Coup de coeur 💓
Titre : Mon vrai nom est Elisabeth
Auteur : Adèle YON
Parution : 2025 (Sous-Sol)
Pages : 400
Présentation de l'éditeur :
Une chercheuse craignant de devenir folle mène une enquête pour
tenter de rompre le silence qui entoure la maladie de son
arrière-grand-mère Elisabeth, dite Betsy, diagnostiquée schizophrène
dans les années 1950. La narratrice ne dispose, sur cette femme morte
avant sa naissance, que de quelques légendes familiales dont les récits
fluctuent. Une vieille dame coquette qui aimait nager, bonnet de bain en
caoutchouc et saut façon grenouille, dans la piscine de la propriété de
vacances. Une grand-mère avec une cavité de chaque côté du front qui
accusait son petit-fils de la regarder nue à travers les murs. Une
maison qui prend feu. Des grossesses non désirées. C’est à peu près
tout. Les enfants d’Elisabeth ne parlent jamais de leur mère entre eux
et ils n’en parlent pas à leurs enfants qui n’en parlent pas à leurs
petits-enfants. “C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était
un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet.”
Mon vrai nom est Elisabeth est un premier livre poignant à
la lisière de différents genres : l’enquête familiale, le récit de soi,
le road-trip, l’essai. À travers la voix de la narratrice, les archives
et les entretiens, se déploient différentes histoires, celles du poids
de l’hérédité, des violences faites aux femmes, de la psychiatrie du XXe siècle, d’une famille nombreuse et bourgeoise renfermant son lot de secrets.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Née en 1994 à Paris, Adèle Yon enquête, écrit et
cuisine. Normalienne, chercheuse en études cinématographiques, c’est à
l’occasion de sa thèse au sein du laboratoire de recherche-création
SACRe qu’elle se lance dans l’écriture. Parallèlement, elle travaille à
Paris et dans la Sarthe comme cheffe de cuisine.
Avis :
Comme toutes les femmes de sa lignée entre vingt-cinq et trente ans parce qu’elles s’inquiètent alors de ce qu’elles en ont hérité et de ce qu’elles en transmettront à leur tour, mais aussi parce que le suicide récent d’un de ses grands-oncles semblait indiquer que, côté souffrances, le sujet n’était pas clos, l’auteur s’est, elle aussi, mise à poser des questions sur la « folie » de son arrière-grand-mère Betsy, Elisabeth de son vrai nom.
Résolue à crever l’épais silence familial qui n’avait jamais laissé filtrer davantage que, schizophrène et incapable d’élever ses enfants, son aïeule avait été longtemps internée et, lobotomisée, en avait conservé des cavités de chaque côté du crâne, elle qui écrivait une thèse sur les doubles fantômes n’a pas lâché prise, interrogeant ses proches, compulsant lettres et documents, notamment médicaux, et glanant, au sein même de l’hôpital concerné, les traces susceptibles de lui faire comprendre ce qu’y vécut Betsy dans les années 1950 et 1960.
Premier de l’auteur, l’ouvrage qui en résulte est à la croisée de la narration intime, de l’enquête familiale et de l’investigation historique de ce que fut la psychiatrie au mitan du XXe siècle. Pleins et vides de la mémoire familiale, témoignages ou refus de témoigner, jusqu’aux silences tout est matériau dans ce récit pour construire peu à peu, chaque brique livrée en l’état plus parlante que n’importe quel commentaire, l’image plus en moins en creux de cette femme que sa famille bourgeoise et catholique avait préféré réduire à un non-sujet, les valeurs sociales primant sur l’affect et ne laissant de place ni à l’émotion ni à la parole.
A l’époque, la médecine n’a qu’une approche physiologique et punitive de la psychiatrie. Cures de Sakel – provocation de comas hypoglycémiques –, effroyables lobotomies relevant sinistrement de pratiques de foire, enfermement coercitif à la simple demande d’un époux ou d’un proche, traitement à rendre fou quiconque ne l’était pas à l’entrée : c’est un tableau glaçant de pratiques médicales barbares et charlatanesques, d’un univers psychiatrique carcéral plus préoccupé de la tranquillité générale que de l’intérêt du patient et accueillant volontiers des femmes simplement jugées déviantes, trop libres et indociles au goût de leur entourage, qui se déploie autour de la pauvre Betsy, enfermée, martyrisée et mutilée, rejetée enfin par ses proches jusqu’à l’effacement par-delà les générations parce que son mari tyrannique ne supportait pas sa fragilité et son incapacité à répondre à ses attentes domestiques.
