lundi 18 mars 2024

[McEwan, Ian] Leçons

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Leçons (Lessons)

Auteur : Ian McEWAN

Traduction : France CAMUS-PICHON

Parution : 2022 en anglais,
                   2023 en français (Métailié)

Pages : 656

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Alors que la menace de Tchernobyl plane sur l’Europe, la vie londonienne de l’aspirant poète Roland Baines se fissure soudainement. Peu après la naissance de leur fils, son épouse l’abandonne pour se consacrer à l’écriture de son roman, plutôt qu’à son rôle de mère. Commence alors pour Roland une trépidante exploration de son passé afin de remonter aux prémices d’un tel échec. Par bribes se dévoilent ses premières années vécues en Libye auprès d’un père tyrannique. Puis son arrivée forcée en Angleterre en 1962 où il rejoint un pensionnat austère à l’âge de douze ans. Là débutent de curieuses leçons de piano, avec sa très sévère et follement lubrique professeure, Miriam Cornell. Roland prend ensuite le large vers l’Allemagne, puis il tombe amoureux d’Alissa qui partage son goût pour la littérature.
Les années passent, le monde dysfonctionne toujours davantage, et Roland ne parvient jamais à reprendre sa vie en main ni à en tirer de leçons. Et si retrouver son ancienne professeure de piano pouvait le libérer ?
Roman ambitieux au souffle impressionnant, Leçons raconte la grande épopée d’une vie faite de rêves abîmés. L’intime se mêle ici magistralement à la grande Histoire, dépeinte brillamment par Ian McEwan qui nous offre un antihéros au charme irrésistible et une réflexion passionnante sur la vocation artistique.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ian McEwan est l’un des écrivains anglais les plus doués de sa génération. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans, parmi lesquels L’enfant volé (prix Femina étranger 1993), Expiation, Sur la plage de Chesil, L’intérêt de l’enfant, Dans une coque de noix et Une machine comme moi. Leçons a connu un immense succès en Angleterre.

 

 

Avis :

Qu’est-ce qui fait une vie ? Tous les destins sont le produit de circonstances, « événements et accidents, personnels et mondiaux, minuscules et capitaux » , qui nous lancent sur un chemin plutôt qu’un autre. « Le monde se divise à chaque instant concevable en une infinitude de possibilités invisibles. » Et si, « tous ces itinéraires qui n’[ont] pas été empruntés », l’on jouait le temps d’un livre à les imaginer « encore présents et praticables » ?

C’est un peu l’aventure dans laquelle, avec génie et humour, Ian McEwan s’est lancé en imaginant une sorte d’envers, à la fois à sa propre histoire et au point de vue habituel de la société, au travers des mémoires d’un homme, non seulement passé à côté de sa vocation artistique, mais aussi abusé par une femme pendant l’adolescence, puis abandonné avec un bébé sur les bras par une autre, prête à tous les sacrifices pour le bien de sa carrière littéraire. Et toujours, infléchissant le destin de ses doubles de fiction, le poids de l’Histoire, avec ses hauts et ses bas plus ou moins visibles sur l’instant, mais qui n’en tissent pas moins l’inextricable toile d’araignée dans laquelle tous tentent avec plus ou moins de bonheur de tracer leur chemin.

Lorsque s’ouvre le récit, Roland Baines, trente-sept ans et vivotant de ses petits métiers, se retrouve seul avec Lawrence, son fils âgé de six mois. Alissa vient de les abandonner tous deux, avec pour seule explication qu’elle s’était trompée de vie. Pour Roland commence une longue rumination de ses échecs, lui dont l’existence, sautée brutalement, comme celle de l’auteur, de Tripoli où son père, officier écossais de l’armée britannique, était en poste, à un pensionnat britannique, fut comme « reprogrammée » à partir de ses onze ans par l’influence d’un professeur. Si, dans la vie réelle, ce « professeur extraordinaire » transmit à Ian McEwan le feu sacré de la littérature, geste essentiel dans le parcours du futur écrivain, le rôle est tenu dans le roman par une professeur de piano, autoritaire et possessive, qui, éprise de l’adolescent plus encore que de ses réels talents musicaux, le tiendra sous son emprise sexuelle entre ses quatorze et seize ans. Une expérience – en ces années 1970 où d’aucuns défendaient la pédophilie au nom de la liberté sexuelle – qui devait secrètement, mais irrémédiablement, bouleverser sa future vie sentimentale, lui interdisant longtemps le bonheur, mais aussi mettre un terme à ses études et gâcher son avenir artistique. Ainsi réduit à la précarité, seul et sans formation, c’est lui qui, plus tard, se retrouvera empêché, comme les filles-mères autrefois, par une paternité célibataire dans des conditions économiques difficiles.

On le voit, l’ironie n’est pas exempte de ce récit d’une réalité parallèle, produit d’événements aussi fortuits que celle vécue en vrai par l’auteur, que la narration s’emploie à malaxer avec les mêmes ingrédients historiques. Fait des mille riens – et pourtant –  d’une existence anonyme, ce récit de toute une vie est aussi, avec un naturel incroyable d’aisance, de précision et de clairvoyance, une fresque, ample et ambitieuse, retraçant cent ans d’évolution de la société britannique en particulier, du monde en général. Des étudiants antinazis de la Rose Blanche éliminés par le régime hitlérien au temps du père allemand d’Alissa à la chute du mur de Berlin en passant par la crise des missiles à Cuba ou encore par le nuage de Tchernobyl, des excès du libéralisme thatchérien au Brexit mais aussi, plus largement, à la prise de conscience de la vulnérabilité de la planète, tous les baby-boomers retrouveront en ces pages l’écrin historique de leur propre parcours de vie.

S’il est ici question de leçons, ce n’est sûrement pas de vie, alors que, balle dans le flipper de la vie, chacun pourra, comme l’auteur et ses personnages, entre ironie, tendresse et nostalgie, calquer son propre itinéraire sur la vitre de l’Histoire, mais, sans conteste, de génie littéraire, confirmant, s’il en était besoin, la place de choix occupée par Ian McEwan dans le paysage littéraire britannique et mondial. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

De temps à autre, lorsqu’il se sentait d’humeur durablement introspective, Roland réfléchissait aux événements et accidents, personnels et mondiaux, minuscules et capitaux qui avaient façonné et déterminé son existence. Son cas n’avait rien de particulier – tous les destins se constituent de la sorte. Rien de tel qu’une guerre pour faire pénétrer de force les événements publics dans la vie privée. Si Hitler n’avait pas envahi la Pologne, déroutant ainsi la division écossaise du soldat Baines de sa mission en Égypte vers le nord de la France, puis vers Dunkerque et les graves blessures aux jambes du soldat, jamais celui-ci n’aurait été déclaré inapte au combat et posté à Aldershot, lieu de sa rencontre avec Rosalind, et Roland n’existerait pas. Si la jeune Jane Farmer avait fait un saut de l’autre côté des Alpes, comme le demandait Cyril Connolly dans sa tentative pour améliorer l’alimentation de la nation après guerre, Alissa n’existerait pas. Banal et merveilleux. Au début des années 1930, si le soldat Baines ne s’était pas mis à l’harmonica, peut-être aurait-il eu moins envie que son fils prenne des leçons de piano pour accroître sa popularité. Ensuite, si Khrouchtchev n’avait pas installé de missiles nucléaires à Cuba et si Kennedy n’avait pas ordonné un blocus naval de l’île, Roland ne serait pas allé à vélo chez Miriam Cornell à Erwarton ce fameux samedi matin, la licorne serait restée enchaînée dans son enclos, et Roland aurait été reçu aux examens lui donnant accès à l’université pour étudier la littérature et les langues. Il n’aurait pas été à la dérive pendant plus d’une décennie, parvenant finalement à chasser Miriam Cornell de ses pensées pour devenir à l’approche de la trentaine un autodidacte passionné. Il n’aurait pas pris de cours de conversation allemande en 1977 à l’institut Goethe de South Kensington avec Alissa Eberhardt. Et Lawrence n’existerait pas.
 

Dès que tu avais des enfants, lui expliquait Ruth, tu étais prisonnier du système [RDA]. Un écart des parents, une critique irréfléchie, et les enfants risquaient de se voir interdire l’accès à l’université ou à une carrière digne de ce nom. Une de leurs amies, mère célibataire, avait fait des demandes de visa répétées – n’écoutant aucune mise en garde. Résultat : l’État avait menacé de lui retirer son fils, un adolescent timide de treize ans, pour le placer à l’Assistance publique, institution réputée pour sa brutalité. Cette mère n’avait jamais refait de demande de visa. Ruth et Florian se tenaient donc « à carreau ». Oui, il y avait la musique et les livres, mais c’était un risque tolérable et nécessaire. Ruth veillait, disait-elle, à ce que son mari ait les cheveux coupés court, malgré ses protestations. Un look vaguement hippie – celui d’un « dissident normal », selon les termes officiels – pouvait attirer l’attention. Si le rapport d’un informateur laissait entendre que Florian avait « un mode de vie asocial », appartenait à « un groupe négativiste » ou était en proie à « l’égocentrisme », les ennuis commenceraient.
 

