lundi 28 février 2022

Bilan de mes lectures - Février 2022

 

 

Coups de coeur : 

 

MAILLARD Vincent : L'os de Lebowski
VITKINE Benoît : Les loups
 



J'ai beaucoup aimé : 

 

DEVI Ananda : Le rire des déesses
JOHNSON Jeremy Robert : Apprendre à se noyer
LE MAREC Yannick : Constellation du tigre 
RUFIN Jean-Christophe : Les flammes de pierre
SCHLOGEL Gilbert : Les Princes du sang
STEPHAN Carmen : Arabaiana 
SWIFT Graham : Le grand jeu
WELLER Lance : Le cercueil de Job  
 
 

 

 

J'ai aimé : 

 
DALEMBERT Louis-Philippe : Milwaukee Blues
VILLAIN Isabelle : De l'or et des larmes
 

 


dimanche 27 février 2022

[Stephan, Carmen] Arabaiana

 




J'ai beaucoup  aimé

 

Titre : Arabaiana (It's All True)

Auteur : Carmen STEPHAN

Traducteurs : Alexandre PATEAU
                         et Camille LUSCHER

Parution : en allemand en 2017
                  en français (Actes Sud)
                  en 2021

Pages : 112

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Hollywood, milieu des années 1990. Des bobines ayant appartenu à Orson Welles, et que l’on croyait perdues depuis longtemps, refont enfin surface. Ce qu’on y voit : les images incroyables de quatre pêcheurs du Nordeste brésilien qui, en 1941, construisent un radeau sur lequel ils prennent la mer pour porter au président du pays leurs revendications. Deux mille kilomètres à bord de leur jangada. Debout. Pieds nus. Sans carte, sans boussole. Ils s’appellent Jerônimo, Mané Preto, Tatá et, leur guide, Jacaré. Au terme d’une traversée de 61 jours, ils atteignent Rio de Janeiro, où ils sont accueillis en héros. Orson Welles, dont le film Citizen Kane vient de sortir au cinéma, décide de mettre en scène leur courageuse odyssée. Entre Jacaré et lui naît rapidement un respect mutuel, et le guide se met à appeler le cinéaste Arabaiana, du nom du poisson le plus noble qui nageait à l’époque le long des côtes du Nordeste. Mais, dès le début du tournage, Jacaré tombe par-dessus bord et disparaît dans les flots. Inspirée par cette histoire où le réel se mêle à la légende tragique, Carmen Stephan compose un roman puissamment poétique sur une expérience humaine hors du commun doublé d’une réflexion sur les fondements de l’authenticité, de la vérité et de la mise en scène.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Carmen Stephan est allemande et vit aujourd'hui à Genève. Elle a résidé de nombreuses années à Rio de Janeiro. Arabaiana est le troisième volet d'une trilogie brésilienne, le seul traduit en français à ce jour.

 

 

Avis :

En 1941, quatre pêcheurs du nord du Brésil parcourent deux mille kilomètres à bord d'une jangada, traditionnel et frêle radeau de bois, pour revendiquer leurs droits auprès du président Vargas à Rio. Mandaté pour un film censé contribuer au « rapprochement culturel » entre les Etats-Unis, le Brésil et le Mexique, le jeune mais déjà célèbre Orson Welles entreprend de raconter leur périple au cinéma. Mais l’un des quatre hommes, Jacaré, disparaît en mer lors du tournage...

Les conditions de vie de ces pêcheurs et de leurs familles sont terribles. Assujettis à l’autorité brutale et aux prélèvements disproportionnés des propriétaires de leurs embarcations de fortune, ces véritables forçats de la mer vivent la faim au ventre, avant de presque tous disparaître un jour, avalés de père en fils par l’océan. Pourtant, leur dignité et leur détermination restent intactes, et c’est avec la force paisible et la rectitude de ceux à qui l’intégrité et la fidélité à leurs valeurs profondes épargnent doutes et regrets, que la délégation menée par Jacaré part ingénument en croisade, le coeur empli de sa bonne foi et de son juste droit, tout autant que de sa confiance en l’autorité suprême du pays. Leur courage et leur sincérité candide paieront, en un joli pied de nez à la laideur du monde. Mais, comble de l’ironie, le sort se retournera lorsque la récupération politique et la mise en scène factice de leur aventure pour le cinéma provoqueront le drame.

Pour le génial cinéaste, cette tragédie agit comme un détonateur. Il s'acharnera à finir son film malgré tout, mais loin cette fois de toute visée propagandiste, en dévoilant sans fard le misérable destin des « serfs de la mer » brésiliens. Boudées et "oubliées" par les maisons de production, les bobines ne seront montées que cinquante ans plus tard, pour sortir au cinéma, après la mort de Welles, sous la forme d'un documentaire intitulé It’s All True. Un demi-siècle aura ainsi été nécessaire pour que l'on s'intéresse à la réalité derrière la légende : un intervalle qui donne à réfléchir quant à la responsabilisation de la création artistique en matière d'authenticité et de respect de la vérité.

Fidèle, quant à elle, aux faits réels, Carmen Stephan évoque cette histoire étonnante dans une prise de recul qui en révèle toute la poésie en même temps que l’infinie cruauté. L'élégance de sa plume et la finesse de ses observations rendent un hommage lumineux à ces pauvres jangadeiros capables, par leurs seules force et beauté d'âme, de renverser des montagnes. (4/5)

 

 

Citations :

Être relié quand il prenait la mer. C’est ce que voulut Jacaré une fois devenu pêcheur. Quand ses enfants restaient sur la plage, il leur disait de serrer le poing gauche dès que le petit point disparaîtrait à l’horizon. Il serrerait le sien au même instant, quand disparaîtraient les petits points, ses enfants. Quand il partait pêcher pendant plusieurs jours, il disait à Josefina, sa femme, de regarder la lune. Il ferait la même chose, et ainsi leur amour se rejoindrait sur la lune. Il lui donna un coquillage ; la nuit, elle pourrait y coller son oreille pour entendre ce qu’il entendait. Plus tard, quand Jacaré eut disparu dans la mer, son fils Francisco posait parfois le coquillage sur l’oreille de sa mère endormie. Elle ne l’a jamais su. L’important n’était pas qu’elle le sache, c’était qu’il le fasse.

Les jangadeiros n’avaient aucun droit. Dans leur pays, ils n’existaient pas. Le soleil leur couturait les yeux et, aveugles, ils devaient continuer à pêcher jusqu’à la fin de leur vie, parce qu’ils n’avaient pas de retraite. Si les quatre pêcheurs faisaient remonter douze poissons au bout de leur ligne, ils devaient en donner la moitié au propriétaire de la jangada, comme des serfs. Ils partageaient entre eux les six poissons restants. Il restait à chacun un poisson et demi. Un poisson et une moitié de poisson. Pas assez pour nourrir neuf enfants. Alors ils mouraient de faim. Ils cherchaient Dieu dans la faim. Certains jangadeiros finissaient par perdre leurs forces, et, un jour, en pleine mer, ils se laissaient tomber dans l’eau. Au moins, la famille n’avait pas à payer l’enterrement.

Pourquoi l’homme a-t-il deux mains ? Pour que l’une puisse tenir l’autre. Avant qu’elle se mette à cou­­dre, saisir, caresser, frapper, tuer, une main tient l’autre main. C’est la première chose que le nourrisson saisit consciemment : son autre main. Elle est là pour ça. Il ne faut pas qu’il l’oublie. Une main peut prendre l’autre main et tirer l’homme, le soulever pour le remettre d’aplomb. Quand plus rien ne va. Quand nul secours n’arrive de nulle part ; il y a encore l’autre main.

Jacaré se torturait l’esprit pour trouver une solution. Il écoutait Josefina. Parce qu’elle voyait des choses qui lui échappaient peut-être et qu’elle était la seule à sentir, parce qu’elle l’aimait et que, pour cette raison, elle lui disait les choses en toute honnêteté. Ainsi voyait-il la relation entre l’homme et la femme : l’un doit être le projecteur de l’autre.

Ils cherchaient des réponses. Et posaient des questions. C’était la seule voie que pouvait emprunter la ré­­ponse : passer par la question.

S’ils font bel et bien ce voyage, il sait qu’il faudra quelqu’un pour le consigner. Seul existe ce qu’on raconte. Seul ce qu’on raconte a eu lieu.
 
Il aurait voulu écrire une histoire de la main. Cette main tailladée chaque jour par le cordage de la jangada. Cette main qui chaque jour assommait les gros poissons. Quand une main avait beaucoup frappé, beaucoup trimé, on le voyait. Mais quand elle caressait, quand elle tenait d’autres mains, il n’en restait plus trace. Si d’une main on attrape son autre main, on sent les os, la chaleur, la fermeté, l’agilité. Mais si c’est la main de quelqu’un d’autre que l’on touche, on sent bien plus encore. Un battement, une intimité, une incertitude. Sauf que ces messages ne viennent pas de l’autre main, mais de soi-même. On les met dans cette autre main qui continue de vivre avec. Car les mains sont notre mémoire.

