mercredi 14 mai 2025

[Gaudé, Laurent] Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Terrasses ou notre long baiser
            si longtemps retardé

Auteur : Laurent GAUDE

Parution : 2024 (Actes Sud)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Vendredi 13 novembre 2015, il fait exceptionnellement doux à Paris – on rêve alors à cette soirée qui pourrait avoir des airs de fête. Deux amoureuses savourent l’impatience de se retrouver ; des jumelles s’apprêtent à célébrer leur anniversaire ; une mère s’autorise à sortir sans sa fille ni son mari pour quelques heures de musique. Partout on va bavarder, rire, boire, danser, laisser le temps au temps. Rien n’annonce encore l’horreur imminente.
Laurent Gaudé signe, avec Terrasses, un chant polyphonique qui réinvente les gestes, restitue les regards échangés, les quelques mots partagés, essentiels – écrit l’humanité qui éclot au cœur d’une nuit déchirée par l’impensable. Et offre à tous un refuge, face à un impossible oubli.

 

Un mot sur l'auteur :

Laurent Gaudé a obtenu le prix Goncourt des lycéens et le prix des libraires avec La mort du roi Tsongor en 2002, puis le prix Goncourt pour son roman Le soleil des Scorta en 2004.

 

Avis :  

Cela fait presque dix ans qu’ont eu lieu à Paris les attentats du 13 novembre 2015. Dans un roman choral par ailleurs mis en scène au théâtre, Laurent Gaudé nous donne à entendre les voix des victimes et des secouristes, un choeur poignant dont la délicate litanie fait ressortir le motif lumineux de l’amour, de l’empathie et de la solidarité sur le noir absolu de la violence aveugle et de la peur.

L’exercice était délicat et l’écrivain le réussit avec brio. Tandis que, donnant la parole aussi bien aux morts qu’aux vivants, le « je » et le « nous » du récit immergent le lecteur au plus près de ce qu’ont vécu les victimes et ceux qui leur ont porté secours – ici une amoureuse qui court vers un premier baiser, là deux jumelles impatientes de se retrouver à Paris pour leur anniversaire, là encore un couple qui se sépare sur une dispute, et bientôt les policiers de la BAC de nuit, une infirmière rappelée d’urgence après la fin de sa journée, les forces d’intervention de la BRI montant à l’assaut du Bataclan… –, se superposent peu à peu, jusqu’à former une petite foule évoquant un choeur antique, les silhouettes fictives mais représentatives, vives et précises, de ces hommes et de ces femmes à qui le hasard a donné rendez-vous ce soir-là avec l’horreur et l’irrémédiable arbitraire du destin.

Chacune y va de son monologue sobrement factuel, évoquant simplement et sans pathos la vie fauchée en plein geste ou à jamais transformée par la perte et la confrontation à l’impensable barbarie. Pas de haine ni même de colère, juste la sidération suivie de la douleur et, face à l’implacable atrocité tombée au hasard au beau milieu de vies banales qui auraient pu tout aussi bien être la nôtre ou celle de proches, la dignité de gens s’efforçant comme ils peuvent de faire face à une tragédie collective nous dépassant tous.

Poignant dans son incommensurable tristesse, souvent insoutenable malgré la pudeur presque clinique de ces voix comme désincarnées surgies de l’obscurité des enfers et sondant sans répit la question sans réponse du hasard et de l’arbitraire – « “Toi, oui. L’autre, pas.” À une seconde près, un centimètre près. Avoir de la chance ou pas. » –, le texte laisse la vie et l’envie de vivre diffuser une lumière têtue, celle de l’humanité et de la liberté, qui réussit en dépit de tout à imposer l’espoir face à l’obscurantisme aveugle.

Un texte bref, intense et bouleversant, qui a su trouver la retenue et la justesse de ton pour aborder avec autant d’empathie que de respect les blessures individuelles et collectives qui démarqueront toujours l’après de l’avant, mais qui, jamais, n’empêcheront la vie de triompher sur les courtes vues du fanatisme. « Nous avons appris qu’on pouvait mourir de marcher dans la rue, de s’attarder autour d’un verre avec des amis. Et pourtant, il faut continuer. Vivre. Comme on aime. Au nom de ceux qui sont tombés. Nous serons tristes, longtemps, mais pas terrifiés. Pas terrassés. » (4/5)

 

Citations : 

“Toi, oui. L’autre, pas.” À une seconde près, un centimètre près. Avoir de la chance ou pas.  

[Le Hasard] dévie nos chemins avec une joie féroce et donne à l’horreur le nom de destin.

 

Du même auteur sur ce blog : 

 
 

 


 

lundi 12 mai 2025

[Fottorino, Eric] Des gens sensibles

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Des gens sensibles

Auteur : Eric FOTTORINO

Parution :  2025 (Gallimard)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’avais vingt ans et j’avais écrit le plus beau roman du monde. C’est Clara qui le disait. Je croyais tout ce que disait Clara. »
Au début des années 1990 à Paris, Jean Foscolani, dit Fosco, s’apprête à publier son premier roman, Des gens sensibles. Saisie par la force de son texte, l’attachée de presse de la maison d’édition, Clara, remue ciel et terre pour que le talent du jeune auteur soit reconnu. Grâce à elle, Fosco rencontre Saïd, un écrivain algérien adulé dans son pays, qui dénonce les atrocités commises par les fanatiques religieux. La vie de Saïd est en permanence menacée. Pendant quelques mois, avec Clara, ils vont former un trio inséparable uni par un farouche désir de liberté, par l’amour et l’amitié, et surtout par la conviction que la littérature est plus grande que la vie.
À travers ce roman bouleversant, Éric Fottorino offre une plongée incomparable dans l’univers littéraire de la fin du XXᵉ siècle, sur fond de drame algérien et de foi immense dans le pouvoir des mots.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Éric Fottorino est un journaliste et écrivain français né en 1960, cofondateur, directeur de la publication, écrivain, ancien PDG du groupe Le Monde, auteur d'essais et de romans.

 

 

Avis :

Dans une fiction d’inspiration largement autobiographique, Eric Fottorino fait revivre ses fantômes d’une façon toute modianesque, pour un hommage à fleur de peau à la littérature et à la liberté d’expression au travers d’une très passionnée attachée de presse éditoriale et d’un écrivain algérien devenu la cible des fanatiques religieux dénoncés dans ses livres.