Comme il était facile de se laisser porter par une vie que l’on n’avait pas choisie, par des réactions successives aux événements. Jamais il n’avait pris de décision importante. Sauf d’arrêter ses études. Non, c’était aussi par réaction. Il supposait s’être bricolé une sorte d’éducation, mais l’avait fait n’importe comment, en proie à la gêne et à la honte. Alors qu’Alissa… Il voyait la beauté du geste. Par une matinée venteuse et ensoleillée en milieu de semaine, elle avait radicalement transformé son existence lorsque, sa petite valise faite et laissant ses clés derrière elle, elle avait franchi la porte d’entrée, dévorée par une ambition pour laquelle elle était prête à souffrir et à faire souffrir. 
 
 
Selon la préface de l’édition de poche de Roland, Flaubert était lui-même tombé amoureux à quatorze ans d’une femme de vingt-six ans, mariée elle aussi. Elle avait fait partie de sa vie, par intermittence, durant près d’un demi-siècle. Quant à savoir si leur amour avait été consommé, les avis des universitaires divergeaient. Roland éteignit sa lampe et, quoique gagné par le sommeil, il fixa l’obscurité, cherchant à se rappeler son propre monde supérieur. Aucun bruit dans la chambre voisine. Avec Madame* Cornell, avait-il fait un pas de plus que Flaubert et son Frédéric sur le Pont-Neuf, ou était-il resté loin derrière ? Il ne pensait pas que le simple contact d’une main eût pu le transporter jusqu’à une telle félicité. Mme Arnoux avait offert la sienne à ses autres invités, et quand était venu le tour de Frédéric il avait éprouvé « comme une pénétration à tous les atomes de sa peau ». Un état d’excitation enviable dont tous les enfants des années 1960 s’étaient privés dans leur impatience à découvrir le plaisir charnel. Il ferma les yeux. Il faudrait des conventions sociales très strictes, un déni généralisé et beaucoup de malheur pour connaître des sensations si intenses après une poignée de main de pure courtoisie. Alors que le sommeil l’emportait sur ses pensées la réponse s’imposa : il était resté très loin derrière.


Une première intervenante se leva. Il y avait un sujet tabou, déclara-t-elle. À coup sûr, la discussion devait porter sur l’attitude des artistes hommes envers leurs épouses, leurs compagnes et les enfants qu’ils avaient contribué à mettre au monde. Ces hommes fuyaient leurs responsabilités, avaient des aventures, buvaient ou devenaient violents, et se retranchaient comme de bien entendu derrière les exigences de leur noble vocation, de leur art. Historiquement, on avait très peu d’exemples de femmes ayant sacrifié autrui à leur art et elles encouraient alors une réprobation sévère. Elles risquaient davantage de s’en prendre à elles-mêmes, de se refuser le droit d’être mères, pour devenir artistes. On jugeait les hommes avec plus d’indulgence. Dès qu’il était question d’art, de poésie, de peinture ou autre, on avait simplement affaire à un cas banal de domination masculine. Les hommes voulaient tout : enfants, réussite, femmes entièrement dévouées à leur créativité. Applaudissements nourris. Le professeur semblait perplexe. Il n’avait pas envisagé le problème en ces termes, ce qui était surprenant puisqu’une nouvelle vague de féminisme avait gagné les universités une génération plus tôt.


Parlant sans notes, il rappela à l’assemblée l’année de naissance de Rosalind : 1915. Difficile, dit-il, de penser à une autre période de l’histoire où en quatre-vingt-dix ans d’existence on aurait pu vivre autant de changements que Rosalind. Elle était née deux ans avant la révolution russe, et les horribles massacres de la Première Guerre mondiale commençaient. Les inventions qui transformeraient le vingtième siècle – la radio, la voiture, le téléphone, l’avion – n’étaient pas encore entrées dans la vie des habitants d’Ash. L’avènement de la télévision, des ordinateurs, d’internet prendrait des années et était inimaginable. Comme la Seconde Guerre mondiale, avec ses massacres encore plus horribles. Elle transformerait l’existence de Rosalind et de ses proches. En 1915, Ash en était encore à la voiture à cheval, un monde hiérarchisé, agricole, replié sur lui-même. Une visite chez le médecin pouvait grever le budget d’une famille d’ouvriers. Rosalind portait des bottines orthopédiques à trois ans pour remédier aux effets de la malnutrition. À la fin de sa vie un vaisseau spatial était entré dans l’orbite de Mars, on redoutait les inconnues du réchauffement climatique et on se demandait si l’intelligence artificielle ne remplacerait pas un jour les humains. 
 
 
Historiquement, affirma-t-il, le christianisme avait été un éteignoir pour l’imagination européenne. L’expiration de sa tyrannie, quel cadeau ! Ce qui passait pour de la piété n’était que du conformisme imposé par un totalitarisme intellectuel d’État. Contester ou défier celui-ci au seizième siècle équivalait à risquer sa vie. Comme protester contre le réalisme socialiste dans l’Union soviétique de Staline. Cinquante générations durant, le christianisme avait fait obstacle non seulement au progrès scientifique mais plus ou moins à toute vie culturelle, à toute liberté d’expression et à tout questionnement. Il avait mis aux oubliettes pendant une éternité les philosophies tolérantes de l’Antiquité classique, condamné des milliers d’esprits brillants au puits sans fond d’ineptes querelles théologiques. Il avait propagé son prétendu Verbe au prix d’horribles violences et s’était maintenu en place par la torture, les persécutions et la mort. Doux Jésus, laissez-moi rire ! L’expérience que l’humanité avait du monde comprenait une infinité de sujets, et pourtant dans l’Europe entière les grands musées étaient pleins de la même camelote criarde. Pire que la musique de variétés. C’était le concours de l’Eurovision peint à l’huile et dans un cadre doré. En discourant il s’étonnait de la véhémence de ses sentiments et de son plaisir à se défouler. Ce flot de paroles – cette explosion – disait autre chose. Quel soulagement, conclut-il en se calmant, de voir une représentation d’un intérieur bourgeois, d’une miche de pain sur une planche en bois près d’un couteau, d’un couple de patineurs main dans la main sur un canal pris par les glaces, essayant de s’offrir un peu de bon temps « pendant que le foutu prêtre avait le dos tourné. Bénie soit la peinture hollandaise ! ».


Deux siècles s’étaient écoulés avant que les sommités en place ne jugent utile d’examiner au microscope les micro-organismes décrits par Antonie Van Leeuwenhoek en 1673. Elles avaient pris position contre l’hygiène parce que c’était une insulte à la profession, contre l’anesthésie parce que la douleur était un élément de la maladie voulu par Dieu, contre la théorie des microbes parce qu’Aristote et Gallien pensaient différemment, contre la médecine basée sur les preuves parce qu’on ne procédait pas ainsi. Elles se cramponnèrent le plus longtemps possible à leurs sangsues et à leurs ventouses. Au milieu du vingtième siècle, elles défendirent l’ablation généralisée des amygdales chez les enfants, malgré les preuves de son inefficacité. Au bout du compte, la profession finissait toujours par s’incliner. Un jour ces sommités s’inclineraient, et reconnaîtraient le droit d’une personne sensée de choisir la mort plutôt que des souffrances insupportables et incurables.  
 
 
Les traits dont il se souvenait étaient bien là, prisonniers de joues et de paupières bouffies. Il dut imaginer que la beauté de la femme qu’il avait aimée était peinte à la surface d’un ballon dégonflé. En soufflant aussi fort qu’il l’oserait, il les retrouverait, ces yeux, ce nez, cette bouche et ce menton familiers, s’éloignant les uns des autres, flottant telles des galaxies dans l’univers en expansion. Alissa était là quelque part, le fixant, essayant elle aussi de le retrouver, lui, parmi ses propres débris, ce non-être chauve et porcin à l’air déçu.  
 
 
Quelle logique, quelles motivations, quel renoncement désespéré pouvaient, d’heure en heure, tous nous transporter à l’intérieur d’une génération de l’optimisme enthousiaste lors de la chute du Mur de Berlin à l’assaut du Capitole américain ? Roland avait cru que 1989 serait un portail largement ouvert sur l’avenir, par lequel tout le monde s’engouffrerait. Ce n’avait été qu’un point culminant. À présent, de Jérusalem au Nouveau-Mexique, on construisait des murs. Tant de leçons non retenues. Cet assaut de janvier contre le Capitole pouvait n’être qu’une faille, un moment singulier de honte dont on discuterait avec étonnement pendant des années. Ou un portail ouvrant sur une nouvelle sorte d’Amérique, l’administration actuelle étant un simple interrègne, une variante de la république de Weimar. Rendez-vous sur l’avenue des Héros-du-6-Janvier. D’un point culminant à un tas de fumier en trente ans. Seuls un regard rétrospectif, des recherches historiques bien conduites pouvaient distinguer les points culminants et les failles des portails.


