mardi 31 octobre 2023

Bilan de mes lectures - Octobre 2023

 

 

 

Coups de coeur : 

  
BARBERIS Dominique : Une façon d'aimer
BINET Laurent : Perspective(s)
SINNO Neige : Triste tigre


 

 

J'ai beaucoup aimé : 

 
AMMI Kebir Mustapha : A la recherche de Glitter Faraday
AMOUDI Mokhtar : Les conditions idéales
DELECROIX Vincent : Naufrage
DESPRAIRIES Cécile : La propagandiste
MURAT Laure : Proust, roman familial 
RECONDO Léonor (de) : Le grand feu
RUSHDIE Salman : La cité de la victoire
TOUSSAINT Jean-Philippe : L'échiquier 
 


 

J'ai aimé :

  
MIZUBAYASHI Akira : Suite inoubliable
SCHMITT Eric-Emmanuel : La rivale 
 

 

lundi 30 octobre 2023

[Schmitt, Eric-Emmanuel] La rivale

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La rivale

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Parution : 2023 (Albin Michel)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« La Callas ? Vous verrez : bientôt plus personne ne se souviendra d’elle... »
Qui parle ? Une certaine Carlotta Berlumi. Le nom de cette mystérieuse vieille dame n’évoque rien à personne, pourtant elle soutient mordicus qu’elle connut son heure de gloire à la Scala et fut la plus grande rivale de Maria Callas. À l’entendre, la cantatrice grecque parvint, à force de manœuvres et de combines, à la jeter aux oubliettes, mais elle lui rendit la monnaie de sa pièce en précipitant sa chute. Carlotta prend-elle ses désirs pour des réalités ? A-t-elle trouvé en Callas le bouc émissaire de ses échecs, l’explication magique de ses déboires et de ses frustrations ?
A travers ce cocasse et inoubliable personnage, Éric-Emmanuel Schmitt brosse, avec un humour et une malice incomparables, le portrait en creux d’une Maria Callas méconnue. Et nous convie, en expert de la musique et des méandres de l’âme, dans les coulisses clandestines de l’opéra et du cœur humain.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 45 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Le Cycle de l’invisible s’est vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été élu en janvier 2016 à l’unanimité par ses pairs comme membre de l’Académie Goncourt.

 

Avis :

Maria Callas aurait eu cent ans le 2 décembre 2023. Passionné de musique autant que d’écriture, Eric-Emmanuel Schmitt nous en dresse un saisissant portrait en creux, au travers de la mémoire malade et jalouse d’une rivale aigrie.

« Cette grosse Grecque avec ses lunettes de myope, mal fagotée, boutonnée, boudinée, flanquée d’un mari sénile » ... Une « illusionniste » masquant à grand peine les stridences et le manque d’homogénéité de sa voix sous « son personnage d’étoile fantasque » ... Ce n’est pas La Tebaldi, dont la polémique a rapporté la supposée rivalité avec La Callas, mais la soprano imaginaire Carlotta Berlumi qui, encore de ce monde, n’en finit plus de honnir celle qui, dans son esprit, lui a volé la gloire de toute la hauteur de son imposture. « La Callas ? Vous verrez : bientôt plus personne ne se souviendra d’elle… », affirmait-elle avec assurance lorsque les deux femmes n’en étaient encore qu’à leurs débuts. Et pourtant, force est de constater que, si l’étoile de l’une n’a rien perdu de son éclat, l’autre en est aujourd'hui réduite à chercher vainement son nom dans les dictionnaires de l’art lyrique. En vérité, aveuglément enfermée dans sa conception classique du chant et de l’opéra, l’orgueilleuse Carlotta n’a dans son déni jamais pris la mesure des bouleversements qu’était en train d’imposer Maria Callas, autant tragédienne que cantatrice, et bientôt icône véritable. 

Le procédé narratif ne manque pas de sel, qui, avec en point d’orgue un bien ironique dénouement, finit par battre les détracteurs de la Callas à leur propre tribune. Car il y en eut, aussi passionnés que ses aficionados, occasionnant des disputes à la mesure de l’impact de la diva sur l’art lyrique. Avant de leur clouer le bec en laissant le dernier mot à la voix inoubliable de l’artiste, le récit de toute évidence biaisé par l’échec et la jalousie de l’une de ses contemptrices tourne peu à peu en ridicule ces rumeurs chagrines, au final bien incapables d’écorner l’inaltérable et triomphante figure de la « moderne » cantatrice. Plus l’aigre Carlotta s’enfonce dans son dépit, plus La Callas acquiert d’aura additionnelle. Et c’est là que ce court roman, presque une nouvelle, déçoit : en fait d’antithèse à la hauteur de la diva, la rivale, bientôt ridicule et pitoyable à en friser la stupidité, manque par trop de profondeur pour demeurer tout à fait convaincante.

Au bémol près des aspects les plus caricaturaux de cette bien naïve rivale, reste un livre éminemment agréable qui, à l’occasion de ce prochain centenaire de la naissance de La Callas coïncidant fort opportunément avec l’approche des fêtes de fin d’année, ne manquera pas de garnir le pied de bon nombre de sapins, mélomanes ou non. (3,5/5)

 

Citations :

Deux institutions règnent sur le cœur des Italiens : l’Église et l’Opéra. Quand ils ne sont pas émus par les vitraux, ils le sont par les rideaux.


Les atouts de la Scala ? Son public et son passé ! s’exclama Enzo. Son public chevronné, expert, exigeant – certains diront injuste. Son passé, car l’excellence attire l’excellence. Tous les grands chanteurs, toutes les grandes chanteuses, mesdames et messieurs, ne caressent qu’un rêve : fouler les planches de la Scala. Un engagement ici équivaut au prix Nobel de l’art lyrique ! Ces murs ont accueilli Caruso, Gigli, Flagstad, Del Monaco, Schwarzkopf, Pavarotti, Sutherland, Caballé, Domingo… et surtout, maintes et maintes fois, la Divine, la sublime Callas !


[La vieille femme] était complètement peinte, accumulant des coloris intenses, noir aile-de-corbeau sur les cheveux, marron terreux pour les sourcils en circonflexe, beige rosé en fond de teint, carmin sur les lèvres, azur sur les paupières fripées. L’ensemble avait autant d’allure que d’outrance, sorte de défi improbable qui niait la décrépitude tout en l’affirmant. Si les couleurs vives prenaient bien la lumière, elles accentuaient les rides, les sillons et la fatigue d’une peau où par endroits les grains de poudre s’accrochaient comme de la poussière.


– Elle n’avait pas le contre-ut. Comment chanter l’air du Nil en l’absence de contre-ut ? Elle était obligée de passer la chiffonnette.  
– Passer la chiffonnette ?
– Elle feignait de monter vers le contre-ut avec un glissando, en opérant un port de voix, et elle s’arrêtait juste quand il fallait le tenir. Elle passait la chiffonnette.


– Moi, j’ai manqué de courage, je le déplore : lâchement, j’ai vieilli. Aujourd’hui, c’est trop tard.  
– Trop tard pour quoi ?
Le nez de Carlotta se plissa, rayé de ridules.
– Pour mourir jeune !

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 


 

samedi 28 octobre 2023

[Binet, Laurent] Perspective(s)

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Perspective(s)

Auteur : Laurent BINET

Parution : 2023 (Grasset)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Florence, 1557. Le peintre Pontormo est retrouvé assassiné au pied des fresques auxquelles il travaillait depuis onze ans. Un tableau a été maquillé. Un crime de lèse-majesté a été commis. Vasari, l’homme à tout faire du duc de Florence, est chargé de l’enquête. Pour l’assister à distance, il se tourne vers le vieux Michel-Ange exilé à Rome. 
La situation exige discrétion, loyauté, sensibilité artistique et sens politique. L’Europe est une poudrière. Cosimo de Médicis doit faire face aux convoitises de sa cousine Catherine, reine de France, alliée à son vieil ennemi, le républicain Piero Strozzi. Les couvents de la ville pullulent de nostalgiques de Savonarole tandis qu'à Rome, le pape condamne les nudités de le chapelle Sixtine. 
Perspective(s) est un polar historique épistolaire. Du broyeur de couleurs à la reine de France en passant par les meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, chacun des correspondants joue sa carte. Tout le monde est suspect.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Laurent Binet a été professeur de lettres pendant dix ans en Seine-Saint-Denis. Il est l’auteur de HHhH (2010, prix Goncourt du premier roman), La septième fonction du langage (2015, prix Interallié), Civilizations (2019, Grand prix du roman de l’Académie française).

 

Avis :  

La censure de la nudité artistique n’est pas une nouveauté, preuve en est ce tout dernier roman de Lauret Binet, un polar historique épistolaire qui nous projette de plain-pied dans la Florence de la Renaissance, en une Italie dont l’effervescence artistique côtoie les déchirements politiques.
 
