vendredi 26 juillet 2024

[BOTEZ Eugeniu (BART Jean)] Europolis

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Europolis

Auteur : Eugeniu BOTEZ (Jean BART)

Traduction : Gabrielle DANOUX

Parution : en roumain en 1933,
                  en français en 2016 (Auto-édition)

Pages : 302

 

 

 

 

 

 

Présentation :

Europolis, le roman de Jean Bart, pseudonyme d'Eugeniu Botez, constitue une évocation sans équivalent du petit port cosmopolite de Sulina au début du vingtième siècle, à l'époque de la Commission européenne du Danube. Parabole sur la différence autant que récit d'aventure, il couronne l’œuvre d'un personnage de la littérature roumaine, à la fois écrivain et capitaine de navire et demeure aujourd'hui encore un exceptionnel morceau de bravoure.

 

Un mot sur l'auteur :

Le Roumain Eugenio Botez (1874-1933) achève ses études d'Officier de la Marine à bord du navire-école Mircea dont il prendra plus tard le commandement, avant de travailler dans l'administration navale et portuaire. Cofondateur de la Revue Maritime ainsi que de la Ligue Navale Roumaine (Liga Navală Română) en 1928, il collabore à différents magazines littéraires. Ses ouvrages paraissent entre ses missions officielles en Suède, aux États-Unis, à Genève et à Paris où il est secrétaire de La Ligue Navale Roumaine, spécialiste des problématiques du Danube. Il commence à utiliser le pseudo littéraire de Jean Bart en 1911, en ajoutant entre parenthèses son vrai nom. Son dernier ouvrage, le roman Europolis paraît en 1933, l’année de sa mort.
 

Avis :  

Europolis devait être le premier tome d’une trilogie. Le décès de l’écrivain l’année de sa parution, en 1933, en a décidé autrement. Fasciné par le corsaire Jean Bart au point de choisir son nom comme pseudo, cet officier de marine devenu ensuite administrateur portuaire, puis secrétaire d’une ONG destinée à promouvoir la culture et les intérêts maritimes de la Roumanie, fait aujourd’hui partie des auteurs classiques de langue roumaine. Sa manière de peindre le petit monde de la ville de Sulina, à l’embouchure du Danube dans les années 1920, laisse d’ailleurs germer dans l’esprit du lecteur l’idée d’un Pagnol levantin.

Au fil du temps tour à tour byzantine, moldave, turque et enfin roumaine, la petite ville portuaire de Sulina est si stratégiquement placée aux bouches du Danube sur la mer Noire, tout près de la frontière ukrainienne, qu’« après la guerre de Crimée, du temps où la Turquie ne pouvait et où la Russie ne voulait pas entretenir l’embouchure du Danube pour la garder ouverte à la navigation, on [y] a provisoirement créé une Commission européenne chargée des tâches techniques permettant aux grandes puissances d’envoyer leurs navires sur le Danube pour y charger le blé roumain dont elles avaient besoin. » A l’époque du récit dans les années 1920s, et même si la Commission ne sert alors plus à grand-chose, la ville est donc toujours coupée en deux par une palissade délimitant deux Etats distincts. « A droite de la palissade, c’est la Roumanie, à gauche, la Commission européenne du Danube », un territoire fermé battant son propre pavillon, « un Etat dans l’État » que « la population bigarrée d’ici, indigène et étrangère, considère avec respect et timidité », tandis qu’« une lutte sourde oppose depuis un demi-siècle l’autorité nationale et l’autorité internationale. »

Mais la Sulina alors encore prospère a beau s’accrocher à ses illusions de petite capitale européenne, elle sait par devers elle sa fragilité. L’envasement du delta et le manque d’entretien des digues sont une menace dont tout le monde a conscience ici. Si le trafic maritime y devenait impossible, la ville mourrait abandonnée. Et c’est dans une atmosphère crépusculaire, avec la prescience d’une décadence à venir, que s’engage cette histoire qui, de cocasse et bon enfant, va tourner au drame pour ses protagonistes, terrible préfiguration du malheur et de la mort qui viendront frapper la ville demain.

Tout commence par un malentendu, lorsque Nicola Marulis, embarqué il y a bien longtemps pour l’Amérique, annonce son retour dans une lettre à son frère Stamati. Une vague de folles spéculations déferle aussitôt sur la ville, et quand Nicola débarque enfin, flanqué de sa belle et plantureuse métisse de fille, la nouvelle s’est déjà répandue qu’une pluie de dollars va changer la vie à Sulina. Le temps que le rêve se dégonfle, cupidité et jalousies auront déjà enclenché l’engrenage de la tragédie. Après l’embrasement des attentes viendra le temps des désillusions et du désespoir, en une cascade d’événements tous plus terribles les uns que les autres. Personne n’en sortira indemne, surtout pas l’innocente métisse à la peau noire dont la chute sera de toutes la plus injuste et la plus cruelle.

C’est ainsi qu’avec sa galerie de portraits finement croqués dans le décor sans pareil de cette petite colonie agrippée aux derniers feux d’une prospérité qui s’étiole, le récit nourri d’une fine connaissance des lieux et de leur atmosphère décadente – il n’est pas jusqu’à la grâce des grands voiliers qui ne cède le pas à la raideur martiale des navires à moteur, comme en rappel des changements tant redoutés massant leur nuée sombre à l’horizon – resserre implacablement les fils fort classiques d’une tragédie grecque débordant d’authenticité et donnant à réfléchir au cycle de vie et de mort des lieux, des villes et des civilisations.

Soulignons au passage l’admirable engagement de la traductrice Gabrielle Danoux, à qui les francophones doivent la découverte de bon nombre d’auteurs roumains. Et même si, publiée en auto-édition, cette version française pâtit de l’absence d’un service de relecture, c’est sur un vrai coup de coeur et le regret des deux tomes manquant à la trilogie que s’achève cette lecture à valeur de classique. (5/5)

 

Citation : 

Sulina, du nom d’un chef cosaque, est la porte du Danube. Le blé en sort et l’or rentre. La clef de cette porte est passée au fil du temps d’une poche à l’autre, après d’incessantes luttes armées et intrigues. Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien.
Sulina, tout comme Port-Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville, créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube.
En attendant, cette cité ancestrale se développe ou décline selon la récolte annuelle.
La population double les années d’abondance et baisse les années de vaches maigres.
D’où vient tout ce monde bigarré ? Marins, commerçants, artisans, portefaix, escrocs, vauriens, femmes de toutes sortes. Oiseaux de proie assoiffés de gain se réunissent ici comme des sauterelles sur l’étroite langue de terre entre le Danube et la mer.
Comme par miracle surgissent bureaux, boutiques, cafés, bistrots, bodegas, cafés-concerts, lupanars, boîtes de nuit, en quelques jours comme des champignons sortis de terre. Toute la nuit, à la lumière électrique, vrombissent les élévateurs par où le blé coule à torrents comme de la poudre d’or des chalands dans les bateaux qui l’emportent sur les mers, vers d’autres pays. Le commerce d’aventures, les jeux de hasard s’épanouissent, et l’argent passe rapidement d’une main à l’autre. Quelle époque féérique ! Ce ne sont que chansons, cris, scandales, larcins, trahisons, un appétit effréné de plaisirs, une vie bruyante, débauchée… jusqu’à ce que le robinet de l’exportation soit fermé.
Une mauvaise année, une maigre récolte et tout le souk maritime disparaît d’un coup de baguette magique : tous se dispersent dans la nuit comme des perdrix. La plupart, là où ils atterrissent, souvent dans une misère noire, demeurent les yeux rivés vers le ciel, rêvant des sept vaches grasses, attendant le retour de la terre promise où le blé pousse, les bonnes années arrosé par la pluie envoyée par le ciel et, les mauvaises années, humidifié par la sueur du paysan roumain.