La tentation des vieillards, nés au beau milieu des événements, était de voir dans leur mort la fin de tout, la fin des temps. De cette façon leur mort aurait plus de sens. Il acceptait de voir le pessimisme comme un bon compagnon de la réflexion et de l’étude, et l’optimisme comme l’affaire des hommes politiques, que personne ne croyait. Il connaissait les raisons de se réjouir et avait parfois cité les indicateurs, les taux d’alphabétisation et ainsi de suite. Mais c’était par comparaison avec un passé épouvantable. Impossible de le nier, de nouvelles horreurs nous entouraient. Des nations gouvernées par des gangs criminels en cols blancs ne cherchant que leur enrichissement personnel, maintenus en place par des services de sécurité, par la réécriture de l’Histoire et un nationalisme passionné. La Russie n’était qu’un exemple parmi d’autres. Les États-Unis en proie à un délire colérique, conspirationniste et suprémaciste pouvaient en devenir un autre. La Chine faisait mentir l’affirmation selon laquelle le commerce avec le monde extérieur ouvrait les esprits et les sociétés. Avec les technologies à sa disposition, elle pouvait perfectionner l’État totalitaire et offrir un nouveau modèle d’organisation sociale pour concurrencer ou remplacer les démocraties libérales – une dictature reposant sur une circulation fiable des biens de consommation et un certain degré de génocides ciblés. Le cauchemar de Roland était que la liberté d’expression, un privilège en recul, ne disparaisse pendant mille ans. L’Europe chrétienne du Moyen Âge s’en était passée tout aussi longtemps. L’islam n’y avait jamais attaché beaucoup d’importance.
Mais chacun de ces problèmes était local, limité à la modeste échelle du temps humain. Ils se réduisaient à un noyau amer contenu dans la coque d’un problème plus vaste, le réchauffement de la planète, la disparition des animaux et des plantes, la perturbation des systèmes interdépendants que sont les océans, la terre, l’atmosphère et la vie, magnifiques équilibres nourriciers que nous forcions à changer sans bien les comprendre.


 

samedi 16 mars 2024

[Barry, Sebastian] Au bon vieux temps de Dieu

 




Coup de coeur💓

 

Titre : Au bon vieux temps de Dieu
            (Old God's Time)

Auteur : Sebastian BARRY

Traduction : Laetitia DEVAUX

Parution :  2023 en anglais (Irlande)
                   et en français (Gallimard)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Tom Kettle, un inspecteur de police fraîchement retraité, coule des jours tranquilles à Dalkey, une petite station balnéaire de la banlieue dublinoise. Il a pour seule compagnie ses voisins et le souvenir encore vif de ses proches : sa femme, June, mais aussi sa fille et son fils, Winnie et Joseph, tous prématurément disparus. Lorsque d'anciens collègues viennent frapper à sa porte pour lui demander son aide dans une vieille affaire d'abus sexuels au sein de l'Église, Tom est mis face à un passé et à un secret douloureux. À mesure que l'histoire avance, les souvenirs émergent : il y a eu la violence des prêtres de l'orphelinat, son enfance malmenée, et surtout celle de June, victime de viols perpétrés par le père Matthews. Il y a eu l'enquête, étouffée à l'époque. Et puis le corps du père, retrouvé dans les montagnes de Wicklow. Aperçu sur les lieux du crime, Tom est suspecté.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sebastian Barry, né à Dublin en 1955, est considéré comme l'un des principaux auteurs irlandais contemporains. Il a été récompensé par de nombreux prix : régulièrement sélectionné pour le prestigieux Booker Prize, il est aussi le seul auteur à avoir remporté à deux reprises le Costa Book of the Year, pour Le testament caché en 2008 et Pour des jours sans fin en 2018.

 

 

Avis :

Guerre de Sécession, Grande Guerre, main mise de l’Église catholique sur l’Irlande nouvellement indépendante : chaque livre de Sebastian Barry apporte sa pierre à la fresque irlandaise que l’auteur bâtit peu à peu autour de deux familles, les Dunne et les McNulty. Il fait cette fois un pas de côté, n’accordant qu’un rôle secondaire à une Miss McNulty qui fuit son mari pour protéger son fils, et centrant son roman sur Tom, un policier dublinois fraîchement retraité venu lui aussi s’établir dans cette petite ville côtière proche de la capitale, et que le passé, ce « bon vieux temps de Dieu » qui fermait les yeux sur les abus sexuels commis sur des enfants par le clergé irlandais, revient tourmenter.

A 66 ans comme l’auteur, cet homme pour qui les violences, pourtant terribles, rencontrées dans son métier n’ont jamais pu oblitérer celles subies dans son enfance au pensionnat religieux, se retrouve face au vide que, depuis sa retraite, l’activité professionnelle ne remplit plus. Pour ne pas laisser la part sombre de sa mémoire prendre le dessus, calé dans son fauteuil d’osier et la fumée de ses cigarillos face à la capricieuse mer d’Irlande, il s’abîme dans ses seuls meilleurs souvenirs, convoquant volontiers les fantômes de ceux qui firent son bonheur, son épouse June – morte suicidée – et ses deux enfants – décédés à l’âge adulte. Mais le déni le plus résolu ne suffira bientôt plus à le protéger. Ses anciens collègues policiers viennent d’exhumer un dossier remontant aux années 1960 et étouffé depuis trente ans. L’enquête s’intéresse aux abus sexuels perpétrés par deux prêtres dont l’un fut sauvagement assassiné. Et elle vient toquer jusqu’à sa porte.

« S’il s’écoule suffisamment de temps», s’était-il efforcé de se convaincre, « au bout d’un moment, c’est comme si les choses anciennes n’avaient jamais existé. Des choses autrefois fraîches, soudaines et terribles qui finissaient par se dissiper dans ce bon vieux temps de Dieu, comme ces promeneurs qui s’avancent si loin sur Killiney Strand que, lorsqu’on regarde, au bout d’un moment, ils ne forment plus qu’une tache noire avant de disparaître. » Et voilà que soudain, bousculé et terrifié, il est renvoyé à « des ténèbres pleines de crasse et de violence. » « A nouveau, toute cette humiliation. » Extirpé en même temps que Tom des rêves éveillés qui repeignaient la réalité aux couleurs des fantasmes du bonheur, le lecteur se retrouve au coeur du souvenir traumatique, douloureux et confus, affolé de se voir débusqué après avoir si longtemps joué la diversion.

Tom, le garçonnet violenté. June, la fillette abusée. Et tant d’autres dans ces orphelinats catholiques de l’époque, condamnés leur vie durant à porter seuls et en secret le poids de leur humiliation et de leurs souffrances par le déni d’une société corsetée par la toute puissance morale d’un clergé intouchable. Une telle impunité a ici appelé au meurtre. Un acte impensable, et pourtant le seul que le justicier ait trouvé, pour se venger ou pour mettre un terme à la liste sinon toujours croissante des victimes. Car, en ces années 1990 encore, la chape du silence continue à peser, au sein de l’Église catholique mais aussi des familles, les victimes à ce point sans recours que rien n’est par exemple prévu pour les protéger d’un père incestueux. Crime ou suicide : ce sont finalement les seules issues laissées aux malheureux qui ne veulent ou ne peuvent poursuivre leur vie comme si de rien n’était.

Un texte troublant et bouleversant, qui, tout en ambiguïté, tourne avec son personnage autour du non-dit et du déni dans l’effort désespéré de ne pas sombrer d’horreur. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

C’était l’unique fois où il avait frappé son fils, ce qui lui avait coûté un quart de son âme. Car il s’était juré à lui-même, ainsi qu’à June, de ne jamais frapper un enfant comme ils avaient été frappés, elle, lui, dans leurs exils éloignés mais tant redoutés, avec ces bonnes sœurs, ces prêtres, ces frères qui les battaient à mort, ou était-ce à vie, eux, cette soi-disant progéniture du diable. « Mieux vaut être mort-né, hurlait le frère, que d’incarner l’immonde progéniture d’une prostituée. » C’étaient ses mots.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 
 
 