En 1557, tandis que la onzième guerre d’Italie place plus que jamais la péninsule au coeur de l’affrontement entre la France et l’Espagne, le pape Paul IV à Rome et le duc Cosimo de Médicis à Florence ont fort à faire pour espérer tirer leur épingle des luttes politiques en cours. Dans ce contexte de crise mais aussi de brassage d’idées – artistiques avec la récente découverte de la perspective en peinture, ou idéologiques avec notamment l’émergence de concepts républicains mais aussi la trace laissée par les prédications de Savonarole –, tout se fait enjeu de pouvoir et objet de sombres manipulations. Surfant sur la polémique née des exigences papales d’habiller de voiles les nus « impies et obscènes » de Michel-Ange, voilà qu’on a osé peintre un nu lascif affublé du visage de Marie de Médicis, le fille du duc de Florence. Au même moment, l’infamant tableau étant déjà devenu l’enjeu d’un combat politique, Pontormo, qu’on savait déjà torturé par la prévisible condamnation des fresques très dénudées, qu’après onze ans d’un travail titanesque, il s’apprêtait à achever, est retrouvé mort au pied de son grand œuvre, un poinçon en plein coeur. Soucieux d’identifier le meurtrier et, peut-être plus encore, de récupérer l’odieux et vexant tableau, Cosimo de Médicis charge Giorgio Vasari, peintre lui aussi en même temps qu’homme de confiance, de mener une double enquête.

Sur la toile de fond solidement tissée de leur contexte historique, Laurent Binet s’empare des points d’interrogation de l’Histoire pour camper, sous un format original, un récit réjouissant et addictif. Des fresques dont Pontormo avait revêtu la chapelle San Lorenzo à Florence ne nous sont parvenus que leurs cartons préparatoires. De la mort du peintre, l’on ne sait rien, même pas précisément la date. Quant à Marie, la fille aînée de Cosimo de Médicis, sa disparition à dix-sept ans est restée l’objet de diverses légendes peu vérifiables. Il n’en faut pas plus à l’écrivain pour nourrir une fiction aussi récréative qu’édifiante, truffée de clins d’oeil, tant à la littérature lorsque sa Catherine de Médicis se prend des airs de Madame de Merteuil, qu’à un certain monde contemporain criant à la pornographie devant le David de Michel-Ange. Rétrospectivement heureux de savoir les fresques de la chapelle Sixtine sauves, l’on en vient à s’affliger de la disparition de celles de Pontormo, peut-être en effet aussi sublimes. Surtout, l’on se régale de cette intrigue pleine de rebondissements et de suspense qui se laisse découvrir au long des pointillés chronologiques laissés par un paquet de 176 lettres échangées, avec toutes les tournures de l’époque, par une vingtaine de protagonistes. Le seul, contrairement aux auteurs des missives, à avoir accès à toutes, le lecteur, dans sa position ex machina, se retrouve en situation de rire – ou de frémir – des tâtonnements, erreurs et quiproquos dans lesquels, avec une malice jubilatoire, l’écrivain s’amuse à égarer les personnages.

Erudite, bien écrite, drôle, cette gourmandise historique s’assortit d’autant d’intelligence que de fantaisie, pour la défense des peintres et des artistes, à commencer par ceux de la Renaissance, contre la censure de tout poil. « La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l’infini » « Nous sommes les fenêtres de Dieu. » « C’est pourquoi nous ne devons pas mésestimer nos œuvres mais au contraire les respecter, en prendre soin et les défendre contre quiconque. Les nôtres et celles des autres, quand elles en valent la peine. » Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Sans les avoir vues, je suis certain que les fresques de Pontormo doivent être préservées à tout prix, car elles défendent une idée de l’art et du divin que je nous sais partager. L’idée, mon cher Bronzino ! Vous et moi savons qu’il n’y a rien de plus haut. C’est pourquoi je ne doute pas que vous saurez, mieux que personne et aussi bien que moi-même, être fidèle à celle de votre maître, en achevant son œuvre dans l’esprit qui était le sien. Cela faisant, vous prendrez part à la bataille que nous livrons contre des puissances bien obscures, et vous exposerez à de terribles dangers, car nos ennemis grimpent vers nous comme des araignées. À Rome, je crains chaque jour pour ma Sixtine et j’en viens à me demander si je ne dois pas laisser le pauvre Volterra voiler mes nus, comme un moindre mal, pour ne pas risquer la destruction du tout. En réalité, j’en suis même à souhaiter ma propre mort, pour ne pas voir ce qu’il adviendra de mon œuvre, car je n’ai plus guère de doute sur le fait qu’elle ne me survivra pas longtemps.
 

Un mot encore : je suis passé voir Bronzino sur le chantier de San Lorenzo. Vous savez comme il est rare que j’émette une objection à vos jugements, que je tiens pour les plus assurés du monde, et combien nos goûts et nos avis, à vous et moi, sont presque toujours accordés. Mais j’ai vu les fresques : elles ne sont pas ce que vous dites. Ces corps entassés sont la chose la plus terrible qu’il m’ait été donné de voir, mais c’est là ce qui fait toute leur valeur, et en fait de mesquinerie, c’est le spectacle de l’humanité, dans toute sa grandeur et sa misère, que Pontormo nous a offert. Si Bronzino s’acquitte correctement de sa tâche, comme je l’en crois capable, le chœur de San Lorenzo rivalisera avec la Sixtine. Vous savez bien que ce ne sont pas tant les hommes qui changent leurs goûts que la politique qui change les hommes. Ce qui choque aujourd’hui dans ces peintures, outre la nudité des corps qui n’est plus de mise, c’est l’absence des saints (à l’exception de saint Laurent, bien sûr), des anges, des papes et des évêques, pour rappeler la prééminence de Jésus sur eux tous, ce pourquoi le peintre a poussé l’audace jusqu’à le représenter au-dessus de son propre père, parce que Riccio et Pontormo ont voulu promouvoir la relation directe des hommes à leur Sauveur, sans intermédiation superflue, et vous savez aussi qu’il n’en faut pas davantage, désormais que Rome voit des protestants derrière chaque porte, pour que tout cela sente le fagot.
 

L’honneur repose uniquement sur l’estime du monde, et c’est pourquoi une femme doit user de tout son talent pour empêcher qu’on débite des histoires sur son compte : l’honneur, en effet, ne consiste pas à faire ou ne pas faire mais à donner de soi une idée avantageuse ou non. Péchez si vous ne pouvez résister, mais que la bonne réputation vous reste.
 

Or, dans le triste monde où nous vivons, neuf cents sur mille vivent comme des moutons, la tête penchée vers la terre, pleins de folie et de mauvaises pensées, pendant qu’une poignée achète le Ciel en profitant du travail des autres. Si vous observez la conduite des hommes, vous verrez que tous les plus riches et les plus puissants n’ont réussi que par la fraude ou par la force ; vous verrez qu’ils cachent ensuite la turpitude de leur conquête sous le nom de gain, légitimant ce qu’ils ont usurpé par la tromperie ou la violence. Ceux qui, par manque de prudence ou par excès de sottise, se refusent à ces méthodes s’enlisent dans l’asservissement et l’indigence. Les serviteurs fidèles restent des serviteurs et les hommes bons des miséreux.
J’en entends certains qui crient à la République. Mais pour quoi faire, la République, si le pouvoir est aux mains de quelques-uns, au détriment de tous les autres ? Voulez-vous à nouveau jouer la comédie de la Seigneurie, avec ses prieurs et ses fèves tirées au sort dans des bourses d’où sortaient toujours les mêmes noms ? Croyez-vous que les Strozzi, s’ils revenaient, vous défendraient ? Peu nous chaut d’être gouvernés par un seul ou par plusieurs. Ce que nous voulons n’est pas la République mais la justice, qui est l’autre nom de la République pour tous.
Certains encore, parmi les plus résignés, aspirent au royaume de Dieu, plaçant leur espérance dans leur vie céleste pour se consoler de leur misère terrestre. Mais ce que nous voulons n’est pas le paradis pour après notre mort. Nous voulons le royaume de Dieu sur terre, ici et maintenant, à Florence, en l’an de grâce 1557.
 
