’on appelle bientôt la Guerre d’Hiver, entre une « nation ogre de cent soixante et onze millions d’habitants » et un Petit Poucet de « trois millions et demi d’âmes ».

Suivant les mois du conflit au rythme des victoires et des défaites, Olivier Norek nous immerge dans l’inhumaine absurdité de cette guerre – l’URSS ne réussira jamais à pénétrer de plus d’une quinzaine de kilomètres à l’intérieur de la Finlande, sacrifiant pour cela des centaines de milliers d’hommes dans des opérations particulièrement inconséquentes et insensées – en un enchaînement de tableaux dantesques et saisissants, en tout point fidèles à la vérité historique. Nourri d’une documentation aussi minutieuse que colossale, son récit prend vie avec naturel et réalisme, et c’est la peur au ventre et la chair transie que l’on avance aux côtés des protagonistes, tous réels mais plus extraordinaires que bien des personnages de fiction.

Ainsi en est-il de l’héroïque Simo Häyhä, considéré comme le meilleur sniper de tous les temps. Surnommé par les Soviétiques « La Mort Blanche » tant il sème la mort et la terreur au bout de son invisible lunette, il n’était pourtant à l’origine qu’un jeune homme épris de nature et de forêts qui excellait à la chasse. Son portrait, comme celui d’autres hommes et femmes sortis de la vie civile pour défendre leur pays avec la dernière énergie, rend hommage à tous ces Finlandais qui, partis « se battre contre des monstres », n’ont finalement découvert « à [leurs] pieds que des hommes », envoyés au carnage avec une glaçante inconséquence.

Cette guerre qui, véritable aveu de faiblesse soviétique, changea peut-être le cours de l’Histoire en convainquant Hitler d’ouvrir le front de l’Est, est pourtant aujourd’hui largement oubliée, sa mémoire désastreuse notamment effacée des manuels scolaires russes. Elle entre forcément en écho avec la guerre contemporaine en Ukraine, autre petit pays largement sous-estimé par son géant de voisin à la préparation fort incertaine.

Des enquêtes policières à l’investigation historique, Olivier Norek réussit avec brio le changement de registre. En tout point véridique, son récit de guerre sur l’âpre fond de l’hiver nordique est tout aussi édifiant que passionnant, son imprégnation historique n’ayant d’égale que la puissance de sa narration. Une lecture glaçante au propre comme au figuré, qui a bien des raisons de se retrouver dans la sélection de plusieurs prix littéraires. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

– Ne connais-tu pas la nouvelle ? poursuivit Sadovski. Le général Habarov a reçu par radio l’information qu’un contrôleur de la Stavka allait venir sur le front pour chercher à comprendre notre inefficacité. Il sera là demain, par le train de ravitaillement.
– Et qu’as-tu commandé au ravitaillement ?
– Des armes et des munitions, comme chacune des deux cent quarante autres unités, j’imagine.
– Nous en avons déjà pour plusieurs guerres, objecta le militaire. As-tu au moins demandé des vêtements chauds et de la nourriture ?
– Que crois-tu ? Que j’allais me plaindre ? Dire au Kremlin que nous avons froid et faim ? Souligner discrètement que nous sommes arrivés mal préparés ? Non merci. Par contre, j’ai demandé des portraits de Staline. Chaque unité doit en arborer un par respect pour notre Chef suprême, et il nous en manque.
– Une telle requête aura bel effet dans ton dossier. Mais sur le terrain…
– Je crains davantage Celui pour qui l’on se bat, que ceux contre qui on se bat. Et tu devrais aussi.


Depuis le début du conflit, la constante peur de l’échec – qui se soldait inévitablement par une balle dans la tête – inhibait toute initiative des officiers et plaçait l’idéologie et l’obéissance au-dessus de la tactique ou des réalités du terrain.


Ukrainiens, Roumains, Géorgiens, Mongols, Turcs, Azéris, Kazakhs, Tadjiks, Uzbeks, Biélorusses, Arméniens… Aucun n’avait souhaité partir en guerre. Tous avaient été enrôlés de force. Et forcer un homme revient à fabriquer un insoumis.