 

jeudi 14 mars 2024

[Azoulai, Nathalie] Python

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : Python

Auteur : Nathalie AZOULAI

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Les machines du monde tournent grâce à des programmes informatiques qu’on appelle le code. Cette révolution technique ressemble à celle de l’électricité à la différence près qu’elle se compose de langages, de grammaires, de traductions, toutes choses qui devraient nous concerner mais dont nous ignorons tout. Je suis une femme, j’ai plus de cinquante ans, je suis écrivain et, malgré tous ces handicaps, je veux apprendre à coder. Je veux comprendre ce qui se passe sous les doigts des jeunes codeurs qui pianotent jour et nuit, font défiler sur leurs écrans noirs des lignes de signes multicolores, véloces, écrites dans notre alphabet mais que nous autres ne décodons pas. Ils sont là, à côté de nous, silencieux et puissants, et nous ne les voyons pas.
Mes proches se moquent de moi, me rappellent que je panique au moindre bug et ils ont raison, alors que faire ? Par où commencer ?
Python est bien le nom d’un langage de programmation mais c’est surtout ici une autofiction écrite comme un conte initiatique, mythologique, au cours duquel je croise Boris, Chloé, Margaux, Enzo, des jeunes gens qui codent et tentent de m’expliquer comment ils font. Je n’y comprends rien, je laisse tomber, je n’ai plus l’âge, je retourne à mes livres, à quoi bon ? Mais Python m’obsède et je m’obstine. Je m’y remets, intriguée par ces bataillons de geeks tournés vers des fonds où ils descendent entre eux, entre hommes. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Que cachent-ils ?
J’enquête et Python s’écrit en images sur mon mur à coups de visages, de scènes, de mots, de tableaux, de films, comme dans la série Homeland. Et brusquement, le visage de mon suspect affleure. Je remonte le temps, je retrouve Simon qui, le premier, m’a guidée dans le monde des jeunes hommes entre eux, Simon qui planquait ses magazines porno sous mon lit de jeune fille… »

Python est le récit fascinant d’une séduction contrariée pour le « nouveau monde » informatique, son langage, la puissance et la jeunesse qui lui sont associées. L’enquête se fait progressivement plus intime et trouble, jusqu’à révéler une autre séduction.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nathalie Azoulai est née en région parisienne. École Normale Supérieure et agrégation de lettres. Vit et travaille à Paris. Elle a reçu le prix Médicis en 2015 pour Titus n’aimait pas Bérénice.

 

 

Avis :

Loin de la langue littéraire, une nouvelle élite réécrit le monde en différents langages, informatiques ceux-là, qui ne supportent pas non plus le moindre écart de virgule, mais, contrairement à elle, impactent désormais si bien le quotidien du monde que rien ne semblerait pouvoir encore fonctionner sans eux. Interpellée par cette puissance nouvelle en complet contraste avec la déshérence littéraire moderne – bientôt seules les vieilles dames liront des livres, écrivait récemment Luc Chomarat –, l’auteur est partie à la rencontre de l’univers du code, dans une enquête en territoire inconnu qui, paradoxalement, va la ramener au roman.

Décidée, à cause de son nom et parce qu’il est réputé abordable, à apprendre à coder en langage Python, la narratrice quinquagénaire, alter ego de l’auteur, se cherche des professeurs dans le monde très jeune et masculin des geeks, dos voûtés et capuches rabattues sur le mystère de leurs claviers. Mais, malgré ses efforts pour cadrer son esprit dans la logique binaire de la condition et de la négation censée transcrire en numérique tous les champs possibles du réel, cette apprentie codeuse décalée ne fait que de piètres progrès dans la maîtrise du code. De façon inattendue, ses rendez-vous avec ces jeunes gens bien décidés à impacter le futur la renvoient en fait vers le passé et le souvenir d’une autre attraction contrariée, vécue au temps de sa jeunesse auprès d’un homme qui préférait les hommes.

C’est ainsi que, partie explorer de nouveaux territoires langagiers dénués d’émotion et de poésie, l’auteur frappée par la rigueur extrême de la grammaire du code en même temps que replongée dans ses réminiscences au contact de la jeunesse, voit son récit bifurquer vers l’intimité de l’introspection et de la libido. Possiblement déconcerté, voire un tantinet frustré, par ce changement de pied inattendu, opéré sans préméditation, qui le propulse soudain dans un registre très personnel et bien peu connecté au sujet initial, le lecteur aura pour consolation l’intelligence de réflexions enrichies par cette confrontation ouverte et curieuse à la codification numérique du monde et aux impacts possibles de l’intelligence artificielle sur le langage et l’écriture au sens large.
Entre le monde construit par « le langage informatique, sa précision, sa clarté univoque » et celui, pluriel, « de la littérature qui ne tranche pas », pourquoi ne faudrait-il voir qu’opposition et obligation de choisir ? Ce roman se fait la preuve que le second peut se nourrir du premier, que la poésie peut fleurir partout et que la littérature se doit de se nourrir de la multiplicité des angles et des points de vue.

Indéniablement intelligente et talentueuse, la plume de Nathalie Azoulai suffira-t-elle à convaincre de la complémentarité entre la complexité humaine et l’efficacité de la machine en matière de littérature et d’écriture ? Il faudra pour cela au lecteur beaucoup de souplesse pour l’accompagner sans broncher dans la construction d’un récit faisant si bien le grand écart entre deux sujets - l'un intime, l'autre général - d’intérêt quand même très inégal. (3,5/5)


 

Citations :

Je recommence à lire des blogs [sur le code]. La plupart sont écrits dans un mauvais français, bourrés de fautes, de t et de s mal placés. On peut soutenir une activité cérébrale intense et être illettré. Évidemment, mais au lieu de le déplorer, j’y vois une sorte d’état de fait, comme si les codeurs avaient admis que le langage humain était devenu secondaire. Ils ne font même pas semblant, n’accordent plus rien convenablement, laissent la langue partir à vau-l’eau tandis que l’autre langue, celle qu’ils pratiquent, elle, ne souffre aucune entorse, aucune inexactitude, pas la moindre petite virgule mal placée. Et ça ne dérange personne, même pas moi à vrai dire. Nos deux illettrismes se regardent en chiens de faïence.
 

Quand je l’écoute, je vois du code pousser sous toutes les surfaces du monde, le menu, la table, les banquettes, le zinc, le percolateur, la caisse, le feu rouge à l’extérieur. Le sol devient surface de verre sous laquelle j’aperçois les lignes de code. Je me figure des masses touffues, velues, qui chaque fois que je soulève une chose, une action quotidienne, acheter un billet de train ou une place de théâtre, prolifèrent sous la pierre comme des mousses, des fourmis. Je fais une expérience mentale, je supprime le code comme on éteindrait l’électricité dans le monde entier et tout plonge dans le noir, la faim, le froid. Rien de bucolique ne se profile, aucune vision champêtre, seulement la guerre, la désolation, l’apocalypse.
 

Dans l’iPhone 13, par exemple, 15 milliards de transistors font des billions de calculs par seconde. 
 

Si la grammaire est l’art de parler, le code est l’art de programmer, et programmer, l’art d’expliquer ses pensées à la machine par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein…
 

– Python, ajoute-t-elle, s’écrit très rapidement, c’est un atout. En revanche, il s’exécute un peu moins vite que d’autres langages. Il faut toujours arbitrer entre le temps d’écriture et le temps d’exécution.
Cette idée d’exécution me plonge dans des abîmes de réflexion. Qu’un signe produise autre chose que du sens, je n’en reviens toujours pas, même si évidemment je pense aux notes d’une partition qu’on exécute. Et la langue courante ? Et si la littérature s’exécutait, que se passerait-il ? Tous les livres prendraient vie, nous deviendrions les personnages, leurs histoires contamineraient nos existences. La poésie s’exécuterait plus vite que la peinture. La Terre serait instantanément bleue comme une orange. La question du temps m’épate, le code court après la vitesse, pour qu’entre le signe et ce qu’il produit, l’intervalle se réduise, disparaisse, n’existe pas, running code, disent les Anglo-Saxons.
 

Big Data est une masse volumineuse et véloce. Si elle se composait de livres, elle napperait tout le territoire américain et grimperait sur cinquante-deux étages. Si elle se composait de CD, on en verrait cinq colonnes monter jusqu’à la Lune. Certains parlent du déluge de données face auquel il faut dresser une arche, au moins le savoir-faire d’un Noé ou d’un Thésée pour frayer son chemin, contrer cette manne, qu’elle ne nous engloutisse pas, ne devienne pas notre châtiment suprême.
 

Mais j’ai lâché Anna Karénine, je l’ai lu avidement jusqu’à la page 350 et je me suis arrêtée tout net. Je n’arrive pas à le reprendre, je ne peux plus lire que la moitié d’un roman épais. J’entends souvent que les gens n’ont plus le temps pour ça mais si on fait le calcul, ils passent des heures devant des séries, à commencer par moi qui cède à ce loisir paresseux. C’est une question de cerveau, pas de temps, et de motivation, comme si l’idée que les romans ne disent plus le monde s’installait dans nos esprits. C’est une malédiction car le désir d’écrire, lui, ne disparaît pas et augmente même avec l’espérance de vie (après la retraite, les gens ont du temps pour ça). Mais la littérature, elle, a peut-être l’avenir d’un artisanat très rare comme la glyptique ou la plumasserie, bonne à ne plus fournir qu’une clientèle triée sur e volet. Si au moins elle avait le savoir-faire des luthiers, indémodable, indispensable et modeste, mais non, même pas.


