vendredi 11 juillet 2025

[Shimazaki, Aki] Ajisaï

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Ajisaï

Auteur : Aki SHIMAZAKI

Parution : 2025    

Editeur : Actes Sud

Pages : 176 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Shôta est étudiant en littérature et rêve de devenir écrivain. Lorsqu’il apprend que sa famille, qui l’a toujours aidé, se heurte à des difficultés financières, il doit chercher une solution pour subvenir seul à ses besoins. Alors qu’il se résout à cumuler les emplois, se présente à lui la chance inespérée d’occuper une dépendance de la maison de campagne d’un couple marié. C’est là qu’il rencontre madame Oda, la propriétaire, musicienne troublante avec qui il va retrouver le goût du piano – une rencontre digne des plus beaux romans d’amour.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née au Japon, Aki Shimazaki vit à Montréal depuis 1991.
La première pentalogie, Le Poids des secrets, comprend Tsubaki (prix Hervé Foulon – Un livre à relire 2021), Hamaguri (prix Ringuet), Tsubame, Wasurenagusa (prix Canada Japon) et Hotaru (prix littéraire du Gouverneur général du Canada).
Son deuxième cycle romanesque, Au cœur du Yamato, est composé de Mitsuba, Zakuro, Tonbo, Tsukushi et Yamabuki (prix Asie de l’Association des écrivains de langue française – ADELF).
Le troisième cycle, L’Ombre du chardon, comporte Azami, Hôzuki, Suisen, Fuki-no-tô et Maïmaï.
Son nouveau cycle, Une clochette sans battant, débuté avec Suzuran (2020 ; prix Canada Japon), Sémi (2021) et No-no-yuri (2022), se poursuit avec Niré (2023) et Urushi (2024).
Tous ses romans peuvent se lire individuellement, ou dans le désordre au sein d’une pentalogie, et forment une œuvre singulière, publiée dans son intégralité par Actes Sud.

 

 

Avis :

D’origine japonaise et installée au Canada, Aki Shimazaki entame avec Ajisaï sa cinquième pentalogie, toujours écrite en français. Sous ce titre signifiant Hortensia et symbolisant l’amour d’une femme, elle aborde avec sa sobriété et sa poésie habituelles de nombreux traits typiques de la société japonaise, tout en développant un thème des plus universels.

Le motif central est classique, c’est sa déclinaison particulière, comme une variation contemporaine et locale illustrant son intemporalité archétypale, qui fait la saveur et la valeur de cette histoire. Aspirant écrivain, Shôta l’étudiant en littérature hésite d’autant plus à poursuivre jusqu’au doctorat des études onéreuses ne débouchant que sur de rares et prestigieux postes en université, que la faillite de son père, jusqu’ici prospère propriétaire d’un grand magasin, le contraint à s’autofinancer. Par chance, il décroche, en complément de ses heures le soir dans une librairie, un emploi de house-sitting lui garantissant le gîte sur la propriété de campagne d’un couple fortuné. Mais voilà que sa rencontre avec la maîtresse des lieux, la belle et malheureuse en ménage madame Oda, vient troubler leurs sentiments à tous deux, déclenchant une passion fleurant l’interdit et la tragédie.

D’une trompeuse simplicité, le récit tire sa subtilité des mille et infinies nuances qui, par petits et précis coups de pinceaux, laissent apercevoir la profondeur des non-dits sous la surface à la poésie un peu froide d’une narration consacrée avant tout aux actes et comportements observables. Dans cette peinture japonaise, pas de démonstrations émotives, mais des protagonistes faisant simplement face, sans se plaindre ni se rebeller, à l’invisible mais omniprésent maillage des attentes et des contraintes sociales. Pourtant, les difficultés et la détresse psychologique foisonnent à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la crise économique et de la honte de la faillite, de l’hyper-compétition dans un système éducatif coûteux ne garantissant pas forcément de débouchés, de la tentation du suicide en cas d’échec et de la difficulté des femmes à vivre libres et indépendantes. C’est ainsi que cette histoire que l’on pourrait à tort juger plutôt convenue et sans surprise finit par dessiner en filigrane, dans la chair et dans l’âme de ses personnages, l’envers de la société japonaise contemporaine, le conservatisme de ses traditions et son écrasante pression sociale.  

Après les émotions conflictuelles du jeune Shôta, déchiré entre l’intensité de ses sentiments et le respect des convenances, l’on attendra avec impatience le point de vue des autres caractères, dont cette femme en quête d’émancipation, l’auteur nous ayant accoutumés à décliner la même histoire sous différents angles au fil des tomes, par ailleurs abordables indépendamment les uns des autres, de ses pentalogies. (4/5)

 

Citation :

Mon frère, toujours cynique, m’a averti : “Rien n’est plus cher que ce qui est gratuit.” 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

 


mercredi 9 juillet 2025

[Oates, Joyce Carol] Flint Kill Creek


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Flint Kill Creek

Auteur : Joyce Carol OATES

Traduction : Christine AUCHE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2024
                  en français en 2025 
                  (Philippe Rey)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au travers de douze nouvelles, toutes plus troublantes les unes que les autres, Joyce Carol Oates explore rêves et réalités.
Dans « Flint Kill Creek », une jeune femme tombe amoureuse d’un étudiant impénétrable. Cette relation étrange et malsaine la mènera sur les rives d’un ruisseau tumultueux tandis que le couple s’engage dans une excursion solitaire.
Venue pour une simple prise de sang, une femme d’âge mûr se voit offrir un verre par le mystérieux laborantin qui a pris soin d’elle (« Le laborantin »). Une veuve dort d’un sommeil de plomb dans son manoir, rêvant au mercenaire commandité par la famille de son défunt mari pour la tuer (« L’héritière. Le mercenaire »). Une autre, remariée, lutte avec ses rêves horrifiques de sangsues et la possible hostilité de son nouvel époux (« Amours tardives »). Un chercheur surmené oublie son bébé on ne sait où (« Jour de semaine »). Ou encore un homme, obsédé par une date cruciale non identifiée, marquée de trois astérisques dans son calendrier, plonge dans son passé (« *** »).
Du suspense, des personnages tourmentés face à des situations d’extrême vulnérabilité et des dénouements toujours inattendus : du grand Joyce Carol Oates.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Membre de l’Académie américaine des arts et des lettres, titulaire de multiples et prestigieuses récompenses littéraires, parmi lesquelles le National Book Award, Joyce Carol Oates occupe depuis longtemps une place au tout premier rang des écrivains contemporains. Elle est l’autrice de nombreux recueils de nouvelles, récits et romans, dont Les Chutes (prix Femina étranger en 2005), Mudwoman (meilleur livre étranger en 2013 pour le magazine Lire), et Boucher.

 

 

Avis :

Ses romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre et poèmes valent à la prolifique Joyce Carol Oates de compter parmi les plus grands écrivains américains contemporains et d’être régulièrement citée pour le prix Nobel de littérature. Publiées au fil des ans dans des magazines, les douze nouvelles de ce recueil tendent au lecteur les chausse-trappes de leur narration à double-fond, là où, dans l’incertitude et l’ambiguïté, le pire de la folie humaine se laisse entrevoir sous le masque de la banalité la plus ordinaire.

Du nom d’un ruisseau imaginaire charriant ses eaux fangeuses et polluées à travers l’Etat de New York pour mourir dans le lac Ontario, la première nouvelle donne le ton, en même temps que son titre évocateur de meurtre, à un courant d’histoires toutes plus troubles les unes que les autres, laissant apercevoir, telles des ombres menaçantes au fond de l’eau – véritables ou fantasmées, l’on n’est jamais certain –, l’insaisissable monstruosité tapie dans la nature humaine. Dans cette histoire inaugurale, malaise et perplexité s’installent dès l’incipit. Cette rivière alors presque asséchée, au bord de laquelle le narrateur aime tant se promener, est pourtant capable de furie, comme le jour où elle a emporté un corps jusqu’à l’Atlantique. Il s’agissait d’une certaine Inga, étudiante albinos. Lui, jeune homme déscolarisé hantant les abords de la fac, possiblement issu d’une enfance maltraitée, lui vouait un amour que ses mots de plus en plus glaçants trahissant le névropathe auréolent aussitôt d’un halo de danger dans l’esprit du lecteur. Pourtant, meurtre ou accident, le récit laisse planer le doute d’une allusion à l’autre, n’offrant pour seule certitude que l’imprévisibilité d’un déséquilibré mental.