La Finlande avait en stock autant de bombes pour toute la guerre que la Russie pouvait en envoyer en une seule journée. Mais pour arriver à ce résultat, Staline avait imposé à ses usines un tel rendement qu’elles étaient incapables de suivre, et pour ne pas subir sa colère, elles livraient des obus dont un tiers étaient sous-chargés en explosifs ou mal assemblés. À commander par la terreur, Staline provoquait ses propres déboires.


– Il y a quelque chose que je crois, et quelque chose dont je suis certain, répondit Timochenko. Je crois que cette guerre a unifié la Finlande comme jamais avant, et si elle est devenue une forteresse, nous en avons été le ciment. Et je suis certain que nous avons réveillé leur satané Sisu.
– Je ne parle pas leur langue, camarade, s’excusa Molotov.
– Et je ne peux te traduire ce mot. Il n’a d’équivalent nulle part ailleurs. Le Sisu est l’âme de la Finlande. L’état d’esprit d’un peuple qui vit dans une nature sauvage, par un froid mordant, avec un ensoleillement rare. Une vie austère, dans un environnement hostile, a forgé leur mental d’un acier qui nous résiste aujourd’hui. Je te dirais que cela parle aussi de leur courage, mais il manquerait encore beaucoup de mots pour définir ce qu’est le Sisu. Il faudrait y ajouter, l’obstination, le cran, la force intérieure, la ténacité, la résistance, la détermination, la volonté… Et le caractère pour le moins complexe qui va avec, puisqu’ils sont aussi froids et sauvages que le cœur de leurs forêts.
 
 
Devant eux, de la glace, émergeaient des piques et des pointes, comme le fond tapissé d’un immense piège à ours. Viktor avança d’un pas méfiant, fusil dressé en avant, prêt à tirer, avança encore, jusqu’à comprendre. Ils marchèrent alors dans un silence respectueux, à travers ce cimetière de soldats russes, pris la veille dans l’eau gelée puis figés avant même de sombrer, et dont les bras, les canons des fusils, les baïonnettes, les bâtons et les skis, le haut du corps parfois, hérissaient la surface du golfe comme des herbes folles de chair, de bois et de métal. Morts avec eux émergeaient aussi les têtes des chevaux, la crinière en une vague noire immobile scintillante de cristaux de neige, l’écume ivoire de leur dernier effort glacée aux commissures de leurs lèvres.
Ici et là, collés sous la surface de la glace, on distinguait enfin les visages blancs de ceux qui avaient coulé à pic dans l’eau bleu glacier puis tenté de remonter avant d’être bloqués par un plafond transparent, bouches ouvertes en une dernière respiration. Sans états d’âme, il fallait marcher sur eux pour progresser.


Pourtant, si la Russie et la Finlande avaient, semble-t-il, gagné pour l’une, capitulé pour l’autre, la réalité était totalement inverse. Une nation ogre de cent soixante et onze millions d’habitants n’avait pas réussi à dominer un pays pacifique de trois millions et demi d’âmes, ni à avancer de plus de quinze kilomètres dans les terres convoitées. Une fausse défaite devenait une victoire honteuse pour Staline (…).


La laborieuse victoire russe attira l’attention d’Adolf Hitler, comme le sang d’une bête blessée allèche le prédateur. Le projet initial de l’armée allemande était de régler le front de l’Ouest et, seulement après, de fondre sur la Russie. Mais face aux piètres résultats de l’armée Rouge sur la Finlande, elle modifia ses plans et lança sur l’Union soviétique affaiblie près de quatre millions de ses soldats dans la plus grande invasion de l’Histoire militaire, sous le nom d’opération Barbarossa…
Sans le courage de Simo, sans le Sisu, cette âme de feu et de glace, personne ne peut imaginer ce que l’Europe ou le monde seraient aujourd’hui, ni les puissances aux pouvoirs.
Personne, aujourd’hui, ne sait réellement ce que l’on doit aux soldats finlandais de la Guerre d’Hiver.