 

mercredi 24 juillet 2024

[Johnson, Craig] Dark Horse

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Dark horse (The Dark Horse)

Auteur : Craig JOHNSON

Traduction : Sophie ASLANIDES

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2009,
                  réédité en français en 2024
                  (Gallmeister)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

L’affaire paraissait pourtant simple. Wade Barsad, un homme au passé trouble, a enfermé les chevaux de sa femme Mary dans une grange avant d’y mettre le feu. En retour, celle-ci lui a tiré six balles dans la tête durant son sommeil. Telle est du moins la version officielle. Mais le shérif Walt Longmire, persuadé de l’innocence de Mary, décide de se rendre sur les lieux du crime et débarque incognito à Absalom, petite ville du comté voisin où il n’a pas juridiction. Très vite, il se heurte à l’hostilité de la plupart des habitants et ne tarde pas à découvrir qu’une grande partie de la population avait de bonnes raisons de vouloir la mort de Wade.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Craig Johnson naît en 1961 à Huntington, en Virginie-Occidentale. Il grandit dans une petite ville du Midwest qui, au grand dam de sa mère, était traversée par une voie ferrée. À l’âge de huit ans, il profite du fait que le train ralentit à chaque passage pour y embarquer clandestinement et partir à l'aventure. Cette première escapade dans le vaste monde s’achève lorsque son père, après avoir parcouru près de six cents kilomètres, vient le récupérer dans une gare de triage où le garnement a été repéré.

Après ses études, c’est cette fois en auto-stop, chargé d’un sac de surplus de l’armée et d’un pistolet semi-automatique Colt que Craig se rend dans l’Ouest. Petit-fils de forgeron, il n’a pas de mal à se faire embaucher dans plusieurs ranchs du Montana et du Wyoming. Il fait même quelques incursions dans l’univers du rodéo : il ne se débrouille pas trop mal aux épreuves de dressage, mais son lancer de lasso est assez minable.

Par la suite, il obtient un doctorat d'études dramatiques et se balade pas mal à travers les États-Unis. Il devient successivement pêcheur professionnel, chauffeur routier, charpentier et cow-boy. Il enseigne également à l’université et fait un temps partie de la police de New York, avant de se consacrer pleinement à l’écriture.

Son premier roman, Little Bird (The Cold Dish en VO), paraît en 2005 aux États-Unis. Il met en scène le shérif Walt Longmire et constitue le premier volet d’une saga qui fait régulièrement partie des listes de best-sellers aux États-Unis. La série Longmire, adaptation télévisée de l’univers de Craig Johnson, a connu un immense succès aux États-Unis. Elle est diffusée en France sur la chaîne D8.

Craig vit avec sa femme, Judy, au pied des Bighorn Mountains, dans le Wyoming. Son ranch est situé à la confluence des rivières Clear Creek et Piney Creek, à la sortie de Ucross, une charmante petite ville qui compte vingt-cinq habitants.

 

Avis :  

Avec une vingtaine d’ouvrages publiés en vingt ans, souvent primés, adaptés à la télévision américaine, la série policière consacrée au shérif Walt Longmire a fait la célébrité de Craig Johnson. La troisième réédition en français de son opus numéro cinq est l’occasion de (re)découvrir ce personnage magistral, tellement crédible, dont les aventures se déroulent dans le comté fictif d'Absaroka, dans le Wyoming où vit l’auteur.

« Le AR avait été BAR à une certaine époque, mais la mauvaise qualité de la menuiserie et le vent omniprésent avaient changé son nom, ou bien le B avait peut-être décidé d’aller faire la bringue ailleurs. » Avec son décor comme échappé d’un western, le vent soulevant paille et poussière pour seul souffle de vie apparent et la rugosité peu amène pour l‘étranger de ses habitants, la petite ville d’Absalom ne brille pas par son hospitalité. Recroquevillée au pied des vastes et hautes mesas qui la surplombent de leurs plateaux sauvages, un peu plus coupée du monde encore par la désaffection du vieux pont qui y mène, elle n’a que méfiance et hostilité à offrir au visiteur qui vient de se présenter comme inspecteur d’assurances et qui prétend enquêter sur l’affaire que tous préfèrent murer dans un silence prudent.

Encore ne savent-ils pas, ces Absalomiens repliés sur leurs secrets fermentés, que l’intrus est en vérité le shérif Longmire, sous couverture parce que hors de sa circonscription du comté voisin, et qu’il est discrètement mandaté pour relayer l’enquête policière officielle, étouffée par d'intrigantes pressions. Il est vrai que les faits semblent d’une parfaite limpidité, étayée par les aveux mêmes de celle qui dort désormais en prison en attendant son procès. Son mari ayant mis le feu aux écuries abritant les chevaux qui étaient toute sa vie à elle, Mary Barsad s’est vengée en déchargeant son fusil sur cet homme par ailleurs réputé insupportable. Tellement insupportable que tous ici avaient de bons motifs de le haïr et maintenant d’excellentes raisons de préférer se taire plutôt que d’innocenter une coupable idéale.

Entre paysages et décors ensorcelants, personnages et dialogues stupéfiants d’authenticité, tout droit jaillis de l’imprégnation locale de l’auteur, enfin humour déclenchant jusqu’à de francs éclats de rire, l’intrigue réserve son lot de surprises, de bains d’ambiance et d’accélérations galopantes dans tous les sens du terme, pour une lecture aussi captivante qu’attachante : un vrai régal qui prend aussitôt le goût du revenez-y, d’autres épisodes vous attendent. Coup de coeur. (5/5)

 

Citation : 

Je pensai à la manière dont nous labourions et cultivions la terre, dont nous y plantions des arbres, l’enfermions avec des clôtures, y construisions des maisons et faisions tout notre possible pour repousser l’éternité de la distance – tout pour donner au paysage une espèce d’échelle humaine. Mais peu importait ce que nous faisions pour essayer de façonner l’Ouest, c’était l’Ouest qui nous façonnait inévitablement.


 

lundi 22 juillet 2024

[Collin, Philippe] Le barman du Ritz

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Le barman du Ritz

Auteur : Philippe COLLIN

Parution : 2024 (Albin Michel)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Juin 1940. Les Allemands entrent dans Paris. Partout, le couvre-feu est de rigueur, sauf au grand hôtel Ritz. Avides de découvrir l’art de vivre à la française, les occupants y côtoient l’élite parisienne, tandis que derrière le bar œuvre Frank Meier, le plus grand barman du monde.
S’adapter est une question de survie. Frank Meier se révèle habile diplomate, gagne la sympathie des officiers allemands, achète sa tranquillité, mais aussi celle de Luciano, son apprenti, et de la troublante et énigmatique Blanche Auzello. Pendant quatre ans, les hommes de la Gestapo vont trinquer avec Coco Chanel, la terrible veuve Ritz, ou encore Sacha Guitry. Ces hommes et ces femmes, collabos ou résistants, héros ou profiteurs de guerre, vont s’aimer, se trahir, lutter aussi pour une certaine idée de la civilisation.
La plupart d’entre eux ignorent que Meier, émigré autrichien, ancien combattant de 1914, chef d’orchestre de cet étrange ballet cache un lourd secret. Le barman du Ritz est juif.
Philippe Collin restitue avec virtuosité et une méticuleuse précision historique une époque troublée. À travers le destin de cet homme méconnu, il se fait l’œil et l’oreille d’une France occupée, et raconte l’éternel affrontement entre la peur et le courage.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Producteur sur France Inter, auteur d’essais et scénariste de bandes dessinées, Philippe Collin est l’auteur de podcasts très suivis consacrés à Léon Blum, Napoléon, Simone de Beauvoir, Philippe Pétain ou encore aux Résistantes. Le Barman du Ritz est son premier roman.

 

Avis :

L’historien et homme de radio Philippe Collin publie son premier roman : une plongée dans une sorte de miniature de la France occupée, le bar du Ritz, quand pendant la seconde guerre mondiale s’y côtoient les officiers de la Wehrmacht et, dans une ambivalence teintée de toutes les nuances collaborationnistes n’excluant pas quelques actes secrets de Résistance, une clientèle d’habitués, Guitry, Chanel ou Cocteau, mêlée d’une faune hétéroclite, anciens hauts fonctionnaires, « comtesses » et voyous de tout poil, appliqués à jouer les caméléons pour rester dans l’orbite des puissants du moment. Tout cela sous les yeux d’un personnel partagé entre scrupules, peurs et confort de l’emploi, comme celui que l’on dit alors le meilleur barman au monde.

Juif ashkénaze vétéran de Verdun, Franck Meier est devenu, après un passage par les Etats-Unis, le célébrissime prince parisien des cocktails et, par la même occasion, le confident des grands de ce monde, parmi lesquels Hemingway et Fitzgerald. S’inspirant des nombreux éléments biographiques laissés par cet homme qui fut largement interviewé, qui fit l’objet de deux enquêtes de police pendant la guerre et qui publia un livre, « L’Art du cocktail » – réédité à la faveur du coup de projecteur occasionné par ce roman –, Philippe Collin en fait son personnage central, observateur privilégié lui-même aux prises avec toutes les ambiguïtés de son époque.

