mardi 31 décembre 2019

[Coher, Sylvain] Vaincre à Rome






J'ai moyennement aimé

Titre : Vaincre à Rome

Auteur : Sylvain COHER

Année de parution : 2019

Editeur : Actes Sud

Pages : 176






 

 

Présentation de l'éditeur :

Rome, samedi 10 septembre 1960, 17 h 30. Dans deux heures, quinze minutes et seize secondes, Abebe Bikila va gagner le marathon olympique. En plus de battre le record du monde en terre italienne plus de vingt ans après la prise d’Addis-Abeba par Mussolini, le soldat éthiopien va courir les quarante-deux kilomètres et cent quatre-vingt-quinze mètres pieds nus. “Vaincre à Rome, ce serait comme vaincre mille fois”, a dit Hailé Sélassié. Vaincre pieds nus, c’est comme jouer sur les pistes des hauts plateaux abyssins. En pleine période de décolonisation et de démembrement des empires européens, un jeune Africain remporte l’or et couronne tout un continent.

Seul un tour de force littéraire pouvait rendre compte d’un tel exploit sportif : Sylvain Coher parvient à insuffler à la langue le rythme, la mécanique, les accélérations d’une course de fond, jusqu’au bien-être des endorphines, jusqu’à l’envol final du sprint. Devenu Petite Voix dans la tête du champion, il se coule dans la cadence variable de sa foulée infatigable pour raconter comment grandissent les héros, comment se relèvent les peuples, comment se gagnent les revanches et comment naissent les légendes.



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1971, Sylvain Coher vit à Paris et à Nantes, selon le vent et l'état de la mer. Après des études de lettres modernes, il a successivement été moniteur de voile, surveillant d'internat, libraire, éditeur, maçon et chômeur. Depuis 2001, il intervient lors de rencontres ou de lectures publiques et anime régulièrement des ateliers d'écriture. Pensionnaire à la Villa Médicis 2005-2006, il est l'auteur chez Actes Sud de Hors saison (Babel n°1071), Carénage (2011 ; Babel n°1199), Nord-nord-ouest (2015 ; Babel n°1461 ; prix Ouest-France / Étonnants Voyageurs, prix des Mémoires de la mer, prix Encre Marine, prix de la bille d'Asnières) et Trois cantates policières (2015).


Avis : 

En 1960, le marathonien Abebe Bikila décroche l’or aux Jeux Olympiques de Rome. La stupéfaction est générale : après 2h15 de course pieds nus, l’Ethiopien ne semble même pas marqué par l’effort, quand tous les favoris sont effondrés. Il est le premier athlète d'Afrique noire médaillé d'or olympique et devient un héros national dans son pays. Sa victoire à Rome-même revêt un aspect hautement symbolique, compte tenu du récent passé colonial de l’Italie en Ethiopie.

L’auteur s’est glissé dans la tête du champion pour en faire le narrateur de sa course, de bout en bout : un véritable marathon littéraire pour l’écrivain comme pour le lecteur, tant ce récit, qui se lit lui aussi en quelque deux heures et plus, impressionne par sa prouesse narrative. Les 176 pages ne parlent que de l’épreuve sportive elle-même, détaillant, quasi en temps réel, l’atmosphère de la compétition, son parcours, et la stratégie de ce coureur émouvant de modestie et de simplicité.

Il faut avouer que mon intérêt pour cette lecture a souvent peiné à se maintenir : truffé de références littéraires classiques, enrichi de quelques réflexions sur la portée historique de la victoire d’Abebe Bikila, le récit s’avère néanmoins monotone... comme un marathon. Je me suis essoufflée au fil de ce texte, magnifique mais très dense, juste entrecoupé par la voix répétitive du journaliste radio. 

Hommage à un exploit sportif qui eut une véritable portée symbolique et historique pour l’Afrique, ce livre remarquablement bien écrit est lui-même une performance littéraire qui m’a plus révélé le talent de son auteur que réellement passionnée. (2/5)



Citations : 

Un bon athlète s’adapte en douceur et sans violence pour ne pas finir comme Dorando à Londres en 1908 : hébété, incapable de franchir la ligne d’arrivée. Avec ces derniers cent quatre-vingt-quinze mètres totalement absurdes rajoutés cette année-là pour parfaire la distance qui séparait la terrasse est du château de Windsor à la loge royale du stade olympique de Shepherd’s Bush. Tomber cinq fois et se relever autant. Rester sur le seuil pour ne pas dépasser l’huis étroit où se cognent le corps et la raison. Un bon athlète mesure ses efforts, il se dépasse tout juste mais sans jamais aller au-delà.

En vérité les courses se disputent toujours avec la corde à gauche : c’est le sens direct de la rotation positive et c’est aussi le sens mathématique. Depuis 1913 les athlètes courent toujours dans le sens antihoraire ; autrement leurs foulées ne semblent pas naturelles et les virages sont plus difficiles à négocier. Cela n’a rien d’une plaisanterie : quelques secondes précieuses sont en jeu !

Il faut avoir souvent perdu pour vouloir gagner à ce point, proteste la Petite Voix. La gagne est le fruit d’un échec, si obscur soit-il.


SI vous vous intéressez aux marathons : 

 



dimanche 29 décembre 2019

[Schwartzmann, Jacky] Pyongyang 1071






J'ai aimé

Titre : Pyongyang 1071

Auteur : Jacky SCHWARTZMANN

Année de parution : 2019

Editeur : Paulsen

Pages : 192






 

 

Présentation de l'éditeur :

Rien n’était gagné. Il a fallu franchir l’étape de l’inscription, celle de la sélection, puis se préparer au marathon et à un voyage dans la dernière dictature communiste à l’œuvre. Savoir que l’on sera guidé, désorienté, mais aussi très, très encadré. Dans son style imparable, alternant entre humour et cynisme, Jacky Schwartzmann cherche à comprendre ce qui pousse des individus venus du monde entier à participer à l’épreuve sportive certainement la plus abracadabrante de la planète : le marathon de Pyongyang, ouvert aux étrangers. 
Tout en s’appuyant sur l’expérience de spécialistes du pays et d’anciens expatriés, il va parcourir 42 kilomètres dans l’un des pays les plus fermés au monde et dépasser ses limites. Son dossard : le n° 1 071. Entre rêve fou, défi sportif et envie irraisonnée, Jacky Schwartzmann allie émotion, découverte et curiosité, pour nous proposer une immersion inédite dans un pays qui lui a ouvert ses portes… l’espace d’une course.


Un mot sur l'auteur :

Jacky Schwartzmann est un auteur de romans noirs né à Besançon en 1972.


Avis : 

A l’incrédule incompréhension de son entourage, l’auteur s’est piqué d’aller courir le marathon de Pyongyang qui, ouvert aux étrangers, lui apparaît comme l’idéale opportunité de pénétrer le pays le plus fermé au monde. Il prend un congé sabbatique, confie l’organisation de son voyage à une agence chinoise spécialisée dans les « excursions » en Corée du Nord depuis Pékin, et se lance dans plusieurs mois d’un entraînement sportif d’autant plus intense que ce quinquagénaire n’a pas couru depuis plusieurs décennies.

Quelle fascination pour les dictatures communistes pousse-t-elle l’auteur à y enchaîner les voyages ? Après la Russie et la Roumanie, cette fois c’est la Corée du Nord qu’il a décidé d’explorer : un défi doublé d’un exploit sportif qui va lui faire dépasser ses limites. Avec bonne humeur et auto-dérision, il nous fait partager ses foulées d’entraînement, son périple jusqu’à Pyongyang, sa fierté de porter le dossard 1071 dans une course où il s’est littéralement engagé corps et biens, et enfin sa frustration de ne découvrir du pays que la façade réservée aux tours officiels, ultra-encadrés et organisés à grand renfort de propagande, excluant bien sûr tout contact avec la population.