Si ces événements ont bientôt un siècle, ils nous renvoient à l’Histoire actuelle et nous mettent en garde.
La guerre survient souvent par surprise, et il faut toujours un premier mort sur notre sol pour y croire vraiment.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

lundi 7 octobre 2024

Bilan de mes lectures - Septembre 2024

 

 

Coups de coeur :

 

COLLETTE Sandrine : Madelaine avant l'aube
GAUDY Hélène : Archipels
KERANGAL Maylis (de) : Jour de ressac
VAN DER LINDEN Sophie : Arctique solaire
VIDA Vendela : Dompter les vagues




J'ai beaucoup aimé:

 
JABOIS Manuel : Miss Mars
MARTINEZ Carole : Dors ton sommeil de brute 
McDANIEL Tiffany : Du côté sauvage
ULLMANN Linn : Fille, 1983




 

J'ai aimé :

 
DAOUD Kamel : Houris
KERN Etienne : La vie meilleure 
 

 

dimanche 6 octobre 2024

[Montaigu, Thibault (de)] Coeur

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Coeur

Auteur : Thibault de MONTAIGU

Parution : 2024 (Albin Michel)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

 « Je croyais écrire cette histoire pour mon père, alors que c’était l’inverse : cette histoire, il me l’avait offerte. Et chaque fois que j’ouvrirai ces pages, je le retrouverai comme si je tenais son cœur vivant entre mes mains. »

Quand son père malade le presse d’écrire sur son ancêtre Louis, capitaine des hussards fauché en 1914 dans une charge de cavalerie, Thibault de Montaigu ne sait pas encore quel secret de famille cache cette mort héroïque. Ni pourquoi elle résonne étrangement avec le destin de son propre père qui décline de jour en jour. La course contre la montre qu’il engage alors pour remonter le passé se mue en une enquête bouleversante où se succèdent personnages proustiens et veuves de guerre, amants flamboyants et épouses délaissées.

Thibault de Montaigu nous raconte une lignée hantée par la gloire et l’honneur. Mais aussi ce qu’il reste d’amour et de courage dissimulés dans le cœur des hommes.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Thibault de Montaigu a publié sept romans et essais, dont Un jeune homme triste, Les anges brûlent, Les Grands Gestes la nuit, Zanzibar et, en 2020, La Grâce, qui a reçu le prix de Flore.

 

 

Avis :

Alors qu’après une vie de flambe et de séduction menée grand train, de femme en femme et de châteaux en Espagne en concrétisations miteuses, le père de l’auteur désormais très diminué termine ses jours dans la dèche et aux crochets de son fils, il lui demande de consacrer son prochain livre à leur aïeul Louis – leur grand-père et arrière-grand-père –, capitaine de hussards tué en 1914 dans une charge suicidaire, aussi vaine qu’héroïque, cheval et sabre contre batterie d’artillerie.

Très réticent à s’engager dans ce projet d’écriture, mais malgré tout soucieux de cette dernière chance de complaire à ce père autrefois si peu présent que les moindres signes de son affection lui sont inestimables, le fils finit par se lancer sur les traces du héros familial et de sa gloire couronnée à titre posthume de la croix de guerre. Alternant entre, d’un côté, le parcours de l’aïeul et bientôt d’autres ancêtres tout aussi incroyablement flamboyants – tel ce Montaigu qui, ayant refusé de fuir la Terreur, est monté à l’échafaud, comme s’il ne s’agissait là que d’un intermède inconséquent, en cornant la page du livre qu’il était en train de lire – et, de l’autre, la description sans fard de la décrépitude de l’âge et de la maladie, même si obstinément cramponnée à ses restes de panache – aveugle, grabataire et littéralement à bout de souffle, l’incorrigible joue encore les Don Juan –, la narration devient en définitive le prétexte extraordinaire d’un rapprochement entre les deux hommes, le père et le fils.