 
Vous devez comprendre, vous qui ne reculez pas devant les plus grandes commandes et qui, en conséquence, savez de quelles souffrances et angoisses se paient nos ambitions, l’état d’épuisement qui est le mien depuis dix ans que j’ai accepté ce chantier de Saint-Pierre. Plus je m’acharne sur cette coupole qui m’aura donné tant de tracas, plus je tends à vous donner raison sur ce qui fut la révélation de votre mésaventure chez l’infortuné Bacchiacca : Brunelleschi est le plus grand génie que l’Italie ait jamais enfanté, que l’Europe ait jamais connu. Ma coupole à double coque a seize pans intérieurs et seize pans extérieurs, qu’en dites-vous ! Voilà qui n’est pas une mince affaire, n’est-ce pas ? Sans doute est-elle plus solide que la sienne, mais sans la sienne, la mienne n’aurait jamais existé, même pas dans mes rêves. (…)
Brunelleschi découvrant les lois de la perspective, c’est Prométhée volant le feu à Dieu pour le donner aux hommes. Grâce à lui, nous avons pu, non pas seulement enluminer des murs comme jadis Giotto avec ses doigts d’or, mais reproduire le monde tel qu’il est, à l’identique. Et c’est ainsi que le peintre a pu se croire l’égal de Dieu : désormais, nous pouvions, nous aussi, créer le réel. Et c’est ensuite que nous avons tenté, pauvres pécheurs que nous sommes, de surpasser notre Seigneur. Nous pouvions copier le monde aussi fidèlement que si nous l’avions façonné nous-mêmes, mais cela ne suffisait pas à étancher notre soif de création, car notre ambition d’artistes, enivrés de ce nouveau pouvoir, ne connaissait plus de limite. Nous avons voulu peindre le monde à notre manière. Nous n’avons pas seulement voulu rivaliser avec Dieu, mais nous avons voulu modifier son œuvre, en redessinant le monde à notre convenance. Nous avons tordu la perspective, nous l’avons délaissée, nous avons effacé les sols à damier de nos prédécesseurs pour faire flotter nos personnages dans l’éther, nous avons joué avec elle comme un chien avec sa balle ou comme un chat agace le cadavre d’un petit moineau qu’il a tué lui-même. Nous nous en sommes détournés. Nous l’avons méprisée. Mais nous ne l’avons jamais oubliée.
Comment aurions-nous pu ? La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l’infini. Spectacle terrible. Je ne me rappelle jamais sans trembler la première fois que je vis les fresques de Masaccio à la chapelle Brancacci. Quelle connaissance merveilleuse des raccourcis ! L’homme d’aplomb, enfin à sa taille, ayant trouvé sa place dans l’espace, pesant son poids, chassé du paradis mais debout sur ses pieds, dans toute sa vérité mortelle. L’image de l’infini sur terre, voilà ce que, bien loin d’avoir corseté l’imagination des artistes, la perspective artificielle nous a accordé. L’image, seulement, oui bien sûr… en réalité, nous ne pouvions prétendre égaler le Dieu créateur, mais nous pouvions, mieux que les prêtres, porter sa parole au travers d’images muettes ou de statues de pierre. Peintres, sculpteurs, architectes : l’artiste est un prophète parce que, plus que les autres, il a l’idée de Dieu, qui est précisément l’infini, cette chose impensable, inconcevable. Et pourtant… Impensable, oui, mais pas irreprésentable. C’est la perspective qui permet de voir l’infini, de le comprendre, de le sentir. La profondeur sur un plan coupant perpendiculairement l’axe du cône visuel, c’est l’infini qu’on peut toucher du doigt. La perspective, c’est l’infini à la portée de tout ce qui a des yeux. La perception sensible ne connaissait et ne pouvait connaître la notion d’infini, croyait-on. Eh bien, grâce aux peintres qui maîtrisent les effets d’optique, ce prodige a été rendu possible : on peut voir au-delà. Permettre à l’œil de transpercer les murs. Cette voûte en demi-cintre à Santa Maria Novella, tracée en perspective, divisée en caissons ornés de rosaces, qui vont en diminuant, en sorte qu’on dirait que la voûte s’enfonce dans le mur : trompe-l’œil, illusion sans doute, mais quelle merveille ! Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ? Eh bien soit, mais plus encore ! Un tableau n’est pas seulement, comme le pensait Alberti, une fenêtre à travers laquelle nous regardons une section du monde visible. Ou bien peut-être n’est-il que cela, en effet, mais alors, n’a-t-on pas déjà là un miracle suffisant pour attester son essence divine ? Nous sommes les fenêtres de Dieu. Voilà ce que nous sommes. Certes, celui qui outrepasse le rôle qui lui a été dévolu ici-bas commet un péché, mais celui qui esquive sa tâche et se défausse ou prend la chose à la légère ne pèche pas moins, et c’est pourquoi nous ne devons pas mésestimer nos œuvres mais au contraire les respecter, en prendre soin et les défendre contre quiconque. Les nôtres et celles des autres, quand elles en valent la peine.
 
 
En vérité, l’insulte devient légitime quand elle répond à l’iniquité. La satire n’est-elle pas l’arme des faibles pour ridiculiser les grands ? 


Ainsi, comme Léonard et comme vous dans la salle du Conseil, je laisserai mes fresques inachevées, qui connaîtront le même destin. La peinture est un coton gratté de l’enfer qui dure peu. Qu’importe ! C’est ainsi. Je n’ai plus qu’un seul désir avant de mourir : que le divin Michel-Ange pose les yeux sur elles. Vous seul, entre tous, comprenez absolument de quoi il retourne : surpasser la nature en voulant donner de l’esprit à une figure et la faire paraître vivante en la faisant plate.


Après tout, il n’y a qu’une seule chose noble ici-bas, et c’est le dessin. L’homme, lui, n’est qu’une tache qui pâlit sur un mur.


 

jeudi 26 octobre 2023

[Grann, David] Les naufragés du Wager

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Les naufragés du Wager
           (The Wager: A Tale of Shipwreck,
           Mutiny, and Murder)

Auteur : David GRANN

Traduction : Johan-Frédérik HEL GUEDJ

Parution :  2023 en anglais (USA)
                   et en français (Sous-Sol)

Pages : 448

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1740, le vaisseau de ligne de Sa Majesté le HMS Wager, deux cent cinquante officiers et hommes d’équipage à son bord, est envoyé au sein d’une escouade sous le commandement du commodore Anson en mission secrète pour piller les cargaisons d’un galion de l’Empire espagnol. Après avoir franchi le cap Horn, le Wager fait naufrage. Une poignée de malheureux survit sur une île désolée au large de la Patagonie. Le chaos et les morts s’empilant, et face à la quasi-absence de ressources vitales, aux conditions hostiles, certains se résolvent au cannibalisme, des mutineries éclatent, le capitaine commet un meurtre devant témoins. Trois groupes s’affrontent quant à la stratégie à adopter pour s’en échapper. Alors que tout le monde croyait que l’intégralité de l’équipage du Wager avait disparu, un premier groupe de vingt-neuf survivants réapparaît au Brésil deux cent quatre-vingt-trois jours après la catastrophe maritime. Puis ce sont trois rescapés de plus qui atteignent le Brésil trois mois et demi plus tard. Mais une fois rentrés en terres anglicanes, commence alors une autre guerre, des récits cette fois, afin de sauver son honneur et sa vie face à l’Amirauté et au grand public.

Reconstitution captivante d’un monde disparu, Les Naufragés du Wager de David Grann est un formidable roman d’aventures et une réflexion saisissante sur le sens des récits. Un grand livre par l’un des maîtres de la littérature du réel.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1967 à New York, David Grann est depuis 2003 journaliste au New Yorker. Salué par ses pairs, il fut finaliste du prestigieux National Magazine Awards en 2010. Il est l’auteur de plusieurs reportages fameux Un crime parfait (2009), Le Caméléon (2009), Trial by Fire (2010), Chronique d’un meurtre annoncé (2013) et The Yankee Comandante (2015), rassemblés dans le recueil Le Diable et Sherlock Holmes (Editions du sous-sol, Points). Il est aussi l’auteur de La Cité perdue de Z (Points), de La note américaine (Pocket) et de The White Darkness (Editions du sous-sol, Points).

 

 

Avis :

Nul besoin d’inventer pour écrire des histoires plus extraordinaires que les plus formidables des fictions : le journaliste et écrivain américain David Grann, plébiscité et adapté par les plus grands noms du cinéma outre-Atlantique, a l’art d’exhumer de la réalité des aventures à ce point incroyables qu’il lui faut se battre, armé de l’irréprochable rigueur de sa documentation et de la précision sans concession de sa plume, pour que leur narration en paraisse plausible.

Il lui aura donc fallu cinq ans d’un minutieux travail d’enquête, à recouper les documents de l’époque, journaux de bord et rapports maritimes, à explorer ouvrages et précis de marine, de chirurgie ou encore d’horlogerie, sans compter les études universitaires sur Stevenson, Melville et Byron – les premiers s’étant inspiré de cette histoire pour leurs romans, le dernier des récits de son grand-père rescapé du naufrage –, à se rendre sur place aussi, sur l’île Wager – ce bout de terre désolée, battue par les tempêtes du Pacifique Sud au large de la Patagonie, où subsistent encore des traces du navire perdu –, pour insuffler la vie dans un récit époustouflant, aussi vrai que nature.