Avec une ironie conférant une touche de sadisme à ses implacables portraits psychologiques, l’auteur aligne les histoires trempées dans une incertitude qu’elle s’emploie à ne jamais lever, jouant à rendre changeantes nos perceptions jusqu’à la dernière phrase pour souvent ouvrir alors d’autres abîmes encore. Violences domestiques, toxicité masculine, ambitions dévastatrices, haines et jalousies dans les familles ou entre collègues, envies de meurtre et possibles passages à l’acte, enfin cauchemars et folles pulsions pour autant de volcans secrets plus ou moins actifs au sein de chacun : le pire n’est jamais sûr mais toujours possible dans ces histoires d’une noirceur cruelle où, s’il ne l’emporte pas toujours au grand jour, le mal n’en fermente pas moins au plus intime des rancoeurs et des névroses.

Toujours sur la brèche à la merci du nouveau détail qui fera rebondir ses incertitudes, le lecteur ne pourra qu’admirer un tel art narratif assorti d’une psychologie des plus fines débouchant sur une représentation ambiguë d’une nature humaine aux prises avec ses pulsions et ses secrètes zones d’ombre. (4/5)

lundi 7 juillet 2025

[Lapierre, Alexandra] L'ardente et très secrète Miles Franklin

 

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'ardente et très secrète Miles Franklin

Auteur : Alexandra LAPIERRE

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 512 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Australie, 1901 : Miles Franklin, vingt ans, fille de fermiers du bush, parvient contre vents et marées à faire publier son premier roman, un texte remarquable d’insolence et de fougue, qui connaît un immense succès dans le monde anglo-saxon. Alors qu’elle cherche à garder l’anonymat sous un pseudonyme masculin, son identité est révélée et les préjugés misogynes de son époque la heurtent au plus profond.
C’est seule et sans le sou qu’elle s’embarque pour l’Amérique, où l’attend une vie de luttes au service des plus faibles et d’engagements féministes. Elle y noue mille amitiés avec des personnalités d’une stupéfiante modernité, et des amours tourmentés.
Mais jamais Miles Franklin n’abandonne sa passion d’écrire ni ne renonce à ses rêves de gloire.
Folle d’une liberté durement conquise, guidée par sa générosité et son sens de l’humour, elle connaîtra de multiples aventures à travers l’Europe, avant de retrouver sa terre natale et de tenir une formidable revanche, en jouant un dernier tour aux critiques qui disaient sa verve tarie et son génie disparu.
Miles Franklin est aujourd’hui l’écrivaine la plus célèbre des Antipodes. Durant ses quatre ans d’enquête, Alexandra Lapierre l’a suivie sur tous les théâtres de son exceptionnel destin.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Alexandra Lapierre s’attache à mettre en lumière les destins inouïs de femmes oubliées par l’Histoire.
Elle est notamment l’auteur de Fanny Stevenson, Grand Prix des Lectrices de Elle ; d’Artemisia, Prix XVIIe siècle et « Book of the Week » de la BBC ; de Je te vois reine des quatre parties du monde, Prix Historia du meilleur roman historique ; et de Moura, Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro. Ses livres sont traduits dans une vingtaine de pays.

 

 

Avis :

Dernière en date des femmes d’exception que l’Histoire n’a pas convié à son panthéon mais qu’Alexandra Lapierre fait revivre dans ses excellentes biographies, Miles Franklin et son destin hors norme de 1879 à 1954 frappent par leur avance sur leur temps.

Fille de fermiers pauvres du bush australien, Stella Maria Sarah Miles Franklin rejette très tôt le destin d’« esclave domestique » que les conventions sociales, à travers le mariage, la maternité et l’obédience à un mari, promettent aux femmes de son époque. Lorsqu’à vingt ans, elle parvient à faire publier un premier roman rebelle et impétueux sous un pseudonyme masculin, le succès est fulgurant mais s’assortit bientôt d’un scandale local si assassin et misogyne quand son identité est découverte.que la jeune femme finit par partir aux Etats-Unis. Sans argent, elle travaille le jour et écrit la nuit, mais, là-bas aussi, ses manuscrits trop féministes pour son temps effarouchent les éditeurs. 

Qu’a cela ne tienne : Stella se fait militante de la cause des femmes et de l’amélioration de leurs conditions de travail, oeuvrant activement à la création des premiers syndicats d’ouvrières. Elle invente le journalisme d’immersion, poursuit son engagement en Europe et part comme infirmière sur le front des Balkans pendant la première guerre mondiale. Farouchement attachée à son indépendance de célibataire malgré ses multiples prétendants, elle ne cessera sa vie durant de lutter en faveur des plus fragiles, renouant finalement avec le succès littéraire après son retour en Australie en 1932 sous un nouveau et étrange pseudonyme : Brent of Bin Bin. Elle léguera sa fortune à la création d’un prix littéraire, aujourd’hui l’un des plus prestigieux et dotés qui soient, le Miles Franklin Literary Award.

Soigneusement documentée et complétée d’une série de photographies en fin d’ouvrage, cette biographie a la fluidité immersive d’un roman, l’intérêt d’une histoire vraie restituée de manière vivante et crédible, ainsi que la fascinante originalité d’une personnalité aussi piquante que déterminée dans son décalage sur son temps. Combien de ces personnages historiques, des femmes bien souvent, qui de leur passion et de leur engagement ont fait avancer le monde et les mentalités avant de retomber dans l’oubli ? Un bel et juste hommage que cette passionnante évocation d’une fort intéressante figure de femme. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

En se montrant si digne, sa mère la forçait à douter d’elle-même. Elle l’amenait doucement, mais sûrement, à renier sa passion pour l’écriture… Au diable Ma brillante carrière, ce tissu de mensonges et de méchancetés !
Stella finissait par souhaiter n’en avoir jamais écrit le premier mot. Elle avouerait plus tard : « J’éprouvais ce que doivent ressentir les pauvres filles qui ont des bébés sans être mariées. Le bébé existe, mais pas la joie. Sa naissance n’est que drame et déshonneur. »


 « En matière de politique, je reste indépendante dans mes opinions. Je n’appartiens à aucun parti, avait-elle toujours répété. Mais je suis contre la guerre – toutes les guerres. Je serais même contre une guerre qui viserait à émanciper les femmes, car une guerre ne peut jamais être gagnée. Envisager une guerre, c’est déjà être vaincu. »


Se cacher de Ma pour respirer, se cacher pour écrire. Et mener en secret trois existences à la fois, trois personnages, trois signatures, trois écritures. « Brent of Bin Bin » pour le tome no 3 de la saga des Mazere ; « Miles Franklin », pour un projet de roman personnel ; « Miss Stella » pour les factures.


Revers de la médaille dans les joies de la mystification : la peur d’être découverte. Ce n’était plus seulement une peur sociale ou financière chez Miles. Mais une peur existentielle, qui s’étendait à tout son processus de création. Elle avait désormais besoin d’être Brent of Bin Bin pour écrire. À moins de le doubler en produisant un autre roman sous un autre nom de plume, et de compliquer son jeu.
Deux œuvres écrites secrètement par le démiurge Miles Franklin, et publiées en même temps sous des pseudonymes différents ? Risqué. Mais une bonne poussée d’adrénaline en perspective.
« De l’action, donnez-moi de l’action ! » suppliait-elle à dix-sept ans. À cinquante-sept, la vie lui offrait l’occasion de relever tous les défis d’un grand romancier.
Se multiplier. Devenir plusieurs écrivains à la fois. Se prouver à soi-même qu’on peut tout créer. Quel pari ! Quelle ivresse ! Quelle folie ! Pourquoi s’en priver ?