A mesure que la découverte des constantes de l’histoire familiale suggère de plus en plus nettement des circonstances atténuantes aux défaillances paternelles, le fils réalise qu’en lui proposant de s’intéresser à leur aïeul, c’est en vérité une perche que lui a pudiquement tendue son père, manière sans le dire de lui demander pardon et de lui témoigner son attachement. Ainsi se produit l’inattendu : plus se creusent les ombres et plus pèse dans le récit la conscience des tares et des héritages familiaux, plus l’auteur et son père prennent la mesure de leur amour, d’autant plus beau et précieux que fragile et malmené. Sous la gangue des frustrations, des regrets et des ressentiments cimentés par les silences, le coeur palpite toujours et il n’était que temps de s’en apercevoir.

Un livre profondément juste et touchant, dont la trame autobiographique n’empêchera pas chacun d’y trouver un écho universel et personnel : au-delà des pudeurs, des non-dits et des incompréhensions, il est une quête qu’il faut mener avant qu’il ne soit trop tard, celle des enfants vers leurs parents et vice versa. (4/5)

 

 

Citations :

Les fils sont là pour continuer les pères. (Eugène Carrière)
 

Je me rappelle à la fin quand mon père m’emmenait le visiter : les tubes, la voix rauque, quasi éteinte, son mince visage de cire. C’est là-bas que j’ai compris pour la première fois qu’un autre prend notre place avant que l’on meure. Un autre que personne n’avait rencontré jusqu’alors. Et chacun ressort de sa visite en essayant de conserver en vie un geste, une phrase, une saillie qui nous rappellent celui qu’on a connu, alors qu’au fond de soi, on le sait : celui-là n’est déjà plus. Il est mort avant même de mourir, et c’est un imposteur qui a pris sa place dans son lit.  
Alors je temporise, j’élude pour Pompidou. Car au fond de moi, j’ai toujours peur de pousser la porte de mon père et de trouver un imposteur à sa place.
 

Au fond, ces sorties en voiture m’ont peut-être appris ceci : il existe deux types de personnes dans l’existence, celles pour qui un virage est une catastrophe dans une ligne droite et celles pour qui il est la promesse d’un ailleurs, celles qui freinent ou calent car elles anticipent toujours un drame à venir et celles qui à chaque tournant de la vie s’y engagent avec hardiesse quand bien même elles ne savent pas ce qui se trouve derrière.
 

Ces gens-là me sont des étrangers et pourtant, à les voir poser devant l’objectif, je suis frappé par la certitude qu’ils ont d’être à leur place. Comme si le cadre et l’instant de la prise de vue concentraient tout leur être. Et qu’ils devaient y habiter pour l’éternité. Dans leur esprit, ils ne doutent pas une seule seconde que cette photo évoquera pour toujours des noms, des lieux, des souvenirs où eux-mêmes à leur manière continueront de vivre. Et il n’y a rien de plus triste de savoir qu’ils se trompent. Que ces noms, ces lieux, ces souvenirs un jour ne diront plus rien à personne et qu’alors ils mourront une seconde fois.
 

J’ai tant de mal à habiter le réel. Depuis tout petit déjà, j’ai appris à mettre un écran entre lui et moi-même. À me tenir à l’écart, dans un lieu hors d’atteinte, comme dans ces parties de cache-cache où l’on reste de longues minutes planqué, à écouter les voix des autres, ignorantes de cet autre monde où l’on respire au même instant et dont on tremble d’être arraché. Mon corps est une armoire où je me tiens dans le noir, mon visage une couverture jetée sur mes pensées : les gens parlent et me frôlent sans se douter que je suis tapi là, à l’abri, dans une nuit où tous les sons et les gestes sont amortis. Des années que je me cache et personne ne m’a encore découvert. Ou alors les quelques-uns qui font semblant de ne pas me voir. Qui passent en me laissant croire que le jeu ne prendra jamais fin. Que personne ne me retrouvera. Comme si j’étais retourné dans le ventre de ma mère, à cet âge où nous sommes déjà au monde sans que nul ait encore vu notre visage. Sans que nul ait pu nous toucher. Nous sommes là et nulle part à la fois. Et c’est toujours un cri quand on finit par nous arracher à ce repaire et que la lumière du jour nous éventre les paupières.
 