Le jeune narrateur Jean Foscolani, dit Fosco presque comme Fotto, est aux anges de voir son premier livre publié par les éditions du Losange. Il est emporté dans le tourbillon festif et mondain de Clara, l’attaché de presse déterminée à en faire la coqueluche de la rentrée littéraire. Cette femme solaire et insomniaque qui semble ne se nourrir que de la fumée de ses cigarettes, de champagne et de littérature, mène sa vie tambour battant, noyant de vieilles blessures dans sa passion pour les livres et leurs auteurs. Une relation amoureuse agitée la lie à Saïd, un écrivain algérien contraint à l’exil sous protection policière, que la violence et la peur font sombrer toujours plus profond dans l’alcool et le désespoir.

Avec la tendresse grave et nostalgique du témoin qui se retourne quelque trente ans plus tard sur ce qui fut son épiphanie d’écrivain, mais aussi une tragédie vécue dans une impuissance déférente et triste puisque Clara et Saïd – dans la vie réelle Chantal Lapicque, attachée de presse chez Stock, et Rachid Mimouni, écrivain censuré en Algérie et traqué par les islamistes – ne devaient pas tenir très longtemps à ce rythme, Fosco raconte sa fascination pour ce duo de fortes et brillantes personnalités qui, inventant contre leurs douleurs un espace littéraire et intellectuel comme échappé des contingences du monde, lui ont ouvert les portes du microcosme littéraire parisien en même temps que d’une carrière pleine de reconnaissance.

Et puis Fosco, comme Fotto, doit lui aussi composer avec ses propres souffrances et sa quête identitaire, sa mère refusant de lui délivrer sur son père plus que la seule information de son origine nord-africaine, comme Saïd. Avec la pudeur et la délicatesse des « gens sensibles », l’on pourrait même dire ici écorchés vifs, l’auteur raconte le pouvoir de l’écriture et la littérature comme espace de liberté, de découverte de soi et d’orpaillage de la vraie vie. Et, puisqu’ « on écrit pour pouvoir se taire », lui sait qu’en devenant écrivain, il a « choisi [s]a naissance. » Il est devenu « l’enfant de [s]es livres », qui ne « racont[e] pas [s]a vie », mais « l’invent[e] en l’écrivant. »

Autofiction fine et pudique, ce roman est le récit touchant d’une naissance à l’écriture et, à travers elle, d’une naissance à la vie, doublé d’un formidable hommage à celle qui, vouant son existence à ses auteurs, en a été l’accoucheuse. La littérature se fait ici espace vital, au sens propre comme au figuré. Salvatrice pour Fosco-Fotto et ses interrogations identitaires, elle était pour Saïd et Rachid Mimouni, comme elle l’est encore aujourd’hui pour tant d’auteurs persécutés, Boualem Sansal ou Kamel Daoud pour l’Algérie, mais aussi Ahmet Altan en Turquie par exemple, l’ultime refuge d’une liberté bafouée. (4/5)

 

 

Citations :

J’avais besoin de la retrouver, de sentir sa présence. J’ai bu un thé sur une terrasse du Palais-Royal. J’étais seul avec son fantôme qui s’entourait de livres sans les lire, mais les butinait follement. Je songeai que, toute diminuée qu’elle était, ou justement parce qu’elle l’était, Clara éprouvait mieux que personne les vertiges de la littérature, ses sommets sans air, son souffle à tout renverser. Ses parfums violents. Ses états d’urgence. Elle savait qu’une émotion tissée de mots peut vous transformer à jamais. Ce frisson, elle le recherchait dans chaque roman qu’elle passait des nuits entières à parcourir en aveugle, le cœur aux aguets.


En écrivant, espérais-je fiévreusement, je laisserais une trace, même ténue, dans l’esprit de ceux qui me liraient. J’observais Clara dans ces instants exaltés où elle dénichait pour moi des trésors. Concentrée dans sa recherche, elle attrapait les ouvrages à la façon d’un chercheur d’or secouant son tamis au-dessus d’une rivière. Subitement son regard s’éclairait, empli de toute l’excitation qui vient avec la certitude d’avoir, même une seconde, perçu le visage de la vie. Et je me retrouvais comblé, orpailleur joyeux, les mains pleines de littérature.


Jean-Claude se mit alors à murmurer : « Clara, elle me fait penser à un personnage des Pièces noires d’Anouilh, ça te dit quelque chose ? » Comme je faisais non de la tête, il poursuivit en baissant encore le ton : « Dans La Sauvage, il est question d’une violoniste qui joue dans un orchestre de bastringue. Un pianiste virtuose en tombe follement amoureux. Il la convainc même de l’épouser. Elle accepte. Mais un soir avant de le retrouver, alors qu’elle a troqué sa vieille robe noire pour une belle toilette, elle entend un chien aboyer dans le lointain. Elle se regarde dans le miroir. Elle ôte sa jolie tenue, renfile l’ancienne. Elle ne rejoindra pas l’homme qui l’aime. Clara ressemble à cette femme. Il y aura toujours un chien perdu qui aboie dans la nuit et l’empêchera d’être heureuse. »


J’appréhendais qu’elle surgisse et qu’elle me questionne sur ce que j’avais écrit depuis toutes ces années. Aurait-elle été surprise que je gratte comme une plaie mon histoire familiale ? Aurait-elle découvert dans mes romans d’aujourd’hui la trahison du jeune homme que j’étais ? Avais-je été à la hauteur de son attente, et de la mienne ? Avais-je dit ce que j’avais à dire ? Avais-je écrit l’indicible d’une main ferme sur des jambes de roseau ? Avais-je su accueillir les soleils et la pluie froide, les tempêtes, les accalmies, les moments de doute et d’ennui d’où peut jaillir une brèche de lumière ? Avais-je atteint le profond, le sincère, le nu des choses ? L’écriture avait-elle pris possession de moi ? Avais-je réussi à me rencontrer ? Et surtout, avais-je compris qu’écrire était impossible, mais que je n’avais d’autre choix qu’écrire ? Avais-je compris qu’on écrit pour pouvoir se taire ?