 

mardi 12 mars 2024

[Nevo, Eshkol] Turbulences

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Turbulences
            (
Guéver nikkhnas bapardès)

Auteur : Eshkol NEVO

Traduction : Jean-Luc Allouche

Parution : 2021 en hébreu,
                   2024 en français (Gallimard)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Une lune de miel en Amérique du Sud tourne au cauchemar. Un médecin-chef d’un hôpital de Tel-Aviv se sent étrangement proche d’une jeune femme de son service jusqu’à éprouver le besoin impérieux de la protéger. Un couple marié a pour habitude de se promener le samedi matin dans un verger à la périphérie de la ville, mais lorsque l’homme entre pour un instant dans le jardin, il disparaît sans laisser de traces.
Trois histoires d’amour turbulentes et non conventionnelles s’entrecroisent et nous plongent dans l’énigme qui se trouve au cœur de toute intimité. Sans délaisser l’ironie si caractéristique de son écriture, Eshkol Nevo fouille les relations humaines en utilisant habilement les mécanismes du thriller.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Eshkol Nevo, né en 1971, travaille et vit avec sa femme et ses enfants près de Tel-Aviv. Tous ses romans ont paru aux Éditions Gallimard. Publié dans le monde entier, acclamé par la critique et le grand public dans son pays, Eshkol Nevo est aujourd’hui considéré comme l’une des voix les plus originales de la scène littéraire internationale.

 

 

Avis :

Ne serions-nous qu’ambivalences, Janus aux contiguïtés équivoques toujours prêtes à nous faire basculer malgré nous dans la noirceur de drames aussi complexes que sournois ? En trois courtes histoires unies par un lien ténu, l’auteur israélien peint doutes, contradictions et déchirements intimes craquelant si bien la banalité quotidienne que la vie ressemble à un champ miné plus ou moins consciemment par nos propres actes.

Comme pris au hasard dans une foule où ils se croisent sans se connaître, l’un simple figurant dans le récit de l’autre, trois narrateurs israéliens, secoués par les événements qu’ils ont malgré eux aidés à faire chavirer leur vie, se livrent chacun à une sorte de confession, hagarde et douloureuse, de rescapés meurtris affrontant leur part de responsabilité avec une lucidité souvent toute relative. Un quadragénaire fraîchement divorcé ne parvient toujours pas à admettre la terrible manipulation à laquelle, aveuglé par son désir d’amour, il s’est laissé prendre. Un médecin-chef vieillissant accusé de harcèlement sexuel continue à se persuader du caractère protecteur de son attachement à une jeune interne. Une femme cherche dans le passé ce qui pourrait expliquer la disparition de son mari, mystérieusement volatilisé au cours d’une promenade.

Avec pour ressorts suspense et angoisse, savamment entretenus dans le développement de ces faits divers dramatiques où les narrateurs s’observent rétrospectivement s’empêtrer dans leurs irrépressibles erreurs, leur raison si bien dépassée par leurs désirs que même a posteriori, et contre les évidences, la clairvoyance leur fait encore partiellement défaut, ces tranches de vie parallèles sont semblablement parcourues par les courants souterrains qui, serpentant dans nos inconscients, transforment nos vies en dangereux culs-de-grève susceptibles de s’effondrer à tout moment.

C’est ainsi qu’une fois assemblées, ces trois histoires qui, séparément, pourraient n’être considérées que sous l’angle du thriller, la dernière teintée d’onirisme fantastique, dessinent en filigrane une sorte de peinture sociale, traversée d’ironie et d’inquiétude, qui, faisant écho à d’autres ouvrages récents d’auteurs israéliens, comme Stupeur de Zeruya Shalev, vient elle aussi souligner combien la société israélienne vit de tensions profondes.

Un livre troublant et brillant, où les déboires intimes et individuels, vécus dans l’incrédulité et le déni, révèlent entre les lignes le désarroi né des turbulences de l’histoire collective israélienne. (4/5)

 

 

Citations :

Le monde se partage en deux catégories d’individus : ceux qui ont des enfants. Et ceux qui n’en ont pas. Et seule une femme qui n’a pas d’enfants était capable de demander à quelqu’un qui en a de se mettre en danger en sa faveur, de cette façon.

Je me suis dit que, dans le regard d’Orna, surtout pendant les dernières années, je voyais toujours ce que je n’étais pas. Et dans celui de Mor, je découvrais ce que j’étais réellement. Or, un homme devient, avec le temps, ce qu’on perçoit en lui.

« Certains parents aiment leurs enfants de bas en haut, et d’autres de haut en bas. » Autrement dit, certains parents désirent d’abord calmer leurs propres angoisses, et ce n’est que lorsqu’ils sont rassurés qu’ils peuvent se sentir libres de s’émerveiller de leurs enfants. Et d’autres qui ont besoin avant tout de s’émerveiller de leurs enfants, et ce n’est qu’alors qu’ils sont prêts à voir ce qui cloche tout de même.

La musique est l’appât au bout de la gaule plongée dans les tréfonds de notre âme, qui en fait remonter tout ce qui est noyé.

 

dimanche 10 mars 2024

[Nail, Guillaume] On ne se baigne pas dans la Loire

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : On ne se baigne pas dans la Loire

Auteur : Guillaume NAIL

Parution :  2023 (Denoël)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Sous leurs yeux, le décor entier se détraque. L’incompréhension dans le regard de Lorenzo, ses pieds dérobent, l’eau ensevelit et, réflexe, Gus saute pour échapper à l’arbre qui glisse par en dessous et défonce le sable dans sa chute, jusqu’à redevenir le fleuve, le courant, l’eau partout. »

Un après-midi d’août, dernier jour de colo. Une meute d’adolescents est livrée à elle-même. Dans un dernier sursaut d’enfance, Pierre, Gus, Totof, Farid et les autres partent à l’aventure. Derrière leurs vœux d’amitié à la vie, à la mort pointe la fougue d’une jeunesse insolente. Tous se croient immortels. Une journée parfaite, à un détail près – on ne se baigne pas dans la Loire.
Un premier roman impétueux qui dit la fièvre de l’adolescence.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Traducteur de formation, Guillaume Nail est l’auteur de plusieurs livres jeunesse et young adult, dont Bande de zazous !, Ton absence (Rouergue, 2017, 2022) et Le Cri du homard (Glénat Jeunesse, 2020). Également à son actif, des collaborations en tant que scénariste, journaliste et comédien. On ne se baigne pas dans la Loire est son premier roman pour le public adulte.

 

 

Avis :

Quittant pour la première fois la littérature pour la jeunesse, Guillaume Nail ne s’éloigne pas pour autant des turbulences adolescentes avec ce roman coup de poing, déflagration de vie, de tension et de poésie, inspiré d’un fait divers dramatique qui, à l’été 1969, coûta la vie de dix-neuf enfants d’un centre aéré, aspirés par un cul-de-grève à Juigné-sur-Loire, près d’Angers.

« On le sait pourtant »
, insistent les premiers mots, doublant l’avertissement du titre : « On ne se baigne pas dans la Loire. Ni printemps, ni été, ni même un doigt de pied. » D’emblée placé sous la menace d’un drame annoncé, happé dès l’incipit par la somptueuse et inquiétante évocation d’un fleuve aux beautés torves, faussement assoupi entre « bras morts et plein lit », l’on sait que le piège est tendu et que sa sournoiserie aura bientôt raison de quelque victime étourdie.

Personnage parmi les autres, « le fleuve » se mêle dès lors aux prénoms qui servent de titres aux brefs chapitres, révélant les personnalités en une succession de scènes crépitant comme autant de flashes, et qui, en trois parties, vont d’abord nous tremper dans l’angoissant courant de l’histoire, suspendre ensuite son fil pour un retour en amont précisant les relations entre les protagonistes, enfin nous précipiter vers l’estuaire du dénouement, dans la désolation des ruines après le tsunami, quand est venu le temps de la stupeur et de la recherche d’explications.

Inconscients de l’imminence du drame, ils sont un groupe d’adolescents, tous des garçons d’au plus dix-sept ans, en colonie de vacances sous la responsabilité de deux encadrants. En ce 31 août, c’est le dernier jour d’insouciance avant le retour à la maison, chacun solitaire face à ses tracas, alors tous sont bien résolus à profiter jusqu’au bout, et le plus intensément possible, de la turbulente dynamique du groupe. Le sentiment de fin et la chaleur accablante ont définitivement raison de l’autorité vacillante des deux adultes, Pauline et Benoît, l’un comme l’autre au bord du faux pas : elle, fragile et à peine plus âgée que tous ces garçons, troublée par les insolents assauts de leur jeune testostérone ; lui, hanté par l’interdit de son « fétichisme olfactif » qui lui fait chaparder leur linge sale en cachette. Alors, n’en déplaise à Pierre le souffre-douleur et à Totof le franc-tireur, lorsque Gus le meneur lance après le pique-nique et la partie de ballon en bord de Loire : « on va se baigner ? » et que Benoît soupire « place à l’impro », tout peut désormais arriver.