 
Quand on part sur les traces de ses ancêtres, on ne remonte pas le temps en réalité. On ne revient pas en arrière. On fait voile vers notre avenir. Vers ce lieu où réside une part inexplorée de nous-même. L’histoire que nous écrivons a déjà été écrite sous une autre forme, et notre vie, loin d’être une page blanche, ressemble à un palimpseste que chaque génération à tour de rôle efface et recommence. Ce qui va arriver existe déjà. Et ce qui a existé nous arrivera. On peut prédire aujourd’hui la survenue de maladies grâce à notre ADN, car nos corps ne sont que des recombinaisons génétiques des corps qui nous ont précédés. De même pour nos âmes. Elles sont un amalgame – différent pour chacun – d’éléments qui ont déjà existé chez nos ancêtres. Nos âmes nous précèdent en quelque sorte. Et pourtant elles nous demeurent inconnues. Voilà le voyage auquel chacun dans une vie est appelé. C’est celui qu’a entrepris Énée et c’est peut-être celui qui me mène aujourd’hui dans ce train à Châteaubriant.
 

Je ne peux m’empêcher de songer à cette phrase de Maurice Béjart : « Je n’en finis pas de commencer ma vie. » Et la suite tout aussi belle : « Quand je pense qu’il y en a qui n’attendent pas vingt ans pour commencer leur mort. »

 

vendredi 4 octobre 2024

[Arfi, Fabrice] La troisième vie

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La troisième vie

Auteur : Fabrice ARFI

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

En septembre 1969, Vincenzo Benedetto, un dessinateur industriel roumain, franchit le rideau de fer pour rejoindre la France, qu’il ne quittera plus. A-t-il fui la Roumanie pour retrouver sa famille installée à Villeurbanne ? Est-il un agent secret à la solde de la Securitate ?

Dans ce récit haletant, à la croisée du roman d’espionnage, du suspense politique et de la chronique familiale, Fabrice Arfi court après les fantômes d’un homme et tente de percer le secret d’une vie où tout s’invente. Même la vérité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Fabrice Arfi est co-responsable des enquêtes à Mediapart. Il est à l’origine de nombreuses révélations dans les affaires Karachi, Bettencourt et Cahuzac. Il a aussi dévoilé l’affaire des financements libyens de Nicolas Sarkozy. Au Seuil, il a déjà publié, en 2018, D’argent et de sang, adapté en série par le réalisateur Xavier Giannoli.

 

 

Avis :

Journaliste d’investigation à l’origine de nombreuses révélations dans plusieurs affaires retentissantes, Fabrice Arfi publie aujourd’hui le résultat de plus de quinze ans d’une enquête qui nous replonge dans les arcanes de l’espionnage en pleine Guerre Froide.

En 1968, alors que depuis un demi-siècle on l’avait porté disparu sur le terrible front d’Isonzo – le Verdun italien – lors de la première guerre mondiale, quelle n’est pas la stupéfaction de sa famille, désormais établie en région lyonnaise, d’apprendre que le soldat Vincenzo avait en réalité réussi à gagner la Roumanie et que, bien vivant, il y est devenu dessinateur industriel. Le rideau de fer les sépare, qu’à cela ne tienne, les efforts des siens ont tôt fait de soulever des montagnes, et voilà notre homme qui, en 1969, quitte définitivement la Roumanie de Ceaușescu pour une nouvelle vie à Villeurbanne. Une vie tranquille et sans histoire, quoique…

Menant l’enquête en recroisant les sources, dont certaines touchant au plus près des services secrets français et étrangers, Fabrice Arfi ne manque pas d’arguments, à défaut de preuves, pour convaincre des très probables activités sous couverture de cet homme si miraculeusement réapparu. Mais quelles informations, provenant de quelles sources, aurait-il bien pu servir à véhiculer jusqu’aux oreilles de la Securitate ? Là encore, pas de preuves, mais un faisceau d’indices gros comme le bras pointant vers une personnalité au centre de nombreuses affaires et polémiques - passé vichyste et accusations d’espionnage - : Charles Hernu, ministre de la Défense sous François Mitterrand.