En 1740, le Wager et ses deux cent cinquante hommes appareillent au sein d’une petite escadre de la Couronne britannique, avec pour mission la capture d’un galion espagnol revenant des Indes chargé d’or. Retardée par les avanies d’un recrutement si difficile qu’il a fallu rafler l’équipage parmi les indigents, les repris de justice et les vétérans malades ou estropiés, l’expédition aborde l‘enfer du Cap Horn à la pire des saisons. Drossé sur les rochers d’un bout de terre surgi des ouragans, le Wager se disloque, laissant miraculeusement la vie sauve à une partie de l’équipage et de ses officiers. Habitués à la vie infernale du « monde de bois », cette prison flottante coupée du monde où sévissent sans merci promiscuité, épidémies – typhoïde, typhus, scorbut – et autorité de fer, les survivants vont pourtant passer, sur leur île déserte, par tous les cercles imaginables de l’enfer. Mutinerie, cannibalisme, meurtre, jalonneront les quelque six mois de la terrible robinsonnade, avant que le groupe, scindé en différentes factions, ne trouve le moyen d’embarquer sur des gréements de fortune pour plus d’un an d’une navigation hagarde vers la civilisation. La poignée de fantômes méconnaissables et à peine humains que le monde stupéfait verra surgir d’un presque au-delà n’en auront pour autant pas fini de se battre pour défendre leur peau. Commencera alors en effet l’heure des comptes, ceux à rendre à la Justice de l’Amirauté au regard de l’impitoyable code maritime britannique. Et l’on ne badine pas, ni avec l’abandon de poste, ni avec la mutinerie…

Loin de la seule restitution journalistique d’une colossale enquête mais sans pour autant s’autoriser la moindre facilité romanesque, la narration s’anime d’une vie qui se nourrit de la puissance d’évocation d’un style net et précis, capable de rendre en quelques mots le grain d’une atmosphère ou d’une situation. Sur un rythme vif et fluide superbement servi par la traduction de Frédérik Hel Guedj, le souffle du récit emporte ainsi le lecteur dans la découverte, passionnante de bout en bout, non pas seulement d’un fait divers hors du commun, mais d’un pan historique édifiant à bien des égards. A travers le microcosme du navire, condensé flottant de l’organisation d’une société et des rapports humains, délégation d’une « civilisation » avide et pressée de piller le monde par tous les moyens – assujettissement barbare de ses propres hommes, piraterie, anéantissement des peuples autochtones comme les malheureux Kaweskars des chenaux de Patagonie également évoqués par Jean Raspail dans Qui se souvient des hommes –, enfin espace clos où, pour leur survie, des hommes se font plus sauvages que des bêtes fauves, c’est un miroir bien peu flatteur que nous tend cette sinistre tragédie. Les autorités de l’époque ne s’y sont d’ailleurs pas trompées, qui ont étouffé l’affaire alors qu’elle faisait sensation, déjà à coup de « fake news » démultipliées par la publication des différentes versions de chaque protagoniste…

Après l’hallucinant The White Darkness, qui nous emmenait dans une mortelle traversée pédestre du contient antarctique, cette nouvelle et tout aussi véridique aventure se lit, elle aussi, le souffle suspendu, fasciné par cette réalité dépassant la plus débridée des imaginations. David Grann est aujourd’hui aux Etats-Unis une star du récit de non-fiction. Gageons que cette réputation ne sera pas démentie de ce côté de l’Atlantique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il n’était pas rare que les autorités locales, sachant combien l’enrôlement de force était impopulaire, se débarrassent des indésirables. Mais ces conscrits étaient pitoyables, et les volontaires valaient à peine mieux. Un amiral décrit un groupe de recrues “infestées par la variole, la gale, les écrouelles et toutes sortes de maux, issues des hôpitaux de Londres. Elles ne serviront qu’à contaminer les navires ; pour le reste, la plupart d’entre elles sont des voleurs, des cambrioleurs, des forçats de [la prison de] Newgate et la lie de Londres. Et de conclure : “Durant toutes les guerres précédentes jamais je n’ai vu rameuté un tel ramassis de gaillards plus lamentables les uns que les autres.”
Afin de remédier au moins en partie à cette pénurie d’hommes, le gouvernement envoya à l’escadre d’Anson cent quarante-trois fusiliers de marine, qui formaient alors une branche de l’armée, avec leurs officiers. Les fusiliers de marine étaient censés prendre part aux opérations terrestres d’invasion et prêter main-forte en mer. Pourtant, ces recrues étaient si novices qu’elles n’avaient jamais mis les pieds sur un navire ni ne savaient tirer avec une arme à feu. De l’aveu de l’Amirauté, elles étaient “inutiles”. Acculée, la Navy n’eut d’autre choix que de réquisitionner pour l’escadre d’Anson cinq cents soldats invalides du Royal Hospital, une institution établie au XVIIe siècle à Chelsea pour des vétérans devenus “vieux, éclopés ou infirmes au service de la Couronne”. Nombre d’entre eux avaient la soixantaine bien tassée et ils souffraient de convulsions, étaient perclus de rhumatisme, durs d’oreille, en partie aveugles, ou bien il leur manquait plusieurs membres. En raison de leur âge et de leur extrême faiblesse, ces soldats avaient été jugés inaptes au service actif. Le révérend Walter les décrivait comme “un assemblage d’objets propres à exciter la pitié”.
Sur le trajet vers Portsmouth, près de la moitié des invalides se dérobèrent, en boitillant sur sa jambe de bois pour l’un d’eux. “Tous ceux qui avaient assez de jambes, ou du moins assez de forces pour sortir de Portsmouth, ayant déserté”, notait le révérend Walter. Anson plaida auprès de l’Amirauté pour qu’elle remplace “ce détachement âgé et malade”, selon la formule de son aumônier. Or, il n’y avait plus une seule recrue disponible, et après que le commodore eut renvoyé les plus infirmes, ses supérieurs leur ordonnèrent de remonter à bord.
David Cheap supervisa l’arrivée de ces hommes, dont un bon nombre étaient si faibles qu’il fallait les porter à bord des navires sur des brancards. Leurs mines paniquées trahissaient ce que tout le monde savait, au fond : ils embarquaient pour mourir. “Ils périraient pour rien, selon toute vraisemblance de maladies lancinantes et douloureuses, convenait le révérend Walter, qui plus est, après avoir consacré l’énergie et la force de leur jeunesse au service de leur pays.”


Ainsi que l’observait un marin : “Un vaisseau de ligne est, pour ainsi dire, la quintessence du monde, où il existe un spécimen de chaque caractère, quelques belles âmes et quelques vauriens de la pire espèce.” Parmi ces derniers, il listait “les bandits de grand chemin, les cambrioleurs, les voleurs à la tire, les débauchés, les adultères, les joueurs, les pamphlétaires, les géniteurs de bâtards, les imposteurs, les souteneurs, les parasites, les ruffians, les hypocrites, les bellâtres usés jusqu’à la corde”.


“Le capitaine devait être pour ses hommes le père et le confesseur, le juge et le jury, écrit un historien. Il était plus puissant que le roi, car le roi ne pouvait ordonner que l’on fouette un homme. Il pouvait leur ordonner d’aller au combat et, de ce fait, exerçait un pouvoir de vie et de mort sur chacun à bord.”


Chaque élément était essentiel au bon fonctionnement du navire. L’inefficacité, les bévues, la stupidité, l’ivrognerie pouvaient conduire au désastre. Un marin décrit un vaisseau de ligne comme “une mécanique humaine, dans laquelle chaque homme est un rouage, une courroie ou une manivelle, le tout entrant en mouvement avec une régularité et une précision sans pareilles selon la volonté du mécanicien : le tout-puissant capitaine”.
 
 
Byron était confronté à la dure vérité de ce monde de bois : la vie de tous dépendait de la prestation de chaque membre de l’équipage. Ils étaient comme les cellules d’un corps humain ; une seule cellule maligne les conduirait tous à leur perte.