J’avais renoncé à parler avec maman, depuis tout ce temps qu’elle gardait son secret, et que ce secret me faisait écrire des mots comme des murs porteurs. Le silence m’avait construit. Berbère du Maroc ou d’Algérie, lié à Jo Attia ou à Mouloud Feraoun, peu m’importait désormais. J’avais choisi ma naissance. Je serais l’enfant de mes livres. Je ne raconterais pas ma vie. Je l’inventerais en l’écrivant.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 10 mai 2025

[Powers, Richard] Un jeu sans fin

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Un jeu sans fin (Playground)

Auteur : Richard POWERS

Traduction : Serge CHAUVIN

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2024
                  en français (Actes Sud) en 2025

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Fille d’un ingénieur canadien collaborant avec le commandant Cousteau, Evie a douze ans lorsqu’elle attrape le virus de la plongée et décide de consacrer sa vie à l’exploration des fonds marins.
Ina, une artiste polynésienne, compose des sculptures avec des déchets plastiques qu’elle glane sur les plages. Peu à peu, une étrange créature prend forme.
Todd et Rafi, deux lycéens américains que tout oppose, cimentent une intense amitié autour du jeu de go ; l’un se perdra dans la littérature, l’autre révolutionnera l’intelligence artificielle.
Avec la virtuosité qu’on lui connaît, Richard Powers met en scène une poignée de personnages à différentes périodes de leur vie, avant de les réunir à Makatea, île du Pacifique ravagée par des décennies d’extraction minière, où se joue la prochaine grande aventure de l’humanité : la construction de villes flottantes.
Mêlant science, écologie et poésie, Un jeu sans fin sonde les mystères de l’océan et les potentialités infinies des nouvelles technologies pour célébrer la beauté et la résilience de la nature.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Evanston, dans l’Illinois, en 1957, Richard Powers est l’auteur de treize romans, dont Trois fermiers s’en vont au bal, Le temps où nous chantionsChambre aux échos (National Book Award 2006 et finaliste du Prix Pulitzer), L’Arbre-Monde (lauréat du Prix Pulitzer 2019 et finaliste du Man Booker Prize). Considéré comme l’un des plus grands écrivains contemporains, il vit aujourd’hui en bordure du parc national des Great Smoky Mountains, dans le Tennessee.

 

 

Avis :

Grande voix multi-récompensée de la littérature américaine contemporaine, Richard Powers aime à s’interroger sur les effets de la science sur le vivant. Son quatorzième roman explore l’inventivité de la nature et celle de l’homme dans ce qui fait figure d’un jeu sans fin. Car, malgré les apparences, entre extinction des espèces d’un côté et développement possiblement menaçant des intelligences artificielles de l’autre, la partie n’est pas forcément jouée…

Ile minuscule des Tuamotu en Polynésie française, Makatea se retrouve plus que jamais au coeur de choix cornéliens. Après un demi-siècle d’exploitation à outrance par la France de ses gisements de phosphate, ce bout de terre retombé dans une tranquillité paradisiaque mais impécunieuse est l’objet d’un projet américain de « seasteading », autrement dit d’implantation de villes flottantes échappant à la souveraineté des Etats. L’investisseur est un magnat de la Silicon Valley, Todd Keane, qui, après avoir fait fortune à la tête d’un réseau social, est devenu un pionnier de l’Intelligence Artificielle.

Pendant que les habitants de Makatea débattent de leur avenir, l’homme parmi les plus riches du monde a d’autant plus à coeur de faire aboutir ce projet qu’atteint d’une démence précoce et sachant ses jours comptés, il entend par là renouer avec une amitié perdue. C’est le récit de sa vie, entrepris pour nourrir l’IA censée, un jour peut-être, faire revivre les morts, qui nous fait découvrir le passé, depuis ses liens, quarante ans plus tôt, avec Rafi, un étudiant afro-américain qui partageait sa passion pour le jeu de go - « cette petite allégorie de la création cosmique » tant les coups y sont imprévisibles -  et qui, avant de faire le choix de la littérature et de la poésie, avait eu le temps de lui souffler toutes les bonnes idées qui devaient faire sa fortune.

Plus jeune encore, Todd s’était passionné pour l’océan et celle qui devait en devenir l’égérie : Evelyne Beaulieu, pionnière québécoise de l’océanographie, justement installée aujourd’hui à Makatea et témoin privilégiée de la désertification progressive des espaces sous-marins. Tandis que Todd, fou de technologie, raconte ses divergences croissantes avec Rafi, épris de philosophie, un autre fil narratif déroule une troisième obsession, celle d’Evie qui doit tout sacrifier pour s’imposer dans un monde d’hommes et exercer son métier. Son regard est l’occasion pour le lecteur d’une découverte riche en surprises émerveillées, et bientôt consternées, face à l’incroyable créativité marine de la nature et aux terribles impacts de l’activité humaine.

Ainsi, au travers de l’ambitieuse et passionnante imbrication de tous ses récits pleins de rebondissements et de véritables curiosités naturelles et scientifiques, se développe de la manière la plus crédible qui soit un conte allégorique, un chant puissant et mélancolique sur les beautés d’un monde en cours de disparition. Au lieu de se rejoindre, les lignes de force du récit se repoussent de plus en plus en une tragique incompatibilité semblant déboucher sur la mort. A moins que, dans ce jeu sans fin, ne se produise quelque retournement, en tous les cas, de nouveaux rebondissements, l’ingéniosité de la nature n’ayant pas dit son dernier mot, avec ou sans hommes.

« Chaque île est une pirogue, et la Terre entière est une île, qui vit par la grâce de la créature bleue, immense et lentement tournoyante. » Un livre de grande tenue, capable de brasser autour de personnages toujours crédibles la pleine puissance des thématiques scientifiques, écologiques et technologiques contemporaines pour nous interroger sur le sens de la vie. Avons-nous seulement encore une place dans ce monde aux incroyables beautés ? Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

“Avant qu’on l’annonce publiquement, vous allez devoir vous entraîner à affronter la presse.”
Ses reniflements cessèrent d’un coup, comme une aiguille arrachée à un microsillon. “Il faudra que je parle à la presse ?
— Trente-sept jeunes savants mâles pour une rousse canadienne de vingt-deux ans, coincés ensemble en pleine mer pendant six mois ? Je ne vois pas en quoi ça pourrait intéresser les journaux.”
On était en l’an 1957. Pepsi proposait d’aider la ménagère moderne dans la lourde tâche de rester mince. Alcoa lançait un bouchon de bouteille que même une femme pouvait ouvrir – sans couteau, sans tire-bouchon, sans même un mari !
“Oh, fit Evelyne Beaulieu en baissant la tête. Oui. Bien sûr. Je comprends.”


On était en 1960, et les meilleurs océanographes au monde ignoraient la profondeur moyenne de l’océan. “Disons que c’est entre trois et quatre mille mètres, lança un membre de l’équipage. Et maintenant on étend ça aux trois quarts de la planète.”
Evie dit tout haut ce qu’ils pensaient tout bas. “Et le moindre mètre cube est vivant.” Vivant et vertigineux.
Quelqu’un éclata de rire. “Quatre-vingt-dix pour cent de la biosphère se trouvent sous l’eau !
— Non, quatre-vingt-dix-neuf !”


Elle contempla la houle noire et comprit. Toutes les branches principales de la taxinomie existaient sous les vagues sur lesquelles elle flottait, alors que seules quelques-unes avaient gagné la terre. L’engrenage de la vie continuerait de tourner, d’actionner les rouages de l’évolution, sans se soucier de ce que les humains trafiquaient à la surface. Pour les entités qui vivaient là-dessous, dans un espace aussi sombre et hostile que le cosmos, la vie sur la terre ferme pouvait bien disparaître. Si Khrouchtchev balançait quelques ogives nucléaires à Eisenhower avant la fin de son mandat, provoquant ce que Dulles appelait une “riposte massive”, la vie dans la fosse des Mariannes ne cillerait même pas.