« Me voilà coincé dans le nid des Boches. » C’est en lui prêtant ces mots que l’auteur commence sa restitution romanesque. La narration va le voir louvoyer pendant toute l’Occupation, accumulant d’un côté les arrangements compromettants pour mieux cacher ses origines juives et pour ne pas perdre son emploi, s’engageant de l’autre, et presque malgré lui, dans quelques actions plus secrètes en soutien à des amis juifs ou résistants. De la confiance initiale de l’ancien poilu envers Pétain à la prise de conscience progressive des réalités terribles de cette « guerre qui s’appelle maintenant paix » et qui le ballotte « entre deux mondes qui coexistent et ne se croisent jamais : le monde du dedans, celui du Ritz, avec son faste, son confort et ses carnassiers, et le monde du dehors, celui de la faim, du froid et de l’humiliation », notre homme va, comme tant d’autres et non sans débats intérieurs, passer par toutes les nuances de gris d’une compromission la plus raisonnée possible, oscillant constamment entre courage et résignation. Mais qui peut-dire ce qu’il aurait fait à sa place ?

Documenté, habile à recréer l’atmosphère nauséabonde de cette période, Philippe Collin nous sert une vision troublante, loin du simple contraste entre le noir et le blanc, de certains comportements pendant l’Occupation, qu’il s’agisse parfois d’officiers allemands, capables d’instants d’humanité tout en exécutant par ailleurs des actes impensables, ou de Français ordinaires, dépourvus du courage sans mélange des Résistants de la première heure et ne sachant sincèrement plus quel parti prendre pour sauver leur peau ou celles des leurs. Dommage que le récit, dans l'intention sans doute de plaire au plus large public, s’autorise pour sa part quelques compromissions avec la facilité, comme son improbable et mièvre romance, ses personnages un peu trop schématisés et sa construction plutôt sommaire cochant toutes les cases d’une future adaptation télévisée.

Reste un roman raisonnablement plaisant et prenant, mais sans grande épaisseur : un de ces plats qui se mangent facilement mais qui ne remplissent pourtant pas leur homme, qui plus est mis en appétit par un bandeau beaucoup trop racoleur. (3/5)

 

Citations : 

Dans cette guerre qui s’appelle maintenant paix, Frank Meier se sent ballotté entre deux mondes qui coexistent et ne se croisent jamais : le monde du dedans, celui du Ritz, avec son faste, son confort et ses carnassiers, et le monde du dehors, celui de la faim, du froid et de l’humiliation. Frank n’arrive pas à se faire à la situation. Il s’y refuse, même. Il s’accroche au mince espoir que Pétain pourrait peut-être encore renverser la tendance, rendre aux Français l’existence digne et décente dont ils sont privés depuis des mois. Hier, au jardin des Tuileries, il a aperçu un vieillard affamé essayer vainement d’attraper un malheureux pigeon avec un filet.
 

Frank s’irrite en entendant le vieux speaker de Radio-Paris prétendre que la vie a repris son cours. Radio-Paris ment aux Français, Paris ment aux Allemands, chacun ment à tout le monde. Au moins, ne pas se mentir à soi-même, se promet Frank en sortant une nouvelle veste blanche de son placard. 
 

Depuis plusieurs jours, Frank s’étonnait de la présence de vieux vélos montés sur cales dans l’arrière-boutique du salon de coiffure. Un groom vient de la lui expliquer : Elmiger a embauché une équipe de cyclistes pour faire chauffer les casques à permanente à la force des mollets et des dynamos. Un vrai coup de génie. Les coupures de courant se multiplient dans Paris, mais les clientes auront leur mise en plis. Dehors, on traque les juifs, on fusille des gamins au mont Valérien, on meurt de faim, mais un palace se doit d’être irréprochable pour ce qui est des bigoudis. Le Ritz, lieu des illusions.


 

samedi 20 juillet 2024

[Ribeiro, Damien] Les routes

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Les routes

Auteur : Damien RIBEIRO

Parution : 2023 (Rouergue)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Entre France et Portugal, de 1955 à 1995, les destins croisés de trois générations d’hommes, coupés les uns des autres bien que reliés par le fil du sang. Entre Vasco, le grand-père, fuyant en France avec femme et enfants les conséquences d’un acte que ses descendants ne connaîtront que bien des années plus tard, et Arthur le petit-fils qui ne parle pas un mot de portugais, il y a la formidable personnalité de Fernando, le maçon, l’entrepreneur, l’homme qui veut repousser l’horizon. Lui choisit d’épouser une Française et vit dans sa chair le déchirement entre deux communautés. Étranger à son père comme à son propre fils, il hante ce magnifique roman d’un désespoir intime aussi secret que destructeur.
Damien Ribeiro joue en virtuose de ces trois personnages qui traversent, l’un le Portugal de Salazar et l’Espagne de Franco, le deuxième le mirage des Trente Glorieuses, le plus jeune le vertige de la déception paternelle. Il raconte aussi l’histoire d’une diaspora silencieuse.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Damien Ribeiro est né à Bayonne où, à la fin des années 1990, il s’est impliqué dans le mouvement hip-hop, notamment dans le rap et le graffiti. Au début des années 2000, il écrit de nombreux textes et chroniques dans des webzines spécialisés. En parallèle il suit des études de droit. Il vit aujourd’hui à Perpignan. Les Évanescents, son premier roman, paraît au Rouergue en 2021.

 

 

Avis :

Arrivé en France en 1973 en prétendant « fuir la dictature » plutôt que les « complications » tues même aux siens, David s’empresse de retourner au pays sitôt la révolution des Oeillets et la chute du régime de Salazar. Ayant pour sa part choisi de rester en France, son fils Fernando y crée une entreprise de maçonnerie, brave la loi communautaire en épousant une Française et élève son propre fils Arthur en si parfait petit Français que pas même un mot de portugais ne lui est familier.

Ainsi s’écrit la diaspora de la famille Carvalho, chaque génération semblant dériver de plus en plus loin l’une de l’autre, non pas seulement parce qu’elles ne résident pas toutes dans le même pays, mais surtout parce que, même vivant sous le même toit, aucune se ne reconnaît plus dans les choix ni dans la manière d’être de l’autre. Il faut dire qu’à force de non-dits, par cette « étrange croyance qui prête au silence le pouvoir d’effacer les souffrances », l’incompréhension n’a cessé de croître entre les trois hommes, chacun porté par des aspirations et par des décisions qu’il pense irréconciliables. C’est pourtant sans compter l’inconsciente mais indélébile empreinte psychologique qui constitue leur plus forte filiation et leur plus solide héritage...

Pris en tenaille entre père et fils, Fernando est sans doute celui des trois qui se retrouve le plus aux prises avec ses déchirements et ses contradictions. Lui qui a voué son existence à sa « réussite » française, poussant si bien son fils à devenir plus français que français qu’il lui semble maintenant un parfait étranger, réalise au décès de son père, dans un mélange de colère et de frustration, qu’il n’a au fond toujours agi qu’en réaction à ses origines portugaises. « A qui allait-il se mesurer maintenant ? (…) En le quittant maintenant, ce ­salaud le privait de sa revanche, de cette procession qu’il imaginait faire au volant d’une Mercedes neuve dans le village, habillé comme un prince, Hélène à ses ­côtés, habillée comme une femme de médecin, les petits derrière, ­habillés comme des Français. »
Et non seulement cela, « Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il luttait pour se détacher de son groupe, mais dès que ce dernier était moqué, réduit, raillé, il se sentait le plus offensé de tous. Pour en être issu et s’être hissé au-dessus, il s’estimait le seul légitime à juger les Portugais de France. S’il ne devait rester qu’un seul représentant de cette espèce, ce serait lui, le dernier à s’agripper à sa carte d’identité portugaise comme à une chanson qu’on fredonne pour se consoler des paroles oubliées. »

Agençé en incessants allers-retours entre les époques et entre France et Portugal, le récit avance comme à bâtons rompus, accumulant dans le désordre des épisodes a priori disjoints, étagés de 1955 à 1995, mais formant insensiblement la trame d’une histoire familiale à laquelle, malgré leurs pas de côté et leurs tentatives, chacun à leur façon, de prendre le large, aucun personnage ne parvient à échapper. Ainsi, lancés sur des trajectoires de vie pourtant distinctes, séparés par leurs incompréhensions et par leur défaut de communication, ils finiront par réaliser qu’en aveugles tâtonnants, ils n’auront pourtant tous suivi que des chemins de traverse, menant en définitive à la même destination, ou plutôt les ramenant irrémédiablement à leur même point de départ.

