dimanche 9 février 2025

[Quignard, Pascal] Trésor caché

 




J'ai aimé

 

Titre : Trésor caché

Auteur : Pascal QUIGNARD

Parution : 2025 (Albin Michel)                  

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une femme perd son chat. En l’enterrant dans son jardin, elle met au jour un trésor. Elle voyage. Elle rencontre un homme en Italie. En l’espace d’un an, sa vie est entièrement transformée. 
« J'avais sept ans. J'ai toujours pressenti qu’une douleur lumineuse me toucherait un jour. Je savais que cette douleur inexplicable proviendrait de cette heure où tout, quand j'étais petite, s’était perdu. Il y avait une sorte de neige à la fin de mon enfance qui tombait en silence. Tout devait sortir du fond du monde comme le soleil sort de la nuit. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pascal Quignard est né en 1948 à Verneuil-sur-Avre (France). Il vit à Paris. Il est romancier (Carus, Le Salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde, Terrasse à Rome, Villa Amalia, Les Solidarités mystérieuses, Les Larmes, Dans ce jardin qu'on aimait, L’Amour la mer). Il a composé deux ensembles où la fiction est mêlée à la réflexion (Petits traités, 1981-1990, tomes I à VIII ; Dernier royaume, 2002-2023, tomes I à XII).

 

 

Avis :

Cela commence comme un conte, se poursuit en une balade méditative et s’achève en une réflexion philosophique sur ce qui fait le prix de nos vies éphémères, entre brefs éclats de beauté et fugitives bribes de bonheur.

Alors qu’elle enterre son chat dans son jardin au bord de l’eau, une femme met au jour un trésor, pièces d’or et bijoux, qui, peu à peu monnayé, lui ouvre l’accès au vaste monde. Quittant comme Ulysse ses pénates, elle voyage, vit un dernier amour à Naples, et déjà se referment les quelques semaines de parenthèse éblouie, entre beautés volcaniques des îles tyrrhéniennes et sauvagerie de l’océan atlantique. En l’espace d’une saison, après le chat c’est le tour de l’amant, du père et de l’ex-mari dont il lui reste une fille : une série de deuils qui, au seuil de la vieillesse et du repli sur soi, dans un espace de plus en plus restreint à la maison et au jardin, font écho à l’abandon premier, celui de la mère, inexpliqué, à ses sept ans.

Tantôt « je », tantôt « elle », parfois « nous », diversité des pronoms et unicité des prénoms, Louise pour elle, Luigi, Ludwig ou Louis pour lui, sont autant de balises signalant l’universalité des personnages et du récit, en vérité ni plus ni moins que le reflet fabuleux et cyclique de la vie, symbolisée par l’omniprésence de l’eau sous toutes ses formes. Malgré le temps qui passe et la vie qui s’efface, ce ne sont ici ni tristesse, ni mélancolie qui l’emportent, mais l’émerveillement d’un chant célébrant la beauté et la fragilité du monde jusque dans ses moindres détails. Poétique et contemplative, la narration s’attache aux plus frêles instants de beauté et de plénitude pour enrichir un vécu où jusqu’à la douleur s’illumine comme un trésor de guerre.

Mieux vaut pour apprécier cette lecture aimer musarder autour de l’instant présent en se laissant porter par le patient plaisir de la contemplation. A défaut, c’est l’ennui qui, d’un tableau à l’autre de notre dame nature, en vient à poindre le nez malgré les ciselures d’une l’écriture somptueuse et les subtilités d’un texte tout en nuances, un rien énigmatique. Un ouvrage de qualité, à découvrir sans hâte, dans un savant clair-obscur entre jouissance de la vie et mélancolie de la perte. (3,5/5)

 

 

Citations :

Il n’y a pas que les fleuves qui passent. Tout devient fleuve dès l’instant où on en a de nouveau touché la poussée sans objet et sans but. Trempé sa main dans la poussée sans fin. Les hommes, les chats, les oiseaux, les volières, les musées, les bibliothèques, dès l’instant où on les ressent comme des rivières le long des rives, dès l’instant où on prend conscience d’une étrange détresse des saisons et des âges, ce sont toutes et tous des épaves qui s’en vont. Des bois flottés, des feuilles. De temps à autre des ballons, des bouteilles, des canards qui défilent sous les yeux. J’en ai écouté le murmure, plutôt que la signification. J’en ai vu le départ, la beauté particulière, le mouvement, l’adieu. Il y a toujours tellement plus d’adieux que de desseins ou d’intérêts dans les événements qu’on vit ou dans les situations où l’on se trouve. Quand je réside quelque part, c’est à la fin de la matinée que j’emprunte les ruelles en direction des quais, des berges, des auberges. À Metz comme à Bruges il n’y a que cela : des quais, des canaux, des ponts de pierre, des ponts levants, des bassins. Des bassins dans les parcs. Des cascades. Des fontaines jaillissantes. Des flaques qui se sont faites au milieu des chemins de gravier, des petites fondrières qui se sont creusées ou retenues dans les sentiers de sable. Tout ce qui est rive m’enchante. Tout ce qui est reflet me trouble.
 

Il y a parfois des amours bloqués dans le silence comme des voyageurs peuvent être bloqués par la neige. Ils n’atteignent pas dimanche. Parfois il faut abandonner la voiture à même la congère. Parfois il faut rebrousser chemin sur la route en lacets, sur la route de montagne qui se révèle trop raide, trop vertigineuse, trop pénible. Parfois il faut rechercher la station d’avant, il faut savoir aller à reculons, où on était heureux.
 

Même une enfance horrible est un paradis perdu.
 

Le chagrin illumine étrangement le monde. Le deuil y porte son ombre mais cette ombre, souvent, en souligne, en accuse, en augmente la beauté en même temps que la détresse. L’une et l’autre appartiennent au plus insaisissable de l’âme. C’est ainsi que la mélancolie embellit le présent.
 

À la vérité la mémoire est loin d’être douce. Plus elle semble suave, moins elle a de tendresse. Elle tient à la disposition des vivants de si choquantes et curieuses archives. Chacun le plus souvent les tait. Elles sont si précises, si indicibles et si inopinées. Elles se tassent dans l’ombre. Celui qui a disparu se mêle à la vie de celle qui les ranime. On s’efforce de les tasser dans l’oubli.
 

Il évoquait si peu son passé mais il se murmurait à lui-même quand il marchait, quand il pouvait marcher, quand il aimait marcher : Comme l’âme peine à effacer ce qu’elle n’a pas aimé ! Et comme elle aime le pire puisqu’elle ne trouve jamais rien au fond d’elle-même qui le désagrège ! Comme elle l’entoure de soins, cette horreur. Plus le passé est humiliant, plus elle le choie.
 