A ce qu’on lui rapporte des colères de Betsy s’insurgeant en vain contre son sort, répond la colère froide de son arrière-petite-fille, habile à nous la communiquer par le seul énoncé des faits qui s’accumulent, alors qu’à force d’obstination, d’écoute et de minutie, elle parvient à forcer le silence et l’oubli. Trop tard, bien sûr, pour Betsy, qui vécut son martyre jusqu’à sa misérable fin, mais essentiel pour stopper enfin les ravages souterrains qui n’en finissaient pas de saper la psyché.de cette famille.
D'une manière faussement déstructurée qui fait sans cesse rebondir le texte d’un doute à l’autre comme une abeille obstinée contre une vitre, renouvelant chaque fois l’intérêt souvent horrifié du lecteur, ce livre intense, aussi bouleversant qu’édifiant, en même temps qu’il sort Betsy de son invisibilité de non-personne, apporte un éclairage puissant sur ce pan d’ombre que la santé mentale est longtemps restée pour la société et la médecine, mais aussi sur la façon dont les hommes ne se sont pas privés d’user de leur pouvoir coercitif dans leur peur de l’indépendance féminine. L’on en conserve longtemps l’échine glacée… Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : À quoi ça lui aurait servi d’en parler ? Elle va très bien ta grand-mère. Voir un psy peut être très dangereux. Parfois, ils mettent des choses dans la tête de leurs patients ou alors les patients, à force de ne penser qu’à eux-mêmes, finissent par s’inventer des traumatismes pour trouver une cause à leur souffrance. Ils ne se rendent pas compte que ce qui les fait souffrir est précisément de chercher ce qui les fait souffrir. Des familles entières ont été brisées parce que certains de leurs membres s’inventaient des traumatismes. Accusaient un père, un oncle, un grand-père d’inceste, par exemple, alors que c’était complètement faux. Non, il vaut mieux laisser le passé là où il est quand on a réussi à vivre avec. Ta grand-mère va très bien. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle a une extraordinaire capacité à oublier. Ce qui lui fait du mal, elle l’oublie.
Silence.
Mais en fait, qu’est-ce qu’elle avait ta mère ? Je demande.
Je ne sais pas, dit ma grand-mère. Elle n’a jamais été vraiment diagnostiquée.
Silence.
Mais si voyons. Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : Betsy était schizophrène.
Ce sont les lettres envoyées depuis la maison de repos qui m’ont particulièrement frappé, dit mon grand-père. Dans ces lettres, André dresse la liste de tous les engagements que Betsy doit honorer pour devenir sa femme. Le ton est froid, sans affection. Il préconise un certain nombre de lectures nécessaires à leur bonne entente.
Mon grand-père se souvient qu’à la lecture des lettres, il a ressenti de la peine pour Betsy.
Il dit : Elle m’a paru si fragile. Elle était sans doute moins vive, moins cultivée que lui, alors que lui voulait une femme exemplaire. Elle aurait dû lui dire : Tu ne peux pas exiger de moi des choses que je ne sais pas faire et que je n’ai pas envie de faire. Échangeons plutôt sur ce qui m’intéresse plutôt que de m’imposer des lectures, des attitudes, des commentaires sur des bouquins qui ne me concernent pas. Il la poussait dans ses retranchements. On voit tout de suite que c’est un couple qui ne pouvait pas marcher. Dès le départ. C’était impossible.
On ne peut mesurer ce qu’un tempérament comme le sien a produit chez quelqu’un comme Betsy, dit mon grand-père. Il lui a imposé des tas de choses, et Betsy n’avait pas une personnalité suffisante pour dire merde.
Toutes les femmes de la famille, entre vingt-cinq et trente ans, ont posé des questions sur Betsy.
Rebecca, Laura, Dragonwyck, Vertigo. Au départ, le double fantôme sert surtout à diaboliser un certain modèle de féminité dans un contexte de forts bouleversements sociaux où la femme se met à travailler, gagne en autonomie financière et en désir d’indépendance. Il apparaît comme le symptôme d’une masculinité inquiète, soucieuse de conserver la répartition traditionnelle des rôles en intervenant directement sur l’imaginaire féminin. Obsession, Opening Night, Mulholland Drive, Phantom Thread. Le double fantôme se met à dire autre chose. La découverte du désir. La mue d’une femme qui vieillit. Le besoin des hommes de s’affaiblir pour aimer. Des femmes hantées par d’autres femmes qui les aident à grandir.