Un roman tout en subtilité et sensibilité, qui excelle à peindre la solitude, l’aliénation et le désespoir de personnages emmurés dans le silence et l’incommunicabilité, condamnés à gratter sans s’en rendre compte la vieille plaie familiale qui, cachée et négligée, ne parvient pas à cicatriser. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

A dix-neuf ans elle avait imaginé un grand voyage, quelque chose d’exotique, une ligne de fuite, une cavalcade, le bruit des amarres qu’on rompt. Et la voilà dix-neuf ans après sa déclaration d’indépendance, vivant à cinq kilomètres des Turca : toute une vie pour parcourir une si petite distance.


Le ciment est comme une poussière fine, très volatile, impossible à fixer. Au repos au fond d’un sac elle peut  prendre des allures de crème presque douce lorsqu’on y plonge la main. Mais assez vite quelque chose accroche la pointe des doigts, une sensation désagréable pareille à celle du coton qu’on déchire. Le ciment se faufile partout : en ouvrant un sac on en retrouve tapi dans les poils des bras, sous les ongles, jusque dans les narines où il a filé en suivant l’air inspiré. Si les cloisons nasales sont sèches, il court dans le fond de la gorge où il laisse son goût de poil à gratter minéral. Les sacs eux-mêmes, bien qu’hermétiquement fermés par un premier emballage en film plastique et un second en kraft épais, sont recouverts d’une pellicule grise qui résiste à tous les enfermements. Une seule façon de la figer : le mélanger au sable et à l’eau. A cet instant, alors qu’il avait enlevé ses chaussures et ses chaussettes, que ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable froid pour toucher, pour la première fois, l’eau de l’océan, la vie de David suivait l’itinéraire du ciment.


On voyait les immenses cheminées aux verticales autoritaires, les toits triangulaires abrupts et les enchevêtrements de tuyaux de la cimenterie à des kilomètres. De loin, la poussière minérale qui en émanait, la fumée grise qui s’en dégageait et les reflets du soleil brumeux donnaient à l’ensemble les contours flous d’un mirage. Des passerelles bardées de métal allaient d’un bâtiment à l’autre, d’énormes cylindres zigzaguaient des toits aux fenêtres dans une pente douce, évoquant un toboggan géant qu’aucun enfant n’emprunterait. Le bâtiment était l’exact contraire d’une cathédrale : seules les préoccupations purement pratiques avaient été prises en compte pour l’édifier. Pourtant, quelque chose de majestueux s’en dégageait, une espèce de puissance irrésistible devant laquelle les hommes s’inclinaient. Ici, la technique avait remplacé Dieu.


« C’est bizarre, tu es portugais, mais tu n’as aucun accent, ou alors un léger accent de Marseille. Tous les autres, quand ils parlent, on croirait des Lisboètes expliquant son trajet à un touriste français. Tes copains, ils vivent ici depuis dix ans, on dirait qu’ils sont encore là-bas. » Même s’il partageait son avis, cette remarque l’avait blessé. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il luttait pour se détacher de son groupe, mais dès que ce dernier était moqué, réduit, raillé, il se sentait le plus offensé de tous. Pour en être issu et s’être hissé au-dessus, il s’estimait le seul légitime à juger les Portugais de France. S’il ne devait rester qu’un seul représentant de cette espèce, ce serait lui, le dernier à s’agripper à sa carte d’identité portugaise comme à une chanson qu’on fredonne pour se consoler des paroles oubliées. Et bien qu’ayant vécu plus longtemps ici que la-bas, il refusait obstinément la naturalisation, se méfiant de ce mot désignant aussi l’empaillage d’un animal mort. Lui l’appelait, par erreur ou par grande lucidité, la « dénaturalisation ».


Ici, l’argent, ils en ont honte. Ils passent leur temps à faire des coups, ils en accumulent toujours plus, mais ils le cachent. C’est les curés qui leur ont appris. Les vieilles voitures, les petites maisons… Ils sont nés là. Ils vont mourir ici. Toute la vie ils se surveillent. Les fenêtres sont petites, c’est pas à cause du froid. C’est pour ne pas que leur le voisin voie à l’intérieur. Rien jeter. Réparer. Recoudre les habits. Accommoder les restes. Ils grattent tout. Ils accumulent. Ils planquent. Jamais à la banque, personne ne doit savoir ce qu’ils ont. Ils vivent comme ça, comme des cons. Ils se tuent au travail juste pour échapper à la surveillance des autres. Et ils repassent ici au bar, pour s’assurer qu’il n’en manque pas un. Qu’aucun n’a foutu le camp au bout du monde avec une maîtresse. (…)
Voilà, ne juge pas les gens trop vite. Ici ce n’est pas comme chez vous.
 

Il fallait être triste. Son père, qui selon la légende familiale, avait connu mille vies et surmonté tant d’épreuves, venait de mourir à cinquante-cinq ans sans que les deux hommes n’aient eu le temps ni l’envie de se réconcilier. Il avait survécu cinq ans à sa femme et laissait Fernando, David le frère, Armando l’autre frère et Linda la soeur, orphelins et orgueilleusement seuls ; chaque enfant ayant eu une excellente raison de se brouiller définitivement avec ses frères et sœurs.


S’il ressentait une véritable tristesse, ce n’était pas tant la perte du père que celle du grand rival. A qui allait-il se mesurer maintenant ? Et pourquoi David était-il parti alors que Fernando n’avait pas fini son ascension ? En le quittant maintenant, ce salaud le privait de sa revanche, de cette procession qu’il imaginait faire au volant d’une Mercedes neuve dans le village, habillé comme un prince, Hélène à ses côtés habillée comme une femme de médecin, les petits derrière habillés comme des Français. Il voulait passer devant le bar où David son frère avait ses habitudes, ne pas descendre de la voiture, le toiser, lui et les autres du coin, mettre le cap vers la petite maison à la sortie du village. Là il aurait klaxonné, il aurait posé sa main sur l’épaule de son père pour lui signifier que c’était lui son véritable successeur, et pas David le frère aîné, cet incapable tout juste bon à travailler à la mairie. Il lui aurait dit, avec un ton condescendant et ferme : « tu peux te reposer maintenant, je m’occupe de la famille. » Mais ça n’arriverait pas parce que O Vasco n’était plus.


C’était une étrange sensation que de retrouver ces fratries portugaises agglutinées dans la même rue, comme si la main de Dieu avait découpé aux ciseaux quelques livrets de famille de villages du Nord puis avait décidé de les recoller un peu vite dans des cases trop petites, en France, près de la gare. Le bruit avait couru qu’il y avait du travail dans cette ville. Partout disait-on, on construit des maisons, des entrepôts, des immeubles immenses. Les Italiens ne voulaient plus aller sur les chantiers. Personne n’avait jamais vu un Italien dans les villages. Mais on s’inclinait devant les récits de fortunes faites par les premiers arrivés, alimentés par quelques séjours durant l’été où on voyait revenir des bons à rien dans des voitures neuves. Tout cela avait donné corps à cette histoire. David se foutait de faire fortune, il pouvait difficilement espérer mieux que sa situation au village. D’autres complications l’avaient amené là. Pour le moment il fallait se poser, ne pas se faire remarquer, aller au plus simple. Ainsi, pour ne contrarier personne, quand il fallait expliquer sa situation à une autorité administrative locale, il prétendait toujours fuir la dictature. Derrière ce mot on voyait l’ombre de Salazar, apparemment personne ici ne savait qu’il était mort depuis trois ans.