 
Plus la mémoire de son père s’effondre, plus elle cherche à se souvenir de tout. Elle met un point d’honneur à retenir les moindres détails, les noms de ceux qui passent, les anecdotes les plus saugrenues dont on lui fait part. Elle ne tient pas de journal mais elle fait des listes. Des listes de courses. Des listes de ce qu’elle aime. Des listes des voyages qu’elle projetterait volontiers de faire. Des listes des fleurs qu’elle voudrait acheter afin de les planter dans le jardin de Sens. Des listes des choses inoubliables.


À l’intérieur des bâtisses – que ce fût la maison, que ce fût le hangar – l’océan faisait un extraordinaire vacarme. Les vagues hautes, impérieuses, s’acharnaient sur les roches qui servaient de fondations, éclataient sur les vitres, résonnaient contre les murs nouvellement enduits et restés nus. Une brume grise d’hiver, dégouttante, montait le long des poteaux dans le champ qui précédait les bâtiments. Toute la clôture fumait curieusement. Chaque piquet tout droit, dans l’air, lançait sa petite haleine particulière. Le champ de devant et le champ voisin étaient entourés de ces étroites poussées de fumées silencieuses de novembre, de décembre. C’était comme des cierges qu’on allume dans les églises pour faire des vœux. Un dieu inconnu, encoléré, irascible, violent, était attendu, était supplié, était fêté par les poteaux du champ et la bouche des beaux chevaux du centre d’équitation qui soufflaient dans le vent froid, dans la prairie située à l’ouest.


La douleur ne se plaît pas à assaillir aux moments où on pourrait l’affronter, où on pourrait lutter à armes égales, où on pourrait s’adresser à elle, la surmonter peut-être. La douleur est plutôt une bête féroce et parfaitement calme qui revient quand la proie ou l’enfant ou la victime n’est plus prête à se défendre d’elle, quand elle peut sauter sur elle, quand elle peut la saisir à la gorge, enfoncer jusqu’au fond de la gorge ses crocs, renverser d’un coup tout le corps, la faire tomber, la laisser pour morte.


Une sensation plus intense vient sourdre de n’importe quelle souffrance dès lors qu’elle a été extrême. Sentir, même dans cette souffrance, est le trésor. Sentir plus fort, de plus en plus fort, à cause de cette souffrance, est le trésor. Cette compagnie que la douleur fait à la sensation nourrit même une joie qui se fait fabuleuse. Il y a un seau plein de merveilles qui se hisse du fond de l’ombre du monde. Quelque chose de tellement énigmatique flotte dans l’espace. Chaque aube, au terme de chaque sommeil renouvelée, autour de chaque obscurité renouvelée, se fait toujours plus pure. Toujours plus insondable. 


Il est nécessaire de temps à autre – au moins une fois dans sa vie – d’entrer dans sa maison à la façon dont on ouvre un réfrigérateur au retour d’un week-end prolongé ou à la suite de courtes vacances. On ne sait plus ce qu’on y a laissé. Il s’agit de rentrer chez soi comme si on n’y était jamais venu. Pénétrer dans le lieu qu’on a bâti, qu’on a cloisonné, qu’on a peint, qu’on a aménagé, qu’on a meublé, comme un voleur qui le découvrirait dans la nuit, à la lueur de sa lampe torche, dans le plus complet silence, n’était le susurrement de ses pas.
Alors, dans la stupeur, ou bien dans la consternation – alors qu’on voit ce que l’on voit et qu’on renifle ce que l’on sent dans la fraîcheur pourrie du réfrigérateur grand ouvert –, il est possible qu’on s’assoie sur le carrelage avec découragement. On ramasse tout. On jette tout. On nettoie avec un peu d’eau et de vinaigre. On reprend souffle, on aère. On reprend force. On reprend courage. On a tourné une vieille clé qui a paru étrangement inhabituelle dans la serrure. Aussitôt il faut tout allumer, partout, autant que faire se peut. On encrante ses lunettes sur l’arête de son nez. On visite sa vie pièce par pièce. Il faut suréclairer toutes les chambres, même les cabinets de toilette, même le dressing, la buanderie, l’office, les salles de bain, tout. Ensuite juger froidement chaque détail, chaque meuble, chaque fauteuil, chaque secrétaire, les tapis, les gravures, les toiles. Il faut examiner chaque instrument de musique comme une côtelette de veau froide. Il faut examiner chaque commode comme un pot de yaourt périmé. Il faut examiner les châles, les couvertures, les dessus-de-lit, les tentures comme des tranches de jambon sous vide devenues aussi grises que peut l’être la petite fourrure d’une souris qui fuse sur le plancher poussiéreux du grenier – ou bien qui détale et qui file dans l’herbe du jardin – ou bien qui se dérobe dans le recoin du cellier pourchassée par Petit Ruisseau, Petit Bach, Petit Bec, Brooklett, Rillette, Petit Bekkr… On dépose précieusement au fond du sac-poubelle les boîtes périmées, les pots de confiture recouverts d’étranges lèpres, boursouflures, croûtes, décorations. Alors on peut donner – donner à ceux qui passent, donner à ceux qui visitent, donner morceau par morceau, pendule par vase, cruche par secrétaire, lampadaire par lustre, vaisselle, vitrine, ma collection de minéraux, ma collection de serrures anciennes. Flacons, bouteilles renflées et clissées, carafes, lunettes de soleil, jumelles de théâtre, éventail. Quoi de plus beau qu’une éponge et un seau, un peu de lessive, l’odeur prononcée et pour ainsi dire déjà propre de l’eau de Javel, pour nettoyer les parois des murs, les planches des bibliothèques, humides, brillantes tout à coup ? Quelle merveille qu’une bibliothèque vide. Les souvenirs ne sont que des détresses. Tellement de trahisons sont venues les mordre ou les pourrir. Ce ne sont plus les amants qui se perdaient dans leurs reflets au fond de l’eau de la fontaine comme au début de leur amour. Désormais c’est le roi qu’ils redoutent, qui les surplombe, qui occupe tout l’espace dans la ramure de l’arbre où il était à les guetter, à surveiller, à condamner, à punir. Le roi n’observe que l’épée entre eux, point les yeux qui se ferment, point l’âme de chacun plongée dans le regard de l’autre. Car les objets ne portent pas bonheur : ce sont d’affreux fétiches aux halos dangereux, aux influences toxiques, aux puissances douloureuses et jalouses. Tous les cadeaux qui ont perverti d’une manière ou d’une autre les affections, toutes les aumônes qui ont détourné l’adresse des tendresses sont faits pour être recueillis par les antiquaires, ramassés par les brocanteurs, amoncelés par les archéologues de la même façon que tous les détritus des fêtes et des banquets sont destinés à être renversés et broyés à l’arrière des camions des boueux qui sillonnent les rues dans un grand vacarme dénonciateur et vengeur avant même que la nuit s’efface.