C’était cette intemporalité qui l’avait amenée à une vie en mer. Le soleil et le vent, les courants et les vagues, l’odeur et la couleur changeantes de l’air et de l’eau, l’inclinaison des ombres, le roulis de l’horizon : tout cela, elle avait appris à le lire. Mais, dès que la terre était hors de vue, le temps humain s’effaçait, et avec lui la géographie humaine. Evelyne aimait cela plus que tout ce qu’elle avait pu aimer : la sensation que la planète restait presque inconnue, presque inconnaissable. Qu’elle était au beau milieu de la vie tout en étant nulle part.


Je rappelai Germination et j’empochai les trois quarts de million. C’était plus que suffisant pour démarrer. C’était aussi une somme insensée à rembourser pour un gamin qui n’avait qu’un avenir incertain et zéro sens des affaires. Mais mon père m’avait dit un jour que la valeur d’un homme se mesurait à la somme que les autres étaient prêts à le laisser perdre. Avec un corollaire : le caractère d’un homme se mesurait à la somme qu’il était prêt à faire perdre aux autres.
D’un seul coup, j’avais du caractère à revendre.
 
 
Elle consacra une attention toute spéciale à l’un des plus tonitruants d’entre tous ces braillards, une variété de crevette-pistolet. Il y en avait six cents espèces, mais c’est d’une en particulier qu’elle était tombée amoureuse lors d’un mois passé dans les récifs des îles Salomon. La créature avait des pinces atypiques, dont l’articulation unique rappelait le percuteur d’une arme à feu. La crevette armait ce chien, puis le relâchait pour qu’il s’abatte contre le fermoir de la pince, dans un claquement assourdissant.
Le bruit de ces minuscules crevettes n’a pas d’égal dans les grands fonds, même pas le mugissement des plus grosses baleines. Quand toute une colonie de pistolets se met à claquer de concert, leur chœur a de quoi brouiller le plus sophistiqué des sonars militaires. Le bruit d’une seule crevette est plus fort que le vrombissement d’un réacteur d’avion au bout de la rue. Et l’explosion causée par son claquement de pinces produit une onde de bulles capable d’assommer un gros poisson ou de briser un bocal en verre. Ces bulles contiennent tant d’énergie qu’elles émettent des éclairs lumineux presque aussi brûlants que la surface du soleil.
Mais il y avait autre chose chez la crevette-pistolet qui lui valut une place de choix dans le livre d’Evelyne. Elle raconta comment elle était revenue jour après jour épier l’un des partenariats les plus étranges de l’océan. Elle regardait pendant des heures une crevette s’échiner à creuser un terrier assez grand pour deux familles. Mais l’autre résident de cette copropriété n’était pas une crevette, ni un autre crustacé, ni même un autre invertébré. C’était un gobie, un petit poisson à nageoires rayonnées qui comptait sur sa partenaire pour creuser et entretenir leur antre.
La crevette est une excellente terrassière, mais elle est presque aveugle. Le gobie monte donc la garde devant leur terrier commun et capture à manger pour deux. La crevette ne cesse de vérifier la présence du poisson en l’effleurant de ses longues antennes. Le gobie l’informe de ce qui se passe au-dehors, grâce à un code bien précis de mouvements de nageoire. Au premier signe de danger, le gobie ordonne un repli général dans la forteresse qu’a bâtie la crevette. 


Car chaque île est une pirogue, et la Terre entière est une île, qui vit par la grâce de la créature bleue, immense et lentement tournoyante.


 

jeudi 8 mai 2025

[Mehler, Pablo] Un degré de séparation

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un degré de séparation

Auteur : Pablo MEHLER

Parution : 2024 (Liana Lévi)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Frederic Altman, un écrivain américain ayant connu la notoriété, n’est plus en mesure d’écrire la moindre ligne et ce sans motif apparent. Des années après son effondrement créatif, pour ne pas dire son effondrement tout court, la découverte d’une vieille photo dans les affaires de sa mère récemment décédée fait remonter à la surface les questionnements non résolus sur le secret de sa filiation. La photo, sur laquelle figure sa mère avec un jeune homme, a été prise à l’époque de sa naissance. Cet inconnu serait-il son père? Son imagination et son désir de saisir la vérité s’animent. Tout en revenant sur les épisodes marquants de son enfance de fils unique au sein d’une famille meurtrie par la guerre et l’exil, l’écrivain-narrateur entame une recherche minutieuse qui l’amène jusqu’à un éminent chercheur parisien. La résolution de cette quête lui paraît désormais indispensable à son équilibre, et pourrait même raviver son inspiration. Mais si le secret peut être toxique, la vérité est parfois plus difficile à appréhender qu’on ne le pense.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pablo Mehler, né aux États-Unis de parents argentins, a passé la majeure partie de sa vie en France où sa famille a émigré à la fin des années 1960. Il a été producteur de films et se consacre aujourd’hui à l’écriture. Il est l’auteur d’un recueil de nouvelles et d’un long-métrage en cours de production. Un degré de séparation est son premier roman.

 

Avis :

Comble de l’ironie pour lui qui enseigne l’écriture créative à l’université, le célèbre écrivain américain Frédéric Altman, aussi prolifique qu’il ait pu être jusqu’ici, ne parvient plus à écrire. En plein doute et au bord de l’effondrement, le voilà de surcroît laissé à ses désormais insolubles interrogations lorsque sa mère s’éteint en EHPAD et emporte avec elle le secret de sa naissance.

Instable et sujette aux addictions, cette femme trop dévorée par ses propres manques affectifs pour assumer un enfant, qui plus est sans père, l’avait très vite oublié dans son pensionnat pour se consacrer corps et âme à son métier de critique littéraire, façon comme une autre de combler un vide émotionnel creusé par la peur de souffrir. « La culture et les idées, plutôt que les doutes et la tendresse. À prendre ou à laisser. » C’est ainsi qu’avec la littérature pour seule monnaie d’échange avec sa mère, le narrateur avait fini par devenir écrivain, colmatant à son tour les carences et les non-dits par l’invention d’histoires inspirées de la sienne. De quelles souffrances sa mère se protégeait-elle donc ? Surtout, qui était cet homme, dont elle s’obstinait à fuir le souvenir jusqu’à priver son fils ne serait-ce que du plus petit indice identitaire ?