Tous les Portugais n’étaient pas arrivés en France par le train, pourtant le quartier de la gare, dès les premiers temps, était devenu une sorte d’enclave juridiquement détachée de ce qu’on appelait encore très pompeusement le royaume du Portugal. Les habitants du coin, qui avaient vu revenir les pieds-noirs dix ans plus tôt, se montraient très critiques face aux mouvements de ces populations qui atterrissaient invariablement chez eux. Secrètement, ceux qui avaient toujours vécu là regrettait le temps béni des colonies où les Français encombrants vivaient en Algérie française, les Portugais en Angola, les Espagnols et les Italiens où ils voulaient, pourvu que ce soit loin d’ici. Eux n’avaient rien demandé, et voilà qu’il leur fallait trouver de la place pour les pieds-noirs, mais aussi pour tous leurs Arabes qui semblaient être montés dans le même pinardier, pour les Espagnols qui prétendaient fuir Franco, pour les Portugais qui prétendaient fuir feu Salazar. La terre entière fuyait ses malheurs pour échouer ici en quête d’un nouvel ailleurs. Un dimanche midi, au moment où il plantait sa lame dans le dos du coq rôti que la famille s’apprêtait à déguster, monsieur Colpiègne avait synthétisé ce sentiment en une phrase lapidaire : « Nous sommes devenus leur colonie » (…)

 

 

jeudi 18 juillet 2024

[Fottorino, Elsa] Parle tout bas

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Parle tout bas          

Auteur : Elsa FOTTORINO

Parution : 2021 (Mercure de France)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Je ne pouvais plus échapper à mon histoire, sa vérité que j’avais trop longtemps différée. J’avais attendu non pas le bon moment, mais que ce ne soit plus le moment. Peine perdue. La mienne était toujours là, silencieuse, sans aucune douleur, elle exigeait d’être dite. J’ai espéré un déclenchement involontaire qui viendrait de cette peur surmontée d’elle-même. La peur n’est pas partie mais les mots sont revenus.
 
En 2005, la narratrice a dix-neuf ans quand elle est victime d’un viol dans une forêt. Plainte, enquête, dépositions, interrogatoires : faute d’indices probants et de piste tangible, l’affaire est classée sans suite. Douze ans après les faits, à la faveur d’autres enquêtes, un suspect est identifié : cette fois, il y aura bien un procès. Depuis, la narratrice a continué à vivre et à aimer : elle est mère d’une petite fille et attend un deuxième enfant. Aujourd’hui, en se penchant sur son passé, elle comprend qu’elle tient enfin la possibilité de dépasser cette histoire et d’être en paix avec elle-même.
Elsa Fottorino livre ici un roman sobre et bouleversant, intime et universel, qui dit sans fard le quotidien des victimes et la complexité de leurs sentiments.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Elsa Fottorino est née en 1985. Journaliste spécialisée en musique classique, elle est rédactrice en chef du magazine Pianiste.

 

 

Avis :

Le 11 février 2005, l’auteur et narratrice, alors âgée de dix-neuf ans, est violée dans la forêt à proximité de chez ses parents. Faute d’identification du coupable, la police classe l’affaire. Mais, douze ans plus tard, alors qu’heureuse et enceinte de son deuxième enfant, elle est soudain convoquée pour identifier formellement son agresseur, interpelé dans le cadre d’une douzaine d’autres viols. Pour elle, le procès qui s’ouvre est une nouvelle épreuve, tout aussi déshumanisante, en ce qu’elle la ramène à nouveau à l’état d’objet et de corps sans âme.

C’est sous la forme d’un roman aux allures de témoignage qu’Elsa Fottorino a choisi de réécrire son histoire, dans une ultime victoire personnelle sur l’indicible et le silence. Un silence dans lequel elle s’est longtemps retrouvée emmurée, parce qu’entravée par la pudeur et l’effroi, elle n’a pu que donner le change à ses proches, eux-mêmes maladroitement soulagés de pouvoir implicitement croire la page tournée. Puisque son agresseur n’est pas allé jusqu’à la tuer, et comme elle semble avoir repris le cours normal de son existence, tout n’est-il pas bien qui finit bien ?

Pourtant, esquivée et différée, la douleur ne faisait qu’attendre son heure. Pas seulement que l’on retrouve, puis que l’on punisse le coupable, au terme d’une procédure judiciaire, en bien des aspects insupportable, qui, si elle a le mérite de faire reconnaître la gravité du préjudice, laisse encore aux victimes tout le travail sur elles-mêmes pour s’en affranchir. Mais que la narratrice parvienne enfin, dans un récit réparateur, à exprimer clairement, avant d’en faire le deuil, ce que le viol a tué chez elle, pour ensuite, plus forte de ce courage, se sentir en droit de se libérer de sa honte et de sa culpabilité, comme de l’apitoiement de son entourage.

Voyage au plus profond de l’intime que l’on comprend vital, ce roman éblouit par la beauté de son écriture autant qu’il impressionne par le courage de son auteur. S’il est une étape vers un apaisement personnel, il est aussi un témoignage bouleversant sur le poids du silence dans les mécanismes du traumatisme, et sur la complexité des sentiments et du quotidien des victimes. (4/5)

 

 

Citations : 

Ils ont parlé d’argent. Je n’en voulais pas. La douleur, je ne pouvais pas la quantifier. Je ne savais même pas si elle existait, ni sous quelle forme. C’était le vide dans la matière. Un fluide impalpable pris dans le vortex des émotions. Elle s’était installée à bas bruit, avec la complicité de mon entourage. Personne ne s’est douté de rien, à tel point que j’ai fini par douter moi-même de la réalité de ce rien. 
 

Jusque-là, j’avais évité de me tourner vers le passé. Je lui préférais le mouvement naturel des jours qui avancent vers l’horizon le plus répandu, le plus regardé aussi, bien large, de face sur grand écran, le film de nos vies. L’horizon, il est rarement sous nos pieds. On peut toujours creuser. Le passé, on n’y a plus accès. Il nous entraîne vers l’humidité d’une cave, des photos gondolées, le parfum de saisons démodées. 
 

J’avais cru à un événement. Un jour comme celui-là qui agirait comme un point de bascule. Un drapeau rouge à l’horizon du passé, le grain de sable dans le rouage, la rouille, le mildiou. En réalité, le onze février est devenu une date sans plus de valeur qu’une autre dans la longue succession des jours d’hiver. Pour moi, pour mes parents, en tête du cortège de l’indifférence. J’avais donné le ton, « rien de grave ». Je l’ai répété autant qu’il le fallait. J’avais été désignée pour porter la honte. Pas eux. Ceux qui ont honte se cachent et se taisent. Ils m’ont regardée me cacher et me taire et ils ont approuvé, chacun à leur manière. Je leur avais montré la voie. Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire. La date était surlignée en caractères gras au milieu de la page. C’est là que j’ai réalisé l’ampleur de l’amnésie. Il n’y a pas eu d’après, pas de gestes, de mots ni d’intentions. Tout était resté à l’identique. La vie et ce qui la composait dans les moindres détails. Les jours étaient les mêmes, à s’y méprendre. Tant d’efforts pour se ressembler. Sur mon silence, ce silence qu’ils voulaient me voir garder, eux, les parents, les proches, ceux qui savaient sans savoir, ils s’agitaient, gesticulaient, faisaient un bruit formidable. Les pères surtout. Le silence naturel de la mort et de ceux qui n’ont rien à dire est plus acceptable. On le laisse se propager volontiers, on en éprouve les vibrations, on s’en accommode, et même, on s’en incommode. Le mien nous entraînait vers un autre royaume. Depuis, quelque chose s’est gâté. La contagion s’est poursuivie. Elle a touché nos paroles, nos familles. C’est ça, le silence. Le pourrissement des familles. C’est ainsi que ceux qui parlent ont continué de parler, et ceux qui se taisent continuent de le faire. J’ai participé à cette grande messe sonore, moi aussi, c’était ma stratégie de repli. Cette parole-là précisément était frappée d’interdiction parce qu’elle ne pouvait être entendue. On m’a dit : « Ce n’est pas le moment. » On m’a dit : « Tu as eu de la chance, tu l’as échappé belle. » De la chance, oui, c’est sûrement ça. Là, j’ai compris. Il faudrait me faire discrète. Ça je savais faire. Je m’étais entraînée depuis l’enfance. Le reste je m’en débrouillerais. Ce silence m’arrangeait aussi. C’était leur façon de ne pas perturber le mien. De ne pas déranger ma pudeur. Ni moi la leur. Au fond de moi, j’étais confiante. J’avais besoin moi aussi de retrouver un semblant de vie normale. Je me demande encore où est passée ma colère. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir rencontrée au cours de la dernière décennie. Non, au lieu de cela, je me suis émue pour des petites choses quotidiennes et sans importance.
 