Vous devriez être fière de ressembler à votre maman. Mais moi, non : ça me terrorisait. Physiquement, elle était très saccadée, elle voulait avoir des moments d’amour avec nous alors qu’elle ne nous a jamais pris dans ses bras, qu’elle ne nous a jamais bercés… Le problème c’est qu’on lui disait à chaque fois qu’un nouvel enfant l’équilibrerait, ce qui est une ânerie. Non ? C’était une étrangère pour nous. Elle nous achetait des rochers au chocolat à Noël, des petits cadeaux comme ça, on lui disait à peine merci. Elle écrivait une petite lettre gentille mais… Ça n’a jamais été vraiment notre maman. Et moi, on me disait sans arrêt que je lui ressemblais. Mais c’est horrible quand on te dit ça, quand tu as une mère que tu ne sais pas aimer, que tu t’en veux de ne pas savoir aimer mais ce n’est pas vraiment ta mère, qu’en plus elle a une maladie mentale, que tu te dis : Je vais me coltiner la même chose il va y avoir une malade mentale dans la famille ça va être moi… Quand j’ai commencé à devenir une femme j’ai bloqué mes règles. J’ai eu mes règles très tard. Je ne voulais pas devenir une femme, tu vois ? Psychologiquement, j’ai bloqué mes règles. Tu vois ce que je veux dire ?
Avec tout ce qu’il s’est passé dernièrement, ma fille m’a dit : Je ne comprends pas, vous auriez tous dû aller chez un psy et compagnie, vous avez tous des paquets de névroses… Je n’en veux pas à Papa, mais il est évident que… je ne comprends pas qu’on ne nous ait jamais envoyés voir le moindre psychologue. Maintenant on pousse peut-être un peu trop, dès qu’un enfant a le moindre petit malaise, bon. Mais les rêves que je faisais : je tombais dans des puits, personne ne venait me chercher, des tas de trucs. Mais ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une psychanalyse. On n’en parlait même pas entre nous ! C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet. Une fois, j’ai dit à papa : Tu ne veux pas nous parler de maman ? Il a dit : Non, circulez. Je n’en veux pas à papa, mais je pense qu’il a complètement manqué de nous dire beaucoup de choses très belles sur maman. De nous faire aimer maman.
C’est donc sur cette petite photographie abandonnée au fond d’un dossier que je vois Betsy pour la première fois, c’est-à-dire une femme qui correspond à la créature de mes cauchemars, une femme âgée et pathétique qui, dans le silence de son regard, dit à demi-mot ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, ce qu’elle n’a pas oublié. Aujourd’hui, l’image horrifique que je m’en faisais et cette photographie de Betsy sont confondues et le visage que je voyais adolescente puis plus tard, lorsque je craignais de devenir malade, ne m’apparaît plus que confusément. Mais ce détail, qu’il y a un avant et un après la photographie, que je n’ai pas grandi en voyant le visage de cette arrière-grand-mère morte avant ma naissance, a toute son importance, car c’est à partir de cette place vide et des chimères – ces monstres composites – qu’elle me poussait à créer, que la peur, puis la fascination, sont nées. Il me faut ce visage figé sur son fond vert, la radicale visibilité de tout ce qu’il ne dit pas, pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête. Je suis tombée sur ces deux yeux qui me fixaient depuis la mort.
Il est petit garçon. Pour lui, la maison de la rue de la République est un terrain de jeu. Il n’y a pas de tabou. Il entre comme ça. Ouvre les portes comme ça. Un jour, il pénètre dans la pièce qui est la chambre d’André et Betsy. Il est quatorze heures, après le déjeuner. Betsy est dans le noir. Les rideaux sont fermés. Les volets aussi. Il n’y a pas de lumière. L’enfant dit à sa grande sœur : Que fais-tu dans le noir ? Alors elle lui dit, elle lui répond : Je sens que je deviens folle mais je n’y peux rien.
Je ne dis pas que l’attitude d’André explique toute la maladie de Betzy, mais ça aurait pu être bien différent. Pour moi, Betzy est une victime du silence.