Rien de bien surprenant dans cette confrontation en direct avec un état totalitaire : Jacky Schwartzmann ne fait que confirmer, au fil d’anecdotes tantôt amères, tantôt cocasses, ce que nous savons tous de la Corée du Nord. Reste un réjouissant moment en compagnie d’un sympathique luron, engagé jusqu’aux tripes dans son aventure, un exploit personnel relaté avec humour et simplicité, pour notre plus grand plaisir. (3/5)



Citations : 

Juliette Morillot, au sujet de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées autour du 38e parallèle, écrit : « Surréaliste zone démilitarisée, vestige d’une guerre froide toujours vivante ici, sorte de musée du présent, figé, presque dépassé par les événements. » Une idée que je trouve très forte. Tout ce que j’ai ressenti en Corée du Nord tient dans sa formulation géniale du « musée du présent ».

Lorsque j’étais étudiant en philo, plusieurs lectures, dont Le Sacré et le profane de Mircea Eliade, ont forgé une conviction en moi : l’homme est une bête à foi. L’homme a la foi, quelle qu’elle soit, et si ce n’est pas en un ou plusieurs dieux, c’est en autre chose. Ainsi un supporter de l’Olympique de Marseille n’a pas moins la foi que le plus assidu des témoins de Jéhovah. L’objet de la foi diffère, mais pas l’élan, pas l’envol de l’âme.
Les religions sont totalement proscrites en Corée du Nord, mais pas la foi.
La foi, ce dépassement de soi pour plus haut, pour plus important, qui ne sert qu’à une chose : accepter sa propre mort. Les religions existeraient-elles, d’ailleurs, sans la mort ? La foi, une diversion pour nous détourner de notre minable statut de mortel. Les Kim profitent des mécanismes d’une foi laïque dont ils sont l’objet.

Les téléphones et appareils photo doivent être laissés à l’entrée du mausolée. Les blousons, aussi. Un vestiaire, comme en boîte de nuit, mais la comparaison s’arrête là. Les visiteurs sont ici tellement cadrés que la seule chose autorisée est de respirer. Marcher, par exemple, n’est pas accepté. Les gardiens du mausolée vous forcent à emprunter un tapis roulant, comme ceux des grandes stations de métro. Le but n’est pas de nous faire aller plus vite, au contraire. Les guides sont placés à l’avant et empêchent la colonne que nous formons, en rang par deux, d’avancer sur le tapis. Nous nous laissons porter. Trèèèèèèèès lentement. Pourquoi ? Pour la vue. Sur les côtés, des centaines de photographies sont encadrées. D’un côté Kim Il-sung, de l’autre Kim Jong-il. Le sourire bienveillant, toujours.



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vendredi 27 décembre 2019

[Forget, Mathilde] A la demande d'un tiers






Coup de coeur 💓

Titre : A la demande d'un tiers

Auteur : Mathilde FORGET

Année de parution : 2019

Editeur : Grasset

Pages : 162






 

 

Présentation de l'éditeur :

«  La folie n’est pas donnée à tout le monde. Pourtant j’avais essayé de toutes mes forces.  »

C’est le genre de fille qui ne réussit jamais à pleurer quand on l’attend. Elle est obsédée par Bambi, ce personnage larmoyant qu’elle voudrait tant détester. Et elle éprouve une fascination immodérée pour les requins qu’elle va régulièrement observer à l’aquarium.
Mais la narratrice et la fille avec qui elle veut vieillir ont rompu. Elle a aussi dû faire interner sa sœur Suzanne en hôpital psychiatrique. Définitivement atteinte du syndrome du cœur brisé, elle se décide à en savoir plus sur sa mère, qui s’est suicidée lorsqu’elle et Suzanne étaient encore enfants.

Elle retourne sur les lieux, la plus haute tour du château touristique d’où sa mère s’est jetée. Elle interroge la famille, les psychiatres. Aucun d’eux ne porte le même diagnostic. Quant aux causes  : « Ce n’est pas important de les savoir ces choses-là, vous ne pensez pas ? » Déçue, méfiante, elle finit par voler des pages du dossier médical qu’on a refusé de lui délivrer.
Peu à peu, en convoquant tour à tour Blade Runner, la Bible ou l’enfance des tueurs en série, en rassemblant des lettres écrites par sa mère et en prenant le thé avec sa grand-mère, elle réussit à reconquérir quelques souvenirs oubliés.
Mais ce ne sont que des bribes. Les traces d’une enquête où il n’y a que des indices, jamais de preuves.

La voix singulière de Mathilde Forget réussit à faire surgir le rire d’un contexte sinistre et émeut par le moyen détourné de situations cocasses. Sur un ton à la fois acide et décalé, elle déboussole, amuse et ébranle le lecteur dans un même élan.



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Auteure, compositrice et interprète, Mathilde Forget a reçu le Prix Paris jeunes talents en 2014 pour son EP de chanson « Le sentiment et les forêts ». Elle a suivi un master de création littéraire et publié des nouvelles dans les revues Jef Klak et Terrain vague. À la demande d’un tiers est son premier roman.


Avis : 

La narratrice est assaillie par l’angoisse : sa mère a été longtemps enfermée en hôpital psychiatrique avant de se suicider quand ses deux filles étaient enfants. Récemment, elle a dû se résoudre à faire interner sa sœur après une crise de délire paranoïaque. Et elle-même montre des signes de fragilité : obsession maniaque de l’ordre, phobie, difficultés relationnelles… Elle entreprend alors une recherche sur la maladie de sa mère, tentant de percer l’omerta familiale et médicale. Exhumer les vieux secrets l’aidera-t-elle à mieux vivre ?

La personnalité compliquée de celle qui mène le récit jette le trouble dans l’esprit du lecteur qui se prend aussi à douter. Un doute qui va vite devenir le motif en filigrane de ce livre : celui qui inquiète le lecteur quant à la santé psychologique de la narratrice, celui qu’ont toujours eu les médecins quant à la véritable folie de sa mère, celui que n’avaient pas certains membres de la famille qui se sont pourtant tus.

Acide et percutant, le texte frappe par la justesse des détails et des ressentis : choisis de façon apparemment décousue, ils dessinent un ensemble saisissant de véracité, que l’on n'aurait aucune peine à accepter comme biographique. Les courts chapitres ne cessent de prendre le lecteur au dépourvu, instaurant un rythme qui le happe sans répit. Jamais larmoyant, le ton oscille constamment entre émotion et dérision, faisant naître le rire des perpétuels décalages du personnage principal et transformant le drame en une tragi-comédie ouverte sur l’espoir.

Ce singulier roman sur l’enfance blessée et les désordres laissés par la difficile relation à une mère est une réussite sur tous les plans : touchant, drôle, terriblement juste, il révèle une plume aussi délicate que percutante et une maîtrise de la construction romanesque qui me feront guetter les prochains romans de l’auteur. Coup de coeur. (5/5)


Citations : 

Dans les couloirs, il y a ceux qui parlent tout seuls, ceux qui ne parlent pas et ceux qui parlent tout seuls sans que cela se voie car ils ne sont pas seuls. J’apprécie leur compagnie, avec eux j’ai toujours l’impression d’avoir de la conversation. Impression que je connais peu. Avoir un avis à donner, une chose à dire, me demande un temps si long qu’il fait de moi une personne peu bavarde.

Ranger permet de maîtriser au moins un des désordres possibles de notre existence. L’expression de tueur en série a été inventée par l’agent du FBI Robert K. Ressler dans les années soixante-dix à l’occasion du procès de Ted Bundy. Avant ce procès, c’est l’expression tueur en séquence qui était utilisée, séquence signifiant une suite ordonnée d’opérations. Je range en séquence.

La fille avec qui je veux vieillir voulait qu’on habite ensemble. Un jour elle me l’a dit. Moi je préférais que l’on vieillisse ensemble dans deux appartements distincts. Après notre rupture, j’ai tout de suite su où ranger le pull qu’elle avait oublié. Concernant les gens que j’aime, je m’organise mieux avec leur absence.