The Miles Franklin Literary Award est aujourd’hui la distinction littéraire la plus célèbre, la plus prestigieuse, et la plus convoitée du Commonwealth. Son importance va même bien au-delà.  Le tout premier écrivain choisi par le jury de Miles en 1957, le romancier Patrick White, fut ensuite couronné par le prix Nobel de littérature. Et ses autres lauréats, une longue liste au fil du siècle, connurent la gloire en étant traduits sur tous les continents.  
Aucun éditeur du XXIe siècle, qu’il soit français, italien, espagnol, allemand ou américain, n’omettrait de mentionner sur la quatrième de couverture du livre publié dans son propre pays le fait que l’auteur avait reçu pour cet ouvrage, ou pour un ouvrage précédent, le grand prix australien « Miles Franklin », gage incontesté du talent romanesque sur la scène internationale. L’équivalent du Pulitzer Prize, pour les États-Unis ; du Goncourt, pour la France.  
À une différence près : le Miles Franklin Literary Award est désormais l’un des prix les plus richement dotés au monde. Et sa renommée vient encore de s’accroître avec la création d’un second prix, attribué cette fois au meilleur ouvrage de l’année écrit par une femme : The Stella Prize.  
Un prêté pour un rendu : ces deux prénoms et ce nom de famille apportent la victoire suprême à la grande dame qui les a incarnés. Un formidable coup de projecteur sur l’ensemble de son œuvre, qui lui permet de rester vivante dans la mémoire de ses pairs.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 5 juillet 2025

{Yon, Adèle] Mon vrai nom est Elisabeth

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Mon vrai nom est Elisabeth

Auteur : Adèle YON

Parution :  2025 (Sous-Sol)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Une chercheuse craignant de devenir folle mène une enquête pour tenter de rompre le silence qui entoure la maladie de son arrière-grand-mère Elisabeth, dite Betsy, diagnostiquée schizophrène dans les années 1950. La narratrice ne dispose, sur cette femme morte avant sa naissance, que de quelques légendes familiales dont les récits fluctuent. Une vieille dame coquette qui aimait nager, bonnet de bain en caoutchouc et saut façon grenouille, dans la piscine de la propriété de vacances. Une grand-mère avec une cavité de chaque côté du front qui accusait son petit-fils de la regarder nue à travers les murs. Une maison qui prend feu. Des grossesses non désirées. C’est à peu près tout. Les enfants d’Elisabeth ne parlent jamais de leur mère entre eux et ils n’en parlent pas à leurs enfants qui n’en parlent pas à leurs petits-enfants. “C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet.”

Mon vrai nom est Elisabeth est un premier livre poignant à la lisière de différents genres : l’enquête familiale, le récit de soi, le road-trip, l’essai. À travers la voix de la narratrice, les archives et les entretiens, se déploient différentes histoires, celles du poids de l’hérédité, des violences faites aux femmes, de la psychiatrie du XXe siècle, d’une famille nombreuse et bourgeoise renfermant son lot de secrets.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1994 à Paris, Adèle Yon enquête, écrit et cuisine. Normalienne, chercheuse en études cinématographiques, c’est à l’occasion de sa thèse au sein du laboratoire de recherche-création SACRe qu’elle se lance dans l’écriture. Parallèlement, elle travaille à Paris et dans la Sarthe comme cheffe de cuisine.

 

 

Avis :

Comme toutes les femmes de sa lignée entre vingt-cinq et trente ans parce qu’elles s’inquiètent alors de ce qu’elles en ont hérité et de ce qu’elles en transmettront à leur tour, mais aussi parce que le suicide récent d’un de ses grands-oncles semblait indiquer que, côté souffrances, le sujet n’était pas clos, l’auteur s’est, elle aussi, mise à poser des questions sur la « folie » de son arrière-grand-mère Betsy, Elisabeth de son vrai nom. 

Résolue à crever l’épais silence familial qui n’avait jamais laissé filtrer davantage que, schizophrène et incapable d’élever ses enfants, son aïeule avait été longtemps internée et, lobotomisée, en avait conservé des cavités de chaque côté du crâne, elle qui écrivait une thèse sur les doubles fantômes n’a pas lâché prise, interrogeant ses proches, compulsant lettres et documents, notamment médicaux, et glanant, au sein même de l’hôpital concerné, les traces susceptibles de lui faire comprendre ce qu’y vécut Betsy dans les années 1950 et 1960.

Premier de l’auteur, l’ouvrage qui en résulte est à la croisée de la narration intime, de l’enquête familiale et de l’investigation historique de ce que fut la psychiatrie au mitan du XXe siècle. Pleins et vides de la mémoire familiale, témoignages ou refus de témoigner, jusqu’aux silences tout est matériau dans ce récit pour construire peu à peu, chaque brique livrée en l’état plus parlante que n’importe quel commentaire, l’image plus en moins en creux de cette femme que sa famille bourgeoise et catholique avait préféré réduire à un non-sujet, les valeurs sociales primant sur l’affect et ne laissant de place ni à l’émotion ni à la parole.

A l’époque, la médecine n’a qu’une approche physiologique et punitive de la psychiatrie. Cures de Sakel – provocation de comas hypoglycémiques –, effroyables lobotomies relevant sinistrement de pratiques de foire, enfermement coercitif à la simple demande d’un époux ou d’un proche, traitement à rendre fou quiconque ne l’était pas à l’entrée : c’est un tableau glaçant de pratiques médicales barbares et charlatanesques, d’un univers psychiatrique carcéral plus préoccupé de la tranquillité générale que de l’intérêt du patient et accueillant volontiers des femmes simplement jugées déviantes, trop libres et indociles au goût de leur entourage, qui se déploie autour de la pauvre Betsy, enfermée, martyrisée et mutilée, rejetée enfin par ses proches jusqu’à l’effacement par-delà les générations parce que son mari tyrannique ne supportait pas sa fragilité et son incapacité à répondre à ses attentes domestiques.

A ce qu’on lui rapporte des colères de Betsy s’insurgeant en vain contre son sort, répond la colère froide de son arrière-petite-fille, habile à nous la communiquer par le seul énoncé des faits qui s’accumulent, alors qu’à force d’obstination, d’écoute et de minutie, elle parvient à forcer le silence et l’oubli. Trop tard, bien sûr, pour Betsy, qui vécut son martyre jusqu’à sa misérable fin, mais essentiel pour stopper enfin les ravages souterrains qui n’en finissaient pas de saper la psyché.de cette famille.

D'une manière faussement déstructurée qui fait sans cesse rebondir le texte d’un doute à l’autre comme une abeille obstinée contre une vitre, renouvelant chaque fois l’intérêt souvent horrifié du lecteur, ce livre intense, aussi bouleversant qu’édifiant, en même temps qu’il sort Betsy de son invisibilité de non-personne, apporte un éclairage puissant sur ce pan d’ombre que la santé mentale est longtemps restée pour la société et la médecine, mais aussi sur la façon dont les hommes ne se sont pas privés d’user de leur pouvoir coercitif dans leur peur de l’indépendance féminine. L’on en conserve longtemps l’échine glacée… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : À quoi ça lui aurait servi d’en parler ? Elle va très bien ta grand-mère. Voir un psy peut être très dangereux. Parfois, ils mettent des choses dans la tête de leurs patients ou alors les patients, à force de ne penser qu’à eux-mêmes, finissent par s’inventer des traumatismes pour trouver une cause à leur souffrance. Ils ne se rendent pas compte que ce qui les fait souffrir est précisément de chercher ce qui les fait souffrir. Des familles entières ont été brisées parce que certains de leurs membres s’inventaient des traumatismes. Accusaient un père, un oncle, un grand-père d’inceste, par exemple, alors que c’était complètement faux. Non, il vaut mieux laisser le passé là où il est quand on a réussi à vivre avec. Ta grand-mère va très bien. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle a une extraordinaire capacité à oublier. Ce qui lui fait du mal, elle l’oublie.      
Silence.      
Mais en fait, qu’est-ce qu’elle avait ta mère ? Je demande.      
Je ne sais pas, dit ma grand-mère. Elle n’a jamais été vraiment diagnostiquée.      
Silence.      
Mais si voyons. Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : Betsy était schizophrène.