La notion même de germes n’ayant pas encore fait son apparition, les instruments chirurgicaux n’étaient pas stérilisés, et la paranoïa à propos de l’origine de l’épidémie rongeait les marins comme le mal proprement dit. Le typhus se propageait-il dans l’eau ou avec la saleté ? Par un contact ou par un regard ? L’une des théories médicales dominantes considérait que certains environnements stagnants, comme ceux d’un navire, émettaient des odeurs nocives qui contaminaient les humains. Il y avait véritablement quelque chose “dans l’air”, croyait-on.  
Alors que les hommes de l’escadre d’Anson tombaient malades, officiers et médecins arpentaient les ponts, en flairant les coupables potentiels : la sentine croupie, les voiles moisies, la viande rance, la transpiration, le bois vermoulu, les rats crevés, la pisse et les excréments, le bétail non lavé, les mauvaises haleines. La fétidité avait provoqué une invasion d’insectes d’une ampleur biblique de sorte que plus personne n’osait ouvrir la bouche, notait Millechamp, “de peur qu’ils ne leur volent au fond du gosier”. Plusieurs hommes d’équipage se taillèrent des éventails de fortune dans des morceaux de planche. “[Ils] s’en servaient pour brasser l’air infecté d’un geste du poignet”, se rappelait un officier.


L’escadre continua sa progression. Bulkeley scrutait l’horizon, guettant l’Amérique du Sud, la terre ferme. Mais, hormis la mer, il n’y avait rien à contempler. C’était un fin connaisseur de ses nuances et formes. Il y avait les eaux vitreuses et les eaux irrégulières, les eaux coiffées de blanc et les eaux saumâtres, les eaux d’un bleu transparent et celles creusées par la houle ou éclairées par le soleil, aussi étincelantes que les étoiles. Un jour, écrit-il, l’océan était si pourpre qu’il “ressemblait à du sang”. Chaque fois que l’escadre traversait une étendue de cet immense champ liquide, une autre apparaissait devant eux, comme si toute la Terre avait été submergée. 


Les mers de l’extrême Sud étant les seules eaux à circuler sans obstacle autour du globe, elles accumulent une puissance démesurée, avec des vagues qui se forment sur des distances de plus de vingt mille kilomètres, gagnant en intensité à mesure qu’elles roulent d’un océan à l’autre. Enfin, à leur arrivée devant le cap Horn, elles se retrouvent enserrées dans un étroit couloir entre les terres continentales de la pointe sud du continent américain et la partie la plus septentrionale de la péninsule antarctique. Ce détroit, appelé le passage de Drake, rend le déferlement maritime d’autant plus ravageur. Les courants ne sont pas seulement les plus longs de la Terre, mais aussi les plus féroces, transportant plus de cent millions de mètres cubes d’eau par seconde, soit plus de six cents fois le débit de l’Amazone. Et puis, il y a les vents. Fouettant constamment vers l’est, depuis le Pacifique, où aucune terre ne leur barre la route, ils accélèrent fréquemment jusqu’à atteindre la force d’un ouragan et peuvent dépasser les trois cents kilomètres à l’heure. Les appellations que les marins attribuent à ces latitudes traduisent leur violence : les quarantièmes rugissants, les cinquantièmes hurlants et les soixantièmes déferlants.
Qui plus est, un soudain relèvement des fonds marins de la région, qui remontent de quatre cents mètres de profondeur à moins de cent, se combine aux autres forces brutes pour générer des vagues d’une ampleur effrayante. Ces “hauts rouleaux du cap Horn” peuvent effacer des mâts de trente mètres. Des icebergs mortels détachés de la banquise flottent sur certaines de ces vagues. Et la collision des fronts froids de l’Antarctique et des fronts chauds de l’Équateur produit un cycle sans fin de déluges et de brouillard, de pluies glacées et de neige, de tonnerre et d’éclairs.
Quand une expédition britannique au XVIe siècle découvrit ces eaux, elle fit demi-tour après avoir bataillé avec ce qu’un aumônier du bord décrivit comme “la plus sauvage des mers”. Même les navires qui achevaient leur périple autour du cap Horn le faisaient au prix d’innombrables vies, et tant de ces expéditions ont fini anéanties – naufragées, coulées, disparues – que la plupart des Européens ont complètement abandonné ces routes maritimes. L’Espagne préférait acheminer ses cargaisons vers la côte du Panama, puis les transporter sur plus de quatre-vingts kilomètres au cœur d’une jungle étouffante et infestée de maladies vers des navires qui attendaient sur la côte opposée. Tout était fait pour éviter la voie du cap Horn.


Les voiles et les appendices du Centurion étaient peu à peu réduits en lambeaux, et plusieurs boulets de canon en avaient percé la coque. Chaque fois que l’un d’eux frappait sous la ligne de flottaison, le charpentier et son équipe s’empressaient de combler le trou avec des bouchons de bois, de sorte que la mer ne s’y engouffre pas. Un boulet en fer forgé de neuf livres décapita l’officier d’Anson, Thomas Richmond. Un autre marin fut touché à la jambe. Un flot de sang jaillissait d’une artère, ses camarades le descendirent dans le faux-pont où on le coucha sur la table d’opération. Tandis que le navire se convulsait à chaque explosion, Allen attrapa ses lames et, sans anesthésie, entreprit de couper la jambe du blessé. Un chirurgien de marine décrivait l’épreuve d’une opération dans ces conditions : “À l’instant où j’amputais le membre d’un marin blessé, j’étais presque constamment interrompu par le reste de ses compagnons, qui étaient dans une détresse comparable ; certains poussaient les cris les plus perçants qui se pussent entendre, alors que d’autres, dans leur demande ardente d’être soulagés, me saisissaient par les bras au moment même où je passais l’aiguille pour refermer les vaisseaux béants au moyen d’une ligature.” Pendant qu’Allen s’affairait, le navire tremblait sans relâche sous l’effet du recul des gros calibres. Le docteur réussit à scier la jambe juste au-dessus du genou et à cautériser la blessure avec du goudron bouillant, mais l’homme ne tarda pas à mourir.


Les quatre naufragés poursuivirent leur traversée du golfe, en suivant les conseils de leurs guides chonos : à quel moment ramer et à quel autre se reposer, comment trouver refuge et où pêcher des berniques. Même confrontés à cette situation, dans leurs récits, les naufragés trahissent leur racisme viscéral. Byron continuait de se référer aux Patagoniens comme à des “sauvages”, et Campbell se plaignait : “Nous n’osions déplorer aucun manquement dans leur conduite, alors qu’ils se considéraient comme nos maîtres, et que nous étions obligés de nous soumettre à eux en toutes choses.” En effet, le sentiment de supériorité des naufragés était chaque jour battu en brèche. Quand Byron cueillit quelques baies pour s’en nourrir, l’un des Chonos les lui arracha des mains, en lui signifiant que c’était du poison. “En conséquence, selon toute probabilité, ces gens m’ont à présent sauvé la vie”, reconnaissait-il.


Cela faisait trois mois qu’ils étaient partis de l’île du Wager et presque un an qu’ils avaient fait naufrage. Ainsi que l’écrivit Byron, les autres et lui-même “n’avaient plus guère figure humaine”. Cheap était au plus mal. “Je ne pouvais comparer son corps à rien d’autre qu’à une fourmilière, des milliers d’insectes rampant dessus, notait-il encore. Il n’avait maintenant plus du tout la force de se débarrasser de ses tourments, car il avait achevé de se perdre, ne se remémorant plus nos noms, de ceux qui étaient autour de lui, ou même le sien. Sa barbe était aussi longue que celle d’un ermite. […] Ses jambes étaient aussi grosses que des bornes, alors que son corps semblait réduit à de la peau sur des os.”


Une mutinerie, en particulier en temps de guerre, peut se révéler une menace si redoutable pour l’ordre public qu’elle n’est souvent même pas officiellement reconnue comme telle. Au cours de la Première Guerre mondiale, sur le front occidental, les troupes françaises de plusieurs unités refusèrent de se battre lors de l’une des plus amples mutineries de l’histoire. Mais le récit gouvernemental officiel réduisit ces incidents à de simples épisodes d’“ébranlements et de redressement du moral”. Les dossiers militaires restèrent sous scellés pendant cinquante ans, et ce ne fut qu’en 1967 qu’une analyse faisant autorité fut publiée en France.