Le matin suivant, les quatre pêcheurs revenaient d’une sortie difficile. Toute la nuit, la pluie les avait fouettés, la tempête les avait pris par le col. Les voici de retour sur la plage. Dans le sable, des nageoires brisées. Dans le ciel, des nuages d’un gris lugubre. Dans les airs, une odeur de sang frais. Comme chaque fois, ils souffraient de devoir donner leurs poissons au propriétaire de la jangada. Les poissons qui leur avaient coûté tant d’efforts. Une nuit entière. Jusqu’à risquer leur vie. Dans la peur de voir chavirer le radeau. S’il se retournait en pleine mer, ils étaient perdus. Souvent, ils le ressentaient très nettement : seul est en vie celui qui n’est pas encore mort.

– Les hommes ont oublié. Oublié qu’ils ont de la force. Tu ne trouves pas ça drôle que les serpents et les oiseaux naissent délicatement en sortant d’une coquille, alors que l’homme vient au monde violemment, extirpé de la chair ? C’est comme ça qu’est notre vie : violente. À chaque seconde. Mais les gens endorment leurs sens. Et ils finissent par traverser la vie en somnambules, sans savoir ce que c’est, la vie.
– Et toi, tu le sais.
– Non ! Mais je sais que la moindre feuille de cet arbre, là-bas, peut refléter et transformer la lumière. Alors nous, pourquoi on ne serait pas capables de changer quelque chose ! »

Celui qui prend la mer ne ferme pas la porte derrière lui, ses roues ne tournent pas au coin, il ne descend aucune rue. Celui qui prend la mer, on peut le suivre des yeux pendant une petite éternité. Jusqu’à ce qu’un infime triangle blanc flotte sous l’infini du ciel. Un point. Et puis plus rien. La courbure de l’horizon les a avalés.

Chaque jour, Jacaré écrivait, il laissait des taches sur son papier. Le jus des poissons dégouttait sur la feuille, et le sang de sa main, et le sel de la mer qui ronge tout. À cause des taches, la feuille devenait sa feuille ; elles donnaient aux mots quelque chose que les mots seuls ne suffisaient à communiquer. Mais les mots n’étaient pas en lui. Ils étaient au-dessus de lui. Ils passaient par lui, et ils convoquaient quelque chose qui n’existait pas encore. Le mot existe avant ce qu’il nomme. Écrire, c’est faire apparaître l’air.
 
Je le dis pour nous tous qui sommes restés enfants. L’enfant que nous étions n’a pas été échangé contre l’adulte que nous sommes, à quelque poste-frontière. Il n’y a pas non plus de métamorphose magique, comme une chèvre qui se transformerait en serpent. Non, l’enfant est là. Imaginons une machine de chantier. L’adulte est dans la cabine, il ordonne les choses, les déplace, reste mesuré. Mais en bas, c’est l’enfant qui remplit tout l’espace dans le ventre de la machine. L’adulte n’agit qu’en contrôleur silencieux. Qui ne connaît plus ce qu’il contrôle. Mais parfois l’ouvrier dans sa cabine suspend ses gestes ; il tend l’oreille et sent l’enfant qu’il est, au fond de son corps.

Celui qui marche sur un fil quatre cents mètres au-dessus du sol sans assurage, c’est grâce à la confiance qu’il arrive de l’autre côté. Il s’abandonne à la con­­fiance. Les vraies forces sont les forces douces. Et c’est en se livrant tout entier à elles que l’on se libère des forces fallacieuses.

La sensation de sa propre insignifiance l’avait traversé. Mais il avait senti en même temps qu’il pouvait tout atteindre à condition de toujours faire ce en quoi il croyait. Il pouvait entrer en contact avec cette force qui existait, ça ne dépendait que de lui.

Je pense à ses en­­fants ; des grands-mères, des grands-pères qui sont toujours des enfants. Et qui ont toujours perdu leur père. Qui se tiennent toujours par la main quand ils traversent une rue. Parce que très tôt ils n’ont compté que sur eux-mêmes. Je pense à Pedro qui était un bébé : vieil homme aux jambes tordues, au sourire bon, avec des lunettes à sautoir, et qui dit encore : « mon papa ». Ça ne s’arrête jamais. Les parents n’arrêtent jamais de vivre, ils ont beau être morts, ils restent vivants jusqu’à ce qu’on meure. Pedro, nourri au sein endeuillé de sa mère. Absorbant dans son petit corps son trop-plein de larmes. Baiana, qui continua à écrire des lettres auxquelles son père ne répondrait plus. Une année durant, dans la chaleur du Nordeste, les enfants portèrent leurs habits noirs, fermés jus­­qu’au menton.

Le temps passe. Dit-on. Comme s’il nous passait de­­vant. Mais c’est nous qui passons. 


 

vendredi 25 février 2022

[Vitkine, Benoît] Les loups

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les loups

Auteur : Benoît VITKINE

Parution : 2022 (Les Arènes)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

La nouvelle présidente de l’Ukraine, Olena Hapko, prépare son investiture. Femme d’affaires au passé violent, celle que l’on surnomme la Princesse de l’acier savoure sa victoire. La voilà au sommet. À ses pieds, l’Ukraine et sa steppe immense. Mais la Russie ne l’entend pas ainsi. Face à la future présidente, les services secrets russes et les oligarques locaux attisent les révoltes populaires.

Trente jours séparent l’élection de la cérémonie d’investiture. Durant ces trente jours, Olena Hapko va devoir faire ce qu’elle a toujours fait : survivre. Avec comme seules armes sa férocité et sa connaissance parfaite du marécage politique ukrainien.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Benoît Vitkine est le correspondant du Monde à Moscou. Journaliste depuis quinze ans, il a notamment couvert la guerre dans l’est de l’Ukraine. En 2020, il a reçu le prestigieux prix Albert-Londres. En 2021, il a publié, dans la collection EquinoX, Donbass, son premier roman.

 

Avis :

Trente jours séparent Olena Hapko, la nouvelle présidente de l’Ukraine juste élue, de son investiture. Trente jours pendant lesquels il va lui falloir jouer serré pour contrer les tentatives de déstabilisation des Russes, bien décidés à la faire tomber. Mais l’expérience et la férocité de cette oligarque habituée à employer la manière forte suffiront-elles ? Surtout lorsque le passé et ses violences ne demandent qu’à resurgir...

Journaliste spécialiste des pays de l’ancien bloc soviétique, Benoît Vitkine a obtenu en 2019 le prix Albert Londres pour ses enquêtes sur l’influence russe, tout particulièrement dans le cadre de la guerre du Donbass. En 2020, son premier roman Donbass nous impressionnait, sous couvert d'un polar, par ses images fortes et réalistes du calvaire vécu par la population de cette région, et par son habileté à rendre intelligible le contexte géo-politique ukrainien. Ce second roman poursuit dans la même excellente veine, avec une histoire aussi addictive, mais, sans aucun doute, bien plus frappante encore. Car, si, en dehors de Poutine et de quelques-un de ses proches, tous les personnages en sont fictifs, ils sont inspirés de personnalités réelles et composent un tableau, à ce point sidérant et effrayant soit-il, tout à fait représentatif de la situation ukrainienne il y a dix ans. Sous le choc, c'est d’un œil transformé et troublé que le lecteur observera, après cette lecture, la brûlante actualité russo-ukrainienne !

Alors que Donbass nous immergeait de plein-pied dans le quotidien sans horizon de petites gens s'épuisant à survivre, entre peur et misère, dans une société gangrenée à tous les étages par la violence et la corruption, nous voici cette fois au coeur des manigances des puissants, dans un combat sans limites pour le pouvoir. Olena Hapko est l’une de ses personnalités qui ont su profiter de l’effondrement du système soviétique pour, peu importe la méthode, s’emparer de secteurs économiques et bâtir des empires personnels leur assurant richesse et puissance. Crime et grand banditisme, complots et manipulations, intimidation et violence la plus extrême, forment le quotidien de ces oligarques pétris de brutalité et dénués de tout scrupule, qui, par la force, la peur et la corruption, tiennent entre leurs mains pouvoirs politique, économique et financier. Toute cette clique s’étripe sans merci dans de monstrueux combats d’égos, dont pays et populations tout entiers paient le prix fort. Les stratégies sont machiavéliques et ne renoncent à aucun moyen. Et toujours, en arrière-plan de ces affrontements, se dessine l’ombre du pouvoir suprême, celle du président de la Fédération de Russie, attentif à la moindre opportunité d’avancer ses propres pions en faveur de la puissance russe…

Le roman permet à Benoît Vitkine de donner corps, de la manière la plus parlante et le plus frappante qui soit, à sa connaissance fine de la situation et des intervenants à l’oeuvre en Ukraine et en Russie. Les stupéfiants rebondissements et retournements de son intrigue tendue par un implacable compte-à-rebours, tout comme ses personnages d’une férocité et d’un machiavélisme débridés dans leur affrontement sanguinaire pour le pouvoir, laissent entrevoir des nations russe et ukrainienne régentées, de haut en bas, mais aussi dans leur relation au monde, par la seule loi du rapport de force. La dernière page des Loups tournée, une évidence s'impose : le jeu de bras de fer russe ne date pas d'hier, la Crimée en ayant notamment déjà fait les frais. Il vient juste de s'élargir brutalement, en nous impliquant, nous, les Occidentaux, dans un test majeur, et pas seulement pour l'Ukraine. Car c'est le rapport de force mondial que Poutine s'estime désormais capable d'éprouver en attaquant ouvertement son voisin, comme s'il se sentait maintenant loup en chef...
 