Mais une petite photographie, retrouvée dans les maigres affaires de la morte, vient peut-être ouvrir la piste de la dernière chance. Jeune et pour une fois souriante, sa mère s’y tient radieuse aux côtés d’un inconnu. Intrigué, Frédéric Altman entame une longue quête qui, en même temps qu’il se souvient et essaie de reconstituer le parcours maternel, l’emmène, depuis les archives de l’université Columbia, à New York, sur les traces de l’étudiant de la photo, un Français devenu à Paris un scientifique de renommée internationale.

Alors qu’en incessants allers retours entre hier et aujourd’hui, l’on observe le narrateur se débattre avec les béances d’une filiation en passe d’engloutir ce qu’il pensait pourtant être devenu, l’introspection se fait quête de sens et recherche d’une issue. Il faut d’abord accepter les contours de l’impasse pour ne pas s’y laisser enfermer, isolé des autres par l’expérience du manque et de la perte, puis trouver la nouvelle voie menant à la résilience et à la façon de tenir debout au-dessus de l’abîme. Dans son désarroi, le personnage apprend à faire avec les parois auxquelles il se cogne – ce degré de séparation qui est propre à chacun de nous et sur lequel nous bâtissons notre rapport au monde et à autrui. Alors peut-être pourra-t-il trouver dans l’écriture cette planche de salut qu’à sa manière, sa mère avait désespérément cherchée dans le métier de critique littéraire.

D’une grande finesse psychologique, ce premier roman très maîtrisé explore fort joliment la perte, la quête de soi et les ressorts de la création artistique dans un récit aussi poignant qu’addictif. (4/5)

 

Citation : 

Elle parlait du roman aussi bien que si elle l’avait relu la veille. Elle était si exaltée que je me suis demandé si c’était bien à moi qu’elle s’adressait. Camus nous avait fait oublier notre querelle et j’ai ressenti une forme d’apaisement à l’idée que le reste de mon séjour ne serait plus assombri par notre dispute. Et effectivement. Son indifférence habituelle a repris son cours et a perduré jusqu’à la fin de l’été. Mon intérêt pour la littérature me réhabilitait à ses yeux. C’était bien peu de chose mais cela avait le mérite d’exister. Il n’y avait pas de place pour les sentiments, pour les émotions, pour les joies ou les peines. La culture et les idées, plutôt que les doutes et la tendresse. À prendre ou à laisser.


 

mardi 6 mai 2025

[De Moor, Marente] Les grands bruits

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les grands bruits (Foon)

Auteur : Marente DE MOOR

Traduction : Noëlle MICHEL

Parution : en néerlandais en 2018
                  en français (Les Argonautes)
                  en 2025

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans un village abandonné de l’ouest de la Russie, au milieu d’une nature sauvage de plus en plus envahissante, Nadia et Lev se déchirent autour de leurs non-dits. C’est ici, parmi leurs animaux, que ce couple de biologistes dirigeait autrefois un laboratoire et un refuge pour oursons orphelins. Mais les bénévoles ne viennent plus.
Depuis un certain temps, des bruits étranges se font entendre dans le ciel et la forêt « comme si Dieu poussait des meubles ». Et déjà les souvenirs les plus sombres remontent à la surface. Que reste-t-il de la vie qu’ils voulaient se construire ? Sans fard, Nadia raconte son histoire. Mais peut-on lui faire confiance ? Et qui est Esther, cette femme venue de l’Ouest qu’elle aimerait tant oublier ?

Marente de Moor nous offre le portrait ardent d’une femme aux prises avec ses choix. Les Grands Bruits est un jeu psychologique saisissant et un hommage sublime à la puissance de l’imaginaire.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1972, Marente de Moor est la fille de l’écrivaine néerlandaise Margriet de Moor. Pour son deuxième roman, La Vierge néerlandaise, elle a reçu le prestigieux Prix AKO ainsi que le prix de l’Union Européenne de littérature (2014). 

 

 

Avis :

De cette Russie qu’elle connaît bien pour y avoir vécu de 1991 à 2001, la romancière néerlandaise Marente De Moor tire une histoire crépusculaire aux frontières de l’étrange, tant ses personnages aux confins d’un monde en déliquescence peinent à rester ancrés dans une réalité qui leur échappe.

Il y a trois décennies de cela, Nadia, jeune étudiante, tombait amoureuse de son professeur de zoologie à Leningrad, de vingt ans son aîné. Enceinte, elle abandonnait ses études pour le suivre au milieu des forêts de l’ouest russe et y ouvrir avec lui une station biologique. Pour se financer, le couple accueillait des touristes étrangers, attirés par les oursons orphelins qu’il prenait en charge.

Alors, que s’est-il passé pour que de ces projets de vie ne reste aujourd’hui qu’un champ de ruines ? Abandonné, le laboratoire à demi écroulé n’est plus occupé que par les chauves-souris et la végétation qui l’ont envahi. Le village dont Nadia et Lev sont les derniers habitants n’a plus d’existence pour les autorités. Pillées par les maraudeurs, pressurées par la forêt, ses datchas en bois autrefois construites artisanalement sont devenues le royaume des esprits frappeurs. D’ailleurs, de grands bruits inexplicables terrifient Lev dont la tête commence aussi à partir en friche. Sa mémoire à lui s’effaçant, Nadia s’efforce de se souvenir pour deux, tout au moins dans les moments qui échappent à son dur labeur quotidien, entre leurs bêtes, le potager et les mille tracas quotidiens d’une existence en autarcie, loin de tout.

Mais, si Lev a pris de l’avance sur elle dans la décrépitude, Nadia n’est pas forcément mieux armée pour affronter la réalité. Si sa mémoire à elle lui joue des tours, c’est qu’enfoui sous les non-dits, un vieux drame n’en continue pas moins d’empoisonner l’esprit de cette femme vieillissante. Un événement a bloqué le temps pour ce couple, le laissant à jamais suspendu hors du monde. Lev et Nadia sont devenus deux pierres dans le courant d’une rivière. Le pays tout entier a changé, induisant pour cette zone rurale une irréductible déshérence. Eux sont restés figés, à observer peu à peu la déliquescence de la Russie recouvrir en un parfait mimétisme le désastre de leur propre vie. Une vieille connaissance indésirable a annoncé sa visite. Il va leur falloir affronter leurs fantômes…

Fine psychologue et peintre d’atmosphère, Marente De Moor superpose habilement les désillusions d’un couple au destin brisé à l‘agonie du monde soviétique dans les années 1990. Maintenus en vie par la nécessité de faire face aux exigences du quotidien – se nourrir et se chauffer monopolisent toute leur énergie –, Nadia et Lev n’ont pas le temps de s’appesantir sur leurs états d’âme ni de comprendre ce qui se passe autour d’eux. Il leur faut juste tenir dans un univers qui s’écroule, la fin de leurs rêves coïncidant étrangement avec celle du monde autour d’eux. Tant la structure du récit que la langue employée, entre gestes rassurants du quotidien et ambiance énigmatique et menaçante, contribuent à la douloureuse poésie du récit, marqué par la dépossession, l’inquiétude et l’étrangeté.