Magnifiée par une plume vivante et affûtée, aux séduisantes et inventives libertés poétiques, la narration crève les pages tant personnages et scènes, d’une précision toute cinématographique, acquièrent d’intensité et de vérité, le tout tendu par l’imminence d’une catastrophe dont on ignore par où elle va frapper. De la traîtrise du fleuve aux comportements transgressifs des protagonistes, en passant par l’aventure isolée d’un Totof courant ses propres risques, les menaces s’accumulent comme de moins en moins lointains coups de tonnerre préfigurant le désastre.

Un livre tragique, sombre et cruel, dont on dévore les originales beautés d’écriture dans un seul jet de tension angoissée. (4/5)

 

 

Citation :

Que la nuit soit d’été ou l’automne hâtif, les vignes vêtues de rouge et inquiètes des gels, que les saules se languissent, pieds secs, ou grenouilles à cœur joie, nos sœurs le savent, et nos frères le martèlent. Tu dois craindre le courant qui te happe.  
Puis, furtif, t’engloutit.


 

vendredi 8 mars 2024

[Trevanian] Nuit torride en ville

 




Coup de coeur💓

 

Titre : Nuit torride en ville
            (Hot Night In The City)

Auteur : TREVANIAN

Traduction : Fabienne GONDRAND

Parution : 2000 en anglais (Etats-Unis)
                   2024 en français (Gallmeister)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un festival d’action, d’humour et d’émotion, toujours servi par le point de vue ironique et acéré de Trevanian sur la condition humaine, à travers une succession de personnages inoubliables : un jeune psychopathe qui charme sa victime crédule, deux solides femmes basques qui se disputent un pommier, un vieux forain qui fait l’éducation de son apprenti, la légende d’un Amérindien cherchant à unifier son peuple, un écrivain célèbre qui apprend une vérité dérangeante sur lui-même… Des grandes villes d’Amérique à Paris, de la Terre Sainte à l’Angleterre mythique ou au Pays basque, ce livre est un festin épicé, copieux et finalement délicieux.

Trevanian, l’auteur de Shibumi, La Sanction et L’Été de Katya, possède un talent unique, encensé par des millions de fans dans le monde.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Écrivain inclassable, échappant à toute catégorisation, Trevanian (1931 - 2005) est autant une légende qu’un mystère. Un auteur sur lequel les rumeurs les plus incroyables ont circulé et qui a attisé la plus folle curiosité du monde littéraire. Un écrivain sans visage dont les livres se sont vendus à plus de cinq millions d’exemplaires et ont été traduits en près de quinze langues sans qu’il ait jamais fait de promotion.

 

 

Avis :

Mystérieusement caché derrière des pseudonymes qui alimentèrent les rumeurs les plus folles, l’auteur américain (1931 – 2005) qui vécut longtemps incognito dans les Pyrénées basques françaises serait peut-être retombé dans l’oubli, malgré ses millions d’exemplaires vendus partout dans le monde par la seule force de son aura légendaire, si la maison Gallmeister n’avait entrepris la réédition progressive de son œuvre, inclassable et protéiforme. Après, dernièrement, le doux-amer roman L’été de Katya, c’est au tour d’un recueil de nouvelles, paru en anglais en 2000, de nous faire partager  le regard incisif et ironique de l’écrivain sur la nature humaine.

Une histoire encadre l’ouvrage, en lui donnant son titre et en l’ouvrant, mais aussi, d’une manière plus originale, en lui servant de clôture avec cette fois un autre dénouement qui en change totalement les perspectives. Illustration de l’idée que « les gens gentils [peuvent] être pires que les méchants, parce qu’il est impossible de lutter contre les gens gentils », la narration se joue à brouiller notre perception du danger quand une pauvre fille malade de solitude rencontre un mauvais garçon tout ce qu’il y a de plus empathique et désarmant. La surprise sera par deux fois au rendez-vous, montrant fort ironiquement qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, que l’on soit personnage ou lecteur.

Entre les deux manches de cette partie de colin-maillard opposant traîtreusement ange et démon, l’on sautera des combines d’un vieux forain aux supercheries d’un écrivain dans l’Amérique des années 1930, d’une légende amérindienne que n'aurait pas reniée Jean de La Fontaine et d’un truculent ensorcellement dans une forêt anglaise au temps du roi Arthur aux étonnements contempteurs d’un Ponce Pilate aux prises avec les irrationnelles fièvres messianiques de la Judée, ou encore d’une curieuse scène de drague dans un café de Dallas à un vaudeville mené à fond de train – ou plutôt de calèche – dans les rues de Paris. Le tout ponctué, pour le grand plaisir de nos zygomatiques, de scènes basques résolument satiriques et hilarantes, dénonçant les attaches régionales de l’auteur.

Entre tendresse et acidité, l’ironie s’en donne à coeur joie dans ces pages des plus variées qui pointent toutes quelque travers de la nature humaine, en une série de portraits et de situations si réalistes jusque dans leur fantaisie que l’on en frissonne autant que l’on en rit. Chacune de ces nouvelles est un petit bijou de maîtrise littéraire, à déguster de surprise en surprise. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Elle se tenait dos à la fenêtre, et un halo étincelant détourait ses cheveux, la laissant sans visage, tandis que la lumière était si vive sur son visage à lui qu’elle brûlait la moindre expression ; elle portait un masque d’ombre ; il portait un masque de lumière.


Comme je partais, elle pressa un nickel dans le creux de ma main. Je protestai que je n’avais rien fait pour le gagner, mais elle replia mes doigts autour, et je partis en songeant à quel point les gens gentils pouvaient être pires que les méchants, parce qu’il est impossible de lutter contre les gens gentils.


L’année prochaine, j’aurais dix ans, et j’avais le sentiment que le passage à un âge à deux chiffres était significatif… la fin de l’enfance, parce qu’une fois qu’on passait à deux chiffres, c’était pour le restant de ses jours. Et autre chose : toute ma vie jusqu’ici avait été en mille neuf cent trente et quelque et mille neuf cent trente avait une sonorité solide et agréable, alors que l’année à venir basculerait vers mille neuf cent quarante. Et ce “quarante” avait un aspect bizarre quand on l’écrivait et faisait une drôle de sensation dans la bouche quand on le prononçait. Tout changeait. J’étais en train de grandir alors que je n’avais pas fini d’être un enfant ! 


Avez-vous remarqué à quel point les aversions et peurs lient les hommes bien plus étroitement que les intérêts et les affections communes ? Quelque chose à voir avec la nature humaine, ce terme fourre-tout qui désigne la bassesse de nos appétits et la pauvreté de nos esprits.


Les adeptes de l’ironie méditeront le fait que la femme de Pilate fut en fin de compte élevée au rang de sainte mineure de l’Église orthodoxe (en raison de son rêve prophétique ?) et que Pilate lui-même est un saint de l’Église copte.


Un vieil adage basque dit : Comme la jeunesse s’estompe, l’on vieillit. Et c’est ce qu’il advint aux deux femmes. Tout d’abord avec discrétion, puis avec une précipitation effrayante, ce qui ressemblait jusqu’alors à une pile inépuisable de lendemains devint un vague petit enchevêtrement d’hiers.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 6 mars 2024

[Helgason, Hallgrimur] Soixante kilos de soleil

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Soixante kilos de soleil
            (Sextiu kilo af solskini)

Auteur : Hallgrimur HELGASON

Traduction : Eric BOURY

Parution :  en islandais en 2018,
                   en français en
2024 (Gallimard)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Les Islandais avaient beau habiter depuis mille ans un des endroits les plus neigeux du monde, ils continuaient à espérer que cet épais manteau n’était qu’un phénomène passager et n’avaient jamais conçu des outils efficaces pour lutter contre la neige. C’est un exemple criant de l’infatigable optimisme de notre nation. Elle se contente d’affronter une tempête à la fois et imagine toujours que le temps finira par se lever. »

Eilífur Guðmundsson rentre chez lui au fin fond de son fjord pour découvrir sa maison emportée par une avalanche, et son fils Gestur seul survivant du drame. Ainsi commence la vie du garçon, dont l’existence va incarner la naissance d’une nation. Après avoir échoué à émigrer en Amérique, après avoir perdu son père tué lors d’une campagne de pêche au requin, Gestur est recueilli un moment par un riche marchand. Il est ensuite renvoyé à la pauvreté du fjord, pour être attiré à nouveau par le petit port de Fanneyri quand les Norvégiens arrivent avec la pêche au hareng, apportant avec eux l’espoir, la richesse et l’avenir.
Soixante kilos de soleil se déroule dans l’un des pays les plus froids, les plus pauvres et les plus sombres d’Europe à l’aube du XXe siècle, où la vie en hiver n’était qu’une quarantaine sans fin. Par le portrait d’un petit village et d’un individu, Hallgrímur Helgason raconte avec un souffle prodigieux l’histoire d’une nation entière, dans un style où l’humour caustique alterne avec des moments d’une grande poésie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hallgrímur Helgason, né en 1959, a d’abord été artiste peintre, exposant à New York et à Paris, avant de devenir auteur de romans, de théâtre et de poésie. Il a obtenu le Grand Prix littéraire d’Islande en 2019 pour Soixante kilos de soleil.