Une lecture forte et troublante, très éclairante dans le contexte du moment. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

C’est à la vulgarité qu’on jauge le pouvoir, se dit-elle en regardant la fille balancer ses jambes dans une belle harmonie. Il n’y a que ces Européens arriérés pour croire que le luxe se mesure au silence feutré et au moelleux des fauteuils. Des coqs privés de griffes, des enfants gâtés engoncés dans leur timidité qui ont oublié une chose : le luxe est un combat, une victoire, qu’il convient de célébrer avec bruit et fureur. Avec du champagne et de la vodka, pas avec de la camomille.


Depuis longtemps, ses goûts et ses envies ne comptent plus. Sa personne ne compte plus. S’il le fallait, si cela pouvait affermir sa position, elle irait se faire sucer avec les VIP dans les salons privés. Ce soir plus que tout autre, elle s’efface, elle n’existe plus. Ceux qui verraient là un sacrifice se trompent. Pour renaître, elle doit disparaître. Elle n’est plus un corps, plus un esprit, plus une femme ; elle n’est plus qu’un miroir dans lequel se reflète le pouvoir. Chacun, en la contemplant, doit trembler de crainte ou sourire d’ébahissement. Oublier la femme, oublier même la Chienne, ne voir que la Présidente.


À Vienne, le russe fait office de deuxième langue officielle, derrière l’allemand un peu pâteux que pratiquent les derniers natifs de la ville. Dès le début des années quatre-vingt-dix, les Russes ont fondu sur la capitale autrichienne, qui, comparée aux métropoles sauvages qu’ils laissaient derrière eux, faisait figure de rassurante maison de poupée. Venus en touristes ou en exilés, ils sont restés. Dans le quartier populaire d’Ottakring, le russe se mêle au turc, au serbe, à l’arabe. Dans le centre historique huppé, il voisine avec l’anglais.
Les Russes ne sont pas les seuls à avoir colonisé Vienne. Toutes les langues de l’ex-URSS s’y font entendre. Les mercenaires de Ramzan Kadyrov y donnent la chasse aux réfugiés politiques tchétchènes. Les Azéris ont noyauté les organisations internationales installées là, distribuant leurs valises de billets aux fonctionnaires internationaux. Les oligarques kazakhs en disgrâce cohabitent avec les officiels d’Astana qui cherchent à les descendre.
Les Ukrainiens ne sont pas en reste. Les rustiques gars de l’Ouest vendent leurs bras dans la construction, regagnant Lviv, Ivano-Frankivsk ou Tcherniguiv après avoir amassé un pécule suffisant pour construire le deuxième étage de leur maison. Les ballerines de Kiev peuplent les travées de l’Opéra. Les prostituées arrivent de Donetsk, de Kharkiv, d’Odessa. Les touristes, eux, viennent s’essayer à la douceur de la vie occidentale et se faire des frayeurs aux premières loges de l’invasion musulmane. Dans cette faune post-soviétique, personne ne voue un attachement plus profond à l’ancienne capitale impériale que les oligarques ukrainiens. Ils y éprouvent la sensation rassurante d’être protégés par le calme délicat de cette ville en déclin. Certains éprouvent peut-être l’espoir secret de voir se déverser sur eux une partie du prestige attaché aux vieilles et dignes pierres du centre. Le plus déterminant est l’accueil enthousiaste qui leur est réservé. Les banquiers et les avocats viennois peuvent se prévaloir d’une longue tradition de coopération avec les hommes d’affaires de l’Est ou des Balkans. Les banquiers, comme les maîtres d’hôtel ou les chauffeurs de taxi, y font preuve de cette déférence discrète qui semble vous rappeler en permanence que vous vous trouvez dans un pays de culture ancienne, supérieure à la vôtre, mais où l’on sait se mettre à votre service au nom d’intérêts bien sentis. Si ces intérêts comportent plusieurs zéros, vous aurez même droit à quelques courbettes.
 

Tout doit être fait de façon irréprochable et l’ambassadeur connaît la susceptibilité de ses clients ukrainiens. Rustiques dès qu’ils sont entre eux, cassants avec ceux d’un rang inférieur, les oligarques [ukrainiens] exigent les plus grands égards dès lors qu’ils côtoient des étrangers. Particulièrement les Russes.


Depuis quatre ans qu’il est en poste à Kiev, Ivanov a appris à mépriser autant qu’à craindre ce peuple ukrainien dissipé et brouillon. Après une carrière chez les sauvages d’Asie centrale, il a pris ce poste prestigieux et sensible plein d’illusions : à Moscou, espions et diplomates sont formés dans l’idée que les Ukrainiens ne sont que de vagues cousins dégénérés à qui il convient de taper régulièrement sur le crâne pour leur rappeler les bonnes manières. L’ambassadeur a vite déchanté. Ses hôtes se sont révélés pires que des Latins. Individualistes, besogneux, mais frondeurs et jaloux de leur indépendance, capables de brusques réveils grincheux. Gare alors à celui qui est aux commandes du pays ou à celui contre qui est dirigée leur colère.
Les oligarques ukrainiens sont le reflet de cette mentalité de cosaques. Perpétuellement en guerre, prêts à des coups de poker insensés, voire à guerroyer contre le pouvoir politique quand ils ne cherchent pas à le conquérir. Leurs homologues russes leur ressemblaient, dans les années quatre-vingt-dix, avant que Vladimir Poutine ne leur passe la bride au cou. Depuis, à côté des Ukrainiens, les Russes font pâle figure – soumis au chef, sans cesse rappelés à l’ordre par de simples officiers du FSB, les services de sécurité, et parfaitement conscients que leur fortune peut s’évaporer sur un claquement de doigts au Kremlin.
Ce paysage bigarré rend distrayantes les missions secrètes d’Ivanov. Les services russes ont le champ libre en Ukraine. Dès l’indépendance, le FSB et son homologue de l’armée, le GRU, ont infiltré le renseignement, l’armée, le business et même les milieux nationalistes ukrainiens. Les agents russes sont capables de recruter un tueur en vingt minutes dans le moindre village de montagne. Mais faire s’affronter entre eux les locaux est bien plus efficace et gratifiant. C’est presque un jeu d’enfants, tant ceux-ci aiment s’entre-dévorer ou concevoir des combines tordues contre les uns ou les autres.


– Oui, construire une route, ce n’est pas trop difficile. Vous trouverez l’argent, dans le pays ou en sollicitant nos amis de l’Ouest… Mais la moitié du budget sera volée et votre route sera de qualité médiocre. Après deux hivers, elle sera défoncée. C’est à nouveau en hélicoptère que vous viendrez, la prochaine fois, si vous revenez… Donnez-leur des fonctionnaires efficaces et honnêtes, des juges qui ne les humilient pas au quotidien, la possibilité de se soigner sans avoir à payer des pots-de-vin… Chassez les bandits ! Voilà ce qui changerait vraiment quelque chose pour ces gens. Ce n’est que comme ça que vous construirez une vraie route !
– Chassez les bandits ? répète Olena Hapko d’une voix sourde.
Sans un mot, elle se dirige vers la cabine du pilote et l’hélicoptère décrit un léger virage. Au lieu de se poser à l’aéroport d’Odessa, au sud de la ville, l’appareil vire vers le nord et survole les faubourgs. Sous le soleil, les immeubles impériaux du centre, déjà décatis mais toujours majestueux, se dessinent nettement, formant des rues aux angles droits parfaits. En retrait des escaliers Potemkine, derrière la statue de Catherine II, la silhouette ronde de l’Opéra. La Présidente se tourne vers son jeune conseiller.
– Combien d’habitants dans cette ville, Ilia ?
– Un million… tente Kirilenko.
– Précisément, un million de personnes, qui depuis deux cents ans vivent dans l’idée qu’il faut se méfier de l’État, qu’arnaquer son prochain n’est pas un crime, que la combine est une chose glorieuse… Même l’Union soviétique n’a rien pu contre ça ! Qui sont les bandits, ici, qui faut-il chasser ?
 