Ce sont les lettres envoyées depuis la maison de repos qui m’ont particulièrement frappé, dit mon grand-père. Dans ces lettres, André dresse la liste de tous les engagements que Betsy doit honorer pour devenir sa femme. Le ton est froid, sans affection. Il préconise un certain nombre de lectures nécessaires à leur bonne entente.
Mon grand-père se souvient qu’à la lecture des lettres, il a ressenti de la peine pour Betsy.  
Il dit : Elle m’a paru si fragile. Elle était sans doute moins vive, moins cultivée que lui, alors que lui voulait une femme exemplaire. Elle aurait dû lui dire : Tu ne peux pas exiger de moi des choses que je ne sais pas faire et que je n’ai pas envie de faire. Échangeons plutôt sur ce qui m’intéresse plutôt que de m’imposer des lectures, des attitudes, des commentaires sur des bouquins qui ne me concernent pas. Il la poussait dans ses retranchements. On voit tout de suite que c’est un couple qui ne pouvait pas marcher. Dès le départ. C’était impossible.


On ne peut mesurer ce qu’un tempérament comme le sien a produit chez quelqu’un comme Betsy, dit mon grand-père. Il lui a imposé des tas de choses, et Betsy n’avait pas une personnalité suffisante pour dire merde.


Toutes les femmes de la famille, entre vingt-cinq et trente ans, ont posé des questions sur Betsy.


Rebecca, Laura, Dragonwyck, Vertigo. Au départ, le double fantôme sert surtout à diaboliser un certain modèle de féminité dans un contexte de forts bouleversements sociaux où la femme se met à travailler, gagne en autonomie financière et en désir d’indépendance. Il apparaît comme le symptôme d’une masculinité inquiète, soucieuse de conserver la répartition traditionnelle des rôles en intervenant directement sur l’imaginaire féminin. Obsession, Opening Night, Mulholland Drive, Phantom Thread. Le double fantôme se met à dire autre chose. La découverte du désir. La mue d’une femme qui vieillit. Le besoin des hommes de s’affaiblir pour aimer. Des femmes hantées par d’autres femmes qui les aident à grandir.
 
 
Vous devriez être fière de ressembler à votre maman. Mais moi, non : ça me terrorisait. Physiquement, elle était très saccadée, elle voulait avoir des moments d’amour avec nous alors qu’elle ne nous a jamais pris dans ses bras, qu’elle ne nous a jamais bercés… Le problème c’est qu’on lui disait à chaque fois qu’un nouvel enfant l’équilibrerait, ce qui est une ânerie. Non ? C’était une étrangère pour nous. Elle nous achetait des rochers au chocolat à Noël, des petits cadeaux comme ça, on lui disait à peine merci. Elle écrivait une petite lettre gentille mais… Ça n’a jamais été vraiment notre maman. Et moi, on me disait sans arrêt que je lui ressemblais. Mais c’est horrible quand on te dit ça, quand tu as une mère que tu ne sais pas aimer, que tu t’en veux de ne pas savoir aimer mais ce n’est pas vraiment ta mère, qu’en plus elle a une maladie mentale, que tu te dis : Je vais me coltiner la même chose il va y avoir une malade mentale dans la famille ça va être moi… Quand j’ai commencé à devenir une femme j’ai bloqué mes règles. J’ai eu mes règles très tard. Je ne voulais pas devenir une femme, tu vois ? Psychologiquement, j’ai bloqué mes règles. Tu vois ce que je veux dire ?


 Avec tout ce qu’il s’est passé dernièrement, ma fille m’a dit : Je ne comprends pas, vous auriez tous dû aller chez un psy et compagnie, vous avez tous des paquets de névroses… Je n’en veux pas à Papa, mais il est évident que… je ne comprends pas qu’on ne nous ait jamais envoyés voir le moindre psychologue. Maintenant on pousse peut-être un peu trop, dès qu’un enfant a le moindre petit malaise, bon. Mais les rêves que je faisais : je tombais dans des puits, personne ne venait me chercher, des tas de trucs. Mais ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une psychanalyse. On n’en parlait même pas entre nous ! C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet. Une fois, j’ai dit à papa : Tu ne veux pas nous parler de maman ? Il a dit : Non, circulez. Je n’en veux pas à papa, mais je pense qu’il a complètement manqué de nous dire beaucoup de choses très belles sur maman. De nous faire aimer maman.


C’est donc sur cette petite photographie abandonnée au fond d’un dossier que je vois Betsy pour la première fois, c’est-à-dire une femme qui correspond à la créature de mes cauchemars, une femme âgée et pathétique qui, dans le silence de son regard, dit à demi-mot ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, ce qu’elle n’a pas oublié.  Aujourd’hui, l’image horrifique que je m’en faisais et cette photographie de Betsy sont confondues et le visage que je voyais adolescente puis plus tard, lorsque je craignais de devenir malade, ne m’apparaît plus que confusément. Mais ce détail, qu’il y a un avant et un après la photographie, que je n’ai pas grandi en voyant le visage de cette arrière-grand-mère morte avant ma naissance, a toute son importance, car c’est à partir de cette place vide et des chimères – ces monstres composites – qu’elle me poussait à créer, que la peur, puis la fascination, sont nées. Il me faut ce visage figé sur son fond vert, la radicale visibilité de tout ce qu’il ne dit pas, pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête. Je suis tombée sur ces deux yeux qui me fixaient depuis la mort.


Il est petit garçon. Pour lui, la maison de la rue de la République est un terrain de jeu. Il n’y a pas de tabou. Il entre comme ça. Ouvre les portes comme ça. Un jour, il pénètre dans la pièce qui est la chambre d’André et Betsy. Il est quatorze heures, après le déjeuner. Betsy est dans le noir. Les rideaux sont fermés. Les volets aussi. Il n’y a pas de lumière. L’enfant dit à sa grande sœur : Que fais-tu dans le noir ?  Alors elle lui dit, elle lui répond : Je sens que je deviens folle mais je n’y peux rien.


Je ne dis pas que l’attitude d’André explique toute la maladie de Betzy, mais ça aurait pu être bien différent. Pour moi, Betzy est une victime du silence. 
 
 
Je me souviens d’une fois, dit ma grand-mère à sa tante, je devais être malade, c’était un matin, ma mère était revenue, je ne sais pas pourquoi… Tu m’as fait monter avec toi au deuxième étage et tu m’as demandé de ne pas sortir de la chambre. Tu m’as dit : Il y a des ambulanciers qui vont venir chercher ta mère. C’est un souvenir que j’ai.      
Oui ce n’était peut-être pas la peine que tu voies ça, lui répond la sœur, si elle se bagarrait en bas ou que sais-je. Parce que Betsy résistait. Elle voulait revenir. C’était quelque chose de pénible pour moi : pourquoi mon frère, qui avait une femme qui n’avait qu’une envie c’était de revenir avec lui, la mettait-il dehors dès qu’elle revenait ? C’était une époque très pénible pour moi, vis-à-vis de Betsy et vis-à-vis d’André.