Je me souviens d’une fois, dit ma grand-mère à sa tante, je devais être malade, c’était un matin, ma mère était revenue, je ne sais pas pourquoi… Tu m’as fait monter avec toi au deuxième étage et tu m’as demandé de ne pas sortir de la chambre. Tu m’as dit : Il y a des ambulanciers qui vont venir chercher ta mère. C’est un souvenir que j’ai.
Oui ce n’était peut-être pas la peine que tu voies ça, lui répond la sœur, si elle se bagarrait en bas ou que sais-je. Parce que Betsy résistait. Elle voulait revenir. C’était quelque chose de pénible pour moi : pourquoi mon frère, qui avait une femme qui n’avait qu’une envie c’était de revenir avec lui, la mettait-il dehors dès qu’elle revenait ? C’était une époque très pénible pour moi, vis-à-vis de Betsy et vis-à-vis d’André.
Cette séparation m’amène à songer et à faire le point. Et peut-être aussi s’exprime-t-on mieux par écrit. Où en sommes-nous ? Il m’est difficile de donner une réponse très exacte car j’ai peur de me tromper. Il me semble que nous avons fait des choses bien. Tout d’abord, et c’est le plus important, nous avons à peu près rempli notre devoir d’état, vous à la maison, moi successivement à l’X et à l’École d’Artillerie. Ensuite nous avons pris de bonnes habitudes : prière avant les repas, méditations en commun, etc. De plus nous nous sommes documentés sur l’éducation des enfants et nous avons tâché de conduire au mieux celle de notre fille. Mais il y a aussi des choses moins bien. Des disputes de plus en plus fréquentes, des mots aigres-doux, des colères, etc. À quoi cela tient-il ? Je crois que nous avons des excuses, vous à cause de votre fatigue générale, moi à cause de la vie assez fatigante que je mène. Mais il y a me semble-t-il une autre raison : il est impossible que deux personnalités aussi fortes que les nôtres puissent coexister sans frottements sans que l’une ne cède généralement à l’autre. Et je crois que c’est la raison pour laquelle l’Église demande à la femme d’obéir à son mari. Je vous demande de réfléchir sérieusement à cette idée, je crois que sa mise en pratique améliorerait beaucoup notre vie conjugale.
Et l’une de ces images est la suivante : je voyais une femme sans visage enfermée dans une chambre d’hôpital, seule, habillée d’une blouse en papier bleue, sans plis, à laquelle venait rendre visite, occasionnellement mais régulièrement, un homme muet qui était son mari. Dans cette chambre, ils s’accouplaient (était-ce ma première représentation de l’enfantement par voie naturelle ? Étant moi-même ce qu’on appelle un bébé-éprouvette, il me semble fort possible que la corrélation entre rapports sexuels et enfantement se soit forgée pour moi par le biais de cette séquence imaginaire) et de ces accouplements naissaient, les uns après les autres, un, puis deux, puis cinq enfants. Six enfants, cinq accouplements dans une chambre d’hôpital. Mais à mes yeux, ces ébats avaient lieu sans qu’aucun des deux ne les désire vraiment. Ni Betsy qui était, telle que je me la figurais, absente à son propre corps, ni André, à qui les médecins avaient dit : Faites-lui des enfants, la grossesse améliorera son état. J’imaginais que le mutisme d’André entrant dans la chambre était la conséquence d’un acte qu’il ne souhaitait pas commettre mais qu’il commettait quand même, agissant sans plaisir pour la santé de sa femme. L’inégale répartition des rôles, dans cette scène imaginaire, ne m’avait pas frappée, pas plus que je n’avais réfléchi aux détails de la grossesse elle-même, ni à sa durée, ni à ses conséquences. Pour moi, l’enfant naissait, voilà tout. On le retirait à Betsy dès que son corps l’avait livré et je ne m’interrogeais pas sur ce qui suivait l’accouchement, à savoir la maternité (ou son absence, ou sa privation). Ma cousine, qui semblait avoir hérité du même souvenir construit (il devait donc bien venir de quelque part), en avait, elle, discerné la violence. Son expérience – et par expérience je désigne sa profession aussi bien que sa maternité – en ces matières très différente de la mienne, lui avait imposé de s’y arrêter. À ses yeux, les grossesses indésirées composaient le fil rouge de l’histoire de Betsy, son cœur, quand elles n’étaient pour moi qu’un dégât collatéral de son parcours accidenté (et cette hiérarchie a d’ailleurs, sans doute, son intérêt).