 

vendredi 7 février 2025

[Barba, Andrés] Le dernier jour de la vie antérieure

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le dernier jour de la vie antérieure
            (El último día de la vida anterior)

Auteur : Andrés BARBA

Traduction : François GAUDRY

Parution : en espagnol en 2023
                  en français (Christian Bourgois)
                  en 2024

Pages : 160

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans une maison vide promise à la vente, une agente immobilière découvre un enfant assis sur une chaise. Il la regarde sans ciller, dans un accoutrement désuet qui ajoute à son étrangeté. Leur rencontre bouleverse le quotidien de cette employée sans histoire : elle retourne jour après jour sur les lieux, à l’insu de ses proches, obnubilée par cet être et ce foyer désert qui partagent un lien invisible. Bientôt, un dialogue se noue entre la femme et l’enfant, un jeu se met en place, et la maison se peuple. Car l’irruption d’un enfant dans la routine des adultes ne manque jamais de troubler l’ordre établi.
Le dernier jour de la vie antérieure ressemble à une parfaite histoire de fantôme : une maison hantée, un « autre » mystérieux, des voix qui se font écho… Pourtant tout est plus réel qu’il n’y paraît. Frayant avec le fantastique, Andrés Barba dépeint l’enfance sans angélisme et nous plonge au cœur de la fragilité humaine, quand la culpabilité perturbe notre quiétude.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Andrés Barba est né à Madrid en 1975. Il est diplômé en lettres espagnoles. Il a publié son premier livre en 1997, El hueso que más duele. Il a représenté l’Espagne dans divers congrès de jeunes auteurs de fiction et de théâtre. Il a enseigné au Bowdoin College (Etats-Unis) et est actuellement professeur à l’Université de Madrid. Ses trois premiers romans traduits en français ont été salués par la presse à leur publication.

 

 

Avis :

Alice aux pays des merveilles est une métaphore du passage à l’âge adulte, quand l’enfance empreinte de merveilleux cède la place à la normalité. Dans une traversée du miroir à rebours écrite dans un moment de crise personnelle, Andrés Barba imagine une échappée extralucide hors d’un quotidien étriqué, pour un très poétique retour à soi-même et à l’enfant perdu en soi.

L’héroïne du livre est une agente immobilière. Tout à sa performance professionnelle, elle semble n’avoir jamais réellement pris conscience de la relative aridité de sa vie, entre un compagnon plus âgé qui ne lui a jamais donné d’enfant et un patron ne montrant de personnel que son souci pour son chien vieillissant. Mais voilà qu’un raté survient dans cette mécanique depuis longtemps en pilotage automatique. Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, ce qu’elle repousse d’abord comme irrationnel n’en finit plus de s’imposer dans son esprit, l’obligeant bientôt à déroger à ses certitudes et à ses habitudes.

Tout commence lors de sa première visite d’une vieille villa désertée, l’une des ces demeures dont on se dit qu’elles ont une âme tant y vibre encore l’écho des vies passées qu’elles ont abritées. C’est en ces murs réduits au silence que le réel se craquelle en laissant se matérialiser un garçonnet aux vêtements désuets et à l’étrange regard fixe. L’ayant chassé par réflexe, la jeune femme ne parvient pourtant pas à l’oublier et n’a dès lors de cesse que de revenir le retrouver. 
 
Une relation amicale se noue entre l’adulte et l’enfant, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent ensemble, comme dans un bégaiement du temps, dans la répétition sans fin d’une même scène du passé. Alors, venant conjurer le sort qui jadis mura le garçon dans le chagrin et la culpabilité après avoir brisé sa famille, les mots et la bienveillance de la femme se feront les clés de la délivrance. Le présent ayant cessé de répéter le passé, le futur pourra advenir, tant pour lui dont on entendra pour la première fois le prénom, que pour elle, encore incrédule : « Est-ce là que ça arrive ? Ça doit être là. Un enfant l’a sortie de la vie. Un enfant l’a rendue à elle-même. »

Tout concourt dans ce texte à faire perdre pied dans un subtil mélange de réel et d’irrationalité, une distorsion troublante du temps et de la réalité née du décalage qui, insensiblement et sans même que l'héroïne en ait conscience, a fini par s’immiscer entre ses aspirations profondes et les matérialités de son existence. De l’enfant ou de la femme, impossible de démêler qui projette l’autre, mais peu importe, les deux ont besoin l’un de l’autre et s’entraident à sortir chacun de leur impasse respective. Un roman pas si facile d’accès tant il désarçonne, mais une réussite indéniablement originale et poétique, pour illustrer le poids de nos boulets psychologiques et les curieux détours de l’inconscient pour espérer enfin se libérer. (4/5)

 

 

Citations :

N’est-ce pas cela l’amour : un dialogue infini et anodin, sans objet, simple confirmation de la présence ?

Est-ce là que ça arrive ? Ça doit être là. Un enfant l’a sortie de la vie. Un enfant l’a rendue à elle-même.


 

mercredi 5 février 2025

[Echenoz, Jean] Bristol

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Bristol

Auteur : Jean ECHENOZ

Parution : 2025 (Minuit)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

- Alors qu'est-ce que vous faites dans la région, dites-moi un peu, s'inquiète le commandant Parker.
- Disons que c'est pour un film que je suis en train de tourner, indique Robert. Comme vous voyez.
- On ne m'en avait pas averti, regrette le commandant, mais voilà qui m'intéresse beaucoup. Et quel genre de film, au juste ?
- Toujours pareil, expose Robert, l'amour et l'aventure. Avec l'Afrique et ses mystères, vous voyez le genre.
- Ah oui, soupire le commandant Parker, je vois en effet très bien le genre. Et pour votre histoire d'amour, vous avez pris quelle actrice ?
- Céleste, dit Robert. Céleste Oppen.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean Echenoz est né à Orange (Vaucluse) en 1947. Prix Médicis 1983 pour Cherokee. Prix Goncourt 1999 pour Je m'en vais.

 

Avis :

Il y avait eu Gérard Fulmar, il y a maintenant Robert Bristol, le tout dernier anti-héros dont Jean Echenoz s’amuse à mettre en scène la banale médiocrité avec tous les codes du roman d’action. Voici donc Bristol, cinéaste de bas étage pris par mégarde dans une presque affaire policière, ou quand le prosaïsme se déguise en film et en roman.