Comment vivre quand tout s’est écroulé ? Entre survie matérielle, rêves refuges et folles hallucinations, Marente de Moor excelle à décrire un déroutant et touchant déséquilibre, un pied dans la réalité, l’autre dans un imaginaire étrange et presque fantastique. (4/5)

 

 

Citations :

Tant d’eau a coulé sous les ponts depuis. Sur  la Nadia amoureuse est venue se greffer la Nadia enceinte, puis la Nadia mère, et par-dessus encore une autre version de Nadia, plus aguerrie, qui a enfanté pour la seconde fois, et ainsi de suite. Vous pouvez faire une croix sur l’idée d’arracher toutes ces écorces pour revenir à l’homme ou la femme d’origine. Elles sont trop collées les unes aux autres, comme des couches de papier peint ; vous les déchirerez et abîmerez les motifs, et ne récolterez que des lambeaux.


Il est là, en peignoir, ses larges pieds nus enfoncés dans la neige. Je ne l’ai pas entendu s’extraire de la baignoire. Mon mari n’est donc pas seulement inodore, désormais il est aussi inaudible. Cette manière de nous dérober l’un à l’autre pourrait être un phénomène réciproque : il se fait plus discret et j’ai l’ouïe qui flanche ; ma vue baisse et son visage pâlit et s’estompe. C’est peut-être ainsi qu’on est censés vieillir ensemble, sans drame, ni maladie ni décès, chacun se contentant de s’effacer peu à peu des perceptions de l’autre.


Elle paraissait fraîche comme une rose, alors que nous avions le même âge, elle et moi. À mon avis, les femmes s’étiolent sous le poids de leurs principes, tandis que les hommes, au contraire, s’engraissent de leurs certitudes. Regardez les grands hommes d’État : en général, plus leurs mandats sont longs et confortables, plus ils s’empâtent. Les femmes de conviction, au contraire, se fissurent, se dessèchent, se dissolvent tels des fantômes. 


Du ressort ? Nadia, c’est le lot de toute notre foutue nation. Nous sommes aussi tendus qu’un ressort comprimé dans le canapé, parce que le monstre assis dessus est trop fainéant pour soulever son cul.


Alors que je descends la rue devant chez nous, je remarque qu’elle s’est considérablement rétrécie. On n’y circule pas assez, les accotements se rejoignent peu à peu, désormais les racines des arbres soulèvent l’asphalte et l’herbe pousse dans les nids-de-poule. Voilà à quoi ressemblent nos routes. Si tout était lisse et rectiligne dans cet immense pays, nous nous endormirions au volant. Mieux vaut que la vie ne soit pas trop facile, disait ma grand-mère, les gens en seraient frustrés ; en Occident, ils se la coulent tellement douce qu’ils ne savent plus quoi faire de leurs journées. Pourtant, plus que tout autre, elle a souhaité l’effondrement de l’Union soviétique. Elle pensait que nos villes ressembleraient à Paris, et nous à des Parisiennes. À quatre-vingts ans, elle a ressorti son français de l’armoire comme une robe de mariée jamais portée, et a patienté. En vain, bien sûr. Rien n’a changé. Tout a tranquillement continué de rouiller.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

dimanche 4 mai 2025

[Makine, Andreï] Prisonnier du rêve écarlate

 





Coup de coeur

 

Titre : Prisonnier du rêve écarlate

Auteur : Andreï MAKINE

Parution :  2025 (Grasset)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Ce grand roman-destin retrace  un demi-siècle d'histoire de l'Union soviétique et de la France à travers l'intense aventure humaine de Lucien Baert, jeune communiste français "prisonnier du rêve écarlate".
Arrivé à Moscou en 1939 pour découvrir la promesse d'un paradis sur terre, il connaîtra l'envers du décor : l'extrême cruauté du régime, les tortures dans les camps du Goulag, la sauvagerie de la guerre. Mais aussi la communion des âmes meurtries et l'amour d'une femme, Daria, avec qui il saura reconstruire leurs vies brisées.
Près de trois décennies plus tard, Lucien parvient à traverser le rideau de fer pour tenter de retrouver les siens. Mais ce revenant du grand Nord ne reconnaît plus sa patrie.   Comment pourrait-t-il se fondre dans le confort d'une "société d'estomacs heureux" et prendre au sérieux la révolution d'opérette de 1968 ? Lui faudra-t-il se renier, en effaçant son passé ? Ou bien tenter l'impensable retour à Tourok pour reconquérir son rêve de fraternité et son amour perdu  ?
Un puissant roman sur la barbarie stalinienne et le rejet de l'hypocrisie occidentale, où s’ exprime la foi dans une humanité digne de ce nom.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1957 à Krasnoïarsk, Andreï Makine est l'auteur d'une œuvre majeure traduite dans le monde entier et qui a obtenu plusieurs distinctions littéraires : le prix Goncourt, le Goncourt des lycéens et le Médicis pour Le Testament français, le Grand prix RTL-Lire pour La Musique d'une vie, le prix Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de son œuvre, le prix Casanova pour Une femme aimée. Ses derniers livres sont publiés chez Grasset : L'ami arménien, prix des Romancières et L'Ancien calendrier d'un amour.

 

 

Avis :

Destin cruel que celui de Lucien Baert, ouvrier du Nord de la France si plein de ses idéaux communistes que le voilà, enthousiaste et confiant, membre d’une délégation partie visiter l’Union Soviétique en 1939. Arrêté et accusé d’espionnage après avoir manqué le train du retour, le jeune homme qui avait eu le tort de comprendre la supercherie des villages Potemkine se retrouve « prisonnier du rêve écarlate » : torturé, emprisonné puis enrôlé dans l’Armée rouge, renvoyé encore en camp de travail, il connaît trente ans de Goulag avant de parvenir à s’enfuir sous l’identité d’un mort, Matveï Bélov.

Amnistié en 1957 à la mort de Staline, il se reconstruit peu à peu dans un village reculé de la taïga, y menant une vie simple, laborieuse mais paisible, auprès d’une femme, Daria, qui, constatant ses déchirements identitaires, le pousse à rentrer en France retrouver les siens. Mais la France où il débarque en 1967 n’est plus celle qu’il a connue. Happé par le tourbillon parisien qui s’est emparé de son histoire jusqu’à lui dicter son nouveau rôle de témoin-expert des totalitarismes en tout genre, Lucien ne tarde pas à se sentir comme « un astronaute égaré sur une planète inconnue », les illusions post-soixante-huitardes lui paraissant toutes aussi fausses que les siennes autrefois dans leurs égarements hédonistes, narcissiques et libertaires menant jusqu’à une pédophilie assumée.