Ça rassure d’avoir un coupable quand on perd quelqu’un, c’est important d’avoir un visage à détester. Quand une personne se donne la mort, le visage que l’on déteste est aussi celui qui nous manque. (…) L’autre problème avec l’absence de coupable, c’est que tout le monde se sent accusé. Les gens qui se suicident sont un sujet désagréable pour les gens qui ne se suicident pas. Les conversations deviennent des interrogatoires, les souvenirs de potentielles preuves (…)

Le syndrome du cœur brisé, aussi appelé tako-tsubo, a été découvert dans les années quatre-vingt par des médecins japonais. Mon cœur alors avait à peine deux ans. Dans certains cas cette défaillance cardiaque peut mener au décès. À Zurich, vingt-six scientifiques ont étudié les causes de cette maladie. Entre 1998 et 2014 ils ont brisé le cœur de 1 750 patients volontaires. Quand c’est volontaire c’est moins douloureux. Dans les décès liés à cette maladie, 27 % sont dus à un choc émotionnel. Sous l’effet d’un très grand stress, pour se défendre, le cerveau envoie un signal aux glandes surrénales pour qu’elles libèrent de l’adrénaline. Les petits vaisseaux se contractent et accélèrent le cœur. Sous l’effet d’un stress particulièrement important, comme la perte d’un conjoint, il peut arriver que le cœur se paralyse et arrête de battre. Parfois, en croyant se protéger, le cœur se blesse. Comme si en préparant sa garde, le boxeur avait vivement reculé sa main trop près de son visage, et s’était ouvert l’arcade sourcilière. Se protéger, c’est dangereux. Les symptômes sont pratiquement identiques à ceux d’une crise cardiaque : de violentes douleurs thoraciques suivies d’un essoufflement. Le plus souvent, les médecins prescrivent aux malades des bêtabloquants qui ont pour effet d’inhiber l’angiotensine II, l’hormone qui augmente la pression artérielle. Mais l’efficacité de ce traitement d’appoint reste incertaine. « Il n’existe pas de traitement à long terme », regrette Jeremy Pearson, médecin à la British Heart Foundation. Je regrette avec lui.

Récemment, à l’université britannique d’Aberdeen, des médecins ont mené une nouvelle étude qui valide l’hypothèse que le cœur est réellement touché lors d’un chagrin d’amour. Des petites cicatrices sont visibles sur le muscle et le système de pompe est affecté de manière permanente. Au moment du choc, le ventricule gauche se gonfle sans jamais retrouver sa forme initiale.

Le tako-tsubo touche environ 3 000 individus par an au Royaume-Uni, précise l’étude. Les cœurs se brisent différemment selon les pays. Dana Dawson, la seule femme nommée dans cette grande enquête sur le cœur, déclare que les personnes souffrant du cœur brisé peuvent se rétablir sans intervention médicale, avant d’ajouter : « Nous avons montré que cette maladie provoque des dommages irréparables. C’est une maladie dévastatrice qui peut frapper des personnes d’ordinaire en bonne santé. »

J’ai pensé que la folie de ma mère n’était rien d’autre que des instants où elle refusait le silence imposé par son histoire. Délirer, c’était résister. J’ai pensé que les fous sont des résistants méprisés.

Glenn Gould passait plus de temps à travailler ses morceaux en lisant la partition qu’en la jouant. Il pouvait rester des jours entiers sans toucher son piano, à étudier chaque note. Depuis, Pauline travaille essentiellement son piano sur son bureau. « Il faut avoir la sensation que chaque partie de ton corps a choisi, désiré, attendu les moindres détails de la partition. Rien en toi, rien physiquement ne doit résister à la partition, comme si le noir de l’encre pouvait disparaître sans te mettre en danger. Il faut donner l’impression d’improviser quelque chose que tu connais au millimètre près. »

Schumann avait inventé une machine, la Cigarrenmechanik, qui lui permettait d’immobiliser son annulaire droit pendant les exercices pour travailler sa dextérité, mais au lieu d’améliorer sa souplesse, son annulaire fut définitivement paralysé, ce qui l’empêcha par la suite de devenir pianiste concertiste.

Ce qui est gênant avec les scientifiques, c’est que le ton solennel et assuré qu’ils emploient n’est pas vraiment rassurant. Parfois on pourrait même croire qu’ils disent l’inverse de ce qu’ils pensent pour calmer les foules. Au cinéma, dans les situations de menace réelle, il y a souvent un scientifique qui, sous le contrôle des autorités, affirme très sérieusement : « Chers concitoyens, vous pouvez rentrer chez vous, plus aucun danger ne pèse sur la ville de Grinwood », alors même que les extraterrestres sont en train de dévorer les derniers membres de l’USAPH, l’Unité spéciale américaine de protection de l’humanité. Dans ces situations-là, les super-héros sont plus honnêtes. En général, quand ils déclarent que tout est rentré dans l’ordre, c’est qu’ils ont endigué la menace et que tout est réellement rentré dans l’ordre.


mercredi 25 décembre 2019

[Lavenant, Guillaume] Protocole gouvernante






J'ai aimé

Titre : Protocole gouvernante

Auteur : Guillaume LAVENANT

Année de parution : 2019

Editeur : Rivages

Pages : 176






 

 

Présentation de l'éditeur :

Une jeune femme sonne à la porte d'une maison dans une banlieue pavillonnaire coquette et tranquille. Le couple aisé qui l'accueille lui donne quelques recommandations concernant leur fille Elena, dont elle aura la charge. La gouvernante sourit, pose les mains bien à plat sur ses genoux, module sa voix, les met à l'aise... En suivant à la lettre le protocole imaginé par l'étrange Lewis, elle saura se rendre indispensable. Elle deviendra la confidente et l'objet de tous les désirs enfouis par cette famille en apparence idéale.
Mais cette gouvernante n'est pas seule. Ils sont nombreux comme elle à s'être infiltrés à divers endroits de la société. Les motos vont rugir. Une action d'envergure se prépare et, dans l'ombre, tous y concourent.
Alors que le vernis craque et que l'emprise de la jeune femme grandit, la tension se fait de plus en plus palpable. Jusqu'au grand jour.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Guillaume Lavenant est auteur dramatique et metteur en scène. Protocole gouvernante est son premier roman.


Avis : 

Conformément au protocole qui vous a été assigné, vous vous êtes fait engager comme gouvernante par une famille d’une tranquille petite ville. Votre mission est de vous rendre indispensable et, en attendant la suite des instructions, de commencer un insidieux travail de sape…

En vous impliquant comme si vous étiez vous-même le personnage principal, l’auteur adopte un parti-pris original qui, associé à un préambule étrange et inquiétant, pique aussitôt votre curiosité pour vous tenir en haleine jusqu’au dénouement. Les phrases courtes, alignées en rafales de mitraillette, accélèrent le rythme, et vous voilà solidement harponné, suspendu au fil d’une histoire machiavélique dont vous attendez de comprendre les mystérieux motifs.

Malheureusement, la manière, aussi habile et séduisante soit-elle, ne réussit pas à pallier l’impression finale de creux, laissée par cette histoire qu’il vous faudra accepter de conclure sans grandes explications, d’autant plus frustré qu’elle vous aura si bien mené en bateau. Cette vague sensation de vacuité vous semblera peut-être d’autant plus décevante que, globalement, l’écriture, très évocatrice d’un scénario entièrement préoccupé de l’action et des décors, ne vous aura guère offert, en termes de style, que son impressionnante efficacité.

