Coup de coeur 💓
Titre : Un jeu sans fin (Playground)
Auteur : Richard POWERS
Traduction : Serge CHAUVIN
Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2024
en français (Actes Sud) en 2025
Pages : 416
Présentation de l'éditeur :
Fille d’un ingénieur canadien collaborant
avec le commandant Cousteau, Evie a douze ans lorsqu’elle attrape le
virus de la plongée et décide de consacrer sa vie à l’exploration des
fonds marins.
Ina, une artiste polynésienne, compose des sculptures
avec des déchets plastiques qu’elle glane sur les plages. Peu à peu, une
étrange créature prend forme.
Todd et Rafi, deux lycéens américains
que tout oppose, cimentent une intense amitié autour du jeu de go ; l’un
se perdra dans la littérature, l’autre révolutionnera l’intelligence
artificielle.
Avec la virtuosité qu’on lui connaît, Richard Powers
met en scène une poignée de personnages à différentes périodes de leur
vie, avant de les réunir à Makatea, île du Pacifique ravagée par des
décennies d’extraction minière, où se joue la prochaine grande aventure
de l’humanité : la construction de villes flottantes.
Mêlant science,
écologie et poésie, Un jeu sans fin sonde les mystères de l’océan et
les potentialités infinies des nouvelles technologies pour célébrer la
beauté et la résilience de la nature.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Né à Evanston, dans l’Illinois, en 1957, Richard Powers est l’auteur de treize romans, dont Trois fermiers s’en vont au bal, Le temps où nous chantions, Chambre aux échos (National Book Award 2006 et finaliste du Prix Pulitzer), L’Arbre-Monde
(lauréat du Prix Pulitzer 2019 et finaliste du Man Booker Prize).
Considéré comme l’un des plus grands écrivains contemporains, il vit
aujourd’hui en bordure du parc national des Great Smoky Mountains, dans
le Tennessee.
Avis :
Grande voix multi-récompensée de la littérature américaine contemporaine, Richard Powers aime à s’interroger sur les effets de la science sur le vivant. Son quatorzième roman explore l’inventivité de la nature et celle de l’homme dans ce qui fait figure d’un jeu sans fin. Car, malgré les apparences, entre extinction des espèces d’un côté et développement possiblement menaçant des intelligences artificielles de l’autre, la partie n’est pas forcément jouée…
Ile minuscule des Tuamotu en Polynésie française, Makatea se retrouve plus que jamais au coeur de choix cornéliens. Après un demi-siècle d’exploitation à outrance par la France de ses gisements de phosphate, ce bout de terre retombé dans une tranquillité paradisiaque mais impécunieuse est l’objet d’un projet américain de « seasteading », autrement dit d’implantation de villes flottantes échappant à la souveraineté des Etats. L’investisseur est un magnat de la Silicon Valley, Todd Keane, qui, après avoir fait fortune à la tête d’un réseau social, est devenu un pionnier de l’Intelligence Artificielle.
Pendant que les habitants de Makatea débattent de leur avenir, l’homme parmi les plus riches du monde a d’autant plus à coeur de faire aboutir ce projet qu’atteint d’une démence précoce et sachant ses jours comptés, il entend par là renouer avec une amitié perdue. C’est le récit de sa vie, entrepris pour nourrir l’IA censée, un jour peut-être, faire revivre les morts, qui nous fait découvrir le passé, depuis ses liens, quarante ans plus tôt, avec Rafi, un étudiant afro-américain qui partageait sa passion pour le jeu de go - « cette petite allégorie de la création cosmique » tant les coups y sont imprévisibles - et qui, avant de faire le choix de la littérature et de la poésie, avait eu le temps de lui souffler toutes les bonnes idées qui devaient faire sa fortune.
Plus jeune encore, Todd s’était passionné pour l’océan et celle qui devait en devenir l’égérie : Evelyne Beaulieu, pionnière québécoise de l’océanographie, justement installée aujourd’hui à Makatea et témoin privilégiée de la désertification progressive des espaces sous-marins. Tandis que Todd, fou de technologie, raconte ses divergences croissantes avec Rafi, épris de philosophie, un autre fil narratif déroule une troisième obsession, celle d’Evie qui doit tout sacrifier pour s’imposer dans un monde d’hommes et exercer son métier. Son regard est l’occasion pour le lecteur d’une découverte riche en surprises émerveillées, et bientôt consternées, face à l’incroyable créativité marine de la nature et aux terribles impacts de l’activité humaine.
Ainsi, au travers de l’ambitieuse et passionnante imbrication de tous ses récits pleins de rebondissements et de véritables curiosités naturelles et scientifiques, se développe de la manière la plus crédible qui soit un conte allégorique, un chant puissant et mélancolique sur les beautés d’un monde en cours de disparition. Au lieu de se rejoindre, les lignes de force du récit se repoussent de plus en plus en une tragique incompatibilité semblant déboucher sur la mort. A moins que, dans ce jeu sans fin, ne se produise quelque retournement, en tous les cas, de nouveaux rebondissements, l’ingéniosité de la nature n’ayant pas dit son dernier mot, avec ou sans hommes.
« Chaque île est une pirogue, et la Terre entière est une île, qui vit par la grâce de la créature bleue, immense et lentement tournoyante. » Un livre de grande tenue, capable de brasser autour de personnages toujours crédibles la pleine puissance des thématiques scientifiques, écologiques et technologiques contemporaines pour nous interroger sur le sens de la vie. Avons-nous seulement encore une place dans ce monde aux incroyables beautés ? Coup de coeur. (5/5)
“Avant qu’on l’annonce publiquement, vous allez devoir vous entraîner à affronter la presse.”