Et si le bonheur était tout simplement l’amour de Daria au fin fond de la taïga, là où, confronté à la rigueur d’une existence soumise au rythme des saisons et de la nature, personne ne porte de masque et tout le monde joue le jeu de la solidarité ? C’est sans compter les nouvelles dérives de la société russe devenue cette fois « cet opéra bouffe qui, avec une démesure dont la Russie a le secret, met en scène le capitalisme le plus grotesque. » A croire que nulle part, quelles que soient les modes, les convictions et la théorie sociétale du moment, l’on n'échappe à la folie des excès et des abus. Derrière les utopies et leurs illusions, toujours la même jungle déguisée sous différents costumes.

Cinquante ans d’histoire autant russe qu’occidentale pour constater que la déception fleurit de tout côté : aucune société n’a trouvé la martingale du bonheur. Inutile de chercher les méchants d’un côté, les bons de l’autre. Les dérives sont partout, de part et d’autre, et la sagesse introuvable au-delà de quelques individus au final emportés par la folie collective. Une certaine tristesse accompagne ce constat d’échec systématique des utopies. Même la parole des dissidents s’avère ici sujette à caution. Et, après avoir peint un Lucien manipulé par son éditeur et par la presse pour servir son histoire sous un angle si choisi que fallacieux, l’auteur de pointer quelques distorsions dans les écrits-mêmes de Soljenitsyne.

L’on dévore avec passion ce grand roman initiatique porté par le souffle de l’Histoire et qui, à travers ses personnages et leurs désillusions, pose de manière si vivante ces tristes constats : les sociétés n’ont pas de morale et leurs utopies sont condamnées à l’échec. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

« Ils sont nés avant la guerre, les amis de votre Julia. Trop jeunes pour aller se battre et, plus tard, trop vieux pour gambader comme les potaches de 68. À présent, ils se rattrapent, en rejetant les monolithes des anciennes croyances. Sauf que l’Histoire prouve une chose : si une nation refuse le fardeau d’une grande idée, elle est écartée par des peuples qui savent imposer leur propre monolithe – une idéologie ou une religion… Nos petits libertins seront un jour remplacés par ceux qui prennent encore au sérieux le fait de vivre et d’avoir une foi. »


Il a envie de lui enlever son mégot, d’étreindre ce petit corps et de murmurer : « Tais-toi une seconde ! La vie n’est pas du tout ce que tu racontes… »
Mais elle continue à pépier : pétitions, protestations, associations, libération, Libération… Derrière ce babil, il perçoit un être proche qui s’est déchiré en mille personnages stressés, voulant être partout, goûter à tout, faire l’amour sans s’attacher, conjurer le temps par cette multiplicité effrénée. Une existence qu’elle a rêvée et, comme bilan, cette petite femme flétrie qui fume et parle en évitant la question dont elle a si peur : « À quoi bon ? »


Le public dans cette « salle populaire » du vingtième arrondissement ressemble à la caste que Lucien observe depuis sept ans : le jeune tiers-état libéral tenté par l’anarchisme, le maoïsme, l’expérience hippie. Et qui s’est rangé peu à peu, s’implantant dans des niches universitaires, journalistiques, culturelles. Le reniement est dissimulé sous une tenue « à l’ancienne » : des cols mao, du lin fripé, des jeans à la corde blanchie.


Un jour, nous avons parlé d’un astronaute égaré dans une galaxie inconnue. Ma situation est bien plus banale : un passager qui descend dans une gare, va acheter un paquet de cigarettes et, en revenant sur le quai, voit que son train est parti. 


La similitude entre les soldats sacrifiés et les kolkhoziens de Rovnoé lui revient à l’esprit – ces hommes, les derniers combattants d’une cause perdue.
Le communisme.
Ils y ont cru, comme tant d’autres dans ce pays. Certains ont été dessillés, les plus tenaces préféraient rester aveugles. Car si le paradis promis était un mensonge, que valait alors leur vie passée dans les tranchées, la glaise des labours ou encore sous l’ombre des miradors ? Ils s’accrochaient au rêve de la fraternité qui allait se répandre sur la planète. Et puis, un jour, leur kolkhoze portant le nom de « Premier Mai » a été déclaré « sans perspectives ».


En parcourant ces « localités rurales sans perspectives », Lucien constate que ceux qui y vivent se rapprochent d’un mode d’existence où l’intérêt matériel cède la place à l’entraide, à la volonté de secourir le plus faible. C’est ici qu’il rencontre une générosité irréfléchie, la liberté de travailler sans craindre d’être remplacé par quelqu’un de plus performant.
Il se dit que, dans cette contrée déserte, subsiste le dernier reflet du projet communiste, chez les gens revenus de toutes les illusions et qui retrouvent la simple humanité depuis longtemps perdue ailleurs.
 
 
Un jour, la chance de peser sur l’avenir du pays leur est offerte. Un référendum engage leur réponse : l’URSS doit-elle être conservée ?
Cette « consultation populaire » a l’air d’une mauvaise blague. On imagine une question semblable posée aux citoyens américains : voulez-vous que votre pays cesse d’exister et se divise en cinquante États ? Du délire !
Tous les habitants de Rovnoé votent pour le maintien et apprennent que le « oui » l’a emporté à soixante-quinze pour cent à travers le pays. Peu de temps après, l’URSS est liquidée et les experts en démocratie expliquent que telle était la volonté du peuple.