Après son retour en Angleterre, Morris publia un récit de quarante-huit pages, qui s’ajouta à la bibliothèque sans cesse plus volumineuse de ces chroniques de l’affaire du Wager. Les auteurs se présentaient rarement, leurs compagnons et eux, en agents d’un système impérialiste. Ils étaient la proie de leurs propres luttes quotidiennes et de leurs ambitions, occupés à manœuvrer leur navire, à obtenir des promotions et à gagner de l’argent pour faire vivre leur famille et, en fin de compte, à leur survie. Mais c’est précisément cette complicité irréfléchie qui permet aux empires de prospérer. En fait, c’est exactement ce dont ces structures impériales ont besoin : des milliers et des milliers de gens ordinaires, innocents ou non, qui servent un système, qui se sacrifient même souvent pour lui, sans qu’aucun, ou presque, ne le remette jamais en question.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 24 octobre 2023

[Rushdie, Salman] La cité de la victoire

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La cité de la victoire (Victory City)

Auteur : Salman RUSHDIE

Traduction : Gérard MEUDAL

Parution : 2023 en anglais
                  et en français (Actes Sud)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans le Sud de l’Inde au XIVe siècle, à la suite d’une bataille quelconque entre deux royaumes aujourd’hui oubliés, une fillette de neuf ans fait une rencontre divine qui va changer le cours de l’histoire. Après avoir assisté à la mort de sa mère, la petite Pampa Kampana, accablée de chagrin, devient le véhicule d’une déesse qui se met à parler par la bouche de l’orpheline. Lui accordant des pouvoirs qui dépassent l’entendement de Pampa Kampana, la déesse lui annonce qu’elle contribuera à l’essor d’une grande ville appelée Bisnaga – littéralement “cité de la victoire” –, la merveille du monde.
Au cours des deux cent cinquante années suivantes, la vie de Pampa Kampana se confond avec celle de Bisnaga, depuis sa création à partir d’un sac de graines magiques jusqu’à sa chute tragique de la manière la plus humaine qui soit : l’hubris de ceux qui détiennent le pouvoir. En donnant vie, par ses chuchotements, à Bisnaga et à ses habitants, Pampa Kampana tente de remplir la mission que la déesse lui a confiée : faire des femmes les égales des hommes dans un monde patriarcal. Mais toutes les histoires échappent à leur créateur, et Bisnaga ne fait pas exception. Tandis que les années passent, que les dirigeants vont et viennent, que des batailles sont gagnées et perdues, et que les allégeances changent, le tissu même de Bisnaga devient une tapisserie de plus en plus complexe, abritant en son cœur Pampa Kampana.
Brillamment présentée comme la traduction d’une épopée antique, cette saga au confluent de l’amour, de l’aventure et du mythe atteste du pouvoir infini des mots.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Auteur de quatorze autres romans (dont Les Enfants de minuit qui lui valut le Booker Prize et le Best of the Booker), de nouvelles, d’essais et d’une autobiographie (Joseph Anton), Salman Rushdie est membre de l’American Academy of Arts and Letters et “Distinguished Writer in Residence” à l’université de New York. Ancien président du PEN American Center, Salman Rushdie a, en 2007, été anobli et élevé au rang de chevalier par la reine Élisabeth II, pour saluer sa contribution à la littérature.

 

Avis :  

S’inspirant du véritable Vijayanagar, dernier grand royaume hindou, qui, de sa fondation au XIVe siècle jusqu’à sa disparition quelque deux cent trente ans plus tard, s’efforça de résister à l’expansion musulmane dans tout le sud du sous-continent indien, Salman Rushdie feint de nous présenter la toute première traduction, par ses soins et « dans une langue simplifiée », d’un chef-d’œuvre fictif, intitulé le Jayaparajaya – « Victoire et Défaite » en sanskrit –, récemment retrouvé dans une vieille jarre et qui, avec ses vingt-quatre mille vers, pourrait se comparer au Mahabharata et au Ramayana, les deux grands poèmes épiques de l’Inde, fondateurs de l’hindouisme.

Au XIVe siècle dans le sud de l’Inde donc, Pampa Kampana, une fillette de neuf ans, se retrouve seule survivante de son village, les hommes ayant été tués à la guerre et les femmes dans les bûchers allumés selon la tradition du sacrifice des veuves. Une déesse intervient alors et la dote de pouvoirs magiques : elle vivra deux siècles et demi, le temps pour elle de fonder et de gouverner, jusqu’à son effondrement, la ville de Bisnaga, capitale d’un empire où, pour une fois, les femmes seront les égales des hommes. Ainsi commence une épopée dont les périodes et les vicissitudes s’enchaîneront au gré d’une temporalité narrative choisissant de s’attarder ou d’accélérer à volonté.

Sous le règne de Pampa Kampana, la ville de Bisnaga, menant la guerre pour s’assurer la paix, devient l’invincible et prospère capitale d’un empire où les femmes sont libres de leur sexualité et exercent des tâches jusqu’ici dévolues aux hommes. Mais une Protestation prenant le forme d’une secte finit par se former et contester le pouvoir en place. Cette reine qui a fondé son royaume sur la force des mots, « chuchotés » à l’oreille de ses sujets, découvre, comme tout créateur,  « y compris Dieu », qu’« une fois que vous avez créé vos personnages, vous êtes lié par leurs choix. Vous ne pouvez plus les refaire en fonction de vos désirs. Ils sont ce qu’ils sont et ils feront ce qu’ils voudront. Cela s’appelle le “libre arbitre”. » Au pouvoir de la magie succède donc celui de la religion, des intégrismes et des fanatismes. «  Les idées qu’elle avait implantées n’avaient pas pris racine ou alors ces racines n’allaient pas assez profond et se laissaient facilement arracher. » A leur place, « avait [été] créé un nous qui n’était pas eux, un nous qui (...) soutenait en secret l’intrusion de la religion dans tous les recoins de la vie politique aussi bien que spirituelle. » « Leur sentiment religieux [étant] pesant, simplet et banal, les considérations mystiques les plus élevées leur échappaient complètement et la religion devint pour eux un simple outil destiné à maintenir l’ordre social. » Un ordre ne tenant bientôt plus qu’au rapport de forces entre factions et partisans, au rythme des conspirations, des coups d’état et des assassinats. Y-a-t-il seulement une issue à la folie des hommes ?
 
Flamboyante pseudo-légende subtilement teintée d’humour, le récit laisse d’autant mieux deviner sa portée métaphorique que l’on connaît les combats de l’auteur contre le sectarisme et l’obscurantisme. Ce dernier livre, tout juste achevé avant l’attaque islamiste au couteau qui, en 2022, après trente-trois ans d’une fatwa exigeant la mise à mort de l’écrivain, a bien failli lui coûter la vie, est une nouvelle croisade, pour la place des femmes, en Inde en particulier mais pas seulement, et aussi, plus que jamais, pour la création littéraire et la liberté d’expression. Dans une réalité irrémédiablement vouée au crime et à l’injustice, aux guerres et aux complots, à la torture et à l’oppression, ne reste, en ultime protestation et pour porter la vision d’un monde meilleur, que le seul poids des mots sur le papier. « Les mots sont les seuls vainqueurs », conclut Salman Rushdie. Lui-même en paye le prix fort avec les séquelles de l’attentat à son encontre. Les lire et les colporter sont le moins que l’on puisse faire. (4/5)

 

Citations : 

Ainsi étaient les hommes, se disait Pampa Kampana. Un homme philosophait à propos de la paix mais dans sa façon de traiter la pauvre jeune fille sans défense qui dormait dans sa grotte, il n’agissait pas conformément à sa philosophie.
 

L’introduction du culte collectif de masse fut une innovation radicale que l’on commençait à connaître sous le nom de Nouvelle Religion et que désapprouvait violemment La Protestation, tous les tenants de l’Ancienne Religion dont les pamphlets insistaient sur le fait que dans la Vieille, et donc Véritable, Religion, le culte de Dieu n’était pas une affaire publique mais privée, une expérience reliant le fidèle dans son individualité avec Dieu et personne d’autre, et ces gigantesques assemblées de prière étaient en réalité des rassemblements politiques déguisés, ce qui était un détournement de la religion mise au service du pouvoir. Ces pamphlets n’étaient pratiquement pas connus sauf des membres de petites coteries intellectuelles qui n’avaient aucune empathie avec les gens et de ce fait, étant presque impuissantes, pouvaient être autorisées à exister.
L’idée du culte de masse devint à la mode. Vidyasagar murmura au roi que s’il dirigeait ces cérémonies, il se produirait un flou très profitable entre le culte du dieu et la dévotion à l’égard du roi, ce qui se vérifia.
 

(…) Pampa apprit la leçon que tout créateur devrait connaître, y compris Dieu. Une fois que vous avez créé vos personnages, vous êtes lié par leurs choix. Vous ne pouvez plus les refaire en fonction de vos désirs. Ils sont ce qu’ils sont et ils feront ce qu’ils voudront. Cela s’appelle le “libre arbitre”. Elle ne pouvait pas les transformer s’ils ne voulaient pas l’être.
 

La manière dont un homme gère la victoire dit de lui une forme de vérité : est-il un vainqueur magnanime ou un vainqueur assoiffé de vengeance ? Va-t-il demeurer humble ou se mettre à avoir une haute opinion de lui-même ? Va-t-il devenir dépendant de la victoire, avide de nouveaux triomphes, ou va-t-il se contenter de ce qu’il a accompli ? La défaite pose des questions encore plus profondes. De quelles ressources intérieures dispose-t-il ? La défaite va-t-elle l’anéantir ou révéler une capacité de résilience et des ressources jusque-là insoupçonnées, des qualités qu’il ne se connaissait pas lui-même ?
 

