lundi 31 octobre 2022

Bilan de mes lectures - Octobre 2022

 

Coups de coeur : 

 

DEVERS Nathan : Les liens artificiels
KORMAN Cloé : Les presque soeurs
McDANIEL Tiffany : L'été où tout a fondu
SABOLO Monica : La vie clandestine

 

 

J'ai beaucoup aimé : 


  DECK Julia : Monument national
GIRAUD Brigitte : Vivre vite
ROBERT-DIARD Pascale : La petite menteuse
 

 

J'ai aimé :

 
BARBERY Muriel : Une heure de ferveur
PAGE Alexandre : Une vie d'artistes
RAMONEDA Joseph : Le Dragon chanceux


 

Je n'ai pas aimé :

 
ORCEL Makenzy : Une somme humaine



dimanche 30 octobre 2022

[Serpell, Namwali] Mustiks, une odyssée en Zambie

 



J'ai aimé

 

Titre : Mustiks, une odyssée en Zambie
            (The Old Drift)

Auteur : Namwali SERPELL

Traduction : Sabine PORTE

Parution : en anglais (Zambie) en 2019,
                  en français (Seuil) en 2022

Pages : 704

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au-dessus des chutes Victoria, là où les eaux du fleuve Zambèze sont encore calmes, s’était établie une poignée de colons. Mêlé aux voix de trois familles et quatre générations, un chœur de moustiques, minuscules commères, balaie de son souffle ironique les prétentions humaines de ceux qui ont peuplé ce village et œuvré à la construction de la Zambie.

Les destins des uns et des autres, un photographe britannique, une jeune femme italienne atteinte d’hirsutisme, une grande joueuse de tennis devenue aveugle, la première astronaute zambienne…, dévoilent plus d’un siècle d’histoire marqué par l’immigration européenne, la colonisation brutale et l’acculturation des peuples autochtones jusqu’à l’arrivée récente de travailleurs indiens et d’investisseurs chinois.

Dans cet hommage aux grands romans classiques et au réalisme magique, Namwali Serpell aborde, avec une infinie subtilité et un brin d’anticipation, les questions du féminisme, du racisme et de l’identité d’une nation et des générations qui l’ont composée.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Namwali Serpell, née en 1980 à Lusaka en Zambie, vit aux États-Unis et enseigne la littérature à l’Université de Californie à Berkeley. Déjà récompensée par de nombreux prix pour ses nouvelles et essais, elle a obtenu le prestigieux Arthur C. Clarke Award pour Mustiks, son premier roman, monumentale fresque historique, politique et humaniste.

 

Avis :

Pour raconter l’histoire de son pays, la Zambienne Namwali Serpell fait une incursion dans le réalisme magique, avec une vaste fresque aux personnages hauts en couleurs, nés des liens tissés entre trois familles sur quatre générations, de 1900 jusqu’à un futur proche.

C’est un personnage réel, le photographe britannique Percy M. Clarke, pionnier établi au début du XXe siècle sur le Zambèze en amont des chutes Victoria, qui sert de point de départ au roman. Père fondateur d’une lignée imaginée mêlant de nombreux sangs – européens, indiens et zambiens –, il est ici le symbole d’une première empreinte étrangère sur une terre qui ne parviendrait plus à se défaire de ses colonies d’envahisseurs, puisqu’après le protectorat britannique, la Rhodésie devenue Zambie à son indépendance en 1964 tomberait sous une autre coupe : celle des investisseurs chinois cette fois.

A partir de ce début de la colonisation du pays, ils sont neuf personnages fictifs à servir tour à tour de focale au récit, en autant de parties regroupées en trois époques : celle des grands-mères, respectivement italienne, anglaise et zambienne ; puis, au fil de métissages divers et successifs, celle des mères et celle des enfants. A chaque génération, l’histoire se répète : tous ont beau tenter de reprendre le contrôle de leur destin, leurs espoirs finissent immanquablement par sombrer, le pays en perpétuelle crise économique, ses habitants réduits à la misère, leurs plus belles initiatives détournées au profit de puissants corrompus ou étrangers, et leurs vies bientôt menacées par l’explosion de l’épidémie de sida en Afrique. Ce sont toujours les femmes qui prennent le plus cher, quand, la plupart du temps, elles se retrouvent seules à assurer durement leur survie et celle de leurs enfants. Pourtant, la jeunesse reprend chaque fois le flambeau de la contestation et de l’action, laissant à penser que les choses finiront bien pour bouger un jour...