Si j’ai aimé me laisser surprendre par sa forme originale et par son suspense addictif, cette courte histoire aurait mérité un fondement d’intrigue plus solide et plus crédible. Et si j’ai été totalement convaincue par les talents de mise en scène de l’auteur, je reste dans l’expectative quant à sa plume, dont la singularité formelle sera difficile à renouveler. Un très plaisant moment de lecture quoi qu’il en soit. (3/5)


lundi 23 décembre 2019

[Quin, Elisabeth] La nuit se lève






J'ai aimé

Titre : La nuit se lève

Auteur : Elisabeth QUIN

Année de parution : 2019

Editeur : Grasset

Pages : 144






 

 

Présentation de l'éditeur :

“La vue va de soi, jusqu’au jour où quelque chose se détraque dans ce petit cosmos conjonctif et moléculaire de sept grammes, objet parfait et miraculeux, nécessitant si peu d’entretien qu’on ne pense jamais à lui…”

Elisabeth Quin découvre que son œil est malade et qu’un glaucome altère, pollue, opacifie tout ce qu’elle regarde. Elle risque de perdre la vue. Alors commence le combat contre l’angoisse et la maladie, nuits froissées, peur de l’aube, fragilité de cet œil soudain osculté, trempé de collyres, dilaté, examiné, observateur observé…

Elisabeth Quin raconte, avec une sincérité magnifique, cette traversée dont nul ne voudrait - maladie, destin ou don, comment savoir, qui change son quotidien en secret, et le secret en vie quotidienne. Nous l’accompagnons chez les médecins – et c’est Molière, de drôlerie, d’incertitudes, de sciences fausses ou vraies, avec de rares grands humains. Nous la suivons chez les marabouts, qui veulent la protéger de notre regard. Nous découvrons ses lectures, de Lusseyran à Hervé Guibert et Jim Harrison. Et comme elle, nous travaillons nos sens : fermer les yeux sous la douche ; marcher dans la forêt, la main dans celle de son compagnon ; écouter les oiseaux ; penser aux paysages ; écouter la nuit ; s’imaginer sans miroir, vue et malvoyante, prisonnière mais au-delà…

La nuit se lève est ce récit, d’une beauté sublime, drôle à chaque page, terrifiant parfois, métaphysique malgré lui, sensuel, vivace – et contre toute attente, une marche vers la sagesse.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Elisabeth Quin présente 28 Minutes, chaque soir, sur Arte. Elle a publié chez Grasset La peau dure (2002), Tu n’es pas la fille de ta mère (2004) et Bel de nuit, Gérald Nanty (2010).


Avis : 

Elisabeth Quin, journaliste, actrice, présentatrice d’émissions télévisées et écrivain, est atteinte d’un double glaucome. Elle raconte la découverte de la maladie, ses tribulations de médecins en rebouteux et voyants, en passant par les « psys », son cheminement personnel de la panique initiale à un long travail sur elle-même, enrichissant son récit de nombreuses références historiques, artistiques et littéraires.

Ce livre est un témoignage mais aussi une sorte de thérapie personnelle, un besoin de partager, de réfléchir, de conjurer et de mettre à distance un choc profond et déstabilisant que l’auteur doit apprendre à apprivoiser. Il révèle une femme dynamique, intelligente et cultivée, au fil d’un texte sincère et courageux, riche de réflexions pertinentes, empreint de beaucoup de pudeur, de dignité et d’élégance.

Ces qualités sont aussi les limites du récit : très intellectualisé, très maîtrisé, il donne parfois l’impression d’une observation quasi extérieure, où l’auteur se retient de trop livrer de l’intime et des vraies émotions : comme si le lecteur se trouvait devant une vitrine courageusement construite par souci de convenance et d’image, une jolie armure cachant un être que cet acte d’écriture n’aura peut-être pu réellement libérer.

Il reste que chacun vit à sa manière la maladie et le handicap, que toutes les façons d’y faire face sont personnelles et irrémédiablement solitaires. L’on ne peut donc éprouver qu’une grande sympathie pour ce livre et son auteur, qui ont le mérite de nous faire penser un instant à notre propre chance d’y voir clair. Je retiendrai également la référence à Georgia O’Keeffe, de qui je viens de découvrir les extraordinaires peintures de fleurs. (3/5)


Citations : 

La révolte et la souffrance existent aussi du côté du voyant. Si l’aveugle est à nu, la personne qui l’accompagne doit endurer l’effarante condition d’homme ou femme invisible.

« C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. (…) Demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre. » (Christopher Hitchens)

Comme Hitchens, Ogien s’est battu contre le dolorisme, au risque du désespoir, mais avec le bénéfice de l’autodérision. L’un et l’autre n’en avaient rien à faire du rôle positif de la maladie, célébrée – par ceux qui radotent leur Nietzsche et son « ce qui ne tue pas rend plus fort » – comme accélérateur d’élévation spirituelle, d’empathie, de miséricorde, de détachement. Tous les malades connaissent le refrain seriné par les bien-portants : la maladie vous grandit et vous fortifie, rend vertueux, permet d’accéder à des niveaux supérieurs de conscience. Qu’importe si on en meurt, on meurt éclairé. La maladie, ce cadeau ! Cette chance, osons le mot, de découvrir l’essence de la condition humaine, etc. De plus, Ogien contestait la dimension politique et économique du dolorisme qui condamne les plus démunis à la résignation.

Lancez un malade sur le sujet de la brutalité du corps médical, il devient un réservoir inépuisable d’anecdotes grotesques et d’histoires révoltantes dont le mot de la fin est toujours le même : impunité. (…)
L’asymétrie absolue de la relation – celui qui sait domine celui qui ne sait pas, celui qui peut écrase celui qui est impuissant, celui qui soigne et sauve tétanise celui qui souffre et meurt de peur – devrait inciter les médecins à prendre la main de leurs malades.

Le braille s’est imposé au milieu du XIXe siècle, et la mise au point de l’écriture à six points demeure le coup de génie du tout jeune homme qui changea la vie des aveugles en donnant un relief, un corps, une matérialité aux lettres et aux mots. Braille fit passer le mot de l’invisible au visible, de l’immatériel au tactile.

Fondé sur la sensibilité et l’instinct, le rapport avec autrui met en branle d’invisibles capteurs. Ce rapport est menacé par la froide efficacité du numérique, et ses leurres déshumanisants. Imagine-t-on l’assistant vocal d’un smartphone ou de Google éprouver une amitié sincère pour Borges, et celui-ci percevoir son amitié ?

Le peintre André Marchand, qui vivait en symbiose avec la nature, se sentait perçu par elle : « Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… »
Absorbé, accueilli, mobile dans l’immobile, dissous dans la splendeur calme.
Marchand d’harmonie.

samedi 21 décembre 2019

[Kelley, William Melvin] Un autre tambour





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un autre tambour (A Different Drummer)

Auteur : William Melvin KELLEY

Traductrice : Lisa ROSENBAUM

Parution : en américain en 1962,
                en français en 1965 (Casterman)
                et en 2019 (Delcourt)

Pages : 284

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Juin 1957. Sutton, petite ville tranquille d’un Etat imaginaire entre le Mississippi et l’Alabama. Un jeudi, Tucker Caliban, jeune fermier noir, répand du sel sur son champ, abat sa vache et son cheval, met le feu à sa maison et quitte la ville. Le jour suivant, toute la population noire de Sutton déserte la ville à son tour. Quel sens donner à cet exode spontané ? Quelles conséquences pour la ville, soudain vidée d’un tiers de ses habitants ?
L’histoire est racontée par ceux qui restent : les Blancs. Des enfants, des hommes et des femmes, libéraux ou conservateurs. En multipliant et en décalant les points de vue, Kelley pose de façon inédite (et incroyablement gonflée pour l’époque) la « question raciale ». Une histoire alternative, féroce et audacieuse, un roman choc, tant par sa qualité littéraire que par sa vision politique.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à New York en 1937, William Melvin Kelley a grandi dans le Bronx. Il a 24 ans lorsque paraît son premier roman, Un autre tambour, accueilli en triomphe par la critique. 

Comment ce jeune auteur, promis à une brillante carrière, a-t-il disparu de la scène littéraire ? Une décision consciente : la réponse est contenue dans son premier roman en quelque sorte. En 1966, il couvre le procès des assassins de Malcom X pour le Saturday Evening Post, ce qui éteint ses derniers rêves américains. Anéanti par le verdict, il regagne le Bronx par la West Side Highway, les yeux pleins de larmes et la peur au fond du cœur. Il ne peut se résoudre à écrire que le racisme a encore gagné pour un temps, pas maintenant qu’il est marié et père. Quand il atteint enfin le Bronx, sa décision est déjà prise, ils vont quitter la «Plantation», pour toujours peut-être. La famille part un temps pour Paris avant de s’installer en Jamaïque jusqu’en 1977. 