 

 

Avis :

De formation artistique et d’abord connu pour ses peintures et ses dessins, Hallgrimur Helgason est devenu une grande voix de la littérature islandaise, à l’ironie caractéristique. Avec ce premier tome d’une trilogie explorant les transformations de l’Islande depuis son émergence d’un quasi Moyen Age au tournant du XXe siècle, il entame une vaste fresque digne des grandes sagas islandaises.

L’Islande ne serait pas devenue la nation d’aujourd’hui sans cette manne providentielle que fut le hareng et ses grands bancs appréciant ses eaux froides. Pourtant, tout entiers tournés vers la pêche au requin, dont, considérant sa chair toxique, ils se contentaient de prélever le foie pour le précieux combustible que son huile fournissait au monde, ses habitants dédaignèrent longtemps ce qu’ils considéraient un « poisson de malheur », lui préférant les sombres et visqueuses soupes de lichens, bien insuffisantes face aux habituelles disettes.

En cette fin de XIXe siècle, la vie en Islande est restée cadenassée à l’âge de pierre. Sans routes et cernée par des eaux tempétueuses prises par l’embâcle une bonne partie de l’année, cette terre inaccessible et enclavée par des reliefs abrupts, torturée par le froid et les intempéries incessantes, plus souvent caressée par l’obscurité que par la lumière du jour, n’est encore qu’un monde « figé depuis mille ans », ne connaissant ni roue, ni argent, ni allumette, où « les tâches saisonnières forment les maillons fixes d’une chaîne immuable », « chaque journée de travail [...] la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. »

Lorsque, épuisé, le fermier Eilifur Gudmundsson rentre chez lui avec les trois kilos de farine qui lui a fallu aller quérir à plusieurs jours de marche dans la neige et la tempête pour sauver sa famille de la famine, sa maison de tourbe au toit herbu a disparu, avalée avec ses habitants par l’une de ces avalanches dont la fréquence fait dormir les gens encordés les uns aux autres. Protégée par une poutre, seule la vache a survécu et, avec elle et son lait, le dernier né, Gestur, un petit garçon de deux ans. Ainsi commence le récit d’apprentissage d’un enfant qui connaîtra trois vies au gré des aléas qui continueront à s’enchaîner, et, à travers lui et une myriade de personnages hauts en couleur, aux corps tordus comme des clous et aux trognes avinées, mais héroïquement accrochés aux merveilles d’humanité cachées sous la misère, la crasse et les vieilles croyances, l’épopée picaresque d’un bout de terre oublié, soudain transformé en « Klondyke » lorsque les Norvégiens viennent y pêcher massivement le hareng.

Son ironie caustique fait tout le sel de cette fresque pittoresque et attachante, où les âpres beautés de l’Islande n’ont d’égale que la vaillance de ses habitants, des « crétins » archaïques, impressionnants d’énergie et désarmants de poésie, sautant tardivement du servage moyenâgeux au capitalisme moderne. Captivé tout au long de ses près de six cents pages, l’on referme ce drôle et formidable roman avec une hâte : que la traduction française du deuxième tome déjà paru en islandais soit au plus vite disponible. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Quatre montagnes vertigineuses enserrent ces fjords. Depuis les airs, elles ressemblent à une fourchette à quatre sommets que quelqu’un aurait plantée à la surface de l’océan. Les versants abrupts qui tombent droit dans la mer sont pour la plupart impraticables, surmontés de crêtes et de cols tout aussi infranchissables, ce qui rend le moindre déplacement difficile. Tempêtes de neige, tempêtes maritimes, inondations et avalanches sont ici fréquentes. 
Pourtant, il existe peu d’endroits sur terre qui soient plus délicieux pendant les trois semaines où le soleil va et vient à l’embouchure de ces fjords tel un pendule paradisiaque aussi rougeoyant que le magma en fusion lorsqu’il effleure la surface de l’océan dans son balancement impeccable. Les nuits se peuplent alors d’une lumière intense, la quiétude règne sur les landes et les plaques de neige, et la nature est d’une telle magnificence que le voyageur inaccoutumé risque d’en perdre la raison.
 

Le lendemain de Noël, un vent venu du sud apporta un redoux qui fit surgir du manteau de neige les façades en bois des fermes comme autant de proues de navires remontées de l’abîme. En dehors de la métairie d’Eilífur, aucune ferme du fjord n’avait été détruite, une avalanche s’était toutefois abattue sur la bergerie de Magnús, le paysan d’Innri-Skriða, tuant trente-sept brebis et deux béliers. Cette douceur inattendue avait transformé les quantités de neige que le fjord abritait en une poudre aux grains grossiers qui rendait impraticable tout le périmètre habité, aller nourrir les bêtes était une prouesse : avancer dans cette neige à demi fondue revenait à marcher dans un magma de billes de cristal. (…)
Deux jours plus tard, le vent s’était à nouveau levé dans un froid boréal, transformant la poudre de cristal en une gigantesque étendue de glace aussi accidentée qu’un champ de lave qui recouvrit entièrement le fjord, et changea les dalles de pierre à l’entrée des fermes en véritables patinoires.
 

La ferme de Næsta-Skriða ressemblait à un vieil éboulis retenu par une fine façade en bois, laquelle penchait un peu trop vers l’avant, comme si elle peinait à contenir la quantité de pierres et de terre qui se trouvait derrière elle. Apparemment, la maison risquait à tout moment de glisser d’un seul tenant jusqu’en bas de la pente. 
 

Au bout de plusieurs tentatives, il parvint à enfoncer le crochet dans la gueule de la bête [requin] qu’ils sortirent à moitié de l’eau à l’aide du treuil, le gamin attrapa alors le coutelas, entailla le ventre horizontalement d’abord puis verticalement, par deux fois, faisant ainsi tomber le tablier de peau protégeant le foie qu’il alla chercher à mains nues dans les entrailles. C’était tout ce qu’on prélevait sur cet animal à la chair hautement toxique, le but de ces campagnes de pêche visait principalement à récupérer le foie, cet organe qui permettait aux hommes de fabriquer l’huile qui se transformait ensuite en or et éclairait toutes les rues de Grande-Bretagne et de Danemark.
 

Le matin avait surgi de l’abîme tel un affreux Gris du Groenland. La mer semblait colérique et des nuages laineux, suintants, barraient les montagnes à mi-pente. L’horizon était toutefois « dénué de précipitations » pour reprendre ce qui est sans doute la plus islandaise des expressions, de même que la plus pratique pour celui qui veut prévoir le temps en Islande et essaie de décrire l’éternel provisoire qui le caractérise. L’expression suggère que, en réalité, dix minutes plus tôt, une averse de pluie ou de neige s’est abattue, mais que, en ce moment précis, il y a une éclaircie, même si, d’ici quelques minutes, il y aura à nouveau de la pluie, de la neige ou du grésil, voire tout cela en même temps. Évidemment, aucune expression ne saurait mieux décrire l’optimisme-pessimisme islandais que celle-là : dénué de précipitations. C’est qu’elles ne sont pas si nombreuses, les façons de dire capables d’englober de manière si précise à la fois passé, présent et futur.
 
 
Celui qui n’a rien vécu et celui qui a tout vu ont en commun l’humilité qui ne s’offre à nous qu’aux lisières de la vie. Au milieu du champ de bataille de l’existence, les gens se démènent en tous sens entre joie et douleur, de la gadoue jusqu’aux genoux, ils célèbrent les victoires et les défaites par des larmes de tristesse ou des éclats de rire. 


Le menuisier vérifiait son travail et frappait par habitude les clous qui dormaient profondément dans le bois dont seules dépassaient les têtes plates qui ressemblaient à des étoiles dans la nuit. D’ailleurs, les étoiles étaient peut-être justement des clous comme ceux-là que « l’architecte des cieux » avait utilisés pour fixer la voûte céleste. La vieille Grandvör affirmait pour sa part que les étoiles étaient les « âmes trépassées », quel que soit le sens de ces mots, tandis que d’après Mamanmalla, c’étaient des trous dans le plancher du paradis, car là-haut il faisait toujours tellement clair, y compris en pleine nuit. « Eh bien, elles récurent le sol du Royaume des Cieux », avait-elle dit un jour à Gestur alors qu’ils rentraient à la maison sous un ciel où dansaient les aurores boréales. 


S’écoula ensuite la plus belle nuit que les habitants du fjord passèrent toutefois à dormir, accablés par la fatigue et les soucis. La plus douloureuse des pauvretés est celle qui n’a pas les moyens de s’offrir ce qui est gratuit.


Septembre. Sa pluie glaciale et désagréable. Le fermier Lási est accroupi, les genoux gelés, sur son toit en herbe où il s’efforce de remettre en place la lucarne constituée du placenta séché d’une brebis (qui fuit et projette de l’eau sur les lits, les femmes et les enfants).