– Qui fait la loi dans cette ville, selon vous ? Qui produit de la richesse ? Qui maintient l’ordre ? Je vais vous le dire… Les hommes de Kozilevski, qui tiennent le port et la mairie et ont la police avec eux. Ceux du Grec, sans qui pas un immeuble d’Odessa ne se construit et qui a fait alliance avec les types des services, le SBU. Sans oublier Karlov, qui fait de la contrebande avec la Transnistrie et s’occupe des marchés. Alors, on en fait quoi, de Karlov ? Sans lui, ce sera à nouveau la jungle sur les marchés, le racket des petits commerçants, la guerre ! Et le Grec ? Depuis Londres, sa capacité d’investissement est dix fois plus élevée que la nôtre. Combien de familles ses hôtels font-ils travailler ?
– Le même business, géré de manière honnête, fera vivre autant de familles, et en plus il rapportera de l’argent à l’État…
– Voilà, c’est ce vers quoi nous allons tendre, Ilia. Mais il faut de la patience, du doigté. Une ville comme Odessa, c’est un édifice très fragile. Alors le pays… Et si nous bousculons tout, qui prendra les places laissées libres, sinon les Russes ? Tu crois que tes gentils amis européens s’y retrouveraient, ici ? Les gens eux-mêmes ne sont pas prêts à des changements radicaux. Ils se lamentent sur la corruption mais ne savent pas vivre sans elle. Ils ne veulent pas se soumettre à un État impartial, à une loi aveugle… Ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur permette de se débrouiller, de bouffer. Nous allons changer les choses, progressivement, mais pour cela nous devons raffermir nos positions, prendre le contrôle des flux financiers les plus importants…
– Jouer aux parrains de la mafia, en somme ? Assurer l’équilibre entre les clans, pousser nos favoris, et de temps en temps vous me donnerez une réforme en cadeau, comme on donne un sucre à un chien ?


Valeri était relecteur dans une revue littéraire et porté sur la boisson. Arriver au travail avec la gueule de bois était alors tout sauf un problème. Après 1991, pour ceux qui avaient encore un travail, ça l’est devenu. L’heure était aux énergiques, aux débrouillards et aux sains d’esprit. Les sensibles, comme son mari, ont été les premiers à s’écrouler. Olena a assisté en direct à cette chute. Valeri attendait la fin de l’Union soviétique comme le messie. Il ne cessait de le clamer, de plus en plus ouvertement. Il se prenait pour un dissident, à adresser des regards noirs aux policiers chargés de la circulation. Il avait vécu les derniers mois fébrilement, il lisait tout, les journaux et les écrits des nouveaux poètes de la démocratie, participait à toutes les manifestations. Valeri le Sibérien s’était même pris de passion pour l’indépendance ukrainienne et ses promesses de nouvelle ère. Il s’est effondré quelques mois après le pays honni. La réalité qui s’est dessinée après 1991 était si différente de ce qu’il attendait… Elle l’a séché. Le brave homme a continué à se réfugier dans ses journaux, dans ses livres, mais le constat était implacable : il n’était pas fait pour le monde nouveau. Sa chère revue littéraire a tenu un temps, soutenue par un nouveau riche en mal de romantisme, puis elle a fermé. Au lieu de chercher à s’élever, Valeri n’a rien trouvé de mieux qu’un poste de gardien de musée. Et la boisson pour soulager sa peine. Olena a béni le destin qui leur avait refusé un enfant. Comment l’aurait-elle élevé, avec un père handicapé, dans cette époque cannibale ?


Nul mieux que les Ukrainiens n’a cette capacité à rouler douze heures d’affilée en gardant une mine égale. Peu avenante, mais à peine fatiguée.
Sur la route, les hommes sont souverains, prêts à défendre sauvagement leur espace vital, leur honneur et leur liberté. L’autre, le compagnon de poussière, vous doit le respect et a droit, en retour, aux mêmes égards : ne pas doubler dans la file d’attente, ne pas engager de conversation trop intime. La moindre incartade se résout par une bagarre. Pas besoin d’intimidations, de cris. On frappe sec et chacun trace sa route. La station WOG où Semion s’est arrêté, juste avant l’entrée de Bohdanivka, le rappelle de manière comique. À l’entrée, sur un présentoir, s’alignent des battes de baseball siglées aux noms de marques de voitures. L’heureux propriétaire d’une Mazda pourra balader dans son coffre une batte marquée Mazda, et ainsi inscrire sur la mâchoire d’un autre chevalier errant l’emblème de sa maison. Ledit propriétaire de la Mazda pourra tout aussi bien jeter son dévolu sur une batte Audi, et se sentir ainsi basculer dans une confrérie de plus haute noblesse.
 

Depuis le début des années deux mille, Kiev et Moscou ont multiplié les contentieux gaziers : dettes, volumes et tarifs pour le transit vers l’Europe. À plusieurs reprises, la partie russe a dû couper les robinets pour calmer les ardeurs ukrainiennes, s’attirant la colère des clients européens privés de gaz l’hiver. Le président russe a horreur de ces récriminations. Les plaintes des Européens privés de chauffage quelques jours le font doucement rire, lui qui a connu les rigueurs du Leningrad d’après-guerre. Et puis il sent que ses « partenaires » occidentaux sont trop contents de l’accuser, d’avoir enfin des arguments pour le traiter en barbare irresponsable. Ils l’ont toujours méprisé, ces petits-bourgeois soumis aux Américains et aux homosexuels.


Setchine doit profiter de l’arrivée au pouvoir d’Olena Hapko pour résoudre définitivement le dossier gazier à l’avantage de la Russie, et accroître dans le même temps la dépendance de l’Ukraine vis-à-vis de son voisin. Le plan conçu par Moscou permettrait de passer la bride aux rêves ukrainiens d’émancipation. Année après année, les oligarques ukrainiens viendront manger dans la main des Russes pour obtenir leurs précieux rabais. Poutine ne prend aucun plaisir à humilier ainsi le pays voisin et ses habitants. Tout serait plus simple s’ils restaient à leur place, celle du petit frère docile et satisfait de son sort. À vrai dire, dans l’esprit du président russe, l’idée même de peuple ukrainien est une vue de l’esprit. Les Ukrainiens ne sont rien de plus qu’une copie, certes un peu brouillonne, des Russes. Un prototype qui a mal tourné. L’indépendance ukrainienne a été une nouvelle trahison de ce pleutre de Gorbatchev et des Occidentaux. À présent ceux-ci cherchent à attirer l’Ukraine dans leurs filets. À lui, Poutine, de rétablir la balance.


Vous posez les mauvaises questions, Serafim Ivanovitch. Ce qui est important, ce n’est pas de savoir quelle enfant était Olena Hapko, ni si elle a changé plus tard, et à cause de quoi. Ce qui a changé, c’est le monde autour d’elle. Il n’a pas seulement changé, il s’est écroulé en un claquement de doigts. Ces gamins, nous les avons élevés avec nos valeurs, nos références. Et puis, lorsqu’ils sont devenus adultes, plus rien de tout cela n’avait le moindre sens. Ces valeurs qu’on leur avait inculquées sont devenues le mal, du jour au lendemain. Tout ce qu’on leur avait dit de respecter est devenu nul et non avenu. Pour nous aussi, ça a été dur. Avec l’écroulement de l’URSS, c’est comme si on nous disait que nous avions vécu toute notre vie dans l’erreur. Mais au moins nous étions des adultes. Nous avions eu le temps de constater l’hypocrisie du système soviétique, son cynisme. Nous étions blindés contre tous les grands discours. Tout ce qu’on nous demandait, c’était de nous serrer la ceinture et de courber l’échine, une fois de plus, d’accepter que le passé était mort. Nous avons vu la violence des années quatre-vingt-dix comme un nouvel avatar de notre histoire dramatique, de notre destin. Qu’est-ce que ça pouvait nous faire, leurs « privatisations », à nous qui avions connu la collectivisation, les purges, la guerre, les camps… Mais imaginez ce qu’ont pu ressentir ces enfants qui arrivaient à l’âge adulte à ce moment-là, pleins de confiance et d’allant. Eux ne connaissaient ni la violence, ni la cupidité, ni les cadavres étendus en pleine rue. Ils s’étaient habitués à croire ce qu’on leur disait, et surtout à croire en l’avenir. Comment comprendre le bien et le mal, comment savoir à quoi s’accrocher, en quoi garder foi ? Qu’est-ce que ça veut dire, quand le monde entier se met à tourner dans tous les sens, rester la même personne ou changer ?
 