Entremêlant librement sa fiction de figures réelles – tel l’inouï et très idéaliste professeur Edward Makuka Nkoloso qui tenta de convaincre son gouvernement de créer un programme spatial national –, mais extrapolant toujours la réalité avec une fantaisie parfois désarçonnante – comme au travers de Sibilla, dont le récit exploite l’hirsutisme jusqu’à en faire une créature quasi fabuleuse –, Namwali Serpell a trouvé, non sans humour, une formule particulièrement imagée et habile pour nous faire envisager la situation de son pays sous tous les angles possibles – historique, politique, social, culturel –, et pour nous faire toucher du doigt, au travers de quelques destins particuliers, le long et incessant combat de cette nation pour construire une identité mise à mal par l’arrogance raciste et prédatrice du monde.

Pour mieux prendre de la hauteur sur ce marécage où les marionnettes humaines se débattent dans leurs passions tragiques, la narration, surgie de profondeurs historiques et prolongée d’une projection teintée de science-fiction, s’entrecoupe du choeur bourdonnant des moustiques vaquant imperturbablement d’une peau à l’autre, peu importe sa couleur, et commentant ironiquement l’absurde inanité de tant de complications entre les hommes.
 
Cette fresque d’une ampleur exceptionnelle, parfois déroutante dans ses aspects les plus magiques, voire un brin fastidieuse dans certains de ses méandres, s'avère toujours intelligente dans sa manière de mêler les registres, du plus classique au fantastique et à la science-fiction, pour servir une réflexion très ironique, désabusée mais pas désespérée, sur le racisme, sur le féminisme et sur la difficile construction de l’identité des peuples africains, certes aujourd’hui indépendants politiquement, mais toujours économiquement assujettis aux puissances étrangères. (3,5/5).

 

Citations :

Les hommes ne faisaient que passer. Ceux qui restaient avaient tendance à mourir. A la saison sèche, la chaleur était étouffante et la soif qu’elle engendrait exigeait d’être étanchée avec diligence. Durant les pluies, de novembre à mars, l’endroit était un véritable marécage. Les moustiques se rassemblaient en hordes, bourdonnant comme un orchestre allemand, la trompe si pointue qu’elle pouvait percer le cuir d’un éléphant : des anophèles, énergiques et sans discrimination. Dans ces parages, flemmards, lords et malotrus étaient traités avec une stricte impartialité, car le moustique est un vrai démocrate qui ne se soucie guère de savoir par quel hasard de naissance vous vous trouvez là ou si le sang qu’il siffle est rouge ou bleu. (…)
Sur les trente et un colons, cette saison-là, pas moins de onze moururent de la fièvre noire ou de la malaria. L’année suivante fut bien pire, avec une perte de soixante-dix pour cent. La vie de pionnier n’est pas toujours drôle.
 

Le bébé se remit à pleurer. Martha n’avait jamais pensé qu’être une femme serait une telle entrave, que ce serait un obstacle à franchir chaque fois qu’elle voudrait apprendre quelque chose : lire un livre, crier les réponses, fabriquer une bombe, aimer un homme, lutter pour la liberté. Elle n’avait jamais songé que Ba Nkoloso, Godfrey et Nkuka l’abandonneraient tour à tour en la laissant vivre dans la misère et élever un enfant seule. Martha berça son bébé en vain. Dors, bébé, gémissait-elle. Tais-toi, bébé. Elle n’avait jamais imaginé que lorsqu’on était une femme, on était toujours d’une manière ou d’une autre une sorcière susceptible d’être bannie. Tandis que son bébé pleurait de faim et qu’elle pleurait sans même sans rendre compte – pleurer était devenu une seconde nature chez elle – Martha fut saisie de la stupeur que l’on éprouve lorsqu’en se regardant, on voit une personne que l’on aurait pu plaindre autrefois.
 

Nous sommes là, se dit-il, à partager notre vie dans une ancienne colonie, emplis, chacun, de colonies bactériennes aux contours aussi stables que les frontières du pays – autrement dit, pas stables du tout.
 

C’est Martin Luther King qui a dit « une émeute est le langage de ceux qu’on entend pas ».
 
 
Je pensais aux temps anciens où les Britanniques sont arrivés ici, il y a cent ans. Imaginez l’état d’esprit d’un chef local – comment dit-on en tonga ? - un muunzi, expédié brusquement vers le nord, traversant en hâte la région, pour prendre la tête d’une de ces colonies que les blancs – et ce devait être une bande d’incapables – avaient construites en un ou deux mois pour soixante mille villageois. Il devait avoir l’impression d’être au bout du monde, la terre pleine de plomb, le bois qui fumait en brûlant, le sol dur comme de la pierre. Chassés du Zambèze, sans approvisionnement, soumis aux ordres. Pas de berges, pas de marais, pas d’arbres. Les Tongas furent réduits à fouiller les ordures, rien à manger pour eux qui étaient issus d’une culture de la pêche, rien à boire si ce n’est de l’eau sale. Pas de bière bukoko, aucun moyen de s’échapper. Eparpillés, un peuple perdu dans une région sauvage, comme une aiguille dans une botte de foin. Le froid, les marécages, la tempête, la maladie, l’isolement. La mort qui rôde dans l’air, dans l’eau, dans la brousse. Les gens qui tombaient comme des mouches.