Deux lignées très différentes étaient nées de Pampa Kampana. Les fils qu’elle avait eus avec Bukka Raya Ier dégageaient un âpre parfum de rancune dont elle était responsable pour les avoir rejetés, et l’un d’eux était roi à présent, le roi “Numéro Deux”. Il était la créature de Vidyasagar et son règne serait donc une période d’oppression et de puritanisme, et les femmes de Bisnaga à l’esprit libre allaient grandement souffrir. Elle ferma les yeux, envisagea le futur et découvrit qu’après Numéro Deux les choses allaient encore empirer. La dynastie allait sombrer dans des disputes, une intolérance religieuse grandissante et même le fanatisme. Telle était la lignée de ses fils. Les filles de Pampa Kampana, en revanche, étaient devenues des adultes progressistes, brillantes, à la fois des intellectuelles et des guerrières, les enfants les plus originaux qu’une mère puisse souhaiter. Elles avaient aussi hérité de la plupart de ses pouvoirs magiques alors que dans l’esprit terre à terre et obtus des mâles Sangama, on ne risquait pas de trouver la moindre raison de s’émerveiller. Même leur sentiment religieux était pesant, simplet et banal. Les considérations mystiques les plus élevées leur échappaient complètement et la religion devint pour eux un simple outil destiné à maintenir l’ordre social.
 
 
Numéro Deux avait remplacé le conseil royal par une assemblée gouvernante de saints, le Sénat de l’Ascendance Divine ou SAD, dirigé par un certain Sayana, le frère de Vidyasagar, et la ville était désormais sous la coupe de ce nouveau sénat strictement religieux qui s’employait à “démolir” la philosophie des bouddhistes, des jaïns aussi bien que des musulmans pour célébrer la Nouvelle Orthodoxie élaborée par les penseurs du mutt de Mandana sous la supervision de Vidyasagar, et à faire de cette Nouvelle Orthodoxie – qui n’était rien d’autre que la redite de la précédente Nouvelle Religion de Vidyasagar – les bases de la société de Bisnaga. Ces changements reflétaient exactement les évolutions du sultanat de Zafarabad où le sultan Zafar était mort (prouvant ainsi qu’il n’était pas finalement le Sultan Fantôme de la légende) et avait été remplacé par un autre Zafar, encore un Numéro Deux, un zélote de sa religion qui avait mis en place un “conseil des protecteurs” de son cru, composé de religieux. Ainsi, à la place de la tolérance d’autrefois quand les adeptes de toutes les religions pouvaient participer pleinement à la vie des deux royaumes, il y avait une séparation et une triste migration entre les deux royaumes de gens qui ne se sentaient plus en sécurité chez eux. “C’est tout simplement stupide, dit Pampa Kampana. Quiconque décide que nos dieux ou les leurs souhaitent ce genre de souffrances ne comprend fondamentalement rien à la nature de la divinité.” Selon Haleya Kote, de nombreux habitants de Bisnaga souffraient de cette nouvelle ligne dure mais ils se taisaient parce que Numéro Deux avait créé un escadron d’hommes de main qui réagissait durement à la moindre manifestation de dissidence. Il y a donc un noyau dur, un petit groupe qui gouverne, et la plupart des gens d’un certain âge le craignent et le détestent, malheureusement une proportion importante de jeunes le soutient en disant que la nouvelle “discipline” est nécessaire à la sauvegarde de leur identité.
“Et l’armée ? demanda Pampa Kampana. Comment les soldats réagissent-ils au renvoi des adeptes d’autres religions parmi lesquels il doit y avoir de nombreux hauts gradés ?
— Jusqu’à présent l’armée ne bouge pas, dit Haleya Kote. Je pense que les soldats craignent qu’on leur demande de s’attaquer à leurs concitoyens, ce qui serait un dilemme pour eux, et ils insistent donc sur leur neutralité.” 


Vidyasagar lui-même se montrait très rarement. Il était sous l’emprise de l’âge. “Il refuse de mourir, dit Haleya Kote à Pampa Kampana. C’est du moins ce que disent les gens, mais son corps n’est pas du même avis que son esprit. Ils disent qu’il est comme un homme vivant dans un corps qui ne l’est plus. Il s’exprime en parlant d’une bouche morte et en faisant des gestes de ses mains mortes. Mais il reste le personnage le plus puissant de Bisnaga. Numéro Deux refuse de contrarier ses désirs aussi cinglés soient-ils. Il a voulu débaptiser toutes les rues, se débarrasser des anciens noms que tout le monde connaissait pour les remplacer par les longs titres de divers saints obscurs, de sorte que plus personne ne s’y retrouve et que des gens qui habitent la ville depuis très longtemps sont obligés de se gratter la tête quand ils doivent trouver une adresse. Une des nouvelles revendications de La Protestation, en ce moment, est de récupérer les anciens noms de rues familiers. C’est dire à quel point la situation est folle.”


Son programme avait la caractéristique inhabituelle d’aller de l’avant en regardant en arrière, en d’autres termes, il voulait que le futur ressemble à ce qu’avait été le passé et transformait ainsi la nostalgie en une nouvelle sorte d’idée radicale selon laquelle les termes de “en arrière” et “en avant” devenaient synonymes plutôt que contraires et décrivaient le même mouvement dans la même direction.
 
 
Et puis du temps a passé et cela calme les passions. D’ailleurs les gens oublient. L’histoire est le résultat non seulement de l’action des gens mais aussi de leur oubli.


(…) elle allait devoir persuader un grand nombre d’entre eux que le récit cultivé, bienveillant, raffiné qu’elle proposait valait mieux que le récit officiel, étroit, sectaire et, selon elle, barbare, qui avait cours. Il n’était pas du tout certain que les gens allaient choisir le raffinement contre la barbarie. La ligne du parti concernant les adeptes des autres religions – nous sommes les bons et ils sont les méchants – avait une sorte de limpidité contagieuse. Tout comme l’idée que manifester des désaccords revenait à être un mauvais patriote. Si on leur offrait le choix entre penser par eux-mêmes ou suivre aveuglément les chefs, bien des gens choisiraient l’aveuglement contre la lucidité surtout quand l’empire était prospère, qu’ils avaient de quoi manger sur leur table et de l’argent dans les poches. Tout le monde ne souhaitait pas réfléchir, préférant manger et dépenser. Tout le monde ne voulait pas aimer ses voisins. Certains préféraient la haine. Il y aurait des résistances.


En tous les cas, c’étaient des gens qui ne se penchaient pas beaucoup sur leur passé. Ils préféraient, comme les habitants de la forêt d’Aranyani, vivre entièrement dans le présent sans prêter grand intérêt à ce qui s’était passé auparavant et s’il leur fallait penser à un autre jour que le jour présent, ils choisissaient de penser au lendemain. Cela faisait de Bisnaga un endroit dynamique, doté d’une immense énergie tournée vers le futur mais aussi un endroit qui souffrait du problème que connaissent tous les amnésiques : se détourner de l’histoire, c’est rendre possible une répétition cyclique de ses crimes.


J’ai appris que le monde était infini dans sa beauté mais aussi implacable, impitoyable, cupide, lâche et cruel. J’ai appris que l’amour est la plupart du temps absent et que lorsqu’il se manifeste il est généralement sporadique, fugace et finalement peu satisfaisant. J’ai appris que les communautés bâties par les hommes sont basées sur l’oppression de la multitude par une minorité et je n’ai pas compris. Je ne comprends toujours pas pourquoi la multitude accepte cette oppression. Peut-être parce que quand elle ne l’accepte pas et qu’elle se révolte, il s’ensuit une oppression plus sévère que celle qu’elle a renversée. J’ai commencé à me dire que je n’aimais pas beaucoup les êtres humains mais que j’aimais les montagnes, la musique, les forêts, la danse, les larges fleuves, le chant et bien sûr la mer. La mer est mon foyer. Mais en fin de compte j’ai appris que le monde peut vous arracher votre foyer sans aucun remords.


Tout amour authentique est une forme d’amour-propre, dit Krishnadevaraya. En amour, l’autre est uni à soi, et devient l’égal de soi, ainsi aimer l’autre, c’est aussi aimer l’autre en soi car ils sont égaux et identiques. 