Cette séparation m’amène à songer et à faire le point. Et peut-être aussi s’exprime-t-on mieux par écrit. Où en sommes-nous ? Il m’est difficile de donner une réponse très exacte car j’ai peur de me tromper. Il me semble que nous avons fait des choses bien. Tout d’abord, et c’est le plus important, nous avons à peu près rempli notre devoir d’état, vous à la maison, moi successivement à l’X et à l’École d’Artillerie. Ensuite nous avons pris de bonnes habitudes : prière avant les repas, méditations en commun, etc. De plus nous nous sommes documentés sur l’éducation des enfants et nous avons tâché de conduire au mieux celle de notre fille. Mais il y a aussi des choses moins bien. Des disputes de plus en plus fréquentes, des mots aigres-doux, des colères, etc. À quoi cela tient-il ? Je crois que nous avons des excuses, vous à cause de votre fatigue générale, moi à cause de la vie assez fatigante que je mène. Mais il y a me semble-t-il une autre raison : il est impossible que deux personnalités aussi fortes que les nôtres puissent coexister sans frottements sans que l’une ne cède généralement à l’autre. Et je crois que c’est la raison pour laquelle l’Église demande à la femme d’obéir à son mari. Je vous demande de réfléchir sérieusement à cette idée, je crois que sa mise en pratique améliorerait beaucoup notre vie conjugale.


Et l’une de ces images est la suivante : je voyais une femme sans visage enfermée dans une chambre d’hôpital, seule, habillée d’une blouse en papier bleue, sans plis, à laquelle venait rendre visite, occasionnellement mais régulièrement, un homme muet qui était son mari. Dans cette chambre, ils s’accouplaient (était-ce ma première représentation de l’enfantement par voie naturelle ? Étant moi-même ce qu’on appelle un bébé-éprouvette, il me semble fort possible que la corrélation entre rapports sexuels et enfantement se soit forgée pour moi par le biais de cette séquence imaginaire) et de ces accouplements naissaient, les uns après les autres, un, puis deux, puis cinq enfants. Six enfants, cinq accouplements dans une chambre d’hôpital. Mais à mes yeux, ces ébats avaient lieu sans qu’aucun des deux ne les désire vraiment. Ni Betsy qui était, telle que je me la figurais, absente à son propre corps, ni André, à qui les médecins avaient dit : Faites-lui des enfants, la grossesse améliorera son état. J’imaginais que le mutisme d’André entrant dans la chambre était la conséquence d’un acte qu’il ne souhaitait pas commettre mais qu’il commettait quand même, agissant sans plaisir pour la santé de sa femme. L’inégale répartition des rôles, dans cette scène imaginaire, ne m’avait pas frappée, pas plus que je n’avais réfléchi aux détails de la grossesse elle-même, ni à sa durée, ni à ses conséquences. Pour moi, l’enfant naissait, voilà tout. On le retirait à Betsy dès que son corps l’avait livré et je ne m’interrogeais pas sur ce qui suivait l’accouchement, à savoir la maternité (ou son absence, ou sa privation). Ma cousine, qui semblait avoir hérité du même souvenir construit (il devait donc bien venir de quelque part), en avait, elle, discerné la violence. Son expérience – et par expérience je désigne sa profession aussi bien que sa maternité – en ces matières très différente de la mienne, lui avait imposé de s’y arrêter. À ses yeux, les grossesses indésirées composaient le fil rouge de l’histoire de Betsy, son cœur, quand elles n’étaient pour moi qu’un dégât collatéral de son parcours accidenté (et cette hiérarchie a d’ailleurs, sans doute, son intérêt). 
 
 
La question n’est pas : est-ce que la lobotomie guérit ? La question n’est pas non plus tout à fait : est-ce que les symptômes ont disparu ? La question est : est-ce que la lobotomie permet de limiter les préjudices que le comportement du malade porte à son entourage ? Ainsi, à la suite d’une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l’ordre. Une patiente considérablement abêtie, apathique, mais qui ne présente plus les symptômes pour lesquels elle a dû être internée en premier lieu, c’est-à-dire avant tout les symptômes de violence envers elle-même, envers son entourage ou envers le personnel de l’asile, est une patiente guérie. Cela implique donc que diminuer cognitivement ou affectivement un individu a dans certains cas moins d’importance que de le rendre conforme aux exigences de la communauté sociale. Sur la hiérarchie des risques, la mort ou l’incapacité mentale de certaines patientes passent après le désagrément que représente leur comportement. Sans cela, comment comprendre qu’un traitement comportant entre 5 % et 8 % de risques de mortalité, un pourcentage d’amélioration des symptômes sur le long terme confinant au ridicule et une certitude de diminution des capacités cognitives (ce pourcentage, lui, est rarement présenté), ait pu être prescrit chez des patientes qui ne sont pas en danger de mort par des psychiatres de toute mouvance parfaitement conscients des risques13 ? Mieux vaut ne pas vivre ou vivre à moitié que de déranger la société humaine à laquelle on appartient.


Le critère de guérison est explicitement l’intérêt du groupe et non l’intérêt individuel. On peut même aller plus loin : la lobotomie est une opération pratiquée en conscience pour juguler certains comportements portant préjudice au bon fonctionnement du groupe.


À partir des cas issus des articles médicaux de l’époque et des archives psychiatriques que j’ai pu consulter, il me semble possible de séparer les victimes de lobotomie en deux catégories. D’un côté, des patientes rétives à toute forme de traitement, hospitalisées depuis plusieurs années, parfois décennies, dans des services psychiatriques à la limite du carcéral, pour lesquelles la famille autorise, en désespoir de cause et sans espoir de rémission, ces opérations expérimentales. De l’autre, des patientes plus jeunes, souvent issues de milieux favorisés, éduquées, dont le déclenchement des troubles est rarement antérieur à trois ou quatre ans et pour lesquelles la décision de lobotomie est souvent anticipée par un membre de la famille, père ou mari. Cette rapide typologie des patientes lobotomisées atteste que la lobotomie ne se contente pas d’intervenir sur les malades en désespoir de cause, après l’échec de toute autre thérapeutique : dans les faits, elle intervient très régulièrement pour prendre à la racine des comportements qui portent préjudice au cadre familial ou social.


La question qui se pose est alors la suivante : qui décide que le comportement d’un individu porte préjudice au bon fonctionnement du groupe ? Qui évalue la réalité des symptômes ? Le médecin qui ne fréquente pas la patiente ? Le tribunal ? La famille ? Le patient lui-même ? Sur quels critères ? Et surtout : de quel droit ? Bien que les critères d’évaluation des médecins soient évidemment loin d’être exempts de partis pris idéologiques ou moraux, les biais sont encore plus nets lorsque le récit de la maladie mentale provient d’un organe extérieur au monde psychiatrique. Comment être certain des facteurs qui motivent ces agents à faire pratiquer l’opération ? La lobotomie se situe dans une zone grise entre la réparation et la punition de comportements qui, dans tous les cas, incommodent une société patriarcale et traditionnelle. Car il n’est pas rare, en effet, que la lobotomie fasse figure de châtiment.


La lobotomie, comme les opérations sur la sphère génitale avant elle, n’est que la traduction médicale d’une violence sociale et institutionnelle déjà à l’œuvre, par laquelle une partie de la population s’arroge légalement des droits sur le corps d’individus considérés comme inférieurs. Ceci pourrait constituer le premier facteur d’explication au fait qu’une majorité de femmes en ait été victime, et non loin derrière, d’enfants3. Dans cette procédure, le corps apparaît comme une propriété de l’homme (ou de la science, ou de l’institution) sur lequel des expérimentations peuvent librement être conduites.