Il faut bien du talent pour faire un tout à partir de rien, ou disons de peu. Echenoz est passé maître à ce jeu, mais pas son personnage, cinéaste à petits budgets et acteurs obscurs, qui avec « le moins doit faire imaginer le plus ». Tout à sa frugale préparation du tournage d’un navet en Afrique australe, le voilà qui ne prête guère attention à ce qui se passe dans son voisinage, à commencer par la défenestration d’un homme nu, à l’identité mystérieuse, depuis l’étage supérieur de son immeuble parisien. A vrai dire, ce triste fait divers n’aurait aucune raison de le concerner, si l’ennui ranci d’une voisine et la complaisance négligente d’un officier de police judiciaire ne venaient faire de lui, si terne et insignifiant soit-il, le possible méchant d’une histoire peut-être louche. Quand on disait qu’un rien peut devenir quelque chose…

Ayant d’ores et déjà réussi la mise en abyme de deux non-histoires, celle d’un mauvais film dans un décor en toc et, pendant les pauses du tournage, les piètres tribulations d’un faux malfaiteur, l’auteur n’en a pas pourtant pas fini avec les jeux de mise en scène de son pas grand-chose de départ. Laissant régulièrement la narration au second plan, il multiplie les décalages, interpelle le lecteur, le prend à partie sur sa manière de raconter certaines scènes, commente ses choix et ses hésitations, ajoutant encore une couche à son mille-feuilles, celle qui nous en rend, lui et nous, partie prenante. Et puis, les détails comptant autant que la structure, il parfait jubilatoirement le tout en y glissant des allusions discrètes à d’autres œuvres, démentant aussitôt se prendre au sérieux en faisant en même temps assaut d’une érudition ostensiblement saugrenue. Un rien habille le creux, surtout les mots savants…

De fausses histoires aux velléités d’intrigue, des losers mal déguisés en personnages, enfin des cinéastes et des écrivains jouant aux maquignons avec leurs œuvres : c’est avec la plus totale dérision, dans une connivence complice et amusée, que Jean Echenoz se joue des pires trivialités pour démontrer par l’absurde, en vrai virtuose de la langue et des mots, que l’on peut bien, en effet, faire du rien une œuvre d’art. (4/5)

 

Citations :

Si Bristol se prête volontiers aux propos tourbillonnaires de Severinsen, sans doute est-ce qu’il la trouve distrayante, pourquoi pas séduisante malgré son âge qui n’est pas loin du sien – son prénom dit assez qu’il n’est pas un jeune homme, on n’appelle plus personne Robert depuis longtemps. Peut-être désirable, bavarde assurément : ce sont maintenant l’usure du tapis d’escalier, les nouvelles boîtes aux lettres à prévoir et le caractère abrupt de la gardienne qu’évoque Michèle Severinsen à jet continu. Sous cette averse, Bristol émet des avis brefs autant qu’inefficaces comme on essaie d’ouvrir un parapluie rétif, avant de mettre un terme à ce monologue comme on arrache un sparadrap : d’un seul coup vif, c’est mieux. Il a descendu trois étages et traversé le hall, puis il fait un peu froid dans la rue des Eaux.


Tout dépend de l’angle et du cadrage et plus tard, à la post-production, un peu de musique derrière et trois effets spéciaux feront l’affaire. Car ainsi va le cinématographe où le moins doit faire imaginer le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque où rien n’arrive à l’extérieur du cadre : hors de son rectangle où se déroule une guerre sans merci, riche en clameurs sauvages, corps démantelés et sang giclant un peu partout, il n’y a que deux types dont l’un tient une perche et l’autre un réflecteur, l’un regarde sa montre et l’autre s’éponge le front.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

lundi 3 février 2025

[Lynch, Paul] Le chant du prophète

 





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Le chant du prophète
            (Prophet Song)

Auteur : Paul LYNCH

Traduction : Marina BORASO

Parution : en anglais (Irlande) en 2023
                  en français (Albin Michel)
                  en 2025

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À Dublin, un soir de pluie, deux hommes frappent à la porte d’Eilish Stack. Membres d’une toute nouvelle police secrète – le GNSB –, ils demandent à s’entretenir avec son mari, enseignant et syndicaliste, mais celui-ci est absent. Larry se rend au commissariat dès le lendemain, puis disparaît dans des circonstances troublantes. Tandis que le malaise s’installe peu à peu, Eilish voit son quotidien et celui de ses quatre enfants amputés d’une liberté qu’elle tenait pour acquise. Bientôt l’état d’urgence est déclaré, les rumeurs parlent de camps d’internement…
Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?
Récompensé par le Booker Prize, Le Chant du prophète saisit, dans un souffle d’une puissance implacable, le basculement progressif d’une société vers l’autoritarisme. Paul Lynch nous fait vivre cette expérience à travers un regard – celui d’une femme – qui nous renvoie à notre propre aveuglement.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1977 dans le Donegal, Paul Lynch est l’auteur de quatre précédents romans, publiés aux éditions Albin Michel : Un ciel rouge, le matin, finaliste du prix du Meilleur Livre étranger ; La Neige noire, lauréat du prix Libr’à Nous, Grace, élu Meilleur Roman de l’année en Irlande, et Au-delà de la mer, lauréat du prix Gens de mer. Il vit à Dublin.

 

 

Avis :

Cela pourrait se passer dans n’importe lequel de ces pays autocratiques dont les habitants fuient en masse les persécutions ou la guerre. Sauf que le roman se déroule quelque part en Occident, un mot par-ci par-là permettant de le localiser en Irlande. En décrivant avec vraisemblance le glissement d’une société comme la nôtre dans la dictature, Paul Lynch pointe nos aveuglements face à la montée des extrémismes populistes en Occident et nous fait vivre de l’intérieur ce cauchemar qui n’arrive pas qu’aux autres : devoir fuir pour sauver sa peau et celle de ses enfants.

C’est en pente douce que s’ouvre le récit. Tandis que le frais élu gouvernement populiste irlandais vient de décréter l’état d’urgence pour mieux mater l’opposition, le mari syndicaliste d’Eilish disparaît après s’être rendu à une convocation de la toute nouvelle police secrète. Entre son travail de microbiologiste, ses quatre enfants – l’un presque adulte, l’autre encore en bas âge – et son père en perte d’autonomie à l’autre bout de la ville, Eilish n’a d’autre choix que de mettre de côté ses angoisses pour gérer comme elle peut un quotidien de plus en plus compliqué.

Mais, la rébellion s’organisant face au régime de terreur grandissante entretenu par le pouvoir en place, bientôt la guerre civile éclate. Enfermée dans le déni et incapable de croire au pire, Eilish s’obstine longtemps à ne rien vouloir lâcher de sa vie d’avant. Jusqu’à ce que tout s’écroule pour de bon, la violence transformant son existence et celle des siens en une descente aux enfers vertigineuse. Ne reste que la fuite pour tenter de sauver les survivants, dans une déroute absolue qui lui fait penser qu’« elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose », un pauvre ballot livré à l’encan des passeurs, l’un de ses migrants n’ayant plus que sa vie comme bagage, et encore, rien n’est moins sûr.

L’immense force du roman est son réalisme confondant, alors que, narré du point de vue d’Eilish, autant dire de celui du lecteur tant l’identification fonctionne à plein, il nous immerge dans son histoire comme dans une essoreuse, encore incrédules de basculer d’un quotidien que l’on croyait à l’abri dans nos contrées à une réalité cauchemardesque qui n’en finit pas de tout nous arracher. Rien n’arrive en ces pages qui ne soit perçu au travers du flux de conscience d’Eilish, au fil de pensées et de sensations qui, collant aux évènements, donnent pour rythme au texte celui, de plus en plus erratique, de la respiration du personnage. Ainsi, faits, réflexions et dialogues se mêlent en une onde unique de phrases indifférenciées, tout entières centrées sur les effets concrets de la situation du pays sur la vie ordinaire, matérielle d’abord quand l’essentiel vient à manquer, affective surtout lorsqu’aux côtés d’Eilish, l’on se retrouve seul et impuissant à protéger ceux qu’on aime.