Ses reniflements cessèrent d’un coup, comme une aiguille arrachée à un microsillon. “Il faudra que je parle à la presse ?
— Trente-sept jeunes savants mâles pour une rousse canadienne de vingt-deux ans, coincés ensemble en pleine mer pendant six mois ? Je ne vois pas en quoi ça pourrait intéresser les journaux.”
On était en l’an 1957. Pepsi proposait d’aider la ménagère moderne dans la lourde tâche de rester mince. Alcoa lançait un bouchon de bouteille que même une femme pouvait ouvrir – sans couteau, sans tire-bouchon, sans même un mari !
“Oh, fit Evelyne Beaulieu en baissant la tête. Oui. Bien sûr. Je comprends.”
On était en 1960, et les meilleurs océanographes au monde ignoraient la profondeur moyenne de l’océan. “Disons que c’est entre trois et quatre mille mètres, lança un membre de l’équipage. Et maintenant on étend ça aux trois quarts de la planète.”
Evie dit tout haut ce qu’ils pensaient tout bas. “Et le moindre mètre cube est vivant.” Vivant et vertigineux.
Quelqu’un éclata de rire. “Quatre-vingt-dix pour cent de la biosphère se trouvent sous l’eau !
— Non, quatre-vingt-dix-neuf !”
Elle contempla la houle noire et comprit. Toutes les branches principales de la taxinomie existaient sous les vagues sur lesquelles elle flottait, alors que seules quelques-unes avaient gagné la terre. L’engrenage de la vie continuerait de tourner, d’actionner les rouages de l’évolution, sans se soucier de ce que les humains trafiquaient à la surface. Pour les entités qui vivaient là-dessous, dans un espace aussi sombre et hostile que le cosmos, la vie sur la terre ferme pouvait bien disparaître. Si Khrouchtchev balançait quelques ogives nucléaires à Eisenhower avant la fin de son mandat, provoquant ce que Dulles appelait une “riposte massive”, la vie dans la fosse des Mariannes ne cillerait même pas.
C’était cette intemporalité qui l’avait amenée à une vie en mer. Le soleil et le vent, les courants et les vagues, l’odeur et la couleur changeantes de l’air et de l’eau, l’inclinaison des ombres, le roulis de l’horizon : tout cela, elle avait appris à le lire. Mais, dès que la terre était hors de vue, le temps humain s’effaçait, et avec lui la géographie humaine. Evelyne aimait cela plus que tout ce qu’elle avait pu aimer : la sensation que la planète restait presque inconnue, presque inconnaissable. Qu’elle était au beau milieu de la vie tout en étant nulle part.
Je rappelai Germination et j’empochai les trois quarts de million. C’était plus que suffisant pour démarrer. C’était aussi une somme insensée à rembourser pour un gamin qui n’avait qu’un avenir incertain et zéro sens des affaires. Mais mon père m’avait dit un jour que la valeur d’un homme se mesurait à la somme que les autres étaient prêts à le laisser perdre. Avec un corollaire : le caractère d’un homme se mesurait à la somme qu’il était prêt à faire perdre aux autres.
D’un seul coup, j’avais du caractère à revendre.
Elle consacra une attention toute spéciale à l’un des plus tonitruants d’entre tous ces braillards, une variété de crevette-pistolet. Il y en avait six cents espèces, mais c’est d’une en particulier qu’elle était tombée amoureuse lors d’un mois passé dans les récifs des îles Salomon. La créature avait des pinces atypiques, dont l’articulation unique rappelait le percuteur d’une arme à feu. La crevette armait ce chien, puis le relâchait pour qu’il s’abatte contre le fermoir de la pince, dans un claquement assourdissant.
Le bruit de ces minuscules crevettes n’a pas d’égal dans les grands fonds, même pas le mugissement des plus grosses baleines. Quand toute une colonie de pistolets se met à claquer de concert, leur chœur a de quoi brouiller le plus sophistiqué des sonars militaires. Le bruit d’une seule crevette est plus fort que le vrombissement d’un réacteur d’avion au bout de la rue. Et l’explosion causée par son claquement de pinces produit une onde de bulles capable d’assommer un gros poisson ou de briser un bocal en verre. Ces bulles contiennent tant d’énergie qu’elles émettent des éclairs lumineux presque aussi brûlants que la surface du soleil.
Mais il y avait autre chose chez la crevette-pistolet qui lui valut une place de choix dans le livre d’Evelyne. Elle raconta comment elle était revenue jour après jour épier l’un des partenariats les plus étranges de l’océan. Elle regardait pendant des heures une crevette s’échiner à creuser un terrier assez grand pour deux familles. Mais l’autre résident de cette copropriété n’était pas une crevette, ni un autre crustacé, ni même un autre invertébré. C’était un gobie, un petit poisson à nageoires rayonnées qui comptait sur sa partenaire pour creuser et entretenir leur antre.
La crevette est une excellente terrassière, mais elle est presque aveugle. Le gobie monte donc la garde devant leur terrier commun et capture à manger pour deux. La crevette ne cesse de vérifier la présence du poisson en l’effleurant de ses longues antennes. Le gobie l’informe de ce qui se passe au-dehors, grâce à un code bien précis de mouvements de nageoire. Au premier signe de danger, le gobie ordonne un repli général dans la forteresse qu’a bâtie la crevette.
Car chaque île est une pirogue, et la Terre entière est une île, qui vit par la grâce de la créature bleue, immense et lentement tournoyante.