Semion demeure silencieux. Il plonge dans ses propres souvenirs. L’Union s’est écroulée peu après son retour d’Afghanistan. Pour lui, le choc a été double, en quelque sorte. Ses camarades et lui étaient partis pour une guerre qu’ils croyaient nécessaire et glorieuse. Ils pensaient rentrer en héros, comme avant eux leurs grands-pères revenus de Berlin. Ils n’avaient trouvé que mépris et indifférence : le pays les regardait comme des criminels et des parasites. Et puis le pays avait cessé d’exister, tout simplement. Il n’était plus question de rien d’autre que de survivre. Le capitalisme était venu tout recouvrir, et avec lui la quête désespérée du fric. C’est peut-être cela qui l’avait sauvé : comment s’apitoyer sur son sort quand c’est le monde entier qui se dérobe ? Ceux d’Afghanistan étaient passés dans la grande essoreuse en même temps que les autres, les mineurs, les métallos, les cadres du Parti, les mères de famille, les cosmonautes. Plus personne n’avait le temps de penser à ses états d’âme, à ses blessures. La guerre d’Afghanistan avait été reléguée à la préhistoire en une nuit et ceux qui l’avaient faite sommés d’oublier, quand bien même ils laissaient dans l’affaire une jambe ou un bras. Les plus fragiles s’étaient écroulés, dans la tombe ou tout comme, réduits à faire la manche, pendant que d’autres devenaient gangsters – hommes d’affaires pour les plus malins, hommes de main pour les autres.


Olena, elle, n’a jamais su ou pu se laisser aller aux regrets. Inutile, insensé. Elle n’en a même jamais compris le sens. Qu’est-ce qui détermine la justesse des actes passés, sinon le présent ? Celui qui a raison, c’est celui qui l’emporte, qui survit, qui continue d’agir. La contrition, les questionnements, c’est pour les belles âmes comme son ancien mari, Valeri. Ceux-là finissent au cimetière ou au fond d’une bouteille. Et ce sont eux qui auraient raison ?!
 

– Mes chers amis, vous qui avez accepté de venir à ma rencontre ce soir, vous mesurez l’importance des liens entre nos différents pays, entre nos économies. Vous savez d’où vient mon pays. Il y a vingt ans, l’Ukraine n’existait pas. Elle n’était qu’une province de l’Union soviétique. Son économie n’était bâtie que pour alimenter la machine de production soviétique et nourrir ses citoyens. Sa culture était asservie, ses élites bâillonnées. Quant au capitalisme, nous n’en connaissions que le nom. Il nous a fallu tout apprendre, tout commencer, non pas à zéro mais avec l’héritage de quatre-vingts ans de totalitarisme. Bâtir des institutions, une économie, une conscience nationale, assurer notre sécurité, la reconnaissance de nos frontières, l’indépendance de notre armée, la loyauté de nos fonctionnaires. Nous avons fait de notre mieux… et nous avons mal fait ! (…)
– Je suis déterminée à changer les choses, mais pour cela j’ai besoin de votre aide. Nous pouvons faire toutes les promesses du monde à notre population, demander tous les sacrifices à nos fonctionnaires, sans argent nous sommes impuissants. Sans argent, les médecins continueront de demander des pots-de-vin à leurs patients. Sans argent, les juges continueront de rendre des verdicts sur mesure. Sans argent, nos députés continueront de se mettre au service des puissants. Et l’argent, c’est vous qui l’avez. (…)
– Nous ne vous demandons pas de payer nos médecins, nos juges, nos députés. Nous vous demandons de nous faire confiance, d’appuyer les réformes que nous allons engager. Vous, diplomates représentants de pays amis, nous avons besoin que vous poursuiviez, que vous intensifiiez les coopérations bilatérales déjà engagées, que vous souteniez la voie européenne choisie par l’Ukraine. Vous, hommes d’affaires, investisseurs, c’est de vous que nous avons le plus besoin. Ayez confiance dans notre pays, investissez, créez des emplois, des usines. Vos actifs seront protégés, personne ne tentera de vous extorquer de l’argent. (….)
En prononçant ces mots, elle jette un coup d’œil à la table où ont été installés les investisseurs ukrainiens les plus prestigieux. Charge à eux, après l’intervention de la Présidente, de donner corps à ses mots en proposant à leurs collègues occidentaux diverses opportunités de partenariats, de rachats d’entreprises, d’implantations d’usines. Les discussions auront lieu dans les salons de l’hôtel Hyatt, où se tient cette première édition du forum Invest Ukraine, qu’elle a voulu placer sous son patronage. Olena observe un instant ses compatriotes, essayant de comprendre ce qui les différencie de leurs collègues occidentaux. Fini le temps où les Russes et les autres post-soviétiques se distinguaient par leurs chaussures en croco, leurs costumes à rayures. Ils ont adopté les mêmes codes que les Occidentaux et, pourtant, on peut encore flairer ceux de l’ex-URSS à un kilomètre à la ronde. Quelque chose dans les gènes ou dans leur attitude, dans leurs mines fermées, peut-être. À les voir tous ensemble, Olena songe à un banc de requins. Les plus vieux, ceux qui ont l’air d’être en pleine digestion, à moitié assoupis, ressembleraient plutôt à des mérous. Mâchoire puissante sous la chair tombante, œil vif qui ne semble qu’à moitié se reposer… Les plus jeunes ont les cheveux en brosse, des polos de marque sous leurs vestes de costume, des bras puissants qu’ils travaillent à la salle de sport… « Vos actifs seront protégés », a-t-elle dit… Aucune garantie de la sorte n’existe en Ukraine, pas même pour les étrangers. Combien d’Allemands, d’Italiens, d’Américains ont perdu leurs billes, floués par un partenaire véreux, dépouillés par un oligarque gourmand ? Olena fixe du coin de l’œil Eremeev, le Technocrate, son ennemi. Elle sait qu’au cours du cocktail il va faire fureur auprès des invités, avec ses manières parfaites, sa réputation de philanthrope accompli. Comment ne pas faire confiance à un homme qui a créé le seul musée d’art contemporain de Kiev et sponsorise un festival de jazz ? Elle se souvient encore de la façon dont, cinq ans plus tôt, il a arraché un centre commercial entier à un groupe suédois. Un harcèlement léger par les services de l’hygiène, des vérifications fiscales pour déstabiliser l’adversaire, lui rappeler qu’il est en terrain hostile, puis la grosse artillerie : le Technocrate est allé jusqu’à mobiliser des juges de la Cour suprême pour faire valider les titres de propriété tout neufs lui assurant le contrôle du bien. Les managers ukrainiens qui continuaient de résister ont été convaincus à la batte de baseball. Les Suédois ont déguerpi, et il leur faudra plus qu’un beau discours d’Olena Hapko pour qu’ils aient envie de tenter à nouveau leur chance.

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 


 

mercredi 23 février 2022

[Schlogel, Gilbert] Les Princes du sang

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les Princes du sang

Auteur : Gilbert SCHLOGEL

Parution : 1992 (Fayard)
                   Le Livre de Poche (1994)

Pages : 650

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Cette passionnante saga romanesque retrace l'histoire de la chirurgie depuis le XVIIIe siècle à travers la vie de cinq chirurgiens d'une même famille.

Les acteurs en sont des hommes qui tentent de survivre au milieu des tempêtes qui ont marqué leur siècle. Ils ont été pris dans la tourmente de la Révolution et des guerres napoléoniennes, ils ont subi la défaite en 1870, la victoire en 1918 et 1945, et les souffrances de la guerre d'Algérie. Ils ont vu naître l'anesthésie générale, l'asepsie, la radiologie, les antibiotiques, les greffes d'organes, et le triomphe de l'informatique. Ils ont connu tous les stades de la notoriété: misérables barbiers sous Louis XVI, novateurs pendant la Révolution, glorieux vainqueurs sous l'Empire, ils sont devenus, dès la fin du XIXe siècle, de grands notables riches et respectés. Ils étaient des artistes prestigieux, ils sont considérés aujourd'hui comme des techniciens de haut rang qui ne peuvent plus se passer d'électronique. Ils n'en restent pas moins des hommes soumis à des pulsions sentimentales plus ou moins avouables. Ils aiment, haïssent, souffrent au même titre que ceux auxquels ils consacrent leur énergie et leur science. Ils sont tenaillés par l'ambition, l'appât du gain ou le goût de la célébrité, mais chaque jour, devant leur table d'opération, ils ont rendez-vous avec l'angoisse tragique de ce combat pour la vie qu'ils ont mené à toutes les époques.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Gilbert Schlogel est chirurgien. Il a été interne des hôpitaux de Paris puis chef de clinique à la Faculté. Pendant la guerre d'Algérie, il était chef d'antenne chirurgicale. Depuis 1964 il exerce en pratique privée, mais il a été longtemps chargé d'enseignement à la faculté de Paris XII. Il est l'auteur d'ouvrages techniques ou romanesques sur le thème de la médecine et a reçu, en 1985, le prix Littré, décerné par le Groupement des écrivains médecins.

 

 

Avis :

Du 18e siècle à nos jours, cinq générations de chirurgiens se succèdent dans la famille La Verle. Le récit romanesque de leurs parcours est le prétexte d’un panorama historique qui retraçe l’évolution de leur profession sur les trois cents dernières années. Et il y a de quoi s’ébahir, frémir, et se féliciter des incommensurables progrès accomplis !