Si, aussi longue et minutieuse soit son enquête, Fabrice Arfi ne s’en casse pas moins les dents sur l’absence de preuves définitives, ce livre documenté et convaincant laisse au final assez peu de place au doute dans l'esprit du lecteur. Pas toujours absolument passionnante lorsqu’il s’agit des méandres intriqués du monde des services de renseignement, cette histoire un peu ancienne entre étrangement en résonance avec l’actualité et la famille si « normale » d’espions russes récemment libérés par la Slovénie dans le cadre d’un échange.

Un livre sérieux, bien informé et étayé, qui se lit presque comme un roman dans sa première partie centrée sur la légende de son personnage central, pour se faire ensuite un peu plus aride pour les non passionnés d’espionnage. (3,5/5)

 

 

Citation :

Tout le monde a trois vies : une vie publique, une vie privée et une vie secrète. (Gabriel Garcia Marquez)


 

mercredi 2 octobre 2024

[Lighieri, Rebecca] Le Club des enfants perdus

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Club des enfants perdus

Auteur : Rebecca LIGHIERI

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 528

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Si j’avais des enfants aujourd’hui, je serais en guerre », déclare Miranda, 27 ans, à la fin du Club des enfants perdus. Les enfants devraient être au centre de nos inquiétudes alors qu’ils font déjà les frais de nos choix, de nos erreurs et de nos renoncements. Miranda est emblématique de cette génération mais elle échappe curieusement aux définitions et aux diagnostics, malgré une dépression qui a révélé une sensibilité extrême, au point de développer des dons surnaturels, de susciter des apparitions, des dédoublements, des présences fantômes. Signifiant ainsi que les adultes sont incapables de discerner ce qui ne va pas chez ces jeunes en perdition, comme incapables d’accéder aux manifestations paranormales, aux communications invisibles. C’est une des grandes tensions du roman : notre rapport collectif à l’invisible, l’inexplicable, au féérique, qui s’est perdu au fil des siècles et revient ici comme symptôme romanesque de la solitude de toute une génération.
 
Le livre explore tout un univers noir et magique, issu des contes et de l’imaginaire enfantin et adolescent, qui devient métaphore d’une détresse que la société impose à ses propres enfants, et le signe romanesque du divorce générationnel devant l’état du monde. Le bref et poignant destin de Miranda illumine alors ce livre d’une noirceur éblouissante. Ses étranges pouvoirs la conduiront à éprouver une intense compassion envers la détresse de chacun, jusque dans sa propre famille, et une sombre empathie pour la violence et la cruauté du monde contemporain. Ce grand roman choral à deux voix, père et fille, oppose deux rationalités – et deux visions romanesques – qui tentent désespérément de se comprendre. Armand incarne le sens commun, une vitalité quotidienne, et Miranda une inquiétude ultra-sensible, une attention à l’invisible. « Miranda est un mystère », répète Armand. Elle appartient à un drôle de club, celui des adolescents qui n’ont « manqué de rien sauf de cette joie pure, essentielle, que certains ressentent du seul fait d’être en vie ». Miranda n’est ni consolée ni sauvée par son savoir occulte et ses pouvoirs paranormaux. Ils l’aident à vivre tant qu’elle est enfant, puis se retournent contre elle, incapable alors de supporter les arrangements obscènes du monde avec la souffrance et l’injustice.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Rebecca Lighieri est écrivaine. Elle a reçu le Prix littéraire de la ville d’Arcachon en 2017 pour son livre Les Garçons de l’été et le Prix littéraire des lycéens des Pays de la Loire en 2022 pour son roman Il est des hommes qui se perdront toujours. Elle publie aussi aux éditions P.O.L sous le nom de Emmanuelle Bavamack-Tam.