 
La honte, la colère, le ressentiment, l’indifférence. Restait le désarroi. Qui mettait tous les autres sentiments en instance. Qui différait la peine. Et pouvait la retarder des jours, des mois, des années parfois. Et alors, quand elle surgissait, on ne savait plus. Il est souvent trop tard pour se souvenir mais jamais trop tard pour oublier.


Au contraire j’éprouve encore distinctement la sensation d’être restée longtemps interdite. Ou plutôt, aphasique. Et par une sorte d’inflation, celle d’être invisible. De sortir du bois sans être remarquée par les passants croisés sur le chemin du retour. C’est étrange comme sentiment, de vouloir crier au monde des choses impossibles et de se retrouver confrontée à l’indifférence, non pas des autres, mais de la vie en général. 


Son procès s’était révélé terrible pour la partie civile. On ne veut pas savoir, connaître, expliquer, réinjecter l’humanité, le langage, la pensée là où on ne peut voir que la cruauté d’un être donné à la vie pour la détruire. C’est pour cela que je n’assisterais pas aux audiences. Je ne voulais pas voir : un homme. Car forcément, il n’avait pas l’apparence monstrueuse de son crime. 


Il m’arrive de faire des cauchemars terribles au cours du procès. Par exemple : je m’endors en laissant la clef de l’appartement sur la serrure extérieure. N’importe qui peut entrer dans mon sommeil.


On me dit : « Vous connaissez les chiffres noirs du viol ? Pour onze plaintes, il faut compter cinquante viols. »


Je me suis beaucoup trompée sur le courage. Je l’ai souvent confondu avec la force ; une confusion ordinaire. On dit : avoir la force d’avancer. On dit aussi : avoir le courage d’avancer. Ce n’est pas pareil. J’ai compris ça. La force se consume. Le courage se conjugue sur le temps long. 


J’ai pensé : le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux. Ceux qui en ont ne serait-ce que le souvenir savent.


 

mardi 16 juillet 2024

[Vilain, Philippe] La Malédiction de la Madone

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La Malédiction de la Madone

Auteur : Philippe VILAIN

Parution : 2022 (Robert Laffont)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Assunta Maresca, dite Pupetta, grandit à Naples, dans les années 1950, sous la coupe d’un père mafioso. Mais Pupetta, la « petite poupée », ne craint rien ni personne.
À dix-neuf ans, alors qu’elle participe à un concours de beauté, son destin bascule. Elle rencontre l’amour de sa vie, Pasquale Simonetti, un boss de la Camorra, qui tombe sous le charme de cette Napolitaine sulfureuse. Le mariage est vite officialisé et rien ne peut contrarier le bonheur de ce couple. Si ce n'est l'assassinat de Pasquale, quatre-vingts jours après la cérémonie. 
Pour Pupetta, l’heure de la vendetta a sonné. Son histoire ne cesse alors d’affoler la rumeur de la ville, car cette Madone vengeresse incarne à la fois le courage et l’honneur, la passion et l’héroïsme, mais également toute l’ambiguïté de Naples, à feu et à sang.
 
Inspirée de faits réels, La Malédiction de la Madone est le portrait fidèle et fascinant de cette pasionaria autant vénérée que redoutée.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philippe Vilain est l’auteur de nombreux romans, comme Paris l’après-midi (Grasset, 2005, prix François-Mauriac), Pas son genre (Grasset, 2011, adapté au cinéma), La Femme infidèle (Grasset, 2013, prix Jean-Freustié) et Un matin d’hiver (Grasset, 2020), ainsi que d’essais remarqués. Il dirige la collection « Narratori francesi contemporanei » aux éditions Gremese à Rome.

 

 

Avis :

Il y a un peu plus de soixante ans, un procès qui passionna l’Italie condamnait la Napolitaine Assunta Maresca, surnommée Pupetta, pour avoir vengé le meurtre de son mari mafioso. Philippe Vilain fait revivre cette histoire d’amour et de vendetta, sur le fond misérable et violent d’une ville alors encore marquée par les séquelles de la guerre et mise en coupes réglées par une Camorra déstructurée en une myriade de clans rivaux.

Fille d’un contrebandier de cigarettes, Pupetta est remarquée lors d’un concours de beauté par l’un des nouveaux patrons de la mafia, Pasquale Simonetti, un guappo qui s’est imposé dans le racket alimentaire en cette période de pénurie d’après-guerre, et qui maintenant fait si bien la loi sur la région que c’est à lui que l’on vient même demander justice. Ainsi cet épisode, resté dans les annales, où il contraint un homme à épouser la fille qu’il a abandonnée enceinte : « J’ai dix mille lires dans ma main, je dois les dépenser en fleurs : tu préfères que j’en fasse quoi, que je les dépense pour ton mariage ou pour tes funérailles ? »

Elle-même très vite enceinte de ce « seigneur du crime, justicier et généreux », à la « réputation d’homme juste », Pupetta l’épouse en très grande pompe et, elle qui aspirait pourtant à une vie différente de celle de sa mère, accepte par passion de subir à son tour la malédiction attachée à toute femme de mafieux : « c’est écrit d’avance : ou bien il ira en prison, ou bien il mourra ». De fait, autant admiré que craint et jalousé, Pasquale Simonetti est abattu par un sicaire de son associé, moins de trois mois après les noces. Seule, déjà veuve à vingt ans et bientôt mère, l’impétueuse Pupetta décide de se venger. Acte passionnel et crime d’honneur, son geste prémédité et assumé qui lui fera déclarer lors de son retentissant procès : « Je le referais ! », l’inscrira comme une héroïne dans la légende napolitaine, en même temps qu’il la condamnera à une lourde peine de prison.

Excellant à recréer l’atmosphère de Naples et le rapport ambigu de la ville avec le crime organisé, Philippe Vilain redonne efficacement vie à cette « petite poupée », promise au sort effacé et soumis des femmes de sa ville et de sa génération, et qui devint pourtant, au fil d’un destin sulfureux noué autour d’un caractère fier et bien trempé, cette ambivalente figure de  « Madame Camorra », criminelle aussi réprouvée qu’adulée. La narration au passé et sans beaucoup de dialogues donne à ce portrait historique romancé la coloration sépia d’anciennes photographies, ou encore le contraste d’un vieux film en noir et blanc, que l’on redécouvre avec fascination et étonnement. Dommage que l’histoire s’arrête sur un léger sentiment d’inachevé, obligeant le lecteur, faute d’un épilogue qui aurait été le bienvenu, à chercher ailleurs la suite du parcours de Pupetta. Car, condamnée à dix-huit ans de prison, elle fut graciée en 1965 et connut encore bien des avanies en lien avec des activités criminelles… (4/5)

 

Citations : 

Elle devait se réveiller à cinq heures du matin pour ouvrir la pâtisserie, lever le lourd rideau de fer, nettoyer le sol, recevoir les commandes, les déballer, préparer la caisse. Surtout, elle trouvait injuste que ses frères soient exonérés de toutes ces corvées et qu’ils aient la permission d’arriver  au travail à neuf heures. Pourquoi n’avait-elle pas les mêmes droits qu’eux ? Simplement parce qu’elle était une femme ? Son père ne se justifiait pas : c’était ainsi, voilà tout, il était inutile de protester. Que la vie soit injuste, il lui aurait volontiers donné raison, il le savait mieux que quiconque, lui qui s’était extirpé seul de la misère. L’injustice, il l’avait éprouvée quand il avait dû travailler jeune aux abattoirs, quand il s’esquintait les mains à couper de la viande gelée dans des chambres froides, toutes ses blessures dont il n’avait jamais cru bon de parler ; comme la plupart des trafiquants, c’était par nécessité, pour échapper à la misère et éviter de trimer pour trois lires en usine, qu’il avait modifié ses plans de carrière au sortir de la guerre et fini par s’orienter vers la contrebande. Entre la pénibilité d’une activité peu rémunérée et la dangerosité bien tarifée d’une autre, son choix était tout fait.
 