Si on n’est pas malade à l’entrée, on le devient. (Hôpital psychiatrique de la grand-mère) 


 

jeudi 3 juillet 2025

[Ellory, R.J.] Everglades

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Everglades (The Bell Tower)

Auteur : R.J. ELLORY

Traduction : Etienne GOMEZ 

Parution : 2024 en anglais,
                  2025 en français (Sonatine)    

Pages : 456 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

" Vous chassez des ombres. Et elles vous échapperont toujours. "
Août 1976. Garrett Nelson est shérif adjoint en Floride. Lors d'une arrestation qui tourne mal, il est grièvement blessé. C'en est fini pour lui du service actif. Suivant les conseils de sa thérapeute, Hannah Montgomery, il rejoint le père et le frère de celle-ci à Southern State, en tant que gardien au pénitencier d'État. Édifiée sur l'emplacement d'une ancienne mission espagnole située au beau milieu des Everglades, la prison est censée être d'une sécurité absolue. Et pourtant... Entre un étrange suicide et une curieuse évasion, l'instinct d'enquêteur de Nelson reprend vite le dessus. Dans ce milieu clos, cerné par une nature hostile, il va bientôt se rendre compte que les murs renferment des secrets aussi dangereux que bien gardés.
Après Seul le silence et Une saison pour les ombres, R. J. Ellory poursuit avec ce thriller crépusculaire sa réflexion sur la nature humaine et sa part de ténèbres. Personnages d'une rare humanité, force d'émotion exceptionnelle, sens remarquable de l'intrigue et du suspense : on retrouve ici tout ce qui fait la puissance et la beauté de son œuvre.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

R. J. Ellory est né en 1965 à Birmingham. Orphelin très jeune, il est élevé par sa grand-mère qui meurt alors qu'il est adolescent. Il est envoyé en pensionnat et c'est à cette période qu'il se découvre une véritable passion : la lecture. En dehors des périodes scolaires, il est livré à lui-même et se livre à de petits délits dont le braconnage, ce qui lui vaudra un séjour en prison. Cherchant une façon de s'exprimer artistiquement, R.J. Ellory monte d'abord un groupe de blues avant de se lancer dans la photographie.
Son goût pour la lecture l'amène également à s'intéresser à l'alphabétisation et à faire du bénévolat dans ce domaine. Parallèlement et alors qu'il n'a que 22 ans, il commence à écrire. La vingtaine de romans qu'il écrit entre 1987 et 1993 ne trouvent, malgré ses tentatives acharnées, aucun éditeur des deux côtés de l'Atlantique. Il devra attendre 2003 pour que Papillon de nuit soit publié par Orion.
Le succès est quasiment immédiat. Il obtient le prix Nouvel Obs/BibliObs du roman noir 2009 pour Seul le silence son premier roman publié en France qui devient rapidement un best-seller. À travers toute son œuvre, Roger Jon Ellory met en scène dans de sombres fresques une Amérique meurtrière et rongée par la culpabilité, loin de l'Angleterre qui l'a vu naître.

 

 

Avis :

Au moment où s'ouvre aux Etats-Unis un « Alcatraz des Alligators », un centre de détention pour migrants implanté au coeur des hostiles marécages des Everglades en Floride, le dernier roman de R.J. Ellory fait d’autant plus frémir le lecteur. Lui aussi construit dans cette zone comme une île cernée par les prédateurs naturels, son pénitencier fictif, quant à lui réservé aux pires criminels, lui fait peser la question de la peine de mort dans une ambiance oppressante et explosive.

Contraint par les séquelles d’une grave blessure par balle à quitter ses fonctions de shérif adjoint du comté de DeSotto, Garett Nelson accepte comme un pis-aller un poste de gardien à la prison de Southern State. A mesure qu’il découvre l’univers carcéral, son organisation mais aussi ses règles tacites, ses réalités sordides et son atmosphère enragée, il lui semble bien vite se retrouver lui aussi enfermé dans ce qui ressemble à une cocotte-minute. Pourtant, le pire reste à venir quand il est nommé au bloc de haute sécurité, là où depuis que la peine de mort a été rétablie l’année précédente, en 1976, la chaise électrique et ses longues antichambres ont repris du service. 

Pendant que la confrontation aux plus redoutables détenus et à leurs effroyables crimes commence à saper sa confiance en l’être humain et à lui faire voir le monde en noir, Nelson se prend à douter aussi bien de lui-même que des méthodes et du système pénitentiaires. Surtout quand il faut pactiser avec les fauves pour maintenir tant bien que mal la prison en-dessous du point d’ébullition, que, malgré tout, un suicide douteux y succède à une insurrection et à une évasion improbable venant renforcer les pressions politiques, qu’il faut mener à bien sans faiblir les spectaculaires et horrifiques exécutions par électrocution et que l’ancien enquêteur qu’il est se met à suspecter une erreur judiciaire.

Avec son sens du suspense, ses personnages et situations campés au millimètre et ses dialogues plus vrais que nature, ce thriller noir embarque le lecteur dans un cheminement narratif addictif, mais surtout, impressionnant de vérité, chaque détail du niveau d’un reportage précis et documenté, le tout pour une réflexion argumentée et sensible sur la peine de mort au travers d’un homme qui, placé du côté de la loi, mais tiraillé entre morales sociale et personnelle, se prend à reconsidérer dubitativement ce qu’il est censé appliquer. 

Beaucoup d’humanité donc, dans cet excellent polar social dont la franche noirceur se retrouve éclairée par les scrupules de personnages, pourtant ordinaires, mais capables, à leur échelle et malgré leurs incertitudes, de refuser les iniquités de la société. (4/5)

 

Citations :

Nelson se doutait bien qu’un tel investissement n’avait pas pu faire autrement que d’attirer le lot habituel de voleurs et d’escrocs. Plus les lumières sont grandes, plus noires sont les ombres. 


Garrett doit comprendre où il met les pieds, dit Frank. S’il bosse là-bas, il a toutes les chances de ne pas être affecté seulement à Population générale. Dans le couloir de la mort, on a affaire à des gens qui savent qu’ils vont mourir dans le beffroi. En plus, ils savent quand et ils savent comment. De quoi devenir dingue. Tout ce qu’ils ont envie de faire, ils peuvent pas le faire. J’en suis témoin. J’en ai accompagné jusqu’à la chaise, et c’est pas beau à voir.


– Furman v. Georgia, ça vous dit quelque chose ?
– Je sais que c’est un arrêt qui a mis fin à la peine de mort, et qu’il a été renversé.             
– Donc tous ces types ont pris perpète, vous voyez ? Vous dites à quelqu’un qu’il va mourir, ensuite vous lui dites que non, puis vous lui dites que vous avez changé d’avis et qu’il va quand même passer sur la poêle à frire… De quoi rendre dingue n’importe qui.


La majeure partie des gens s’imaginent une vie, puis passent toute leur vie à attendre qu’elle commence. D’autres optent pour une vie uniquement pour s’apercevoir ensuite qu’elle ne correspond pas à celle qu’ils s’étaient imaginée, sauf qu’il est trop tard pour changer.


Tu cours pas trop de danger pour le moment à Gen Pop, mais dans deux ou trois semaines ce sera Haute Sécurité. Là-bas, il y a les condamnés à perpétuité, et un condamné à perpétuité, c’est un animal différent. Soit il a fait un truc vraiment atroce, soit il a fait tout un tas de trucs et c’est la loi des trois prises, tu vois ? Pour certains, il y aura libération conditionnelle, mais ils seront vieux quand ça arrivera. Ils savent qu’ils boiront plus jamais, qu’ils baiseront plus jamais, que la voiture, les barbecues ou le stade, c’est fini. Ça les rend malades jusqu’au fond des tripes. Ils s’accrochent comme ils peuvent à une sorte d’amour-propre, d’illusion de contrôler leur existence, mais ils savent que c’est du vent. Ils font des gangs, des bandes, des petites confréries. Il y en a qui ont cambriolé des banques en réunion, qui connaissent d’autres personnes dans d’autres prisons. C’est comme s’ils parlaient une langue différente. Ils ont beau être au même endroit que les autres, ils se mélangent pas.