Rares sont les livres qui vous immergent avec une telle force, lecteur et personnage ne faisant plus qu’un et suffocant tous deux dans un réveil cauchemardesque, celui qui succède à l’aveuglement d’une vie si bien tendue autour de ses préoccupations quotidiennes qu’elle n’a rien vu venir de ce qui la menaçait. Avec la montée un peu partout des extrémismes de toutes sortes, les ombres sont pourtant là toutes proches, préfigurant chez nous aussi de fort possibles avenirs sombres. Alors, le sort de ces migrants que l’on pense aujourd’hui venir de mondes qui ne sont pas les nôtres prend soudain une dimension universelle. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

L’histoire, c’est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir, de tous ceux qui n’ont jamais eu le choix, comment partir quand on n’a nulle part où aller, on ne va nulle part quand nos enfants ne peuvent pas obtenir de passeport, on ne va nulle part quand on a les pieds enracinés dans le sol et qu’il faudrait les arracher. 


C’est l’hôpital militaire de Smithfield, il est géré par les forces de défense. Dans le corps d’Eilish, quelque chose glisse en laissant dans son sillage un dépôt nauséeux, elle tousse pour s’éclaircir la voix. Pourquoi mon fils est-il dans un hôpital militaire, qu’a-t-il à faire dans ce genre d’endroit ? La bouche continue de parler parce que la bouche ne sait pas, c’est pour ça qu’elle pose des questions et attend une réponse tandis que le corps parle comme s’il savait depuis toujours, elle se sent au bord du malaise, la voilà assise avec un gobelet dans la main, elle boit un peu d’eau et se lève pour chercher une poubelle, elle tend le gobelet pour que quelqu’un le prenne mais personne n’ose s’approcher, d’un geste rapide sa main exprime sa fureur. Quelqu’un veut bien me l’écrire, le nom de ce putain d’hôpital, et prenez aussi ce gobelet.


Je vous ai entendue parler, tout à l’heure, lui dit-il, j’entends la même chose tous les jours, c’est toujours pareil. Il fléchit le cou en aspirant longuement le tabac, puis relève la tête pour rejeter la fumée de toutes ses forces. Le plus probable, c’est que votre fils soit détenu ici, ils les emmènent dans la section militaire pour les interroger, et après ça, c’est fini, on ne vous dit plus rien, écoutez, je suis obligé de vous parler franchement, il vaudrait mieux que vous alliez vous renseigner à la morgue, c’est ce que je ferais à votre place, ne serait-ce que pour écarter cette possibilité dans l’immédiat. Eilish regarde l’homme sans comprendre. Écarter quelle possibilité ? L’expression torturée sur le visage de l’homme, il tourne les talons et elle lui crie pendant qu’il s’éloigne, qu’est-ce que j’irais faire là-bas, à quoi ça pourrait bien servir ?


(…) le ciel a le corps semé d’ecchymoses (…)


Eilish contemple les flammes dans une sorte de transe, la lueur du feu qui danse devant eux, qui se tend vers les yeux toujours plongés dans le noir, que sont ces gens une fois privés de leurs yeux, que sont-ils lorsque ceux-ci restent aveugles au futur, ces gens piégés entre le feu et l’obscurité ? Paupières baissées, elle voit tout ce qui a été consumé, elle voit tout son amour et le peu qui subsiste, il ne reste qu’un corps, un corps qui n’a plus de cœur, un corps aux pieds enflés qui doit faire avancer les enfants… La femme aux yeux dévastés leur propose de partager sa tente. Il fait froid, ce soir, et la pluie est pour bientôt, dit-elle, vous ne pouvez pas dormir dehors avec ce petit, de toute façon il y a huit places à l’intérieur, la nuit dernière on y a casé douze personnes.


Ben se retourne, mains tendues vers son visage, il se met à pleurer et se calme lorsqu’elle lui caresse la joue. Elle chuchote à son oreille, bien qu’il n’y ait pas de mots pour un enfant aussi jeune, pas d’explication à ce qui a été fait, et pourtant il gardera à jamais la connaissance de choses dont il n’aura pas souvenir, il la portera dans son sang comme un poison.
 
 
La nuit touche à sa fin, les contours du poste britannique s’esquissent un peu plus loin, les barrières en tôle ondulée, les barbelés, la tour de garde et la route qui continue de se dérouler, elle sait qu’une fois cette limite franchie, le poids commencera à se faire sentir, les choses qu’on laisse derrière soi ne disparaissent pas pour autant, bien au contraire, elles ne cesseront de s’alourdir et ils les porteront à jamais sur leurs épaules. 


L’intérieur est bondé, elle n’a pas envie de monter, le chauffeur s’empare de leurs bagages et les pousse vers le véhicule, d’un geste du pouce il leur commande de grimper mais elle est incapable de faire le moindre mouvement, Molly la regarde et l’homme au bouc a l’air exaspéré, il se frotte la bouche avec sa manche avant de leur crier, grouillez-vous, merde. Elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose, voilà ce qu’elle pense, une chose qui monte dans le camion avec un enfant dans les bras, Molly à sa suite, elle entend le hayon qui se referme et une étrange plainte qui émane des arbres.


(…) qui d’entre nous aurait pu deviner ce qui nous attendait, apparemment certains l’avaient compris, mais je me suis toujours demandé comment ils en étaient aussi sûrs, ça paraissait tellement inimaginable, tout ce qui s’est passé, jamais je ne l’aurais cru, jamais de la vie, je ne comprenais pas ceux qui décidaient de partir, s’en aller comme ça, du jour au lendemain, en laissant tout derrière eux, en abandonnant leur vie d’avant, tout ce qui faisait leur existence, à l’époque on ne l’envisageait même pas, et plus j’y réfléchis, plus je me dis qu’on ne pouvait rien faire en réalité, vous voyez, on était coincés quand on nous a proposé ces visas, c’est difficile de s’en aller quand on a tant d’engagements et de responsabilités, et le jour où la situation a empiré on n’avait plus aucune marge de manœuvre, ce que j’essaie de vous expliquer, c’est qu’avant je croyais au libre arbitre, si vous m’aviez posé la question avant que tout ça n’arrive, je vous aurais répondu que j’étais libre comme l’air, mais aujourd’hui je n’en suis plus aussi certaine, je doute qu’il existe un quelconque libre arbitre quand on est pris dans quelque chose d’aussi monstrueux, une chose en appelle une autre et, à la fin, cette horreur obéit à sa propre dynamique, on ne peut plus rien y changer, maintenant, je me rends compte que ce que je prenais pour de la liberté n’était qu’une façon de se battre, la liberté, on ne l’a jamais eue. 