Les barbiers-chirurgiens, sans autre formation que leur apprentissage sur le tas, furent longtemps les maîtres du rasage et de la saignée, les praticiens des accidents et des plaies et bosses principalement. Il fallut attendre la seconde moitié du 19e siècle pour que la chirurgie entame une gigantesque révolution, grâce à l’anesthésie, l’antisepsie et l’asepsie, pourtant très controversées à leurs débuts. Des noms, auxquels l’auteur rend hommage, ont émaillé cette histoire. On en retrouve un grand nombre en énumérant les hôpitaux parisiens. Aujourd’hui, technologie, hyper-spécialisation, médiatisation, n’ont pas fini de bousculer les compétences des chirurgiens et les espérances des opérés.

Certes assez rapidement survolés pour permettre au récit de couvrir cinq générations, les personnages sont malgré tout vivants et attachants. Gilbert Schlogel parvient agréablement à nous glisser dans leur peau pour nous faire vivre de l’intérieur les différentes époques et le sort qu’elles réservaient aux patients, les tâtonnements des soignants et les combats qu’ils ont menés pour percer et avancer. L’on est frappé de l’impact des conflits armés, qui, de la Révolution aux guerres napoléoniennes, de la défaite de 1870 aux deux guerres mondiales, sans oublier la guerre d’Algérie, n’épargnent aucune génération des La Verle. Mais ce sont bien la chirurgie militaire et son importance pour le pouvoir politique qui ont, d’abord, permis la reconnaissance du métier de chirurgien…

On l’aura compris, c’est bien l’exploration historique qui rend cette lecture captivante. Fluide et sans temps mort, elle emporte le lecteur de surprises en découvertes, dans une narration vivante, parfois pittoresque, souvent terrifiante, tant le manque de connaissances et les croyances de chaque époque ont pu faire commettre d’erreurs et d’atrocités. Que de chemin parcouru depuis le charlatanisme et la boucherie sans anesthésie, que de débats encore quant au système de santé actuel, mais aussi, que de passion, par dévouement, par appât du gain ou par souci de notoriété, chez chacun des chirurgiens La Verle. Un livre aussi instructif que plaisant. (4/5)

 

Citations :

Tu vois, j’ai fait mentir la règle. Quand on met la pipe entre les dents de l’opéré, il serre tant qu’il peut. S’il meurt, sa pipe tombe et se casse. Moi j’ai cassé ma pipe, et je suis toujours vivant.

D’après eux, tout ce qui avait été dit par les Anciens ne devait plus être pris pour argent comptant. Chaque homme avait le droit de réfléchir à sa manière, et de proposer des solutions nouvelles aux problèmes posés.

Dans l’esprit de ce temps, la fièvre puerpérale était un tribut payé au Seigneur, une sorte d’impôt obligatoire, et il fallait encore remercier le Ciel d’avoir préservé l’enfant !
 
Ce qui l’étonna le plus, c’était la vélocité de James Syme dont l’adresse était prodigieuse. Celui-ci commençait à utiliser l’éther, comme son concurrent londonien Robert Liston qu’il exécrait. Mais il était si pressé qu’il n’attendait pas les effets de l’anesthésie, et le patient s’endormait généralement quand l’intervention était terminée !

— Ce Semmelweis est une sorte de juif moldave qui parle avec un fort accent, et que personne ne peut supporter tant il est désagréable. C’est un fils d’épicier qui n’a même pas de reconnaissance pour le professeur Klein, qui lui a donné sa situation. Figurez-vous que cet illuminé prétend que la fièvre puerpérale est provoquée par les médecins eux-mêmes. Ce ne serait pas, d’après lui, une maladie autonome, mais la conséquence, pour les parturientes, d’une inoculation par des « particules de cadavre » ! Il suffirait de se laver les mains pour sauver les jeunes mères. Vous vous rendez compte !     
Damien se souvenait de cette conférence de Holmes, à Boston. Ne tenait-il pas le même discours ?     
— Et avec quoi faut-il se laver les mains ? demanda-t-il innocemment.     
— Une solution chlorée.     
— De l’eau de Javel, par exemple.     
— Exactement. C’est insensé !

À son tour il raconta ce qu’il avait vu à Boston, et son enthousiasme pour l’anesthésie. Là encore il fut frappé du scepticisme de son interlocuteur. (...)       
— Tout cela c’est bon pour faire un geste rapide, mais la douleur est inhérente à la chirurgie, affirmait Charles, et tu verras qu’on découvrira bientôt que cette méthode a plus d’inconvénients que d’avantages, j’en suis convaincu. En tout cas, pour l’accouchement, on n’en est pas là ! 
 
— Mon jeune ami, à vous entendre, on penserait que si certains de nos patients ont le malheur de décéder, c’est de notre faute, parce que nous ne nous lavons pas les mains ! Vous rendez-vous compte de la responsabilité que vous voulez faire supporter à l’ensemble du corps médical ? Vous qui êtes un élève de l’Hôtel-Dieu, vous sous-entendez que Desault, Bichat, Dupuytren, votre grand-père, notre maître Roux sont de grands criminels !  
 — Mais aucun d’entre eux ne savait jusqu’ici…  
 — Nous ne vous avons pas attendu pour réfléchir sur les causes de l’infection, monsieur de La Verle. La fièvre puerpérale est une maladie autonome qui décime nos jeunes mères, personne n’y peut rien. Et s’il suffisait de se laver les mains pour leur sauver la vie, croyez-moi, nous le saurions.

Fabriquée en grande série, cette prothèse coûterait, disons, mille francs. Alors que celles qui sont sur le marché à ce jour, coûtent jusqu’à dix ou vingt mille francs. La Sécurité sociale les rembourse toutes au prix où on les lui facture, sans discuter. Un fabricant est venu me supplier de lui accorder l’exclusivité de notre modèle en proposant de me ristourner, personnellement, pour chaque prothèse posée, la somme que je demanderai. Mille, deux mille, trois mille francs, ce que je veux… Et sur un compte à Genève. Pour lui ce n’est qu’un problème d’addition, la Sécurité sociale financera la différence.  
— Et voilà ! intervint Alexandre. C’est l’assuré social qui paie, mais indirectement. Et il risque d’en être bientôt de même pour toutes les prothèses : articulaires ou artérielles. Ainsi que pour les pacemakers et toutes les autres fournitures chirurgicales remboursables.
Guillaume continua :  
— Si je parviens à convaincre les pouvoirs publics que ma prothèse est la meilleure, bien qu’elle ne vaille que mille francs, qui m’en saura gré ? En tout cas, je sais qu’il y aura demain, dans la presse spécialisée, dix publications prouvant que ma prothèse est nulle, et que les autres sont beaucoup mieux.

Dans l’échelle sociale, quelle place occupons-nous donc ? Il est tout de même plus difficile de tenir un bistouri qu’un micro ! Greffer un foie, c’est mieux que de marquer un but ! Et pourtant, il n’y a aucune commune mesure entre la rétribution d’un chirurgien de renommée internationale et un international de football !

Le développement des transplantations, et la difficulté d’obtenir des donneurs, ne risquaient-ils pas de susciter des sentiments pervers dans l’âme de ceux qui espéraient ? Quand on n’est assuré de survivre qu’au prix de la mort d’un autre, comment ne pas souhaiter qu’il meure !


 

lundi 21 février 2022

[Le Marec, Yannick] Constellation du tigre

 

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Constellation du tigre

Auteur : Yannick LE MAREC

Parution : 2021 (Arléa)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Nous partons d’un fait divers : un soir de 2017, à Paris, un tigre échappé de sa cage est abattu dans la rue, près du pont du Garigliano. Deux ans plus tard, le narrateur, lecteur de Modiano et de Sebald, recherche les passages des tigres dans la capitale et retrouve leurs traces pour écrire cette Constellation, à travers la peinture de Monory, du Douanier Rousseau, ou de Delacroix, les musées qui exhibent leurs trophées, comme cette tigresse sur le dos d’un éléphant au fond d’une galerie du Muséum du Jardin des Plantes.

En relisant les récits des chasses coloniales de Rousselet, des princes d’Orléans ou de Clemenceau, en cheminant à l’écoute des rugissements du tigre, Yannick Le Marec porte un regard nouveau sur le grand massacre des animaux, qui résonne avec l’actualité des luttes contre l’enfermement des animaux sauvages et la disparition des grands mammifères. Il apporte sa pierre aux débats sur l’héritage colonial. Le tout avec une grâce singulière qui est celle des écrivains.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Yannick Le Marec vit à Nantes. Agrégé et Docteur en Histoire, enseignant chercheur à l’Université de Nantes jusqu’en 2016, il écrit sur les rapports entre photographie, littérature, peinture et histoire.
Il travaille actuellement sur la photographie ancienne et particulièrement sur l’oeuvre d’Eugène Atget à travers le projet d’une édition critique de son album Zoniers.
Il a publié cinq ouvrages d’histoire, notamment sur la ville de Nantes, et Dans l’épaisseur du paysage avec le photographe Thierry Girard. 
Constellation du tigre est son premier livre aux éditions Arléa.