William Melvin Kelley est l’auteur de quatre romans dont Dem (paru au Castor Astral en 2003) et d’un recueil de nouvelles. En 1988, il écrit et produit le film Excavating Harlem in 2290 avec Steve Bull. Il a aussi contribué à The Beauty that I saw, un film composé à partir de son journal vidéo de Harlem qui a été projeté au Harlem International Film Festival en 2015. William Melvin Kelley est mort à New York, en 2017.

 

 

Avis :

1957. Une petite ville imaginaire, au plus profond du Sud américain, connaît soudain l'exode spontané de toute sa population noire, soit un tiers de ses habitants. Médusés, les blancs observent ce départ massif, déclenché semble-t-il par un certain Tucker Caliban, descendant d'un esclave demeuré dans la légende pour son incoercible refus de la soumission. Tandis que les souvenirs des temps anciens reviennent aux mémoires, chacun réagit en fonction de son vécu, de ses sensibilités politiques et raciales, de ses inquiétudes quant à l'avenir, avec violence pour la majorité, avec un certain bonheur pour quelques-uns, qui avaient un jour rêvé d’un monde plus juste et plus égalitaire entre les communautés noire et blanche.

Cette fable, écrite en 1962 par un Afro-américain, a évidemment une grande portée symbolique : alors que rien ni personne, pas même les organisations politiques noires, ne semblent alors capables de faire reculer la ségrégation raciale, cette histoire fait entendre un autre tambour, celui que chacun est libre d'écouter individuellement au fond de lui-même, pour oser sortir des rangs et agir spontanément, à la mesure de ses moyens. A partir d’un terrible constat d’échec collectif, l’auteur construit un formidable et magnifique message d’espoir, convaincu que le changement pourra venir des multiples petites initiatives individuelles, si modestes soit-elles : ce sont elles qui finiront par modifier la société.

Dotée par ailleurs de grandes qualités littéraires, à commencer par une puissance d'évocation toute cinématographique et un indéniable talent de conteur, cette œuvre engagée appelle chacun à se comporter en homme libre, droit dans ses bottes et fidèle à lui-même, quand, autour, tout n’est qu’aliénation, raciale, ou autre d’ailleurs... (4/5)

 

 

Citations :

« Tu vois, poursuivit Harry, je pense qu’aucun mot n’est mauvais au départ. Ça commence par être un mot, puis les gens lui donnent un sens. Et il se peut que toi, tu ne lui donnes pas le même sens que tout le monde. C’est comme si quelqu’un, à l’école, te traitait de fils à sa mère : ça ne veut pas dire que c’est mal d’être le fils de sa mère ; c’est comme si on disait que tu as les yeux gris. Mais quand tu appelles « nègre » un homme de couleur, il croit que tu dis qu’il est mauvais, alors que c’est sûrement pas du tout ce que tu penses. Tu comprends ?

Parfois il m’est arrivé d’espérer – vainement, pensais-je – que quelqu’un pourrait m’aider, me redonner confiance en moi et m’insuffler le courage d’accomplir ce que je brûlais tant de faire. Même si j’ai toujours cru que personne ne peut réellement donner du courage à quelqu’un d’autre. Les chefs révolutionnaires ne font qu’aider leurs partisans à trouver, en eux-mêmes, un courage qu’ils ont déjà, sans quoi leurs efforts seraient vains. Le courage ne s’offre pas comme on offre un cadeau de Noël. Pourtant, il semble que j’aie eu tort – et je m’en réjouis – parce que, aujourd’hui, on m’a donné du courage, un courage que je suis certain de n’avoir jamais eu. Ou si je le possédais, dans quel repli de mon âme s’est-il alors caché si longtemps ? Je désespérais de le trouver. Et bien, je l’ai trouvé, à moins qu’on me l’ait donné…

N’importe qui, oui, n’importe qui peut briser ses chaînes. Ce courage, aussi profondément enfoui soit-il, attend toujours d’être révélé. Il suffit de savoir l’amadouer et d’employer les mots appropriés, et il surgira, rugissant comme un tigre.

Quand je regarde autour de moi, ici, dans le Sud, je ne vois que pauvreté, misère, injustice et malheur. J’aime profondément mon pays, et bien que cela puisse paraître affreusement sentimental, j’ai envie de pleurer chaque fois que je le vois tel qu’il est et le compare à ce que, d’après mes conceptions, il pourrait être. En des temps aussi durs que les nôtres, avec le krach de Wall Street et la Dépression, la situation du Sud, qui était déjà plus mauvaise que celle du reste du pays, s’est encore aggravée. Mais ce Sud tel qu’il pourrait être n’est réalisable que si les gens d’ici trouvent et adoptent un nouveau mode de vie. Nous devons abandonner nos vieux schémas et nous arrêter d’idolâtrer le passé pour nous tourner vers l’avenir.

On a une seule chance dans la vie, c’est quand on peut faire quelque chose et qu’on a envie de la faire. Quand c’est pas le cas, ça sert à rien d’essayer. Pourquoi on le ferait si on n’a pas envie ? Et quand on a envie, et qu’on peut pas, ça revient à se cogner la tête contre une voiture qui roule à 150 à l’heure. Vaut mieux renoncer quand on a pas ces deux choses-là. Mais quand on les a et qu’on en profite pas, on n’a plus qu’à tirer un trait sur tout ce qu’on voulait faire ; on a laissé passer sa chance, pour toujours. »

 

 

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jeudi 19 décembre 2019

[Aouine, Sofia] Rhapsodie des oubliés






J'ai aimé

Titre : Rhapsodie des oubliés

Auteur : Sofia AOUINE

Parution : 2019 (Editions de la Martinière)

Pages : 208






 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Abad, treize ans, vit dans le quartier de Barbès, la Goutte d’Or, Paris XVIIIe. C’est l’âge des possibles : la sève coule, le cœur est plein de ronces, l’amour et le sexe torturent la teête. Pour arracher ses désirs au destin, Abad devra briser les règles. A la manière d’un Antoine Doinel, qui veut réaliser ses 400 coups à lui.
Rhapsodie des oubliés raconte sans concession le quotidien d’un quartier et l’odyssée de ses habitants. Derrière les clichés, le crack, les putes, la violence, le désir de vie, l’amour et l’enfance ne sont jamais loin.
Dans une langue explosive, influencée par le roman noir, la littérature naturaliste, le hip-hop et la soul music, Sofia Aouine nous livre un premier roman éblouissant.
 


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1978, Sofia Aouine est reporter radio. Elle publie aujourd’hui son premier roman.


Avis : 

Abad, treize ans, habite rue Léon, à Barbès. Depuis qu’il a fui le Liban avec ses parents, sa vie s’est mise à tourner de travers. Entre les coups de son père, détruit par l’exil et l’humiliation de ses abrutissantes conditions de vie parisienne, et le silence dans lequel s’est retranchée sa mère, l’adolescent s’est laissé happer par la rue. Dérivant de bêtise en bêtise jusqu’aux marges de la délinquance, en tout cas rapidement assimilé « malfaisant », il raconte son existence : la jungle qu’est l’école, la rue qui remplace sa famille, la vie de son quartier et de ses laissés-pour compte, comme Gervaise la prostituée au destin tragique, Odette la vieille dame abandonnée à l’hospice, ou Batman la jeune fille séquestrée par son frère salafiste…

La langue de ce monologue coloré et rythmé est celle d’un gamin des cités : argotique, crue, pas toujours totalement compréhensible, encombrée des obsessions sexuelles de l’adolescent, elle donne au récit des accents d’authenticité et maquille d’une fausse naïveté le regard tout en acuité de l’auteur sur la vie des quartiers dits sensibles.