Mona prend Ben par la main pour le faire danser, enfin, dit-elle, il faut garder à l’esprit que nous sommes toujours là alors que tant d’autres ont disparu, nous on a la chance de pouvoir espérer un bel avenir, désormais c’est vers lui qu’on doit se tourner, n’êtes-vous pas d’accord, c’est peut-être la seule liberté qu’il nous reste, se projeter dans l’avenir, ça aide à se l’approprier, si on continue à regarder en arrière on se condamne, d’une certaine façon, et on a encore des choses à vivre, regardez mes deux garçons, ils sont le portrait craché de leur père, ils ont la vie devant eux, je compte bien m’en assurer, c’est pareil pour vos enfants, il faut qu’ils vivent aussi…


(…) croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre, le chant du prophète dit toujours la même chose, un chant identique répété de siècle en siècle, le tranchant de l’épée, le monde dévoré par les flammes, le soleil qui sombre en plein midi, la furie d’un quelconque Dieu s’incarnant dans la bouche du prophète qui s’emporte contre l’iniquité à abattre, ce n’est pas la fin du monde que chante le prophète mais le sort de certains d’entre nous, autrefois, aujourd’hui ou dans les temps à venir, le sort de certains et non de tous, il dit qu’à chaque moment le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information, l’écho d’événements transformés en récit (…) 




 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

samedi 1 février 2025

[Louis, Edouard] L'effondrement

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'effondrement

Auteur : Edouard LOUIS

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Mon frère a passé une grande partie de sa vie à rêver. Dans son univers ouvrier et pauvre où la violence sociale se manifestait souvent par la manière dont elle limitait les désirs, lui imaginait qu’il deviendrait un artisan mondialement connu, qu’il voyagerait, qu’il ferait fortune, qu’il réparerait des cathédrales, que son père, qui avait disparu, reviendrait et l’aimerait.
Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.
Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.
À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio.
Ce livre est l’histoire d’un effondrement.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Édouard Louis est écrivain. Il est l’auteur de plusieurs livres autobiographiques qui ont été traduits dans plus de trente langues.

 

Avis :

En 2014, Edouard Louis faisait à vingt-et-un ans une entrée fracassante en littérature avec un roman largement autobiographique dénonçant l’homophobie. Une décennie plus tard, il en est au septième livre consacré à sa famille, le dernier sur ce sujet annonce-t-il, où il s’interroge sur son demi-frère, tué par l’alcoolisme à trente-huit ans.

De neuf ans son aîné, ce frère sans prénom dans le livre avait la même mère qu’Edouard Louis, mais pas le même père. Un père qui les a abandonnés, lui et une autre demi-sœur de l’auteur, lorsque leur mère s’est remariée. La fille s’en est remise, pas le garçon qui a sombré dans la dépression et l’alcoolisme, incitant l’auteur à réfléchir, au-delà des déterminismes sociaux liant ici pauvreté, délinquance, alcool et mort prématurée, à la psychologie de ce frère par ailleurs si violemment homophobe que lui-même avait depuis longtemps préféré ne jamais le revoir.

« Je détestais souvent mon frère, mais j’ai besoin de comprendre », écrit-il. Parce que, même s’il n’était alors qu’adolescent, une question l’obsède : « Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et ce sourire de mon frère me jette la question au visage, et je ne sais pas, je ne sais pas. » « Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli. » Alors, l’auteur fouille ses souvenirs, interroge ses proches et ceux de son frère, s’intéresse à la psychiatrie et à la psychanalyse en lisant Freud, Binswanger, Michel Foucault ou encore Julia Kristeva, enfin trouve dans la littérature, chez Anne Carson et Jamaica Kincaid par exemple, d’autres récits en résonance avec le sien.
 
Entre doute et tristesse, une forme de tendresse hésitante pour ce frère maudit, blessé dans son être jusqu’à s’autodétruire, s’insinue entre les lignes de ce texte qui, s’ouvrant sur l’annonce d’une mort sordide et s’attachant dans la plus grande sobriété de style à recoller les morceaux d’une existence enlisée dans la souffrance, reconstitue ce qui apparaît comme le destin aveugle d’un personnage de tragédie grecque. Né dans un autre milieu et non dans cette « partie de la classe ouvrière [où] les blessures psychologiques n’existent pas », où il n’y a aucun lieu pour les dire et pas non plus « d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies » par manque d’argent et d’accompagnement, qui sait ce que ce frère aurait pu devenir malgré tout ? Et l’auteur de s’interroger sur ce qui fait nos destinées. « A  quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop  tard ? »

Terrible anamnèse d’un naufrage humain, social et familial, ce texte très contenu qui dévoile fort honnêtement la perplexité mêlée de ressentiment et de regret de l’auteur ne laisse de beau rôle à personne. Un récit navrant et bouleversant, aussi sensible que lucide. (4/5)

 

Citations :

Mon frère a toujours eu cette tendance à vouloir le monde, il n’a jamais su que rêver grand, jamais de petits rêves, jamais les petits rêves que la plupart des gens formulent au quotidien, trouver un pavillon, acheter une voiture pour les promenades du dimanche, non, il n’a jamais su rêver que de gloire, et je crois que c’est la dimension de ses rêves, et le désajustement entre leur dimension et toutes les impossibilités qui ont formé sa vie, la misère, la pauvreté, le nord de la France, son destin, je crois que ce sont toutes ces contradictions qui l’ont rendu si malheureux. Mon frère était malade de ses rêves.
 

(…) mon père a laissé éclater un long rire sonore.
Il a ri, un long rire saccadé qui remplissait toute la pièce, et il a dit, je me souviens, je sens encore ma présence au milieu de la cuisine, la tiédeur sur mon visage, mon père a dit : Mais tu te fous de ma gueule ou quoi ? Tu crois que je vais croire un raté comme toi qui n’a jamais été capable de foutre quelque chose de sa vie ? Un bon à rien comme toi ? Tu crois que je vais te croire parce que tu m’as apporté un bout de papier que n’importe qui peut me ramener ? Mais tu me prends vraiment pour un con ou quoi ? Tu penses que je suis assez débile pour confondre un bout de papier que tout le monde peut trouver  n’importe où et un contrat de travail ? Allez dégage –  et il s’est tourné vers l’écran de télévision. Il a continué son émission, comme si de rien n’était, comme si mon frère n’était jamais apparu.
 

(…) plus tard il a téléphoné à notre mère. Il pleurait. Il lui a dit qu’il était allongé sur une voie ferrée, il attendait qu’un train vienne le percuter, il voulait mourir. Il disait à notre mère de bien écouter le silence autour de lui, c’était celui de la campagne autour de la voie ferrée, celui des arbres dans la nuit, c’était le silence de la terre humide. Il a cru qu’elle le soutiendrait, qu’elle serait de son côté, elle était souvent moins dure que mon père avec lui, mais tandis que mon frère lui parlait elle est restée muette, et mon père a repris son rire,  Ah, ah, et maintenant un suicide, on aura tout vu avec lui, allez, bon suicide, à plus.
 