 

 

Avis :

En 2017, une tigresse échappée d’un cirque s’aventurait en plein Paris, avant d’être abattu par son dresseur. La stupeur passée, l’incident relançait le débat sur les animaux sauvages en captivité et sur leur utilisation dans des spectacles. Frappé par d’autres incidents, comme ce chevreuil percuté par un TGV alors que lui-même lisait Le silence des bêtes d’Elisabeth de Fontenay - philosophe reconnue, entre autres, de la cause animale -, l’auteur se lance dans une exploration littéraire et artistique révélatrice de notre relation historique à l’animal, pas si étrangère à la manière dont nous avons traité, voire massacré pour certains d’entre eux, les peuples colonisés, et, au final, éloquente quant à la nature humaine et à son rapport au monde au sens large.

Admirateur de Patrick Modiano et de WG Sebald, Yannick Le Marec s’est comme eux livré à la flânerie pour rassembler images et idées dessinant peu à peu un fil conducteur de plus en parlant. Et, du Jardin des Plantes aux artistes qui, tels le Douanier Rousseau, Eugène Delacroix, Jacques Monory et Auguste Cain, sont venus s’y inspirer pour peindre et sculpter des fauves qu’ils ne connaissaient pas ; du Museum d’Histoire Naturelle de Paris où l’on peut voir un tigre naturalisé attaquant l’éléphant du Duc d’Orléans en 1888, aux narrations de voyageurs imaginaires comme Robert Walser et aux contradictions d’Elisée Reclus que ses positions pionnières en matière d’écologie n’ont pas empêché d’appeler à l’extermination du tigre, soi-disant mangeur d’hommes ; des récits de chasse au Bengale aux massacres des bisons d’Amérique, en passant par celui des tribus amérindiennes et par le braconnage contemporain d’espèces protégées, nous voilà sur le chemin d’une réflexion menée, sous l’apparence faussement légère de la promenade, avec le plus grand sérieux et la plus extrême précision.

Il apparaît ainsi très vite que cette malheureuse tigresse, tuée après avoir posé la patte sur le bitume parisien, est, dans ce récit, l’arbre qui cache la forêt. Alors que quelques milliers seulement de tigres survivent encore en liberté, ce fait divers n’est qu’un des ultimes points d’orgue de « la lente détérioration du monde », dont on peut suivre la trace dans ces archives de l’humanité que sont l’art et la littérature. Au final, c’est toute notre culture qui semble devenir le mausolée de la planète, alors que sciences et savoirs se sont construits sur des monceaux de cadavres, et qu’écrits et musées conservent les souvenirs d’une « expérience du vivant » désormais en peau de chagrin, au fur et à mesure de l’extinction des espèces et de la vie sauvage. Une profonde tristesse s’empare du texte, au constat de « notre présence mortifère », non pas seulement liée à notre avidité destructrice, mais aussi à nos comportements de prédation gratuite. Quoi de plus consternant que ces scènes de destruction systématique, que l’on retrouvera avec le même effroi dans Les crépuscules de la Yellowstone de Louis Hamelin ou dans L’agonie des grandes plaines de Robert Jones, quand même scientifiques et naturalistes s’en donnaient à coeur joie en tuant à tout va, laissant pourrir inutilement derrière eux des montagnes de cadavres d’animaux, aujourd'hui éradiqués de la planète ?

Sous ses dehors de flânerie légère et faussement improvisée, Constellation du tigre nous livre une réflexion soigneusement dirigée et étayée, débouchant sur une vision infiniment désenchantée de notre humanité. Comme l'exprimait Benjamin Walter, "il n’est jamais une illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie". (4/5)

 

 

Citations :

En 2008, Monory réalise une série de grands tableaux avec des tigres (…).
[dont] la peinture d’un tigre, en couleur, c’est-à-dire en jaune et orangé, au-dessus duquel on lit le mot crimes. Le tigre est encore le symbole du crime, dans une manière traditionnelle de représenter cet animal, agressif, tuant pour le plaisir comme se complaisent à le répéter les textes d’autrefois. N’est-ce pas le grand Georges Cuvier, à l’extrême fin du XVIIIe siècle, qui diffusait cette rengaine dans son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux : « Le tigre (felis tigris) est aussi fort, aussi grand que le lion, et beaucoup plus cruel, égorgeant plus de victimes qu’il n’en faut à sa faim, et se plaisant surtout à boire le sang. »

Chez Monory, le tigre est réduit à la métaphore d’une violence toujours possible, inévitable même, la société en étant totalement imprégnée ; les tigres du Douanier ne sont pas agressifs, tout au plus surpris par la présence de l’homme. Il y a dans cet entretemps plus qu’un changement de mesure, toute la transformation d’un monde qui s’est adapté à la présence du tigre à Paris, l’admire et le redoute encore.

Il ne me semble pas artificiel de rapprocher toutes ces exactions qui se déroulent parallèlement dans plusieurs parties du monde, les tirs à balles explosibles sur les chacals par les chasseurs européens sur le territoire du Népal, la décimation quasi effective des bisons et l’extermination continue des Amérindiens ; à ces événements d’ailleurs, il faudrait en ajouter des centaines d’autres, peut-être des milliers, et toutes les nations occidentales ou presque en porteraient la responsabilité puisque la plupart ont participé ou soutenu le grand œuvre civilisateur de la colonisation depuis la fin du XVe siècle jusqu’à ces instants de l’histoire mondiale qui ont vu triompher les luttes de libération nationale dans le milieu du XXe siècle.

Il faut décrire les paysages, la flore, la faune et dans ces considérations, Henri d’Orléans excelle, met un nom sur les arbres, décrit chaque oiseau rencontré, collectionne leurs dépouilles, agit en naturaliste chasseur, l’époque semblant incapable de générer d’autres pratiques. Il faut tuer. Comme le formule l’historien Romain Bertrand à propos de Wallace, merveilleux naturaliste de l’Amazonie brésilienne et de l’Indonésie, alors qu’il vient de décrire avec une grande qualité littéraire les petites bêtes qui l’intéressent, « ce que Wallace ne dit pas, ce qu’il ne lui vient même pas à l’esprit de dire, c’est que toujours l’émerveillement précède le massacre ».
 
« Les sciences du vivant s’édifient sur un monceau de petits cadavres », écrit Romain Bertrand, soulignant l’impossibilité d’un savoir innocent.

Si tuer un grand nombre de volatiles procède souvent de l’entraînement, ou de la volonté de faire durer le plaisir du déplacement, le vrai sport réside dans la seule chasse qui a motivé ce long voyage, celle du tigre, le félin qui fait rêver au XIXe siècle. Quand le vulgum pecum voit le tigre derrière les grilles du jardin zoologique, symbole de la victoire sur la sauvagerie, de la puissance de sa civilisation, la vraie noblesse consiste à approcher la bête en liberté, à la vaincre, à terrasser sa férocité. Les sportsmen se reconnaissent à cela, à leur capacité à maîtriser leurs frayeurs, à prendre des risques, à dépenser beaucoup d’argent pour abattre les animaux le plus dangereux possible, les plus grands qui existent. (…)
Ces chasses sont marquées par le refus de toute utilité ; on ne mange pas le renard ou le tigre, on laisse les entrailles du renard aux chiens, celles du tigre aux chikaris. La noblesse, encore, est dans le profond dédain de l’animal tué, réduit à l’état de peau, de trophée si seule sa tête est conservée, ou encore, si la bête est exceptionnelle, d’animal empaillé qui trônera dans quelque pièce d’un château, dans une salle d’exposition, présentée autant que possible en état de férocité, les crocs bien visibles, l’air effrayant pour porter témoignage de la rudesse du conflit, de la grandeur du combat mené par le chasseur.
 
S’il n’est plus possible et même plus tolérable d’approcher les animaux sauvages, tant notre présence leur est mortifère, si l’expérience du vivant nous est à terme interdite, il reste à faire la liste des archives à notre disposition et le récit de la lente détérioration du monde.

(…) l’avancée des connaissances en biologie vérifie toujours la remarque de Romain Bertrand selon laquelle les sciences du vivant s’édifient sur des monceaux de cadavres, une phrase qui actualise l’aphorisme de Walter Benjamin sur le frisson garanti à quiconque s’aventurerait un instant à penser l’origine de notre patrimoine culturel. « Ce patrimoine ne doit pas seulement son existence aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais aussi à l’indicible corvée qu’ont endurée leurs contemporains. » En tentant de restituer aux dominés du passé leur part des œuvres de la culture des dominants, Sadiah Qureshi ne dit finalement pas autre chose que cette formule pleine de mélancolie de Benjamin affirmant qu’il n’est jamais une illustration de la culture qui ne soit aussi une illustration de la barbarie.