Avec beaucoup de tendresse, mais aussi de virulence, Sofia Aouine nous fait entendre une sorte de complainte des oubliés de notre société. Appelant à la lumière les fractures qui séparent plusieurs générations de personnages littéralement dévorés par leur environnement et leurs malheurs, elle dénonce le terreau que représentent l'isolement et le désespoir pour les engrenages violents en tout genre : délinquance, drogue, prostitution, sectarisme…

Malgré quelques réticences, liées au découpage très marqué entre les histoires, quasi juxtaposées, de chaque personnage, à l’absence d’une véritable conclusion et à la présence de quelques clichés, j’ai été globalement emportée par ce récit dérangeant et plutôt poignant, à la fois tendre et rageur, aux personnages attachants et crédibles, et où l'on devine parfois une résonance toute personnelle avec certains éléments de la biographie de l'auteur. (3/5)


Citations :

La plupart des grands, profs, parents, parents des autres, pensaient que j’étais fou, un mauvais élève, un sale, un méchant, et que c’était moi qui avais entraîné tous les autres vers la rue et les conneries de sex-shop. Alors que dans la vraie vie, celle qui pue la merde, c’est la rue qui nous gouverne et pas l’inverse. C’est la rue qui nous appelle et pas l’inverse. Et pour ceux qui ont pas de mère, il n’y a qu’elle pour les comprendre, les aimer, et donner un sens à leur vie. Ceux qui habitent là où ça sent les fleurs peuvent pas piger. Si t’as pas goûté à elle, tu ne peux pas capter.

(…) il me fait penser aux clochards qui cherchent à faire la manche sur la ligne 4. Ils rentrent doucement, regardent tout le monde et essaient d’hurler pour couvrir les bruits du métro, cette machine à broyer la voix. Leurs paroles n’atteignent jamais les cœurs, soit parce qu’on les ferme, soit parce que la connexion entre le cerveau et le cœur n’existe plus. Elle est parfois bloquée par le portefeuille et comme Odette dit : « Cœur à gauche portefeuille à droite, les deux c’est pas compatible… Deviens jamais comme ça. »

Rue Léon, les Barbapapas voulaient régenter. Même les vieux chibanis de la mosquée Poulet n’ont rien vu venir. Leur apparition a vite transformé la prière du vendredi en vestiaire de foot et en arrière-cour des copies conformes de mafieux italiens de la série Gomorra. (...) 
La majorité faisait des leçons de croyance à l’imam en place et aux anciens du quartier qui pratiquaient leur religion depuis toujours la main sur le cœur et sans gêner personne. Ces vieux aiment leur Dieu car ils y voient de la lumière et ils ont toujours baigné dedans. Ils s’y accrochent pour s’oublier un peu au milieu de la merde qui traverse cette ville, si loin de la terre des ancêtres. Entre nos murs, les générations se sont souvent succédé et heurtées sans jamais se rencontrer vraiment. Les aînés esquivaient les balles de l’exil ou se couchaient à terre. Les pères arrivés au début du XXe siècle, qu’on a jetés à l’eau en 1961, noyaient leur chagrin dans les maisons closes, le chaabi, la carotte du PMU et le mauvais vin. Puis sont venus les fils nés ici qui, dans les années 1980, ont goûté au charme morbide de l’héroïne et sont morts du sida pour beaucoup. (...) 
À ces générations d’hommes qui souffraient en silence ou le cul entre deux chaises a succédé aujourd’hui un monstre ingérable que ce pays a créé de toutes pièces. Génération avec la rage vissée au corps que les pères et leurs grands frères avant eux n’avaient peut-être pas ou qu’ils cachaient profond à l’intérieur. Un nouvel ennemi intime et invisible, prêt à se faire sauter au nom d’un Dieu qu’ils ne comprennent pas et salissent chaque jour. Ici une drogue en remplaçant une autre, dans ce nouveau siècle, vente de pilon et religion font bon ménage et pour les opportunistes comme Omar le Salaf, la vie est belle et l’avenir radieux.

Omar le Salaf s’était donné pour mission de purifier toute la terre des mécréants et avait déjà réussi à s’emparer de la moitié de la rue Léon, aussi rapide que la peste, en tissant çà et là des frontières invisibles. Certains ne voyaient rien à y redire ; mais une résistance fragile s’engageait peu à peu. Souvent dans ce genre de quartier, personne ne voit rien mais tout le monde sait et la loi de l’omerta fait qu’on préfère mourir plutôt que de balancer un frère ou avoir des problèmes. Les bobos fraîchement débarqués déménageaient en masse, les drogués et les putes avaient fui plus loin au cœur de Château-Rouge ou dans les entrailles du secteur Marcadet. Les habitants devaient payer un droit de passage pour aller chez le docteur Zerbib, qui avait son cabinet près de mon immeuble. La rue semblait déserte de jour comme de nuit et la mort s’infiltrait lentement partout. Tout crevait à petit feu et malgré tout, la BAC laissait faire, sans bouger. Quelques mois à peine et chacun avait un fils ou un cousin qui avait rejoint les Barbapapas. La secte séduisait à coups de billets qui sentaient la Terre sainte et le shit, les promesses du pays de Sham et d’un paradis peuplé des soixante-douze vierges dignes d’un calendrier Pirelli. Certaines familles semblaient y trouver leur compte et préféraient voir leur fils faire le jihadiste de pacotille au quartier plutôt que la victime au mitard. Finalement, un billet de barbus puerait toujours moins qu’un autre à l’odeur de mauvais shit ou de tapinage. En apparence, rien n’avait changé. Mais là où vous ne voyez rien, moi je vois. Je sais qu’à chaque boutique qui ferme, chaque mère qui n’ose plus sortir sa tête par la fenêtre ou chaque famille qui déménage, la gangrène des Barbapapas a pris.

Omar le Salaf veut faire de la rue Léon son califat. Une sorte de police des vertus et des vices est chargée d’effectuer des rondes jour et nuit. Trois ou quatre membres de la secte gèrent les entrées et sorties d’un bout à l’autre du quartier, en surveillant la longueur des jupes, les cabas de courses des mamans, et tout ce qui peut de près ou de loin ressembler à du haram. Ils ont même voulu forcer le vieux propriétaire kabyle qui tient son bouclard des Sports depuis les accords d’Évian à ne plus vendre d’alcool et à fermer son PMU. (...) 
Depuis quelques semaines, son rideau est désespérément baissé (...) 
Son sourire a été remplacé par une affiche en mauvais français écrite à la-vite. On y lit : « C’est fini. Parti les vacances, je reviens bientôt. Monsieur Mohand. » Les autres commerçants racontent qu’il se repose au bled chez une de ses filles. Mais moi, je sais pertinemment que les Barbapapas lui ont cassé les jambes à coups de battes parce qu’il a osé résister.

Un vendredi, la prof de biologie s’est absentée pour la cinquième fois en prétextant un début de cancer. Tout le monde sait qu’elle est dépressive et disparaît pour ne pas avoir à nous parler d’éducation sexuelle. Certains parents ont porté plainte contre elle et le collège, en disant qu’on apprenait la perversion et l’homosexualité à l’école car elle nous avait montré la vidéo de l’accouchement d’une jument. Sa voiture a été fracassée peu de temps après et elle aussi par la même occasion.

J’aime bien les valises. Les valises, c’est toujours des souvenirs de vie. Il y a celles qui ont trop vécu et celles qui vivront demain à vos côtés. Celles avec lesquelles on part, on reste, ou on ne revient jamais. On les bourre, on les transporte, on fait pas attention, on les sort que pour partir en vacances, alors qu’elles, elles ont tout vu de nous : les joies, les malheurs. On ne les calcule plus, on oublie jusqu’à leur existence. Et parfois, on les remplit de vieux souvenirs de ceux qui sont morts. On les cache pour pas être tristes et elles finissent par pourrir dans un coin de la maison, parce que c’est trop dur de les regarder. Mais elles, elles continuent de nous regarder vivre et quand on finit par mourir, elles nous survivent. Mes parents aussi en ont transporté, des bagages. On n’est pas si différents, avec la dame d’ouvrir dedans, au fond. C’est l’histoire de ce pays : on a presque tous, d’où que l’on vienne, d’où qu’on parle, peu importe notre Dieu, une histoire de valises à vivre et à raconter.