J’ai parfois le sentiment que l’histoire de mon frère est l’histoire d’une Blessure jetée au monde et sans cesse ré-ouverte. J’ai parfois le sentiment que si ça n’avait pas été l’absence de son père, mon frère aurait trouvé autre chose. J’ai parfois le sentiment que la vie de mon frère n’a été qu’un instrument au service de sa Blessure, et que la question n’est pas de savoir où elle a commencé, mais pourquoi le monde lui a offert autant d’occasions de la creuser.
 

Mon frère, selon l’expression du psychiatre allemand Hubertus Tellenbach, mobilisait n’importe quel matériau de combustion pour entretenir le feu de sa souffrance.   
Dans une large partie de la classe ouvrière les blessures psychologiques n’existent pas. Dans l’entourage de mon frère on ne parlait jamais de traumatisme, de mélancolie, de dépression. Il existe au contraire dans les classes plus privilégiées des lieux et des institutions collectives pour évoquer ses blessures : la psychanalyse, la psychologie, l’art, les thérapies collectives. Si mon frère était blessé, il n’avait aucun lieu pour le dire.
 

À  quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop  tard ?
 
 
Comme tous les garçons dans notre monde il pensait que l’école ne l’intéressait pas, sans voir que c’était le cas de tous les garçons autour de nous, et que donc c’était un destin social qui s’imposait à eux, que c’était l’école qui ne voulait pas d’eux et qu’elle transformait l’exclusion en l’illusion d’un choix. 


Ce que je vois –  et ce que je m’apprête à dire est important pour la compréhension de mon frère, je crois  – c’est que dans notre monde on ne pouvait pas se permettre d’essayer, pendant que dans d’autres mondes les erreurs sont possibles, et je me dis –  ce n’est qu’une hypothèse, c’est trop tard maintenant  –  je me dis aujourd’hui que si mon frère avait grandi dans un autre monde nos parents lui auraient donné l’argent nécessaire pour commencer sa formation, ils auraient pu le faire, et peut-être qu’il ne l’aurait pas suivie jusqu’au bout, peut-être qu’il aurait abandonné ou qu’il aurait menti comme il l’avait fait avec le lycée, mais peut-être qu’il l’aurait suivie jusqu’au bout, et peut-être que cette formation aurait changé sa vie, et peut-être qu’il serait devenu quelqu’un d’autre, et peut-être qu’il aurait été plus heureux, plus épanoui, ces choses qu’on dit, et peut-être que grâce à ce bonheur nouveau il n’aurait pas sombré, et qu’il ne serait pas mort, on ne le saura jamais, parce que dans notre monde essayer n’était pas une chose possible, je l’ai vu plus tard dans le monde de ceux qui vivent dans le confort et dans l’argent, ou du moins avec plus d’argent et plus de confort, certains de leurs enfants étaient comme mon frère, certains buvaient, certains volaient, certains détestaient l’école, certains mentaient, mais leurs parents essayaient des choses pour les aider et pour tenter de les transformer, ils leur offraient une formation de pâtissier, de danseur, d’acteur dans une mauvaise école de théâtre trop chère, ils essayaient, et c’est aussi ça l’Injustice, certains jours il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.


Mon père souffrait de la pauvreté et de la vie à l’usine et il était dur avec ma mère. Ma mère subissait cette violence de mon père et elle était dure avec nous. Elle aurait fait n’importe quoi, certains jours, pour que la violence de mon père à son égard s’apaise ; elle formait des alliances avec lui (des souvenirs où mon père se moquait de moi et où ma mère riait, ses dents apparentes tout à coup, et je ne comprenais pas comment elle pouvait s’allier à lui alors que la veille c’était d’elle qu’il s’était moqué, en l’appelant La Grosse par exemple ou Grosse vache, je ne comprenais pas comment elle pouvait pactiser avec quelqu’un qui lui faisait tant de mal, mais je vois aujourd’hui que ce que j’éprouvais comme un paradoxe était en réalité une conséquence logique, que c’était justement parce qu’il l’humiliait qu’elle s’alliait à lui, qu’il n’y avait aucune contradiction mais au contraire une évidence parfaite, une causalité limpide, elle s’alliait avec lui pour déplacer sur d’autres, le temps de quelques heures, quelques minutes, la souffrance qu’il faisait peser sur elle).
 

Et si mon frère était mort à trente-huit ans non pas à cause du déterminisme social, mais à cause d’un accident dans le fonctionnement normal des forces sociales ? Voilà ce que je crois : dans le milieu de mon enfance, nos conditions de vie nous dictaient souvent nos rêves et nos espoirs. La violence du déterminisme social résidait aussi dans la façon dont il délimitait nos désirs : avoir une promotion à l’usine, acheter une télévision plus grande, obtenir un prêt pour une voiture. Si les rêves de mon frère étaient si vastes, et si désajustés par rapport à son existence, si ses rêves le plongeaient dans ce désespoir qui un jour est devenu la substance de sa vie, alors c’est que les mécanismes du déterminisme social ont échoué à totalement conditionner la personne qu’il était. La société n’a pas accompli sa mission. Ou elle n’en a accompli qu’une partie : la précarité, l’isolement, l’alcool. Mais pas le reste. Pas la délimitation des rêves.


L’être blessé, chez Binswanger, n’a plus ni passé, ni présent, ni futur : le passé n’est jamais passé puisque l’être blessé ressasse ses souvenirs malheureux, ne les laisse jamais derrière lui, ne les laisse jamais  passer. Le futur n’est pas un futur puisque l’être blessé ne le voit que comme un risque de répétitions des souffrances déjà éprouvées. Le présent lui-même se dissout, écrasé sous les fantômes de ce passé jamais passé et sous l’angoisse d’un futur qui n’est plus –  plus rien que la projection d’un cauchemar ancien toujours sur le point de faire son retour.
« Tout l’avenir du présent s’épuise à devenir son propre passé », commente Michel Foucault dans sa lecture de Binswanger.


Mon frère parlait souvent de son rêve d’avoir des enfants, et surtout un fils. Il voyait ce projet comme une manière de rattraper avec ce fils rêvé la relation que lui n’avait jamais eue avec son père ; la plupart des gens veulent des enfants non pas pour transformer leur avenir, mais pour conjurer leur passé.


(…) parler de mon frère a toujours signifié, pour elle [la sœur de l’auteur] comme pour moi, tenter de résoudre une énigme, que parler de mon frère, c’était toujours émettre des hypothèses, et donc que sa vie, comme sa mort, a depuis les origines pris la forme d’un point d’interrogation.


Je sais pourtant que je n’étais qu’un adolescent et que je n’étais pas tenu d’aider une personne qui m’avait fait souffrir, mais pourtant je ne peux pas ne pas me poser la question : Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et ce sourire de mon frère me jette la question au visage, et je ne sais pas, je ne sais pas.