Moi, Pampa Kampana, suis l’auteure de ce livre,
J’ai vu, dans ma vie, l’ascension et la chute d’un empire.
Qui pense encore à eux aujourd’hui, ces rois et ces reines ?
Ils n’existent à présent que dans les mots.
De leur vivant, ils furent vainqueurs ou vaincus, parfois les deux. Ils ne sont plus ni l’un ni l’autre.
Les seuls vainqueurs, ce sont les mots.
Leurs actions, leurs pensées, leurs sentiments n’existent plus.
Seuls subsistent les mots qui les évoquent.
On gardera d’eux le souvenir que j’ai choisi de garder
On se souviendra de leurs actes de la façon dont je les ai racontés
Leurs intentions resteront celles que je leur ai prêtées.
Moi-même, je ne suis plus rien.
Seule subsiste la cité des mots.
Les mots sont les seuls vainqueurs.


 

dimanche 22 octobre 2023

[Desprairies, Cécile] La propagandiste

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La propagandiste

Auteur : Cécile DESPRAIRIES

Parution : 2023 (Seuil)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans le Paris des Trente Glorieuses, une enfant assiste aux réunions des femmes de la famille organisées au domicile de sa mère, Lucie, dans un immeuble haussmannien. On parle chiffons et on s’échange les potins du jour. L’ambiance est joyeuse. Plus agitée, aussi, quand il s’agit d’évoquer, à mots voilés, le passé de Lucie, ce grand amour qu’elle aurait connu, pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de se remarier.
Qui est Lucie ? Qu’a-t-elle fait précisément, avant ?
De fil en aiguille, perçant les mensonges et les non-dits de cette mère énigmatique, l’enfant, devenue adulte et historienne de profession, met à nu la part d’ombre de Lucie et de toute une partie de sa famille. Les masques tombent, et l’histoire de cette femme, collaboratrice zélée, en France, sous l’Occupation, se révèle en plein, à l’image d’un passé collectif dont on n’a, aujourd’hui encore, pas fini de faire l’inventaire. La Propagandiste jette un regard sans concession sur la France de la collaboration et son empreinte sur notre mémoire collective.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Paris en 1957, Cécile Desprairies est germaniste et historienne de l’Occupation en France. Elle a publié de nombreux ouvrages sur les images de propagande, les lieux et les lois de cette période, notamment Paris dans la collaboration (Seuil, 2009). La Propagandiste est son premier roman.

 

Avis :  

Historienne, Cécile Desprairies est devenue une spécialiste de la France occupée et collaborationniste. Auteur de nombreux ouvrages historiques sur le sujet, elle aborde pour la première fois le registre romanesque pour raconter l’histoire de sa mère, Française pro-nazie : un récit glaçant qui vient courageusement couronner une vie obsessionnellement consacrée au besoin de comprendre et, loin des discours familiaux, de replacer dans sa réalité concrète la terrible signification des mots « Occupation » et « collaboration ».

Au milieu des années 1960, la narratrice alors enfant assiste chaque matin, dans une ambiance de « gynécée », à de curieuses réunions dans le très chic appartement parisien de ses parents. Sous le patronage de sa mère, véritable « maîtresse de cérémonie », tante, grand-mère et cousine s’immergent avec nostalgie dans l’évocation à demi-mot d’un âge d’or perdu, « cette époque qui leur [a] été favorable », où « elles [ont] su se débrouiller », « une sorte de conte de fées » dont elles se félicitent de manière énigmatique de n’être « pas passées à côté. » Témoin muet d’un «  spectacle en langue étrangère, sans sous-titres », la petite Cécile ne comprend pas et s’interroge, le mystère encore épaissi par les étranges marottes maternelles, comme celles de lui faire réciter, « comme une ritournelle », les verbes irréguliers allemands, ainsi que les villes et les fleuves d’outre-Rhin.

Soixante ans plus tard, l’enfant grandie dans les non-dits et un langage qu’il lui aura fallu apprendre à questionner, mettant au jour d’insondables précipices sous la prétendue innocuité des apparences, n’en finit pas d'entraîner toujours plus avant l’adulte qu’elle est devenue dans une insatiable quête de vérité. Ses parents désormais tous deux décédés – « j’ai poussé un discret soupir de soulagement. Enfin, une vie libre pouvait commencer »  –, la voici donc qui, brisant le silence, poursuit son cheminement, à la fois personnel sous l’encombrant fardeau laissé en héritage par sa famille, et en faveur du devoir de mémoire avec ce rare et courageux témoignage, non pas du côté des victimes, mais de ceux qui ont profité de la situation en ralliant sans vergogne le camp de l’ignominie.

C’est dans un effroi sidéré que l’on découvre, par-delà les coupables agissements des membres de cette famille pendant la guerre et leur rebond en toute impunité après la Libération, la profondeur des convictions qui, leur vie durant, ne faibliront jamais, confinant même à une forme de folie dans le cas de Lucie, la mère de l’auteur. Jamais remise de la mort, en 1944, de son grand amour et premier mari, le jeune nazi Friedriech dont les travaux sur la biologie génétique faisaient un Mengele en puissance, cette femme farouchement antisémite et germaniste convaincue, si efficace dans sa participation « aux publications du Cahier jaune, réservé aux adultes, et à celles de la brochure Youpino, destinée aux enfants, tous édités par le Commissariat général aux questions juives » et aux campagnes de propagande nazie dans la France occupée qu’on la surnomma la « Leni Riefenstahl de l’affiche » et « la propagandiste », sut, avec son clan, jouer les caméléons quand le vent tourna, mais s’enferma alors, jusqu’à la fin de ses jours, dans l’antalgie d’un déni qui la fit, en privé, s’imaginer sa vie « als ob », « comme si » « ces salauds » n’avaient pas « condamné Pétain », « Laval » ou « assassiné Henriot ». Opportunément remariée à un haut fonctionnaire, pétainiste antisémite reconverti résistant au bon moment et profitant pleinement de l’euphorie des Trente Glorieuses, on la retrouve riche bourgeoise et mère de quatre enfants, pétrie de ressentiment envers ses contemporains dans ce qui devenu un culte à ses idoles nazies, ne vivant plus que de ses réminiscences heureuses de l’Occupation, entre appartements et meubles spoliés par les siens.

Décortiquant la psychologie complexe de sa mère pour un portrait vertigineux où opportunisme se conjugue avec aveuglement, Cécile Desprairies brise silence et tabous pour un récit aussi personnel et courageux qu’édifiant et nécessaire. « À [elle] de combler les blancs, donner du sens, lier les événements, au-delà de ce qui a été. C’est [s]on héritage, la part qui [lui] échoit, [elle] n’en aura pas d’autre. » (4/5)

 

Citations : 

Avec aisance, Lucie est ainsi passée du magazine nazi Signal au magazine américain Life. Elle s’y connaît en agitprop, alors poser façon New Look en Miss Dior n’est pas trop difficile. Lucie est en terrain connu. Elle a, en bonne propagandiste, étudié la concurrence. Le magazine nazi Signal qu’elle a fait sien, né en 1940, a été directement inspiré du confrère américain Life, créé quatre ans plus tôt. On y repère le même cadrage de photos en pleine page, souvent en couleurs, la même typographie des légendes en police Futura – Lucie apprécie en connaisseuse la lisibilité des petites capitales grasses que son oncle Gaston lui a appris à reconnaître – et les mêmes reportages sensationnels, avec exploits sportifs, goût des cimes, approche dangereuse et même mort en direct, faits par des inconnus sur des inconnus qui deviennent « héros d’un jour ». L’esprit pionnier du magazine américain est le sien, à une idéologie près. Ces Américains sont tellement persuadés d’avoir raison. Laissons-les le croire.
 

Le clan est saisi d’effroi par les procès qui se poursuivent et les listes des condamnés lues dans le journal. Le premier fusillé, un ami journaliste, Georges Suarez, le 9 novembre 1944, les a sidérées. Puis Jean Hérold-Paquis, exécuté le 11 octobre 1945. S’attaquer à des journalistes, et à un type de trente-trois ans – sept ans seulement de plus que Lucie, les salauds ! Et Jean Luchaire, qui dirigeait la corporation de la presse. Personne ne savait exactement ce qu’elle recouvrait, cette corporation, mais il avait un beau carnet d’adresses. Un type un peu coureur mais si gentil. Fusillé le 22 février 1946. Sa fille doit être dans tous ses états. Les salauds ! Et maintenant Jean Mamy, journaliste et réalisateur, une relation de Zizi, qui avait promis de la faire travailler. Que va-t-elle devenir ? « Jean Ma-my ! » psalmodie Zizi, perdue, elle qui a toujours été entourée et choyée, dépendante des hommes et de l’argent. « Mais Lu-cie ? »
 
 
À toi de combler les blancs, donner du sens, lier les événements, au-delà de ce qui a été. C’est ton héritage, la part qui t’échoit, tu n’en auras pas d’autre.