(…) ce qui a ruiné ce pays, c’est l’efficacité – le culte de l’efficacité des Britanniques. Les premiers colons n’étaient ni intelligents, ni princiers. Ce n’étaient pas des rois. L’empire était une mascarade. C’était des colonisateurs, et pour cela, la force brute suffit, pas de quoi se vanter quand on l’a. Le pouvoir n’est qu’un accident qui dépend de la faiblesse des autres. Ils ont fait main basse sur tout ce qu’ils pouvaient par simple plaisir. Du vol avec violence, du meurtre prémédité à grande échelle, et ces sales bazungu qui s’y livraient à l’aveugle – des hommes s’attaquant à d’autres hommes dans les ténèbres. La conquête de l’Afrique, qui consistait à la voler à des gens qui avaient le tient plus foncé et le nez plus plat, est immonde, man. Et pire encore, c’est l’idée qu'il y avait derrière, non pas la curiosité ou l’amour, mais juste la foi en une idée – quelque chose qu’ils ont exalté, devant lequel ils se sont inclinés, auquel ils nous ont sacrifiés...


 

vendredi 28 octobre 2022

[Barbery, Muriel] Une heure de ferveur

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Une heure de ferveur

Auteur : Muriel BARBERY

Parution : 2022 (Actes Sud)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En regardant la neige se poser sur les pierres d’un tor­rent, le jeune Haru Ueno pressent que sa vie va s’inscrire sous le signe de l’harmonie : rechercher, capter, servir et honorer la beauté des formes. Il quitte ses montagnes natales de Takayama, se passionne pour l’art, s’impose comme un marchand renommé. Aussi chaleureux qu’indépendant, toujours entouré d’amitié, Haru s’adonne pleinement au bonheur des rencontres, des fêtes au lendemain desquelles il est de retour dans sa maison dont le cœur abrite un érable et qu’entourent temples et jardins de Kyoto. De ce lieu rare, il a fait un havre. Il veut y pas­ser une vie lumineuse, ignore combien elle sera empreinte de drames où, à la douleur du Japon, se mêle sa quête fervente des métamorphoses de la beauté. Haru a une trentaine d’années quand son destin lui en offre la plus belle manifestation – et à jamais l’en prive. Car quelque part en France, fruit d’une liaison éphé­mère, une petite fille est venue au monde. Elle s’appelle Rose. Il lui est interdit de l’approcher, bien qu’elle incarne désormais le secret, la vérité et probablement toute l’âme de son existence.
Depuis son premier roman, Muriel Barbery se confronte aux nuances de l’altérité. Aucun endroit, aucun paysage, aucun personnage ne pouvait lui offrir un tel territoire d’imaginaires et de sensibilités.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Muriel Barbery vit en Touraine. Après Une gourmandise (2000), L’Élégance du hérisson (2006), La Vie des elfes (2015), Un étrange pays (2019) parus aux éditions Gallimard, et Une rose seule (Actes Sud, 2019 ; Babel n° 1816), Une heure de ferveur est son sixième roman.

 

Avis :

Alors que, malade et retiré dans un temple de sa ville de Kyoto pour s’y éteindre en paix, le vieil et riche Haru laisse sa vie lui revenir à grands traits, force lui est de constater que celle-ci n’a finalement jamais tenue qu’à trois fils : son goût pour la beauté des choses qui a fait de lui un marchand d’art ; l’amitié qui l’a indéfectiblement lié au petit groupe gravitant autour de Keisuke, l’artiste à l’origine de sa vocation ; enfin son amour sans partage – au propre comme au figuré – pour sa fille Rose, née d’une brève liaison avec une Française dépressive de passage au Japon, et qui, rentrée chez elle, l’a maintenu à jamais éloigné de leur enfant par son chantage au suicide.

Après Une rose seule, le premier volet initiatique de son dyptique japonais, consacré à Rose et à sa métamorphose lorsqu’elle découvre le pays de ses origines suite à une lettre laissée après sa mort par un père qu’elle n’a jamais connu, Muriel Barbery explore cette fois le point de vue paternel, dans une anamnèse qui reconstitue et éclaire le parcours de cet homme. Charnière entre les deux romans, la lettre qui devait ouvrir le futur de Rose vers sa part japonaise, a ici le rôle inverse de ramener Haru au passé, juste avant de clore son existence.