Tous les Napolitains connaissaient Pasquale Simonetti, le Colosse, un guappo différent des autres, un vrai, reconnu pour sa loyauté, et qui, bien qu’il ne fût pas vieux, avait la nostalgie du temps pas si lointain où les bonnes manières étaient d’usage et le respect de la parole dominait. À l’époque, la diplomatie précédait les tirs, et les sommations devançaient les condoléances. Mais en quelques années, depuis la fin de la guerre, les choses avaient changé, et la situation était anarchique. Personne ne respectait plus personne. La Camorra s’atomisait en d’innombrables clans qui, tous, réclamaient leur territoire et leur part des juteux commerces de la contrebande. Dans un contexte où la criminalité augmentait en même temps que la misère et le chômage des quartiers, l’espoir de gagner facilement de l’argent, voire d’être riche, suscitait des vocations de tueurs.  Désormais, on flinguait à tour de bras, on tuait pour un rien ; les rues s’étaient mues en champs de tir, des ball-traps extraordinaires où des quidams mouraient gratuitement. Pour être accepté par un clan ou gravir la hiérarchie, les garçons apprenaient le crime, devaient démontrer leurs aptitudes et leurs compétences, leur détermination et leur courage, et passer des examens rudimentaires parmi lesquels « le tir au pigeon ». La consigne ? Commettre un meurtre en tirant sur un badaud, un citoyen de hasard, histoire de s’exercer. Des crimes de ce genre se gravaient dans les mémoires. Tous les Napolitains avaient soit entendu le récit, soit été témoins de ces scènes spectaculaires d’innocents tombant en pleine rue. Tous avaient en tête l’image effrayante d’une femme achevée à bout portant de cinq balles de revolver devant un restaurant. Parfois, les cibles n’étaient ni gratuites ni choisies au hasard : une vieille rancune, le souvenir d’une tromperie ou d’une infidélité, une impolitesse, un oubli de saluer, une susceptibilité à fleur de peau pouvait fournir le motif opportun d’une vengeance. Les motifs importaient peu d’ailleurs, pourvu que la mort survienne au terme de l’exercice. Si pour être recruté par un clan, un tel examen de passage était indispensable, si l’on souhaitait être enfin accepté et respecté, il restait à réussir le défi le plus noble, le plus difficile aussi, une sorte d’agrégation du crime : tuer un membre de sa famille – ce qui, dans un curriculum de criminel, distinguait, constituait la preuve d’un engagement solide et révélait la sincérité absolue du  candidat. Ainsi le nombre d’apprentis criminels se multipliait-il, formant de véritables gangs parés pour la guerre entre clans. Pouvoir compter sur des hommes prêts à se sacrifier afin de montrer la puissance du groupe et surtout protéger ledit groupe était fondamental.
 
 
En amour, les sentiments les plus vertueux sont louables mais ils ne suffiront pas à convaincre un chef de famille, qui donnera sa préférence au prétendant le plus argenté, brodant pour excuser les vices d’un bon parti et inventer des disgrâces à un mauvais.


Aucun mafieux n’est athée. Tous sont nés avec la religion, tous ont communié, tous sont baptisés, tous prient, tous se signent en passant devant une église, participent aux rituels, assistent aux messes, au mieux par foi, au pire pour parader et se rendre légitimes au sein de leur communauté. Certains se  révèlent prodigues, aidant les bonnes œuvres de la paroisse en échange de la bénédiction du bon Dieu. La misère des quartiers était si grande au sortir de la guerre que Dieu ne regardait pas trop la provenance des généreuses donations : quelques dizaines de milliers de lires réparaient les âmes, rachetaient les mauvaises consciences ou rendaient l’honneur d’un nom de famille. Être camorriste n’empêchait pas d’être catholique. Bénie par l’Église, la Camorra soutenait financièrement les familles et permettait de suspendre un temps la misère, d’offrir à tous le toit et le petit travail que la société leur refusait. Comment auraient vécu les pauvres de Naples sans leur mafia ? Qu’auraient fait les chômeurs sans ces aides providentielles, sinon mettre la ville à feu et à sang ? Simonetti et Maresca, par exemple, magouilleurs extraits de la misère, qu’auraient-ils pu espérer de leur vie sinon zoner dans leur quartier et abîmer leur santé sur des chaînes d’usine ? À quoi pouvaient-ils aspirer si ce n’est à demeurer pauvres et à subir l’injustice de leur naissance ? D’ailleurs, étaient-ils si différents de tous ces héritiers, devenus hommes d’affaires, qui avaient illégalement spéculé sur les ruines de la guerre pour monter leur entreprise et acquérir des biens immobiliers, tous ceux-là qui s’étaient scandaleusement enrichis ? Au moins, Maresca et Simonetti s’étaient construits sans l’aide de personne comme tous ces pécheurs du petit peuple que la malavita corrompt. Voilà comment raisonnait Pupetta, voilà  ce qu’elle avait appris à penser, voilà aussi pourquoi elle priait.


Ce n’étaient pas des hommes bavards, mais ils se comprenaient à coups de sous-entendus, qui donnaient tout leur sens à leurs phrases inachevées. Même leur grammaire était de contrebande.


Ma fille, tu te rends bien compte de ce que tu fais, j’espère ? Tu sais avec qui tu te fiances ? S’il se prend dix ans de prison, tu devras lui rester fidèle, et ce sera trop tard pour changer d’avis, tu devras lui sacrifier le reste de tes jours, tu le sais, ça, au moins ? Rappelle-toi la fois où ton père a été en prison, tu  sais combien ça a été difficile pour moi ? Mais c’est ainsi, j’ai choisi, j’accepte et j’assume. Mais toi, est-ce que tu parviendras à supporter cette situation, si par malheur il devait arriver quelque chose à ton gars ? Car c’est écrit d’avance : ou bien il ira en prison, ou bien il mourra. 


Une atmosphère délétère envahissait la ville. Tandis que toute l’Italie était menacée par la montée du fascisme, Naples était incendiée par une guerre féroce des clans camorristes. De Melito à Secondigliano, en passant par Forcella, Materdei, le Pallonetto et les quartiers espagnols, les différents secteurs s’entretuaient pour contrôler le racket de la contrebande, et les règlements de comptes, les tueries fabuleuses dignes des meilleurs westerns, les sauvageries des expéditions punitives, les saignées mémorables, les exécutions capitales se multipliaient. Avec l’hiver, on entrait dans la saison des guerres, une drôle de saison, une drôle de guerre entre Napolitains, qui grossissait les cimetières et réjouissait secrètement les armuriers, les conseillers funéraires et les fleuristes. Il n’y avait plus personne en ville le soir, sauf les ragazzi di strada dont les errances ne craignaient aucun danger. Ce n’était pas prudent de sortir, de promener son chien, de crâner sur le front  de mer avec de belles chemises et des robes indécentes. Alors, on se barricadait, tous volets fermés, des fois que des balles se perdent ; on se calfeutrait malgré la chaleur : quitte à mourir, autant choisir sa mort, autant que ce soit d’étouffement. On attendait les nouvelles avec un mélange de terreur et de curiosité, on allumait fébrilement le transistor ou le téléviseur, on voulait savoir qui était mort. Parfois, on reconnaissait certains visages de bons citoyens tombés sous les balles, un voisin, un commerçant du coin, et on se disait qu’on avait eu bien de la chance, parce que, à quelques minutes près, on aurait pu y passer. Et l’on ne parlait plus que de cela, du crime, de la guerre des clans, de la ville à feu et à sang, de la violence sacrée, des morts qui s’ajoutaient à la liste des disparus, des hommes en cavale, des barbares, des monstres, des criminels dont les photos s’exhibaient en première page des journaux. Naples jouit de sa puissance tragique.