– Ça arrive que des agents soient blessés ?              
– Aussi. Il y a eu des dents cassées. Un mec s’est fait pousser du haut d’un escalier il y a deux ou trois ans. On apprend à sentir ce genre de choses. On reste en alerte et on a des yeux derrière la tête. Il y a des signes qui ne trompent pas que quelque part un orage se prépare et on coupe court avant que ça pète. 


– Si on faisait comme le dit Young, on appliquerait tout à la lettre. Les plannings, les créneaux, les privilèges, les sanctions, tout serait au cordeau. Mais dans le monde réel, on peut pas gérer une prison comme ça. Des fois, il faut laisser un peu d’espoir. Ces types sont coincés entre quatre murs près de vingt heures par jour. La bouffe est très moyenne, la cour est surpeuplée, il y a toujours trop de bruit pour qu’ils dorment bien, et souvent ils partagent leur cellule avec des gros cons qui ronflent comme des porcs et qui puent encore plus. C’est pas une vie facile. D’ailleurs c’est pas vraiment une vie. OK, pour la majeure partie d’entre eux, ils méritent exactement ce qui leur arrive, mais à force de pression on finit par craquer, il faut quand même bien comprendre ça. Et là, on se retrouve avec un gros paquet de merdes sur les bras. Il faut faire des exceptions de temps en temps. Des petites choses, hein ? Tu en vois un qui prend le dîner d’un autre, tu laisses couler. Tu en vois un qui donne des coups de pied à un autre, tu regardes ailleurs. Tu peux pas savoir ce qui se passe tout le temps. C’est impossible. Ces gens ont leurs codes à eux. Ils ont une façon de faire les choses qui d’ailleurs contribue au maintien de l’ordre.
 
 
Tu en connais un autre, toi, d’endroit où les gens passent leur temps à attendre leur mort ? Même en période de guerre, on espère s’en sortir vivant.


La cour derrière le bâtiment n’était pas tant une cour qu’un enclos grillagé réunissant une bonne vingtaine de cages de quatre mètres cinquante de long sur deux mètres cinquante de large ; elles permettaient aux détenus de voir le ciel une heure par jour. Entre deux et quatre par cage, ils parlaient et fumaient, soit en tournant en rond comme des bêtes, soit en restant debout sans bouger, les bras levés, les doigts accrochés au grillage, le visage tendu vers le ciel comme pour capter jusqu’à la moindre parcelle de lumière et d’énergie de l’atmosphère.


Pour le moment, et tant que t’auras pas trouvé tes marques, il y a que deux ou trois personnes dont il faut que je te parle. Au premier, c’est William Cain. Le big boss de la pègre. Il a un acolyte qui s’appelle Jimmy Christiansen. Au deuxième, c’est David Garvey. Cain et Garvey, ils puent à tous points de vue. S’il y a pas de problème, ils t’en créent un. Et s’il y en a un, ils t’épaississent la sauce. Comme partout, tu as une hiérarchie. C’est comme ça. Ceux qui ont vingt ou trente ans à tirer doivent assurer et maintenir leur statut. Il y a toujours un type prêt à le leur prendre s’ils le défendent pas.
– Et quel est leur statut ? Enfin, quoi, c’est pas eux qui tiennent les rênes, quand même ! »
Sheehan sourit.
« On a l’impression de commander. Et c’est sans doute le cas jusqu’à un certain point. Mais la seule chose qui les tient dans le rang, c’est un pacte.
– Un pacte ?
– La seule chose qu’ils veulent, c’est sortir. Du moins ceux qui le peuvent. Tant qu’ils restent dans le rang, ils gardent espoir. Pas beaucoup, on est d’accord, mais, tu vois, l’espoir, c’est tout. S’ils font trop chier, on peut leur balancer cinq ou dix ans de plus dans la gueule. C’est ça qu’ils craignent. C’est ça qui tient toute la baraque. Donc là est le pacte tacite. Tu laisses assez de bride à des gens comme Cain et Garvey pour leur donner l’impression de contrôler un peu les événements, et eux, en retour, ils t’aident à faire fonctionner tout ça.


L’hygiène des détenus était problématique. Entassez six cents hommes sur trois niveaux avec une ventilation minimale, des toilettes ouvertes dans les cellules, un système d’assainissement jamais amélioré depuis plus d’un demi-siècle, et l’air que ces hommes inhalaient, surtout les mois d’été, était quasi irrespirable. Les douches étaient organisées une fois tous les trois jours, à raison de cinquante détenus à la fois, mais le mélange d’eau tiède et de savon de mauvaise qualité n’était pas vraiment propre à atténuer cette puanteur permanente.


À 7 h 45 le mercredi 6 avril, le médecin de la prison procéda à une ultime auscultation de Jeffreys. Sans surprise, son pouls et sa pression artérielle étaient élevés, mais il fut déclaré en bonne santé. Là était sans doute l’ultime ironie. Pour l’État, il fallait être en assez bonne santé pour mourir.


Alcatraz, expliqua Frank un soir à la cantine. Les cellules d’isolement étaient pareilles. Pires, car il y avait pas de lumière. Les mecs étaient jetés là-dedans pendant des jours. Souvent ils devenaient dingues. Ils tournaient les boutons de leur uniforme pour les arracher et ils les balançaient dans le noir. Puis ils fouinaient à quatre pattes pour les retrouver, et ils recommençaient. Le tout était de s’occuper l’esprit par n’importe quel moyen. Al Capone est passé là-bas. Si la syphilis l’avait pas déjà rendu dingue, ce traitement aurait suffi. 


Mais il avait beau essayer de ne plus y penser, une parole de Whitman rapportée dans un court article à peine une semaine après sa première condamnation ne cessait de revenir dans son esprit.              
« On est comme des fruits mûrs. Prêts à cueillir. Les gens comme nous, on est toujours coupables tant qu’il n’y a pas encore plus coupable. » 
 
 
Un détenu dans le couloir de la mort de Southern State était ainsi absolument déconnecté du monde extérieur. Pendant plus de vingt-trois heures par jour, il ne voyait que du béton. Si le plafond de chaque cellule avait une ouverture de trente centimètres sur vingt, elle-même constituée de trois couches de verre blindé, cela ne faisait pas grand-chose pour dissiper la morosité et les ténèbres à l’intérieur. Un néon, enchâssé dans une cage métallique très résistante, qui ne s’allumait qu’après le crépuscule, émettait une lumière jaune graisseuse et un bourdonnement subliminal incessant.     
Le couloir entre les rangées de cellules était éclairé par une lumière crue qui permettait à l’agent de bien voir chaque porte. Tout au bout se trouvait une unique chaise en bois. Si un détenu était en surveillance suicide, la porte extérieure de sa cellule restait ouverte pour permettre l’observation.

 
En repartant, il se dit que, pour les détenus, le temps n’avait pas de signification. Il n’y avait pas d’horloge, pas vraiment de lever ni de coucher de soleil, pas de distinction claire entre la nuit et le jour. Les secondes se brouillaient, devenaient des minutes qui devenaient des heures, des semaines et des mois. Une anecdote qu’il avait jadis entendue sur Alcatraz lui revint en mémoire. Peut-être apocryphe, elle disait que le pire soir de l’année, c’était celui de Noël. Le ciel était bleu, une brise arrivait de l’océan et, en retenant sa respiration, en tendant bien l’oreille, on entendait le tintement des verres et le rire des filles sur les bateaux dans la baie de San Francisco.