Familière du Japon après deux ans passés à Kyoto, l’auteur fonde son récit sur cette particularité de la pensée nippone qui lui fait toujours partir de la surface des choses, du visible et du concret, pour tenter d’appréhender les concepts. Au Japon, l’idée naît de l’image, quand en Occident, l’image suit le concept. Ainsi, il faudra longtemps à Haru, fasciné par la forme et la beauté des choses – le Japon est le pays par excellence de la recherche de perfection –, et, croit-il, satisfait d’une vie légère, sans attachement profond ni souffrance, pour réaliser, à partir de l’éblouissement d’une paternité pourtant empêchée, les profondeurs essentielles de son être, bien cachées derrière le rassurant vernis des apparences.

Dans sa souffrance de ne pouvoir jouer son rôle de père, c’est l’image du tsunami, déclenché par un séisme dont la faible profondeur n’a pas atténué les ondes, qui lui fait prendre conscience qu’à demeurer à la surface des sentiments et des relations, l’on subit avec d’autant plus de virulence les remous demeurés dans les profondeurs inconscientes de l’être. Alors, même s’il en est réduit à observer sa fille à distance par l’entremise discrète du photographe qu’il a engagé, rien ne l’empêchera de trouver le moyen de lui transmettre sans retour son amour, en un démenti des apparences de vide et d’absence de leur invisible relation.

Mieux vaut une petite expérience de la culture nippone, à tout le moins quelque dextérité intellectuelle, pour apprécier le sens de ce roman jusque dans ses moindres détails. Entravée par ce léger manque de limpidité, l’émotion ressentie n’est pas totalement à la hauteur de cette histoire d’altérité à première vue insurmontable mais pourtant si subtilement transcendée. Un peu comme les splendides poteries dont est si friand l’amateur d’art Haru, les livres de Muriel Barbery sont des bijoux de maîtrise, d’intelligence et d’esthétisme, mais ils séduisent peut-être un peu trop l’esprit au détriment du coeur. (3,5/5)

 

 

Citations : 

… elle avait un fils de dix ans, William, le seul être qu’elle aimerait jamais et celui que, par sa faute, elle perdrait. (…) Le destin aime à nous laisser exsangues de ce qui nous a tenus debout et, pour ceux qui le regardent sans ciller, à décupler la force de son châtiment. 


— Ton père ne va pas bien, tu sais.             
Il baissa la tête, embarrassé.             
— Il est jeune, reprit Tomoko, le chagrin durera longtemps.             
— Il ne semble pas malheureux, dit Haru.             
— Le chagrin est pour vous, dit-elle avec douceur, le chagrin est pour ceux qui aiment les absents.


— Comment puis-je être intime avec ma fille si je suis absent de sa vie ? demanda-t-il.
— Intime ? répéta-t-elle comme s’il s’agissait d’un mot sale. C’est mieux d’être absent.
Il en fut interdit.             
— Je ne comprends pas.             
— La distance conserve le lien, dit-elle. La réalité le brise.
— Mais l’amour requiert une certaine intimité, protesta-t-il.             
Elle rit.             
— Vous donnerez, dit-elle. Vous donnerez comme les étoiles qui veillent sur nous sans rien attendre en retour.


Le temps n’est rien, pensa Haru, seuls subsistent les instants remarquables, tout le reste s’est évanoui et nous voici à contempler les piliers qui émergent du brouillard.


— La forme est la beauté de la surface, dit-il en se relevant, c’est sans doute ce qui me plaît autant ici, le Japon me sauve de mes profondeurs.             
Dans le train du retour, pendant que Paul dormait, Haru médita ses mots en même temps que d’autres lui revenaient inopinément en mémoire : Hélas le séisme a eu lieu à faible profondeur et les ondes n’ont pas eu le temps de s’atténuer. Mais c’est tout à fait ça, se dit-il, c’est tout à fait l’âme japonaise, par notre terre et par notre destin nous sommes condamnés à rester près de la surface et, coupés de notre profondeur intérieure, nous prenons de plein fouet les désastres et les cataclysmes. Puis, une fois semée la désolation, nous transformons le cauchemar en beauté et regardons le fond des cieux qui se fane. À cet instant, il songea à son père et pensa : Dans la santé, dans la maladie, nous n’avons jamais été intimes, nous sommes demeurés près de la surface et tout, dans ma vie, a été sculpté par cette impossible profondeur.
 
 
La brusque compréhension que les lignées se poursuivaient dans le futur comme il les avait vues se perpétuer dans le passé de ses ancêtres transformait le temps. Il regardait Kanto, écoutait Sayoko lui parler de sa petite-fille et pensait : Je nage dans un courant invisible et perpétuel où se trouve aussi ma fille, chacun pour l’éternité à une place précise qu’il est vain d’espérer changer.


Aujourd’hui, père et, un jour peut-être, grand-père, imaginant l’ancêtre qu’il deviendrait à son tour, il voyait sa vie s’inscrire dans la totalité du temps où se répétait inlassablement – entre ses parents et lui, entre lui et sa fille et, bientôt, entre sa fille et ses propres enfants – la même scène de silence et de solitude.