La question n’est pas : est-ce que la lobotomie guérit ? La question n’est pas non plus tout à fait : est-ce que les symptômes ont disparu ? La question est : est-ce que la lobotomie permet de limiter les préjudices que le comportement du malade porte à son entourage ? Ainsi, à la suite d’une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l’ordre. Une patiente considérablement abêtie, apathique, mais qui ne présente plus les symptômes pour lesquels elle a dû être internée en premier lieu, c’est-à-dire avant tout les symptômes de violence envers elle-même, envers son entourage ou envers le personnel de l’asile, est une patiente guérie. Cela implique donc que diminuer cognitivement ou affectivement un individu a dans certains cas moins d’importance que de le rendre conforme aux exigences de la communauté sociale. Sur la hiérarchie des risques, la mort ou l’incapacité mentale de certaines patientes passent après le désagrément que représente leur comportement. Sans cela, comment comprendre qu’un traitement comportant entre 5 % et 8 % de risques de mortalité, un pourcentage d’amélioration des symptômes sur le long terme confinant au ridicule et une certitude de diminution des capacités cognitives (ce pourcentage, lui, est rarement présenté), ait pu être prescrit chez des patientes qui ne sont pas en danger de mort par des psychiatres de toute mouvance parfaitement conscients des risques13 ? Mieux vaut ne pas vivre ou vivre à moitié que de déranger la société humaine à laquelle on appartient.
Le critère de guérison est explicitement l’intérêt du groupe et non l’intérêt individuel. On peut même aller plus loin : la lobotomie est une opération pratiquée en conscience pour juguler certains comportements portant préjudice au bon fonctionnement du groupe.
À partir des cas issus des articles médicaux de l’époque et des archives psychiatriques que j’ai pu consulter, il me semble possible de séparer les victimes de lobotomie en deux catégories. D’un côté, des patientes rétives à toute forme de traitement, hospitalisées depuis plusieurs années, parfois décennies, dans des services psychiatriques à la limite du carcéral, pour lesquelles la famille autorise, en désespoir de cause et sans espoir de rémission, ces opérations expérimentales. De l’autre, des patientes plus jeunes, souvent issues de milieux favorisés, éduquées, dont le déclenchement des troubles est rarement antérieur à trois ou quatre ans et pour lesquelles la décision de lobotomie est souvent anticipée par un membre de la famille, père ou mari. Cette rapide typologie des patientes lobotomisées atteste que la lobotomie ne se contente pas d’intervenir sur les malades en désespoir de cause, après l’échec de toute autre thérapeutique : dans les faits, elle intervient très régulièrement pour prendre à la racine des comportements qui portent préjudice au cadre familial ou social.
La question qui se pose est alors la suivante : qui décide que le comportement d’un individu porte préjudice au bon fonctionnement du groupe ? Qui évalue la réalité des symptômes ? Le médecin qui ne fréquente pas la patiente ? Le tribunal ? La famille ? Le patient lui-même ? Sur quels critères ? Et surtout : de quel droit ? Bien que les critères d’évaluation des médecins soient évidemment loin d’être exempts de partis pris idéologiques ou moraux, les biais sont encore plus nets lorsque le récit de la maladie mentale provient d’un organe extérieur au monde psychiatrique. Comment être certain des facteurs qui motivent ces agents à faire pratiquer l’opération ? La lobotomie se situe dans une zone grise entre la réparation et la punition de comportements qui, dans tous les cas, incommodent une société patriarcale et traditionnelle. Car il n’est pas rare, en effet, que la lobotomie fasse figure de châtiment.
La lobotomie, comme les opérations sur la sphère génitale avant elle, n’est que la traduction médicale d’une violence sociale et institutionnelle déjà à l’œuvre, par laquelle une partie de la population s’arroge légalement des droits sur le corps d’individus considérés comme inférieurs. Ceci pourrait constituer le premier facteur d’explication au fait qu’une majorité de femmes en ait été victime, et non loin derrière, d’enfants3. Dans cette procédure, le corps apparaît comme une propriété de l’homme (ou de la science, ou de l’institution) sur lequel des expérimentations peuvent librement être conduites.
Si on n’est pas malade à l’entrée, on le devient. (Hôpital psychiatrique de la grand-mère)