La dame d’ouvrir dedans m’a dit que les souvenirs traversent la peau des familles. Ce qu’il y a au plus profond reste en nous, à travers les enfants, les petits-enfants et les petits-enfants des enfants.

Je me sens tout seul, alors je squatte tous les jours le Titanic. Un café qui fait tout : bar, tabac, hôtel, PMU, bordel, casino. Un Disneyland pour pauvres et immigrés, perdu entre Barbès et la Chapelle. À côté des rails du train, de la ligne 2 et du hammam des grosses et des travestis. La devanture est moche, ça pue l’urine jusque dans les cacahuètes, mais je m’y sens bien. L’odeur est tellement forte, ça imprègne presque tes vêtements. Sur terre, il y a des endroits où tous les maudits se donnent rendez-vous. Ils se baignent dans leur malédiction comme dans une grande baignoire de merde. Le Titanic est un de ceux-là, classé trois étoiles au Michelin de la cassosserie, la vraie, celle des damnés de la terre.

La principale religion à la maison s’appelle le silence. Pour éviter les problèmes et espérer être un peu heureux, la tactique à employer est de fermer sa gueule, baisser la tête, raser les murs. Alors, c’est ce qu’on fait, maman et moi. La daronne c’est dans sa peau, elle a pratiqué ça toute sa vie. Ma mère est un fantôme de lait et de rose. Silencieuse et discrète. Le genre de femme qui mourra dans les limbes des mots qu’elle n’a jamais osé dire. Le regard droit et le poing fermé par la rage avortée.

Baba, il est comme tous les pères de mes copains. Ils ne parlent pas, travaillent comme des esclaves – des boulots de merde qui salissent et éclatent votre corps en morceaux. Ils n’embrassent pas, mangent et dorment tout seuls, font l’amour à maman, juste pour enfanter, et des garçons de préférence. Les filles, c’est que des problèmes. Ils sont comme des ombres à vivre à côté de vous sans vous voir. Les seules paroles dont on pourrait se souvenir quand on sera plus âgé, ils les prononcent avec leurs poings. Ils vous évitent mais ils tapent fort, très fort, pour dire qu’ils sont là. Si tu dois trouver un sens à ton existence, ce sera dans les coups de ton père.

Chacun de nous avait une famille un peu bancale ou suffoquait au milieu des autres. Certains de nos grands frères jouaient les pères quand les hommes de la famille étaient au placard ou trop démissionnaires. La rue Léon est presque devenue notre mère, notre père à tous sans qu’on s’en aperçoive. Chez moi, le frigo est vide comme tout l’appart et les placards. Je préfère encore me goinfrer du chaos de cette pute de Léon plutôt que de crever la dalle à attendre qu’Odette rentre aussi de l’hôpital. Elle m’a laissé ses clefs et des tonnes de livres et de disques pour qu’on ait de quoi causer quand elle rentrera. Au bout de quelques jours, à force d’errer au milieu de ses souvenirs et surtout sans elle, j’ai fini par étouffer. Il n’y avait plus rien à lire, ni à écouter, ni à espérer, alors je suis retourné dehors, là où le bruit atténuait un peu les hurlements de mon crâne.

Notre rue avait ses règles. On était des petits joueurs, mais on s’en accommodait. Aucun de nous n’avait des délires de grand banditisme ou des fantasmes de devenir un El Chapo en carton de plus sur la liste qui moisirait à la rate – comme ces frères à peine sortis de la majorité. Il n’y a peut-être que Sékou qui trempait un peu dans la résine, mais juste d’un doigt de pied. Assez pour avoir de belles baskets et faire croquer un peu sa mère divorcée et ses petites sœurs. On avait tous un point commun en dehors de nos familles un peu cassos : on voulait grandir sans entraves, sans dieu, sans maître, vivre vite et atteindre même un bout de cette jouissance autorisée uniquement aux gens bien nés. Mais pour ça, il nous fallait de l’oseille, beaucoup d’oseille.




mardi 17 décembre 2019

[Xilonen, Aura] Gabacho





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Gabacho (Campeon Gabacho)

Auteur : Aura XILONEN

Traductrice : Julia CHARDAVOINE

Parution : 2015 en espagnol (Mexique)
                2017 en français (Liana Levi)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Liborio n’a rien à perdre et peur de rien. Enfant des rues, il a fui son Mexique natal et traversé la frontière au péril de sa vie à la poursuite du rêve américain. Narrateur de sa propre histoire, il raconte ses galères de jeune clandestin qui croise sur sa route des gens parfois bienveillants et d’autres qui veulent sa peau. Dans la ville du sud des États-Unis où il s’est réfugié, il trouve un petit boulot dans une librairie hispanique, lit tout ce qui lui tombe sous la main, fantasme sur la jolie voisine et ne craint pas la bagarre… Récit aussi émouvant qu’hilarant, Gabacho raconte l’histoire d’un garçon qui tente de se faire une place à coups de poing et de mots. Un roman d’initiation mené tambour battant et porté par une écriture ébouriffante.


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Aura Xilonen est née au Mexique en 1995. Après une enfance marquée par la mort de son père et des mois d’exil forcé en Allemagne, elle passe beaucoup de temps chez ses grands-parents, s’imprégnant de leur langage imagé et de leurs expressions désuètes. Elle a seulement dix-neuf ans lorsqu’elle reçoit le prestigieux prix Mauricio Achar pour Gabacho, traduit depuis en huit langues. Aura Xilonen étudie le cinéma à la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla.


Avis :

Après une enfance misérable et maltraitée, sans famille, sans nom et sans âge, le jeune Mexicain Liborio a survécu par miracle à sa terrible traversée clandestine du Rio Grande et du désert américain. Engagé comme homme à tout faire dans une librairie hispanique, il est souvent obligé de jouer des poings pour défendre ses maigres et fragiles acquis, surtout lorsqu’il ose lever les yeux sur Aireen, jeune femme blanche du quartier. Entre le monde des mots qu’il découvre dans les livres et celui des coups qu’il donne et reçoit avec une rage bientôt remarquée par un ancien boxeur déchu, réussira-t-il à échapper à la « migra » et à l’expulsion, et, dans ce cas, à la marginalité violente et miséreuse qui menace d’avoir sa peau ?

Dès les premières lignes, l’on est cueilli par l’écriture mordante, semée de jurons, de mots déformés et inventés. Déroutée au premier abord, je me suis très vite retrouvée subjuguée, totalement séduite par le style de narration aussi inventif que poétique, qui réussit à restituer avec une incroyable véracité les réactions d’un gamin des rues doté d’une vitalité, d’une intelligence et d’une spontanéité irrésistibles, à faire déborder la tendresse des expressions les plus triviales, à nous régaler d’un humour né d’une sincérité décalée, et à nous éblouir de traits et d’images surprenants de justesse et de beauté.

Liborio, le narrateur, frappe autant avec ses poings qu’avec ses mots, laissant le lecteur K.-O. au fil de ses innommables mésaventures, tant contemporaines que passées, les réminiscences de son enfance surgissant constamment pour donner au récit un relief saisissant de réalisme et propre à faire froid dans le dos. J’ai vraiment eu l’impression de toucher du doigt le malheur de ce gamin né au fond de l’enfer, nourri de sa rage de survivre, doté du courage de qui n’a rien à perdre, et qui, après tant de souffrances et d’exploits, se heurte au mur de la clandestinité aux Etats-Unis.

Le dénouement m’a certes semblé un peu trop tendre et positif, suscitant chez moi une infime et toute relative frustration : il m’aurait paru plus crédible de rester jusqu’au bout dans la même tonalité percutante, avec un Liborio toujours sur la brèche d’une vie dramatique, à jamais marquée par un tel parcours.