Il s’arrêta, leva les yeux vers les frondaisons des cyprès et des érables nus. Ils sont immobiles mais ils engendrent la vie, pensa-t-il, alors que nous arrachons nos racines pour échapper à notre ombre. Puis, dans la lignée de ce qu’il avait compris en quittant ses montagnes après la mort de son père : Ailleurs est ici, dans la transformation.


Un peu avant dix-sept heures, la NHK rapporta qu’une explosion s’était produite à Fukushima Daiichi et Keisuke ricana.              
— Et voici venir l’atome, la fête est complète.              
— Les systèmes de refroidissement sont à l’arrêt, dit Paul, les réacteurs vont fondre.
Quand le commentateur se fit l’écho d’un communiqué de presse rassurant de Tepco, l’exploitant de la centrale, il ajouta :              
— Les médias avalent n’importe quoi.              
— De même qu’ils ne montrent pas de cadavres, dit Keisuke. Tu sais que je suis aussi de Hiroshima ? Mon père est de Kyōto mais ma mère est de là-bas et elle y est allée pour notre naissance. Elle nous y a attendus deux semaines auprès de sa mère et de ses sœurs, Hiroshi et moi sommes nés le 6 juillet 1945, elle est rentrée ici le 5 août, le jour d’avant la bombe. Ils sont tous morts. Je n’y suis jamais allé.
La radio se fit l’écho des images de la centrale inondée surmontée d’un nuage d’explosion.
— Rien n’est moins caché que l’invisible, murmura Keisuke, le mensonge, l’atome, ils sont là, devant nous, dans la pleine lumière.


Dans toute bonne histoire se croisent les trois axes majeurs où nous autres pauvres poussières nous déplaçons et chacun y fait coulisser sa vie selon ses propres ressources et infirmités. La naissance, l’amour, la mort. Le récit originel, le commencement et la fin

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 26 octobre 2022

[Fives, Carole] Quelque chose à te dire

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Quelque chose à te dire

Auteur : Carole FIVES

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

Elsa Feuillet, jeune écrivaine, admire l’œuvre de la grande Béatrice Blandy, disparue prématurément. Cette femme dont elle a lu tous les livres incarnait la réussite, le prestige et l’aisance sociale qui lui font défaut. Lorsque Elsa rencontre le veuf de Béatrice Blandy, une idylle se noue. Fascinée, elle va peu à peu se glisser dans la vie de sa romancière fétiche, et explorer son somptueux appartement parisien — à commencer par le bureau, qui lui est interdit…
Jeu de miroirs ou jeu de dupes ? Carole Fives signe avec Quelque chose à te dire un thriller troublant.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Née en 1971, Carole Fives est écrivain, chroniqueuse d'art et plasticienne.

 

 

Avis :

Elsa Feuillet, une jeune romancière dont les publications sont jusqu’ici passées inaperçues, voue une admiration sans bornes à Béatrice Blandy, une grande dame de la littérature française récemment disparue. Quelle n’est pas sa surprise, lorsqu’ayant cité une phrase de la célèbre auteur en épigraphe de son dernier roman, elle est contactée par le veuf Thomas Blandy et qu’une rencontre s’organise. Très vite, s’établit entre les deux une relation intime, curieusement triangulaire.

Car, Béatrice a beau être morte, c’est elle qui, omniprésente, préside à l’existence du nouveau couple, Thomas conservant son luxueux appartement à l’état d’un mausolée, et Elsa se glissant si bien dans la défroque de celle qu’elle envisage comme un idéal, qu’elle fait dire à son compagnon : « Dans le fond, ce qui vous plaît chez moi, c’est ma femme ! Je n’existe pas, je ne suis rien pour vous ! C’est Béa que vous cherchez à travers moi ! »

Le fait est, qu’après avoir aussi étroitement chaussé les contours physiques de l’existence de la morte, Elsa n’est bientôt plus qu’à deux doigts d’investir également son héritage spirituel. Et, tandis que les clins d’oeil même de la narration viennent souligner son atmosphère de plus en plus hitchcockienne – Thomas suggérant à Elsa que, contrairement aux apparences, c’est peut-être bien James Stewart qui manipule Kim Nowak dans le film Sueurs froides qu’ils sont en train de regarder, « Attendez la fin, vous comprendrez ! » –, se met en place une réflexion, un rien désenchantée, sur la création littéraire et sur le rôle véritable de l’écrivain. 
 