Être incarcéré, c’est faire l’expérience du temps, c’est éprouver le temps qui coule en soi sans pouvoir l’arrêter, ni le tuer, ni le tromper, c’est savoir que la vie continue ailleurs, sans soi, malgré soi. Être incarcéré, c’est faire de soi le corps même du temps. De longues années d’enfermement sans voir la lumière, à mal dormir, à supporter les brimades, la violence verbale, les courbatures causées par les matelas de mauvaise qualité, les piqûres de puces et de moustiques, la constipation provoquée par la nourriture infâme, les caillots sanguins dus à l’immobilité, font faner les détenues de manière spectaculaire. Ainsi, les corps perdent leur silhouette, fondent ou grossissent, s’abandonnent ou  compensent ; même les cheveux de la jeunesse grisonnent, les peaux blanchissent et perdent parfois leur pilosité ; des dents tombent jusqu’à ravager la beauté des visages. Les caractères se corrompent. Des histoires circulaient à Poggioreale : une femme avait mis le feu à sa cellule ; un surveillant avait retrouvé l’une d’entre elles roulée en boule sous sa couverture, violée et défigurée par ses codétenues. L’équilibre est précaire en prison : une notoriété se perd à l’issue d’une bagarre, laquelle peut survenir pour rien – un mot de travers, un regard trop insistant, une insomnie, le manque de tabac, l’impossibilité de cantiner. Les calmants et les substances médicales, quand ils n’abrutissent pas, décuplent parfois la violence des détenues. Certaines d’entre elles vont jusqu’au suicide.


 

dimanche 14 juillet 2024

[Smith, Zadie] L'imposture

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'imposture (The Fraud)

Auteur : Zadie SMITH

Traduction : Laetitia DEVAUX

Parution : en anglais en 2023,
                  en français en 2024 (Gallimard)

Pages : 546

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Eliza Touchet est loin d’être une femme ordinaire dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXe siècle. Non seulement, après avoir perdu son mari, elle vit en concubinage à peine masqué avec son cousin par alliance — dont elle se retrouve contrainte de corriger les innombrables romans-fleuves écrits dans la veine de Charles Dickens, le talent en moins —, mais elle est aussi farouchement indépendante et politisée.
Abolitionniste de la première heure, Eliza s’enthousiasme pour un intrigant procès qui déchaîne les passions à Londres : Sir Roger, grand héritier de l’empire Tichborne, disparu en mer des années auparavant, a brusquement refait surface et réclame son dû. À ses côtés, un ancien esclave de la colonie jamaïcaine ayant appartenu à la famille Tichborne témoigne en sa faveur. Mais ce revenant, si grossier et inculte, peut-il vraiment être Sir Roger, comme il le clame ? Et pourquoi cet homme noir prend-il ainsi sa défense ?
Avec L’imposture, Zadie Smith nous entraîne vers un monde victorien fascinant où réalité et fiction se mêlent dans un style très vivant. Au cœur de ce roman historique aux résonances très actuelles naît une grande héroïne qui ose se confronter au passé colonial brutal de l’Angleterre.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Zadie Smith, née à Londres en 1975, a la double nationalité britannico-jamaïcaine. Son premier roman, Sourires de loup, paru en 2001, a connu un succès phénoménal. Ont suivi notamment L’homme à l’autographe (2005), De la beauté (2007), Ceux du Nord-Ouest (2014), Swing Time, élu roman étranger préféré des libraires en 2018 (palmarès Livres Hebdo), Grand Union (2021) et Feel Free (2023), un recueil d’essais. L’imposture signe son retour très attendu au roman, et a été encensé dès sa parution en Grande-Bretagne.

 

Avis :  

Britannique de mère jamaïcaine, Zadie Smith investit pour la première fois le roman historique pour évoquer les hypocrisies d’une Angleterre victorienne que son moralisme affiché n’a pas empêchée, entre autres, de s’enrichir de l’esclavage dans ses colonies.

Les dessous véritables de cette société en apparence si à cheval sur la morale et les conventions, c’est une femme, contrainte sa vie durant de masquer son intelligence et ses idées avancées dans un milieu patriarcal misogyne, qui s’en fait ici le révélateur. Cousine par alliance du romancier William Harrison Ainsworth, la vraie Eliza Touchet fut sa gouvernante, sa correctrice et la brillante hôtesse de ses soirées littéraires, prisées par Dickens et le gratin des auteurs de l’époque. Se glissant dans sa peau en trichant un peu sur les dates pour les besoins de l’intrigue, Zadie Smith en fait un personnage de fiction lucide et sans illusions, dont les commentaires acérés dessinent en creux une société anglaise hypocritement stratifiée, sous ses faux-semblants moraux, autour de la suprématie blanche et masculine de ses classes aisées.

Veuve laissée sans ressources par son défunt mari, Eliza n’a d’autre choix que de faire profil bas pour bénéficier de l’hospitalité de son cousin. Brillante et de fort tempérament, elle est vite devenue, même si tenue pour transparente en tant que femme, la clef de voûte de la maisonnée. Intendance, mais aussi révision des romans aussi insipides que caricaturaux d’un écrivain pourtant bouffi de prétention – se gargarisant de faire partie de la coterie intellectuelle et littéraire de l’époque, il ne fait que propager les idées toutes faites de son milieu, se plaisant par exemple à dépeindre une Jamaïque exotiquement idéalisée à cent lieues des sordides réalités de l’esclavage sucrier –, et enfin secrète béquille affective – un grand amour lesbien assez vite réprimé la lie d’abord à la première Madame Ainsworth, avant qu’elle ne devienne cette fois la maîtresse à tendance sado-masochiste de Monsieur Ainsworth – : c’est tout l’envers du décor que, elle-même obligée par son statut de se draper, à l’inverse de sa nature et de son rôle réel, de modestie et d’invisibilité, elle gère dans l’ombre pour permettre au maître de maison de briller sans vergogne, convaincu de sa légitime supériorité de gentleman.

Tout accoutumée qu’elle soit à se réfréner silencieusement pour se conformer aux attentes sociales, elle est d’autant plus fascinée par les initiatives militantes, comme le boycott du sucre, qu’en cette première moitié de XIXe siècle, quelques poignées de femmes ont choisi de mener en faveur de l’abolitionnisme. Mais, c’est en approchant le témoin clé de l’affaire Tichborne – dont le réel et retentissant procès, symbole de la revanche des classes laborieuses, passionna le pays dans les années 1860 et 1870 – qu’elle découvre le vrai visage, bien loin de ce que l’on en présente alors couramment, de la production sucrière jamaïcaine. Cet homme, Andrew Bogle, esclave dans une plantation anglaise en Jamaïque, fut serviteur chez les Tichborne, une famille aristocratique dont l’héritier disparu dans un naufrage réapparaît quelques décennies plus tard sous les traits d’un boucher à l’accent cockney venu d’Australie. L’imposture semble flagrante, pourtant le procès s’éternise et enflamme la société victorienne. L’histoire personnelle de Bogle obtenue en confidence servira de déclencheur chez Eliza. Bien décidée cette fois à ne faire aucune concession avec la vérité, cette femme contrainte à la dissimulation sa vie durant choisira l’écriture pour libérer sa voix et enfin sortir de sa propre imposture.

Avec ses chapitres courts rivalisant d’esquives entre réalité et fiction en incessants allers-retours temporels, L’imposture empile mensonges et faux-semblants à tous les étages, collectifs comme individuels, pour dénoncer ces complexes et honteux phénomènes de société finissant par parer le plus vil et le plus inacceptable 
en l’occurrence l’esclavage mais aussi toutes les formes de sujétion, sexiste et sociale  des couleurs d’une moralité naturelle et sereine. (4/5)

 

Citations : 

Au fil des ans, elle était parvenue à la conclusion qu’il était inutile de se dresser contre l’ignorance crasse, de même qu’on ne pouvait reprocher à un nourrisson non baptisé de ne pas connaître le Christ. « S’il savait ce que je sais, il ressentirait ce que je ressens », voilà ce qu’elle se répétait souvent pour rester saine d’esprit.
 

C’était peut-être à cause de ce que les vieilles femmes appelaient « le changement ». Une illusion féminine particulière, à ne pas prendre au sérieux, mais apparemment impossible à éviter. Dans l’esprit de Mrs Touchet, cela constituait la dernière haie à franchir dans le steeple-chase imposé aux dames :  
Les humiliations vécues en tant que filles.
Le tri entre les belles, les ordinaires et les laides.
La crainte de finir vieille fille.
Les épreuves du mariage ou de la maternité – ou bien leur absence.
 La disparition de cette beauté autour de laquelle tout semblait tourner.
Le changement de vie.
 

Elle ne pouvait que constater qu’avec l’âge, les frontières tracées autour de sa personne s’estompaient et fluctuaient. Alors que chez beaucoup de gens de sa connaissance, les hommes notamment, les frontières ne faisaient que se renforcer. Ils édifiaient de nouvelles barrières, voire des murs, ou des créneaux. Eliza ne manquait jamais de se féliciter de cette différence.