– Et on doit réconcilier nos scrupules moraux et éthiques avec notre devoir civique. »
Le père Donald eut un sourire mélancolique.              
« La morale est une affaire de régulation sociale. L’éthique est purement personnelle, monsieur Nelson. Moralement, il est juste que Burroughs soit mis à mort. Éthiquement, on peut réprouver la peine capitale tout en admettant qu’elle est juste au point de vue moral.
– Du fait qu’elle est légale.              
– Du fait que laisser un homme comme Burroughs continuer à faire ce qu’il a fait est un mal plus grand que le tuer. »


La pire manière de mourir, c’est pour rien, monsieur Nelson.
– C’est-à-dire ?
– Les gens qui attendent jusqu’à leur mort que leur vie commence. Les gens qui mènent leur vie en fonction des attentes des autres. Les gens qui passent leur temps à essayer d’être quelqu’un qu’ils ne sont pas. C’est eux qui, à la fin, se demandent s’ils ont fait quoi que ce soit d’important.


Je crois qu’on sera vite fixés. Sur la date, vous savez ? Et, oui, j’ai peur. Je ne vois pas comment on pourrait ne pas avoir peur. Mais je crois que ce sera aussi un soulagement. L’attente est pire que la sanction. Peut-être que c’est ça, le vrai châtiment. 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

 


 

mercredi 2 juillet 2025

Bilan de mes lectures - Juin 2025

 

 

Coups de coeur :

  
ANDRIC Ivo : La Cour maudite
DIERSTEIN Benjamin : Bleus, blancs, rouges 
KEHLMANN Daniel : Jeux de lumière
PUERTOLAS Romain : Ma vie sans moustache


 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
CLEMENT Catherine : Païenne 
DEL AMO Jean-Baptiste : La nuit ravagée 
HIGASHINO Keigo : Le fil de l'espoir 
LINHART Virginie : Une sale affaire
MAGNUS Ariel : Oma 
PRUDHOMME Sylvain : Coyote 
ROZYCKI Tomasz : Les voleurs d'ampoules 


 

 

 J'ai aimé :

 
FOENKINOS David : Tout le monde aime Clara 
MENTION Michaël : Qu'un sang impur 
THARREAU Estelle : L'enfant de sel
VIDAL Sébastien : De neige et de vent 
 

 

mardi 1 juillet 2025

[Guerra, Eve] Rapatriement

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Rapatriement

Auteur : Eve GUERRA

Parution :  2024 (Grasset)

Pages : 216

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Annabella Morelli, vingt-trois ans, habite dans le Vieux Lyon, loin du Congo-Brazzaville où elle est née. Elle est étudiante, amoureuse et se rêve poétesse. Ses parents : un ouvrier franco-italien exilé en Afrique ; une villageoise congolaise, devenue mère trop jeune. 
De son enfance, Annabella se rappelle l’odeur du karité, les danses endiablées et les éclats de rire. Jusqu’au Noël de ses sept ans où la colère de son père explose et sa mère quitte le domicile familial : Annabella grandit vite, dans l’ombre de son père et de ses excès. Lorsqu’elle apprend la mort de ce dernier, resté en Afrique, son monde s’effondre pour la deuxième fois. 
Confrontée à la question du rapatriement du corps en France, Annabella enquête, se perd, fouille et démêle bien plus que ce qu’elle cherchait. Secrets de famille, mensonges, corruption. Jusqu’à la dernière page, nul ne sera épargné, pas même elle. 
Un premier roman haletant qui signe la naissance d’une écrivaine.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Eve Guerra a 34 ans. Elle grandit au Congo Brazzaville qu’elle fuit pendant la guerre civile. Elle est aujourd’hui enseignante de latin, de grec ancien et de français, chroniqueuse pour Lire et auteure d’un recueil de poésie. Rapatriement est son premier roman.

 

 

Avis :

Dans un premier roman d’inspiration autobiographique, Eve Guerra raconte les difficultés de construction identitaire d’une jeune métisse, accablée par une histoire de transmission familiale difficile.

Lorsque, deux ans après avoir résolument coupé les ponts avec lui, la narratrice apprend par courriel la mort de son père en Afrique, c’est comme si la digue entre elle et le passé cédait brutalement, déclenchant en elle un véritable raz-de-marée. Sous l’effet du choc, tout semble d’ailleurs s’être liquéfié autour d’elle, tandis que, fuyant la rue où tout soudain lui fait obstacle, elle appelle sa tante et l’entend répéter « Le corps ! On ne pourra peut-être pas rapatrier le corps de ton père. »

Décédé dans des circonstances troubles et sans un sou vaillant, cet ouvrier-mécanicien franco-italen expatrié au Congo, au Gabon, puis au Cameroun, avait rejoint les rangs de ces marginaux désargentés qui ne peuvent plus rentrer en France. D’une très jeune Congolaise lui était née Annabella, aujourd’hui étudiante à Lyon ne vivant plus que pour la littérature et ses ambitions de futur écrivain, sûre de se construire une vie neuve sur le mensonge et l’oubli. C’est donc la souffrance de la perte plombée par la culpabilité de la rupture, comme dans une dernière chance de renouer le lien perdu, que la jeune femme se lance dans les démarches chaotiques du rapatriement.

Alors que, dans son hébétude, les goûts, les sensations et les couleurs du passé viennent supplanter ceux d’un présent au goût soudain de poussière, lui reviennent pêle-mêle son enfance dans la brousse, loin des cercles chics des expatriés bon teint ; les bras tendres et joyeux de sa mère africaine bientôt soumise à la violence d’une séparation la privant de tout droit sur sa fille ; enfin l’amour désormais exclusif l’attachant longtemps à son père, jusqu’à ce que, pleine d’orgueil et se rêvant libre, elle se choisisse un avenir rien qu’à elle, gommant son identité plurielle et un héritage cousu de violence et de non-dit.

Il n’aura fallu rien moins que le malheur pour qu’Annabella quitte ses illusions d’affranchissement du passé et, enfin consciente de sa vulnérabilité et de sa dépendance à ses racines et aux siens, commence à reprendre contact avec la réalité. Alors seulement l’étudiante comprendra-t-elle, bien plus modestement qu’avant, que « La littérature ne donne les clés du monde que si l’on se rend capable de l’interpréter, elle ne sauve que parce qu’elle réintègre l’individu dans le collectif et la transmission, et il est là le salut par la littérature : c’est de faire de nous des individus parmi les hommes, sauvant ‘’deux fois ce qu’ils savent en le transmettant’’ (Beauvoir). » Et c’est profondément transformée qu’après avoir touché le fond, elle pourra entreprendre de se réconcilier avec elle-même en même temps qu’avec les autres.

Pour exprimer la dislocation intérieure de son personnage, Eve Guerra bouscule langue et syntaxe, entremêlant pensées, dialogues et narration en un tout sans frontières. Tout en ruptures et fulgurances, le rythme épouse le désarroi et le chaos émotionnel, s’emballe, hoquète ou s’éparpille en un précipité de mots et de morceaux de phrases, qui, sans jamais s’égarer ni perdre le lecteur, n’en acquiert que plus de naturel, d’énergie et même de poésie. La performance est d’autant plus remarquable que Rapatriement est un premier roman, d’ailleurs couronné en tant que tel par le Goncourt 2024. Une bien belle entrée en littérature. (4/5)

 

 

Citations :

À mon tour, j’enfonçais un couteau dans le cœur de mon père. Je le faisais parce que j’en étais enfin capable. J’étais enfin capable de fuir, capable de partir.
Son père l’avait rejeté.
Toutes les femmes qu’il aimait l’avaient abandonné.
Et maintenant, c’était à mon tour.
Et comme eux, j’avais mes raisons.
Qui peut bien tuer celui qu’il aime sans avoir une bonne excuse ?


La littérature ne donne les clés du monde que si l’on se rend capable de l’interpréter, elle ne sauve que parce qu’elle réintègre l’individu dans le collectif et la transmission, et il est là le salut par la littérature : c’est de faire de nous des individus parmi les hommes, sauvant « deux fois ce qu’ils savent en le transmettant » (Beauvoir).