Quand s’arrête l’influence, quand commence le plagiat ? N’est-ce pas l’oeuvre qui compte, peu importe son creuset ? Ne galvaude-t-on pas la littérature en survalorisant « la figure de l’artiste aux dépens de l’oeuvre », les lecteurs ne plébiscitant plus que les auteurs capables d’assurer leur promotion dans les médias, et les éditeurs ne les évaluant plus guère qu’à l’aune de leur valeur marchande ? « Quand elle se plaignit à son éditeur d’être la risée de tout Paris, il lui répondit simplement, ‘’Et alors, tes livres se vendent, c’est bien ce que tu voulais, non ? (...) Estime-toi heureuse !’’ »
 
A l’heure où narcissisme et marketing finissent trop souvent par occulter les vraies finalités de l’écriture et de la création littéraire, Carole Fives nous rappelle, au moyen d’une intrigue éloquente au retournement inattendu, que la raison d’être de l’écrivain, c’est avant tout d’avoir quelque chose à dire... (4/5)

 

 

Citations :

Elsa avait écouté plusieurs entretiens dans lesquels Béatrice expliquait que pour elle, la littérature était une aventure. L’écrivain vivait cette aventure en explorateur, lampe torche à la main, contrairement au lecteur, qui lui emboîtait le pas.

Qu’importe les personnes réelles derrière une œuvre, l’essentiel était l’œuvre elle-même. Notre époque survalorisait la figure de l’artiste aux dépens de l’œuvre, un titre ne se vendait bien que si l’auteur était capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préférait des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature était à l’opposé, et, si elle se présentait le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time, Elsa sentait qu’elle était loin, ailleurs.

Où se termine l’influence, l’admiration d’un écrivain pour un autre, résumait Damien Deforêt dans sa pastille de présentation de l’émission, et où débute le véritable plagiat ?

Quand elle se plaignit à son éditeur d’être la risée de tout Paris, il lui répondit simplement, « Et alors, tes livres se vendent, c’est bien ce que tu voulais, non ? Tu n’auras plus de problème de loyer désormais, plus de problème de trésorerie, et tu as du temps devant toi pour écrire. Estime-toi heureuse ! »


 

lundi 24 octobre 2022

[Robert-Diard, Pascale] La petite menteuse

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La petite menteuse

Auteur : Pascale ROBERT-DIARD

Parution : 2022 (L'Iconoclaste)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

Le portrait saisissant d’une jeune fille victime des bonnes intentions
La vérité n’est jamais celle que l’on imagine et il est parfois bénéfique de remettre en question notre intime conviction. Pascale Robert-Diard raconte l’histoire d’une jeune fille qui ment. Quand les institutions sont décriées pour leur indifférence, l’autrice montre des adultes remplis de bonnes intentions. A l’heure où la littérature abonde en pénalistes retors ou flamboyants, La Petite Menteuse raconte la manière dont une avocate exerce avec finesse son métier.

Les engrenages de l’imposture
Lisa a quinze ans. C’est une adolescente en vrac, à la spontanéité déroutante. Elle a eu des seins avant les autres filles, de ceux qui excitent les garçons. Elle a une « sale réputation ». Un jour, Lisa change, devient sombre, est souvent au bord des larmes. Ses professeurs s’en inquiètent. Lisa n’a plus d’issue pour sortir de son adolescence troublée et violente. Acculée, elle finit par avouer : un homme a abusé d’elle. Les soupçons se portent sur Marco, un ouvrier venu faire des travaux chez ses parents. En première instance, il est condamné à dix ans de prison.

Le tourbillon du mensonge et de la vérité
Alice, avocate de province, reçoit la visite de cette jeune femme. Désormais majeure, Lisa l’a choisie pour le procès en appel car elle « préfère être défendue par une femme ». Alice reprend le dossier de manière méthodique, elle cherche les erreurs d’aiguillages, les fausses pistes, celles qui donnent le vertige, puis découvre la vérité. Avec l’histoire de Lisa, elle commence le procès le plus périlleux de sa carrière : défendre une victime qui a menti.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Entrée au Monde en 1986, Pascale Robert-Diard a longtemps été journaliste politique. Depuis 2002, elle est chargée de la chronique judiciaire. Elle suit toutes les grandes affaires judiciaires, procès d’assises, scandales politico-financiers, mais aussi tout ce quotidien de la justice ordinaire, celle des tribunaux correctionnels, des comparutions immédiates, des chambres civiles. Elle a obtenu en 2004 le prix Louis-Hachette pour ses comptes-rendus du procès Elf.
Elle a publié Dans le ventre de la justice, en septembre 2006 (Editions Perrin), et en 2015, elle a mis en image, grâce à François Boucq, Le procès Carlton. En 2016, son dernier roman La Déposition (Editions de L’Iconoclaste), a été retenue jusqu’à la deuxième sélection du Prix Fémina.