Comment oublier, quand il n’y a rien devant ? Quand on n’a rien devant, on se réfugie dans le passé. On se réfugie dans un passé qui nous blesse. C’était comme un autre cercle. Ton frère était pris dans des cercles, des cercles partout.


Ludwig Binswanger, dans ses analyses de cas psychiatriques comme Mélancolie et manie ou encore Le Cas Ellen West, fait une proposition étonnante : il affirme en effet que c’est l’amour et l’amour seul qui fait passer le temps. Binswanger formule la théorie suivante : que c’est l’amour qui donne la stabilité et la sécurité suffisantes pour permettre à un individu d’avancer, de faire la distinction entre passé, présent, et futur. Sans amour, pas de temps. S’il ne peut pas « aimer en sécurité », l’être-présent est « menacé par son néant ».


Un ami m’a dit il y a quelques semaines : « Les dernières fois ne s’éprouvent comme dernière fois que quand il est trop tard. Nous passons du temps avec des personnes, nous vivons une certaine vie, un certain quotidien, et un jour nous voyons une de ces personnes sans savoir que c’est la dernière fois. Ce n’est que des mois, une décennie, longtemps après, qu’on s’en rend compte. »


Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère je ne l’oubliais pas. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie était celle que j’aurais pu avoir, et que je ne l’ai pas eue, écrit Jamaica Kincaid. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie contenait et représentait une trace de la mienne, de ma fuite loin de lui.


J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison.


Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli.


 

vendredi 31 janvier 2025

Bilan de mes lectures - Janvier 2025

 

 

Coups de coeur :

  
HALFON Eduardo : Tarentule
LUCA Laetitia (de) : L'Amour et autres mensonges 
MASON Daniel : Seule restait la forêt 
PICHAT Bérénice : La petite bonne
 

 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
AUGIER Justine - Personne morale
BAIL Murray : Lui.
DIAZ Hernan : Trust
GAYET Thomas : Point de fuite
PEYRADE Pauline : L'âge de détruire
SORMAN JOY : Le témoin 



 

J'ai aimé :

 
BOURDEAUT Olivier : Développement personnel



 

J'ai moyennement aimé :

 
 

 

jeudi 30 janvier 2025

[Mason, Daniel] Seule restait la forêt

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Seule restait la forêt
            (North Woods)

Auteur : Daniel MASON

Traduction : Claire-Marie CLEVY

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                   en français en 2024
                   (Buchet Chastel)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’est dans la forêt que tout commence. Pourchassés par les membres de leur colonie puritaine, deux amoureux en fuite se réfugient dans les bois du Nord et posent la première pierre de leur foyer. Au cours des quatre cents ans qui suivront, cette cabane deviendra une maison, abritera des vies entières, des solitudes et des familles, des gloires, des doutes, des échecs et parfois des fantômes.
Sous la plume de Daniel Mason, un soldat promis à tous les honneurs leur tourne le dos pour se consacrer à la culture des pommes, un chasseur d’esclave fait face à la justice des hommes, un peintre naturaliste vit une histoire d’amour interdite et un journaliste comprend que la terre garde jalousement ses secrets.
Alors que les propriétaires se succèdent, aucun ne possède vraiment la maison, qui leur survit entre ruine et réparations. Seul triomphe le récit, qui traverse le temps, la nature et la littérature pour narrer l’histoire de tout un pays par le biais d’un arpent de forêt.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Daniel Mason a grandi en Californie du Nord, a étudié la biologie à Harvard et la médecine à l’université de Californie. Son premier roman, L’Accordeur de piano, paru en 2002, a été un best-seller international publié dans 28 pays. Daniel Mason a été finaliste du Pulitzer en 2021.

 

Avis :

Avec le temps, va, tout s'en va : les hommes, leurs œuvres et jusqu’à leur souvenir. Mais s’il doit un jour arriver que de leur passage rien ne reste, la vie n’en continue pas moins dans une nature alors rendue à sa tranquillité d’éden. Courant sur quatre siècles aux Etats-Unis, de la colonisation puritaine aux mégafeux contemporains, l’histoire luxuriante que nous conte l’écrivain américain Daniel Mason, depuis la pose du premier rondin jusqu’à l’anéantissement de la dernière pierre d’une maison bâtie en pleine forêt, sonne comme un poétique avertissement en ces temps d’inquiétude écologique.

C’est un coin de forêt dans le Massachusetts. Des nuées d’oiseaux en obscurcissent les cieux, tandis que dans ses vallées, seul le lion des montagnes vient inquiéter élans et wapitis. Tels Adam et Eve, un couple d’amoureux fuyant l’opprobre puritaine de sa communauté vient y construire sa cabane. Commence en ces lieux reculés quatre cents ans d’une présence humaine plus ou moins continue, à mesure que, se déroulant comme dans un autre monde, l’histoire du pays – des guerres indiennes à l’esclavage et à la guerre de Sécession, puis de l’essor économique au déclin écologique – fait s’échouer ici, pareils à son écume, un certain nombre de destins. Un ancien soldat s’y reconvertit pomologue, ses deux filles y épuisent leur rivalité, un peintre vient y cacher son amour pour un poète, une mère son fils schizophrène… Au gré des cycles de ses occupations et abandons, de ses extensions et dégradations, la cabane devient demeure, refuge de chasse, puis délabrement abandonné à ses fantômes.

Mêlant les formats en une composition originale et variée incluant lettres, réminiscences, ballades poétiques et chansons, dossier médical, articles d’investigation ou encore discours scientifique, les douze chapitres prennent chacun le ton de leur époque et de leur narrateur pour une évocation pleine de vie que marquent le passage du temps, l’imprégnation des lieux par les âmes devenant éternelles présences fantomatiques, et surtout la luxuriance d’une nature omniprésente, certes peu à peu mise à mal par les répercussions de plus en plus invasives des lointaines activités humaines, mais au final d’une vitalité triomphante, survivant sans mal à l’auto-destruction de notre espèce.

D’un profond naturalisme teinté de fantastique, cette traversée du temps ancrée autour d’une maison et de ses habitants successifs s’impose comme une fresque foisonnante et flamboyante, habitée par une nature quasi merveilleuse, une sorte d’éden dont on peut poétiquement comprendre que l’espèce humaine est en train de se bannir toute seule. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Imaginez quatre structures différentes sous quatre toits séparés, le tout agglutiné ensemble : papa et maman ours avec deux petits au milieu. Puis imaginez que quelqu’un ait asséné un coup de batte de base-ball sur le crâne de papa, parce qu’un arbre était tombé, et un large quart de la maison s’effondrait sur lui-même, bon pour être condamné.


Parfois, quand cela devient trop pour elle, elle bat en retraite dans les forêts du passé. Elle a fini par les considérer comme ses archives personnelles, elle-même étant l’archiviste, et elle a découvert que la seule façon de voir dans le monde autre chose qu’une histoire de perte est d’y voir une histoire de changement.