 

 

Avis :

Armand mène avec son épouse Birke la vie mondaine et effrénée d’un couple d’acteurs en vue. Leur fille Miranda, avec ce qu’il perçoit chez elle d’introversion, d’effacement et de passivité, a toujours été pour lui une énigme désarçonnante et décevante. De son côté, la jeune femme de vingt-six ans a au beau s’évertuer depuis toujours aux signaux dont elle est capable, nul ne s’est jamais rendu compte combien, en éponge hypersensible, elle a emmagasiné d’insupportables angoisses face à un monde factice et menteur, courant aveuglément au-devant du désastre écologique.

C’est d’abord le point de vue du père qui ouvre le roman. Tout à ses engagements professionnels et sentimentaux qui le poussent dans la vie comme dans une course jalonnée de ses succès et de ses plaisirs, il aime suffisamment sa fille pour avoir remarqué des fausses notes. En vérité parfois tellement déroutantes qu’elles paraissent alors même relever de la paranormalité. Ce n’est pas seulement qu’à son incompréhension agacée et désappointée, Miranda reste sur le bas-côté de la vie comme il l’entend. D’étranges phénomènes se produisent, que l’on ne s’expliquera que bien plus tard dans le roman et qui, dans l’intervalle, renvoient au registre fantastique.

Puis, la narration donne la parole à Miranda, et c’est une toute autre personnalité, ainsi qu’une version bien différente de l’histoire, qu’à sa façon souvent très crue la jeune fille nous laisse appréhender, avant d’en venir, en toute fin, à la bouleversante révélation d’à quel club le titre fait mention. Avant cette émotion, l’on aura tout loisir de voir se creuser le fossé entre parents et enfants d’aujourd’hui, alors que considérée comme la plus triste et la plus déprimée de tous les temps, la génération Z s’enfonce dans l’angoisse d’un monde qui ne croit plus en l’avenir.

Rebecca Lighieri a l’art de nous égarer dans les méandres qu’amours, trahisons et secrets creusent souterrainement, de génération en génération, dans nos vies et nos personnalités, résurgeant à l’improviste en effets inconnaissables et d’autant plus dévastateurs. Débouchant dans ses paroxysmes jusqu’à l’illusion paranormale, l’incommunicabilité entre les personnages, plus particulièrement entre les parents et les enfants, cascade dans le récit de mystères en effets de surprise, et ce n’est qu’après nous avoir bien baladés de registres en références diverses que les pièces du puzzle s’assemblent en une révélation qui laisse aussi bouleversé qu’admiratif de tant d’ingéniosité narrative. (4/5)

 

 

Citations :

La plupart des gens sont convaincus d’être plus vivants que les autres. C’est cette conviction qui leur permet de ne pas être dévastés à la pensée des guerres, des famines, des séismes ou des épidémies. S’ils commençaient à prêter aux victimes un degré de conscience identique au leur, cette idée se refermerait sur eux comme un piège ; s’ils commençaient à se dire que chaque vie est unique, ils seraient obligés d’admettre que chaque mort est un drame. Or, ils en sont loin. Hormis la leur, et celle de quelques proches, toutes les existences sont frappées d’irréalité – à moins qu’elles n’aient une résolution trop basse pour s’imprimer sur leur écran personnel.
 

Vingt-sept ans, c’est l’âge critique. Si vous tenez jusqu’à vingt-huit, vous êtes sauvé. À moins que ce ne soit l’inverse. Parce que si vous tenez jusque-là, c’est que vous avez compris comment être un adulte, comment faire avec les responsabilités, les contraintes, l’ennui, l’amour, l’absence d’amour. Si vous arrivez jusque-là, c’est que vous avez accepté la vie comme un long processus de dépossession et d’affaiblissement. Si vous arrivez jusque-là, c’est que vous avez consenti à la défaite – bravo, félicitations.
 

On profite mieux de la vie quand on a conscience de sa brièveté.