 

 

Avis :

Lorsque Lisa, quinze ans, accuse de viol Marco Lange, le plâtrier venu faire des travaux dans la maison familiale, l’avocat de l’adolescente traumatisée n’a aucun mal à obtenir la condamnation à dix ans de prison de cet homme au casier judiciaire déjà chargé. Mais, incarcéré depuis trois ans, le condamné entame un procès en appel. Désormais majeure et préférant être défendue par une femme, Lisa demande à Alice, avocate expérimentée qui ne voit aucune raison de refuser cette affaire facile, de reprendre le dossier. Sauf que Lisa revient sur ses déclarations, reconnaissant avoir menti…

Dans toutes ces affaires déclenchées par le mouvement #MeToo et par la libération de la parole des femmes, lorsque la preuve est si compliquée ou même impossible après parfois tant d’années écoulées, qui ne s’est jamais senti frémir à l’idée d’une mauvaise décision, qui entraînerait, soit l’insupportable impunité de coupables hors d'atteinte, soit la terrible dévastation de l’erreur judiciaire ? Observatrice aguerrie, par son métier de chroniqueuse judiciaire, des grandes comme des petites affaires qui font le quotidien des tribunaux, Pascale Robert-Diard nous confronte à une situation, qui, pour être fictive, n’en confond pas moins son lecteur par son parfait et terrifiant réalisme.

Quand la collégienne Lisa change de comportement et s’assombrit, inquiétant deux de ses professeurs, leur intervention pleine de bonnes intentions déclenche un engrenage dans lequel tout contribue bientôt à piéger l'adolescente. Pensant l’aider à exprimer ce qu’ils perçoivent inexprimable, ils finissent à leur insu par lui suggérer pas à pas ce qui lui semble une échappatoire plus supportable que l’aveu du véritable objet de sa souffrance. Bientôt, Lisa se retrouve dépassée par l'inextricable situation engendrée bien malgré elle par l'enchaînement de ses mensonges. « "Plus je mentais, plus je souffrais, plus je souffrais, plus on me croyait."  Comment se sort-on, à quinze ans, d’un cycle aussi infernal ? »

Innocent dans cette histoire, Marco Lange devient alors, en quelque sorte, la victime par ricochet de crimes commis par d'autres, faute pour la victime initiale de réussir à dénoncer les vrais outrages qu'elle subissait. Pour rétablir la vérité dans l'incrédulité choquée générale, il faudra à cette dernière le courage de risquer le discrédit, au point, peut-être, de faire oublier que la première victime dans cette affaire, c'est elle. Quant à sa nouvelle avocate, c'est une mission bien peu ordinaire qui lui revient, quand le condamné est innocent, et l'innocente, menteuse.

Une bien troublante démonstration de la difficulté de parole des victimes, en dépit de toutes les bonnes intentions, que ce roman efficace et prenant. (4/5)

 

 

Citations :

Des types comme lui, Alice en avait vu défiler des dizaines. Elle avait un nom pour eux : les « hommes Kleenex ». En résumé, sa mère avait eu trop d’enfants et lui trop de beaux-pères, il avait été placé en foyer d’accueil plusieurs années, était gaucher, l’école l’avait rejeté, après on l’avait mis en chaudronnerie, bien sûr il avait raté son CAP. Cette phrase, « J’ai raté le CAP », était une de celles qu’Alice lisait le plus souvent dans les dossiers de ses clients. Avec quelques autres, comme « J’ai redoublé mon CP » et « J’ai pas connu mon père ». (…)
Les biographies des accusés sont pleines de rêves échoués.
 

Ah ! Les merveilleux témoins ! Même quand ils ne savent rien, ils trouvent quelque chose à dire, s’agaça Alice. Elle éprouvait une fois de plus les mots justes d’Erri de Luca. « Prendre connaissance d’une époque à travers les documents judiciaires, c’est comme étudier les étoiles en regardant leur reflet dans un étang. »
 

Alice se sentait soudain très seule. Et surtout vieille. Elle avait hérité de la pilule et de la liberté que d’autres avaient conquises. Et elle se retrouvait accusée par des filles d’à peine vingt-cinq ans de s’en être contentée. De ne pas s’être battue pour faire avancer la cause des femmes. Elle était de la génération d’entre-deux, coincée entre l’intransigeance d’une Adèle, ou parfois celle de sa fille Louise, et l’insupportable légèreté d’une mère coquette et parfumée qui soupirait : « Mais qu’est-ce qui leur prend à ces femmes de partir en guerre contre les hommes ? Moi, ça me déplaisait pas quand on me sifflait dans la rue. »
 

Qui aime ses années collège ? Cette implacable gare de triage où le chauffeur routier et sa voisine auxiliaire de vie avaient compris que l’école n’était pas faite pour eux et qu’ils ne monteraient pas dans le même train que les autres, plus doués qu’eux. Ce lieu d’humiliation et de ricanements quand la tête apprend mal ou que le corps est trop gros, ou trop maigre, ou trop petit. Ce cimetière d’espoirs pour les parents et ce lieu de déboires pour leurs enfants. Même pour les bons élèves, c’est un temps que l’on préférerait oublier.
 