Ceci n’enlève rien à mon coup de coeur pour ce livre marquant et bluffant, qui m’a tant surprise par son style narratif éblouissant d’inventivité, percutant de réalisme, irrésistible d’humour et de tendresse, et semé de phrases à la beauté d’autant plus déconcertante qu’elles utilisent souvent un vocabulaire pas vraiment académique. Cet extraordinaire premier roman, publié à dix-neuf ans par Aura Xilonen, me fera suivre de près les futurs ouvrages de cette toute jeune écrivain.  (5/5)


Citations : 

Je monte dans le bus rouge qui vient de s’arrêter, paye et me pose au fond, là où les galeux comme moi, on a l’habitude de s’installer histoire de pas leur faire peur, aux noirs et aux blancs, parce que nous, on est gris, et le gris ici, c’est les limbes, ni du côté de Dieu, ni du côté du Diable.

Sur le mur, au-dessus, on a accroché un grand tableau badigeonné de rayures, d’éclaboussures, comme des crachats de couleurs ; on dirait qu’un tuberculeux a inhalé des litres de peinture et s’est mouché toute sa morve sur la toile.

Les immeubles sont très hauts ; on dirait des crayons en train de dessiner le ciel. Je me reflète dans leurs immenses fenêtres. Certains ont des fontaines où l’eau change de couleur et qui fonctionnent même à cette heure-ci. C’est que les fontaines des immeubles chic, ça marche quarante-huit heures par jour, comme si c’était leur sang qui faisait des bulles à leurs pieds.

« Espèce d’abruti, me disait ma tante qui n’était pas ma tante mais ma marraine, t’es vraiment un sale gosse. Bouge-toi le cul, balaye, passe la serpillière histoire de gagner ta croûte et arrête de rester planté là à regarder voler les mouches. »
« Si t’as pas bien astiqué les chiottes, je te filerai rien à dîner, tu passes tes journées à te la couler douce. »
« Si ta mère était encore vivante, avorton du démon, elle mourrait une seconde fois rien que de voir ta face d’attardé ; tu sais même pas aligner deux mots. »
« C’est vrai docteur, il a l’air attardé même si ça lui arrive parfois d’aboyer. »
« Je sais pas docteur, est-ce que ce serait pas une mauvaise tête comme sa mère – que Dieu la garde ? Parce que, mon Dieu, vu le genre de femme que c’était, elle doit croupir au fond de l’Enfer. »
« Vous savez docteur, j’ai beau lui donner des choses à faire, à cette tête de mule, il devient de plus en plus buté. Vous auriez pas une piqûre pour qu’il m’obéisse ? »
« Même avec des coups, il comprend rien, ce crétin. La dernière fois, je l’ai fouetté avec un câble électrique et même comme ça, il a pas bronché. On dirait une mule. Ni en avant ni en arrière. »
« Oui, je vous jure docteur, la dernière fois il m’a volé une petite médaille qui appartenait à sa mère mais qu’elle m’avait offerte à moi. Un peu de justice tout de même. C’est pas rien de prendre en charge un morveux pareil et puis ça coûte bonbon. C’était la moindre des choses qu’elle me l’offre à moi, vous croyez pas ? »
« J’ai pas la moindre idée d’où est-ce qu’il a été fourrer cette médaille, monsieur le policier, je l’ai déjà roué de coups, mais il a pas lâché le morceau. »
« Rien, c’est pire qu’une mule ; je vous avoue que je préférerais que vous l’emmeniez en prison plutôt que de l’avoir dans les parages, parce qu’un jour il va me tuer dans un accès de colère. Ça lui arrive de cogner les murs quand il se fâche, alors imaginez s’il lui prend l’envie de me frapper un jour ? »
« Non, vraiment, moi j’en peux plus, et avec tout ce que j’ai fait pour lui. » 

J’ai l’air d’un combattant blessé dans une guerre solitaire, suppurant d’éclats de mitraille. C’est vrai, on dirait que j’ai tout contre moi ici ; comme si y avait une guerre pour m’exterminer coûte que coûte, même à l’insecticide.

D’aussi loin que je me souvienne, les gens m’ont toujours appelé comme ça leur chantait ; personne ou presque m’a jamais demandé mon nom, c’était pas la peine. Pour les gens, j’étais le petit con, la tapette, le mec, le gosse, le gamin, le pédé, le crevard, le guignol, le noiraud, le sale indien, le megawarrior, le jeune homme, la grosse merde, le jeunot, le clandestin ; des noms qui changeaient selon les circonstances. Je veux lui dire que je m’appelle Liborio. Liborio. Liborio, mais ça me fait honte d’un coup.
« Je me souviens pas de mon nom. » Je lui réponds en haussant les épaules, la tête baissée et inondée de larmes.

Les autres s’approchent et regardent ce qu’il vient de crever. Je sais pas ce que c’est, mais je profite de ce qu’ils rechargent leurs fusils et vident leurs balles sur cette chose à terre qui bouge presque plus pour m’éclipser derrière les fourrés ; je finis par y trouver le terrier d’un animal. Il est pas bien grand, du coup, je dois tordre ma carcasse dans tous les sens pour m’y glisser. De la main droite, je me recouvre de terre histoire de refermer le trou sur moi. Je prends ma respiration et jette une dernière poignée de terre, cerise sur le gâteau de ma tombe improvisée, de cet utérus en terre où j’espère que ces salauds de gringos partis à la chasse au migrant ne viendront pas m’avorter.

Côté ouest, des gratte-ciel bouchent la vue ; avec leurs vitres-miroirs qui reflètent le ciel et les nuages, on dirait que ces saloperies d’immeubles portent des lunettes aux verres polarisés.

C’est dans le fameux livre que m’dame Double V avait acheté que j’ai lu que la misère, ça sentait jamais la rose ; que nous, les pauvres, en plus d’être pauvres, on était miteux et crasseux. Qu’il y avait que l’art pour faire ressortir la beauté de la saleté, et que les artistes les plus culottés, c’étaient ceux qui arrivaient à faire une putain d’œuvre d’art à partir d’une tragédie, de la misère, de l’abandon, comme ces connards de photographes qui effleurent le malheur du bout des doigts, histoire de gagner un putain de prix Pulitzer avec leur super photo.

Mais je me suis vite rendu compte que la littérature avait absolument rien à voir avec la vie de tous les jours. Du moins, je pouvais pas m’empêcher de penser que personne pouvait savoir à quoi je pensais quand je m’allongeais pour contempler des écureuils ou des arbres. Parfois, j’essayais de savoir à quoi ils pensaient, ceux qui étaient à côté de moi, le Boss, les clients de la librairie, Madame, l’Argentin, les crevards, les guignols, les mecs, les gonzesses, la fille du 7-Eleven, les ploucs et les hypoténuses. C’est pour ça que je trouvais que ça sonnait tellement faux dans les pages des livres, avec leurs pensées toutes linéaires, sans le tohu-bohu de tout ce qui nous passe par la tête quand on marche dans la rue, renfermés sur nous-mêmes ; leurs méandres aussi, ils avaient l’air pipeau, c’était tellement bien rangé qu’y avait rien qui dépassait dans la marge, ni des mots, ni des faits.

Je passe d’abord avec Aireen devant le rayon des appareils électroniques avec des écrans de toutes les tailles, des ordinateurs, des radios, des home cinemas, des portables, des jeux vidéo. Ici, devant tant de technologies à portée de main, les gringos commencent à se prendre au sérieux. Ça se lit sur leurs tronches, dans leurs rêves, que ça les fait baver, crever d’envie, qu’ils ont besoin d’un écran de la taille du Colosse de Rhodes pour se sentir vivants, pour s’assurer que leur vie, c’est pas du gâchis.

Le ciel est limpide, comme si la courbure de la Terre était une immense cornée et qu’on avait balayé toutes les poussières d’un gigantesque battement de cils.



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