Il pense à la simplicité de cette vie. Quelques champs qui suffisent à nourrir les derniers habitants. La forêt avec son abondance de gibier, de baies, d’herbes médicinales, de champignons. Des vergers qui chaque automne débordent de fruits. Des rivières où un bout de filet se remplit de poissons. Et ces sources offrant une eau qui sent la fraîcheur des neiges…
Mais surtout, la chance d’être attendu comme chez la vieille Glacha qui lui a donné des pommes de terre (« dorées », assure-t-elle) de son potager. Oui, être uni aux autres par la certitude qu’une aide viendra sans être demandée, offrant tout ce qu’on possède : un gîte, un repas, une joie partagée.
« En fait, le communisme, le vrai, se dit-il parfois, c’est ce que nous vivons ici… »


Il a devant lui la génération qui adopte de nouvelles règles – on se bat, on se défend et, si l’on est trop faible, on se vend, sinon on se tue. 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 2 mai 2025

[Dalrymple, William et Anand, Anita] Le Koh-i-Noor

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Koh-i-Noor            

Auteurs : William DALRYMPLE et Anita ANAND

Traduction : Marie-Odile PROBST

Parution : en anglais en 2017
                  en français en 2018,
                  réédité en 2025 (Libretto)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le 29 mars 1849, un garçon de dix ans est introduit dans la salle des miroirs du fort de Lahore. Malgré ses craintes, il avance avec dignité : il est le maharajah du Pendjab. Au cours d'une cérémonie aussi fastueuse qu'humiliante, l'enfant va devoir reconnaître sa soumission à la Couronne britannique et céder à la reine Victoria non seulement l'un des territoires les plus riches de l'Inde, mais aussi l'objet le plus précieux du sous-continent, le célèbre diamant Koh-i-Noor, la Montagne de Lumière. Soucieux de lui établir un pedigree, les Anglais passent aussitôt commande d'une « biographie » de la pierre précieuse. Pour s'acquitter de sa tâche, le jeune fonctionnaire désigné par la Compagnie des Indes orientales a visiblement couru les bazars de Delhi, réunissant toutes les légendes et sornettes que colportait la tradition. L'histoire du Koh-i-Noor de William Dalrymple et Anita Anand dissipe les brumes de la mythologie, mais ce qu'elle révèle au lecteur d'aujourd'hui n'en est pas moins romanesque, avec son lot de meurtres et de trahisons : une archéologie de la cupidité, où se rejoignent les passions privées des maharajahs et la folie collective de l'impérialisme occidental.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Historien et journaliste écossais, William Dalrymple parcourt l’Orient depuis une vingtaine d’années. Spécialisé dans la littérature de voyage, il est l’auteur de plusieurs livres parmi lesquels Le Moghol Blanc (2005) qui a remporté, entre autres, le prestigieux Wolfson Prize for History, La Cité des Djinns (2006) qui a reçu le Thomas Cook Travel Book Award, mais aussi Dans l’ombre de Byzance (2002), L’Âge de Kali (2004), Le Dernier Moghol (2008), Neuf vies (2010), Le Retour d’un Roi (2014), récompensé par le Kapuściński Award for Literary Reportage, Le Koh-i-Noor (2018) et Anarchie (2021), tous parus en français chez Noir sur Blanc. Il vit à Delhi avec son épouse et leurs trois enfants.

 

Avis :

Avant de rejoindre les joyaux de la Couronne britannique, le Koh-i-Noor – « montagne de lumière » en persan – a connu une histoire si sanglante que ce diamant d’une dimension et d’une pureté exceptionnelles en a conservé une aura de crainte. Sa réputation doit beaucoup aux diverses mythologies construites au cours des siècles. Mais qu’en est-il vraiment de l’histoire de cette pierre ? William Dalrymple, historien et journaliste d'origine écossaise vivant à Delhi et spécialiste de l'Inde, et Anita Anand, journaliste londonienne d'origine pendjabi, ont entrepris un minutieux travail historique qui, paru il y a quelques années, vient d’être réédité en français.

Selon les travaux de Dalrymple, c’est au début du XVIe siècle que l’on trouve les premières traces avérées du fameux diamant. Il orne alors le légendaire trône du Paon de Babur, fondateur de l’empire Moghol et maître de l’Inde du Nord. Il reste la pièce maîtresse du trésor des Moghols durant trois siècles, jusqu’à ce que Nadir Shah, terrible conquérant venu de Perse, ravage l’Inde et, entre autres fabuleux butins, emporte le Koh-i-Noor pour en faire un symbole de la force impériale persane. Mais, le sang appelant le sang, de guerres en rivalités familiales et assassinats, la dynastie perse des Afcharides voit quatre souverains se succéder en treize ans. L’on retrouve la trace du diamant à Lahore, au Pakistan, dans les mains de Ranjit Singh, fondateur de l’empire sikh qui s’étendit sur le Pendjab pendant la première moitié du XIXe siècle. La succession est là aussi difficile. Les assassinats laissent le pouvoir à un enfant de cinq ans, Dhulîp Singh, bientôt forcé à accepter la main mise de la Compagnie anglaise des Indes orientales et à céder le Koh-i-Noor à la Couronne britannique. Le dernier râja sikh connaîtra un sort funeste à la cour de la reine Victoria, pendant que le diamant entamera à Londres une nouvelle vie de controverses, racontée cette fois par Anita Anand.

Objet de convoitise, emblème de pouvoir, puis aujourd’hui symbole du pillage colonial pour l’Inde qui, après l’Iran, le Pakistan et même les talibans afghans, réclame régulièrement le diamant aux Britanniques, le Koh-i-Noor reflète dans ses facettes de grands pans d’Histoire assez peu racontés, où le faste et la puissance s’affichent dans l’éclat de gemmes par myriades, le tout acquis dans un tel bain de sang à répétition, entre trahisons, tortures et assassinats, que le joyau en est lui-même devenu le réceptacle de persistantes superstitions. Au point que, depuis la mère d’Elizabeth II, personne n’a plus osé porter la couronne où il fut serti en 1936.

Pour s’en tenir aux faits connus et non contestables, cet ouvrage historique minutieusement documenté n’en relate pas moins une histoire tellement tumultueuse et colorée qu’elle semble tout droit sortie d’une épopée des plus romanesques. En tous les cas, la morale n’en ressort pas sauve, démontrant que la plus grande malédiction reste de tout temps l’intarissable cupidité et l’inextinguible soif de pouvoir des humains. (4/5)

 

Citations :

Le Koh-i-Noor, d’antique gemme aux pouvoirs légendaires, était devenu une grenade diplomatique. 


Bien que ce ne fût pas le plus gros diamant en possession des Moghols – le Darya-i-Noor et le Grand Moghol étaient probablement à l’origine de calibre égal, et de nos jours, après la taille décidée par le prince Albert, il existe au moins quatre-vingt-neuf diamants d’un volume supérieur à celui du Koh-i-Noor –, il continue à jouir d’une notoriété qu’aucun de ses plus gros ou plus parfaits rivaux n’égale. Il est au centre des demandes de compensation pour les pillages de l’ère coloniale, et fait régulièrement l’objet de revendications de la part de ses différents pays d’origine.


L’histoire du Koh-i-Noor continue à soulever des questions historiques importantes non seulement pour notre appréciation du passé mais aussi pour le présent, car il sert de paratonnerre aux prises de position envers le colonialisme. La présence même du diamant à la Tour de Londres incite à se demander comment juger des pillages de l’époque coloniale. Doit-on simplement se contenter de hausser les épaules et accepter que cela fasse partie du tohu-bohu de l’histoire, ou devrions-nous tenter de redresser les torts du passé ?