Perdre un enfant était terrible. Perdre l’enfant de quelqu’un d’autre était pire. Perdre l’enfant de défunts était pire que tout.


Dans un pays où rien ne poussait en dehors des herbes et des pommes de terre (que seuls les privilégiés avaient appris à cultiver), le petit peuple affamé imitait ses moutons et explorait les montagnes en quête de nourriture. Chaque été, après le sevrage des agneaux, on partait une semaine sur les landes cueillir des lichens d’Islande, ces végétaux grisâtres (que des bouches futures nommeraient algues de montagne ou plantes marines des hautes-terres) avaient assuré la subsistance des petits fermiers pauvres pendant des siècles. On considérait que les meilleurs lichens étaient ceux dotés de larges feuilles, puis venaient ceux à feuilles étroites traversées par une gouttière centrale. Les feuilles noires et effilées étaient considérées comme de piètre qualité et celles qu’on avait baptisées « duvet à chien » n’avaient aucune utilité. On préparait la soupe de lichens d’Islande en la faisant longuement bouillir jusqu’à ce que les feuilles se désagrègent, formant un liquide visqueux et sombre auquel on ajoutait ensuite de l’eau ou (dans les fermes les moins pauvres) du lait. 


Désormais père et fils, Gestur et Lási rentrèrent chez eux le lendemain. Ils n’avaient plus qu’une tête d’écart, le jeune homme ne tarderait pas à rattraper en taille le vieil homme voûté. Bientôt, il devrait lui aussi se courber pour entrer dans le passage couvert menant à la pièce commune, cela équivalait à la communion dans l’Islande d’alors : quand les gamins devenaient adultes, ils devaient apprendre à courber l’échine, franchissant ainsi le premier pas qui finirait par les transformer en vieillards voûtés. La vieille Grandvör n’était pas plus haute debout qu’assise. Presque tous les habitants du fjord ressemblaient à des clous tordus. Sauf le pasteur, le marchand et le médecin qui marchaient le dos droit comme l’homme monté à bord de la goélette en France. 


L’Islande était une nation sans routes, et dont la seule voie de communication était l’océan en perpétuel mouvement. Il arrivait cependant qu’un génie vivant dans un endroit reculé invente la roue (avec la même joie que l’inventeur mésopotamien qui en avait déposé le brevet initial 3 500 ans avant Jésus-Christ) en concevant une « auge roulante » de sa propre initiative, n’ayant jamais entendu le mot « brouette ».


Née à Djúpivogur, sur la côte est, elle avait passé son enfance à Mýrar, puis avait été domestique dans le Dýrafjörður et travaillait maintenant comme gouvernante dans le Segulfjörður. On l’avait débarquée ici un jour où le médecin devait se rendre à Fagureyri, elle avait été contrainte de lui céder sa place sur le vapeur, alors qu’elle était en route vers les fjords de l’Est où l’attendait un emploi. Depuis, trois ans avaient passé.


Cette pratique était l’avortement du temps jadis, les enfants qui n’étaient pas les bienvenus étaient exposés, on les confiait aux soins du Bon Dieu et des éléments, on les précipitait dans une chute d’eau ou dans une crevasse. Comme personne n’avait le courage de les tuer, et comme il n’existait pas de bourreaux d’enfants en activité sur la terre d’Islande, la tâche revenait aux mères dont beaucoup perdaient la raison après avoir jeté leur nouveau-né du haut d’une falaise. C’était pourtant ce qu’on attendait d’elles et les motivations de ces exécutions étaient le plus souvent de nature morale, l’enfant n’avait pas de père, il était né d’un propriétaire terrien et d’une fille de ferme, il était le fruit d’un viol ou d’un moment de folie le temps d’une lumineuse nuit d’été. Mais parfois, le motif était également économique, la pauvreté était telle qu’elle ne tolérait pas l’arrivée d’une bouche supplémentaire. 
Oui, c’était incroyable, Rögnvaldur Sumarsól avait été un de ces enfants. À ses dires, on l’avait abandonné dans la nature. D’une manière ou d’une autre (on se demande comment ?!), il avait été sauvé et, depuis, il avait passé sa vie exposé aux éléments, c’était dehors qu’il avait cheminé, dehors qu’il avait arpenté versants et vallées telle une incarnation, un porte-parole de cette cohorte invisible, de cette partie silencieuse de la nation, peut-être seul survivant parmi les milliers de nouveau-nés qui avaient hurlé au fond des crevasses et des précipices d’Islande, ce pays si cruel avec ses habitants qu’il en réclamait un dixième : un enfant sur dix devait lui être sacrifié.


La saison de l’abattage touchait à sa fin, aussitôt relayée par les mois passés à tricoter. Les pièces communes des fermes se transformaient en ateliers indépendants où toutes les mains s’affairaient dans leur tic-tac quatorze heures par jour tandis que l’hiver hululait sur les toits en tourbe. Seule la femme chargée de la traite et le berger échappaient à ces camps où les doigts étaient réduits aux travaux forcés, juste le temps de traire et de nourrir les bêtes, en dehors de ça, tous les hommes, les femmes et les enfants étaient à la tâche. C’étaient surtout les petites fermes qui assuraient leur subsistance en fabricant gants de mer et chaussettes dites « de vente », c’était le nom que portaient les longues chaussettes d’un beau blanc qui montaient jusqu’à l’entrejambe, très recherchées par les marins, et qu’on posait sur le comptoir du magasin, immaculées et lisses comme des rubans de soie après que les jeunes filles de la maison avaient dormi dessus sept nuits durant. On déposait ces produits à la boutique où l’on prenait en échange des denrées essentielles au foyer. C’était ainsi que se déroulaient les transactions commerciales. Les gens tricotaient pour subvenir à leurs besoins de manière à pouvoir continuer à tricoter. La roue du progrès tournait sur elle-même et n’aidait personne à avancer. 


Ses yeux couleur océan étaient constamment baignés d’eau salée, baignés d’une lueur bleue, celui qui y plongeait voyait la chair à vif de la mer. Elle avait passé son enfance et sa vie dans la lumière éblouissante de l’océan Glacial et si on l’observait avec attention, on distinguait en travers de son iris comme une fine bande de brume : cette femme avait si longtemps vécu sur un rivage du bout du monde que, de même que la soupe se couvre d’une pellicule quand elle reste trop longtemps dans la casserole, ses yeux s’étaient couverts de ce mince trait de brume laissé par l’horizon.


Les chasseurs norvégiens avaient adopté une pratique consistant à traîner leurs prises jusque dans le Segulfjörður où ils les fixaient à des ancres, le fjord était donc devenu un gigantesque réfrigérateur. À la fin août, il pouvait flotter dans le Pollur entre quarante et cinquante baleines, si bien qu’il devenait presque impraticable pour les voiliers. Ah ça oui, ce Segull était décidément un fjord étonnant. Quand il n’était pas plein à ras bord de bancs de poissons minuscules, il débordait d’animaux qui étaient les plus gros de la terre. À la fin de l’été arrivaient les grands navires à vapeur norvégiens qui emmenaient les mastodontes à la station baleinière, sur la rive ouest du fjord. Cette méthode de travail n’était pas du goût de tout le monde. Kristmundur à la blanche chevelure était le porte-parole de ceux qui exigeaient que les Norvégiens s’acquittent d’une taxe pour l’usage de ce réfrigérateur en plein air, c’était à peine si on pouvait désormais accéder à la jetée, en outre, aucun bateau digne du nom ne pouvait plus accoster à Hvammur à cause de cette maudite écurie de baleines.


Réputé dans toute l’Islande, le requin faisandé du cap de Segulnes était une friandise qu’on cultivait comme n’importe quel légume de potager. On enfouissait les morceaux sur le rivage en automne et on les ressortait trois ans plus tard, lorsqu’ils avaient pris la couleur verte des légumes après cette longue fermentation. Rien n’égale ce que la terre a digéré, disaient les anciens en se mettant dans la bouche un morceau, recourant à leur technique bien particulière qui consistait à le goûter d’abord du bout des dents avant de le soumettre à leurs papilles : c’est qu’il fallait prendre son élan pour se confronter à une puanteur si patiemment maturée.


En Islande, le monde du travail était figé depuis mille ans. Les tâches saisonnières formaient les maillons fixes d’une chaîne immuable : agnelage, sevrage, transhumance, fenaison, abattage, semaines passées à tricoter, campagne de pêche hivernale, campagne de printemps… Chaque journée de travail était la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. Grâce à leur labeur, les gens avançaient d’un cran sur la chaîne, sans toutefois jamais la quitter pour se retrouver ailleurs. Le progrès était inconnu. On ne trimait jamais pour amasser, mais seulement pour avoir le droit de continuer à s’épuiser à la même besogne. L’avenir n’était porteur d’aucun espoir, d’aucun rêve, d’aucune impatience, il n’était que l’exacte réplique du passé, ce qui cadenassait la vie en Islande.