 

 

Pour enchaîner sur des thèmes proches :

 
VAILLANT John : Le tigre
 

 


 

samedi 19 février 2022

[Maillard, Vincent] L'os de Lebowski

 

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'os de Lebowski

Auteur : Vincent MAILLARD

Parution : 2021 (Philippe Rey)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Je m’appelle Jim Carlos, je suis jardinier. J’ai disparu le 12 janvier 2021. Un de mes derniers chantiers s’est déroulé aux Prés Poleux, dans la propriété des Loubet : Arnaud et Laure. Lui est rédacteur en chef à la télévision, elle est professeure d’économie dans l’enseignement supérieur. Chez eux tout est aussi harmonieux, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Tout, même leurs cordiales invitations à partager des cafés ou des déjeuners au bord de leur piscine, vers laquelle je me dirigeais avec autant d’entrain que pour descendre au bloc opératoire...
Vous trouverez dans ce livre les deux cahiers que j’ai écrits lors de mon aventure chez ces gens. Mais aussi l’enquête menée par la juge Carole Tomasi après ma disparition. Lebowski est le nom de mon chien. Tout est sa faute. Ou bien tout le mérite lui en revient. C’est selon. Maintenant il est mort. Et moi, suis-je encore vivant ?

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ancien grand reporter, Vincent Maillard est aujourd’hui réalisateur de documentaires, et scénariste pour la télévision. L’os de Lebowski est son second roman, après Springsteen-sur-Seine (Éditions Fanlac, 2019).

 

 

Avis :

Lebowski, Golden Retriever aussi massif que placide, accompagne imperturbablement son maître, Jim Carlos, sur ses chantiers de jardinier-paysagiste. Cette fois, ils se rendent sur la luxueuse propriété des Loubet, qui désirent ajouter une touche d’écologie à leur image de réussite et de perfection bourgeoises. Mais Jim et Lebowski y tombent littéralement sur un os, et, à force de creuser, finissent par se retrouver en bien mauvaise posture face au vrai visage de cette famille, bien moins avenante qu’il n’y paraît.

Personnage à part entière et à l’évident capital de sympathie, le chien Lebowski est celui par qui tout arrive : le coup de patte qui va incidemment venir troubler l’image policée des Loubet, comme le coup de coeur qui va valoir à ce livre le Prix littéraire 30 millions d’Amis. Et c’est vrai que l’on s’attache à cet animal, dont la présence réaliste et souvent comique doit beaucoup à la chienne de l’auteur et à l’ironie de Jim, le narrateur de leurs mésaventures. Entre le flegme innocent du chien et l’exaspération du maître face à la comédie humaine qu’il observe avec autant de lucidité que de dérision, le lecteur est d’emblée happé par la vivacité, l’originalité et l’humour du récit, habilement tendu autour des contradictions et de l’hypocrisie de plus en plus inquiétantes des Loubet. Le suspense ne tarde pas à s’en mêler, entretenu par la construction soigneusement étudiée de ce qui se révèle une tragi-comédie aussi noire que réjouissante. Dans les placards des apparences lisses et policées, dorment bien des squelettes qu’il peut être dangereux de prétendre chatouiller….

Cocktail pétillant de suspense, d’humour et de satire sociale, cette lecture originale et divertissante se déguste sourire aux lèvres. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

J’ai rejoint l’autoroute A10. L’autoroute de Bordeaux. Orléans, Tours, Poitiers, la France tranquille, ni la horde sauvage estivale de l’autoroute du Soleil, ni la destination Télérama-fruits de mer de l’autoroute de Rennes ou de Nantes (mettons de côté les punis et les bannis de l’Est, qu’irait-on faire en Lorraine quand on n’y est pas né ?), quelque chose entre les deux, bon chic-mi-raisin.

Je me suis arrêté sur l’aire de Poitou-Charentes – Nord. (…)
Je suis allé m’occuper de mon cas dans le vaste manège multicolore des machines à sous Lavazza, des canettes rouge Coca et bleu Red Bull, des sandwichs de Chez Paul et des livres de chez Jacques a dit. Des ribambelles d’êtres humains de tous âges et de tous sexes, mais presque tous en short, mi-énervés mi-joyeux, évoluaient dans cet espace comme s’ils étaient chez eux. Je me sentais comme un acteur en noir et blanc dans un film en couleurs.

La route principale faisait un coude pour contourner le centre du village. Il n’y avait pas plus de voitures que de piétons. J’ai repéré le café, fermé. Je me suis assis sur un banc qui n’avait pas besoin d’être à l’ombre car le ciel était nuageux, gris clair. J’ai remarqué les guirlandes d’ampoules colorées entre les platanes. Une sorte de buvette et des installations de bois, un four à pain, un endroit taillé pour l’animation et la fête. Mais aux heures ouvrables, donc. J’avais l’air du gars qui a été invité à une noce mais qui s’est trompé de date.

Milos est loin des hordes touristiques, loin des foules selfisées et des délires Instagram. Vous savez, des tas de gens choisissent leur destination de voyage en fonction des répercussions Instagram », disait Arnaud d’un air consterné, avant d’ajouter : « Enfin, il paraît que le phénomène lui-même s’essouffle et que les gens cherchent désormais à vivre une expérience plus authentique, plus personnelle, loin de ces mises en scène de soi-même. » En y réfléchissant ensuite, je me suis dit que son raisonnement tournoyait en s’abîmant dans un vortex sans fond. Que ce soit pour se mettre avantageusement en scène, ou bien au contraire pour mettre en scène sa discrétion, sa différence, il s’agissait toujours de se distinguer, de briller par son absence, d’exister coûte que coûte. Imaginant la surface de la piscine comme celle d’un océan, j’y projetais des milliards de minuscules êtres agitant leurs bras. Ils veulent, nous voulons tous être sauvés de ce que nous considérons comme une noyade : l’anonymat.
 
En cette matière, comme en toutes matières, j’étais le gars modeste, même mes rêves de bateaux étaient modestes : un Zodiac peut-être ? Un petit Boston Whaler d’occasion au mieux. Mais, Zodiac ou Boston, il faut bien un peu d’eau pour les faire flotter, habiter au bord de la mer, d’un lac. Un rêve modeste, de retraité ; un rêve de plouc. Je ne me suis pas étendu, j’ai essayé de renverser la vapeur en fermant mon bec pour la laisser parler davantage. Elle m’a raconté des vacances en famille à bord d’un Dufour 63, un monocoque de dix-neuf mètres. Deux mois en Méditerranée : Corse, Sardaigne, Sicile, Grèce, Crète. Est-ce qu’ils n’étaient que tous les quatre ? Oui, mais avec un skipper quand même. Son père, m’a-t-elle dit, avait pris des cours de voile, il avait « fait les Glénans », mais il n’était pas « très courageux ». Elle m’a raconté que ce bateau était sans doute le seul souvenir agréable de sa vie en famille. Je me suis dit que ce perroquet décroissant assis sur mon canapé avait des goûts de millionnaire, mais ce devait être la jalousie. Il y a ceux qui prennent la mer, et ceux qui en rêvent. Je devais appartenir à cette espèce de marin par posture, même pas d’eau douce, un de ces types qui passent leur vie à construire un bateau qui ne sera jamais mis à flot. Ce ne serait donc pas seulement une histoire d’argent. Plutôt une question d’audace, de courage ? Mais Jeanne disait elle-même que son père manquait de courage. Or il ne manquait pas d’argent. Et il avait emmené tout le monde sur la mer pourpre d’Homère, tandis que je creusais la terre.

Elle et moi sentions qu’il y avait entre nous cette distance très spéciale qui autorise les grands déballages de printemps. Elle avait suffisamment voyagé pour savoir que l’on ne se confie vraiment qu’à certains étrangers que l’on croise parfois, en sachant qu’on ne les reverra jamais, et à qui l’on parle pour se parler à soi-même.

On a eu une petite discussion sur ce qu’il entendait par « entretien global », par « redonner de la vie au parc », par « redonner un peu d’oxygène à la nature », il ne s’arrêtait plus dans ses variations sur le thème. J’ai compris que la « vague écologiste » était bel et bien montée jusqu’ici, jusqu’à venir lécher les murs du domaine des Prés Poleux ; que l’aspect « jardins du marquis » avec son gazon à la coupe en brosse militaire et ses haies taillées comme celles du Troisième Reich faisait ringard et qu’il fallait réintroduire du sauvage là-dedans, tout en gardant le contrôle, un peu comme les vêtements de Laure lorsque la mode du grunge avait touché les grands couturiers, ou bien lorsque les petits camarades mâles d’Amandine du lycée de Sainte-Marie-des-Vertus parlaient avec l’accent wesh-wesh des cités : fallait faire genre, un minimum, mais avec la distinction discrète qui fait toute la différence. Il fallait faire ce que la bourgeoisie faisait depuis toujours : faire semblant, imiter les pulsions de la vie pour mieux les étouffer.

Comme tous les célibataires, j’avais fait une brève incursion sur les sites de rencontres qui m’avaient irrémédiablement fait penser à ces machines à pince de fêtes foraines où, pour cinquante centimes, on doit, avec l’aide d’un mini-grappin, parvenir à agripper une mini-peluche, déconcertante à tous les coups. Quand elle s’échappe, on est déçu, et quand on l’attrape, davantage encore.