Elle souffrait de ne pas pouvoir se dépêtrer de ses mensonges. Elle vous l’a dit : « Plus je mentais, plus je souffrais, plus je souffrais, plus on me croyait. » Comment se sort-on, à quinze ans, d’un cycle aussi infernal ?
 

Il avait fallu si peu de choses pour que deux vies basculent. L’ennui et le mal-être d’une adolescente, la grossièreté des garçons, la volonté de bien faire de deux enseignants, la célérité d’un gendarme, le bovarysme d’une juge d’instruction, les rumeurs malfaisantes d’une petite ville, la conviction établie d’une mère, la mauvaise conscience d’un père. Alice leur dirait, à ces hommes et à ces femmes, qu’elle leur faisait confiance pour comprendre tout cela et ne pas accabler Lisa. Elle leur dirait qu’on n’est pas coupable quand on ment à quinze ans. Que le plus dérangeant, dans toute cette affaire, n’est pas tant de savoir pour quelles raisons Lisa a menti, mais pourquoi tant de gens ont eu envie de la croire.
Au fond, dans cette affaire, il n’y a pas de coupable, il n’y a que de bonnes intentions.


 

samedi 22 octobre 2022

[Orcel, Makenzie] Une somme humaine

 



 

J'ai apprécié sans aimer

 

Titre : Une somme humaine

Auteur : Makenzy ORCEL

Parution : 2022 (Rivages)

Pages : 624

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

La voix de l’héroïne nous parvient depuis l’outre-tombe. À la fois anonyme et incarnée, c’est la voix d’une seule femme et de toutes les femmes. Elle nous raconte dans des carnets dérobés au temps et à la mort une enfance volée, une adolescence déchirée, une vie et un destin brisés.
Ayant grandi dans un village de province où règnent la rumeur et la médisance, négligée par ses parents, surtout par sa mère qui lui préfère les roses de son jardin, c’est à peine si elle trouve quelque réconfort auprès de sa grand-mère plus aimante. Elle s’échappe à Paris dans l’espoir de mener une vie à l’abri des fantômes du passé. Elle y poursuit des études de lettres à la Sorbonne, rencontre l’amour avec un homme ayant fui la guerre au Mali, fait l’expérience du monde du travail, avant de subir finalement l’épreuve de l’abandon et de sombrer dans l’irréversible errance.
En nous livrant l’autobiographie d’une morte dans une langue fulgurante, Makenzy Orcel nous fait pénétrer, à travers cette Somme humaine, deuxième volet d’une trilogie initiée par L’Ombre animale, dans le ventre poétique du monde.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Makenzy Orcel est un écrivain haïtien, né en 1983 à Port-au-Prince. Ses romans, souvent primés, lui ont valu d'être fait Chevalier des Arts et des Lettres de la République française en 2017.

 

 

Avis :

Une somme humaine est le second volet, ancré en France, d’une trilogie commencée en Haïti et qui s'achèvera en Amérique. Chaque livre du triptyque fait entendre la voix fantomatique d’une femme morte qui revient sur le triste écoulement de sa vie, courant mêlé à l’écheveau de tous ces destins anonymes formant le fleuve tumultueux et boueux de la condition humaine. Après L’ombre animale et le sort d’une vieille Haïtienne noire, inscrit dans celui, non moins terrible, de son pays, nous voilà cette fois aspirés dans le siphon qui mena une jeune Française au suicide.

Qu’a donc de si particulier et de si représentatif le parcours anonyme d’une jeune femme jetée par le désespoir sous un métro parisien ? Ombre parmi les ombres, disparue sans laisser de traces après une existence quelconque, c’est précisément sa banalité qui la rend universelle, incarnation d’une multitude silencieuse dont elle devient le spectral emblème par le truchement de l’écrivain. A travers elle, insignifiante poussière extraite le temps de son récit de la myriade de ses semblables, se laisse appréhender la bien noire « somme humaine » de ces innombrables et misérables destins.
 
Les carnets laissés par cette ombre sans nom retracent d'abord une enfance meurtrie et une adolescence abusée, dans l’indifférence hypocrite d’une petite ville de province, cramponnée à l'illusoire protection des apparences et des conventions sociales. Laissée à la merci d’un oncle incestueux - intouchable dans sa position de notable - par les frustrations jalouses d’une mère égocentrique et par la veulerie d’un père démissionnaire, elle pense échapper à la malédiction attachée à son corps de femme en gagnant la capitale pour des études de lettres, qu’elle tente avec plus ou moins de succès de faire déboucher sur le cinéma et le théâtre. Elle y rencontre les deux visages de l’amour, rendus génériques, comme les deux faces possibles de la relation des hommes aux femmes, par les prénoms Orcel et Makenzy que l’auteur prête à ses personnages. Le lumineux Orcel, réfugié malien tué dans l’attaque du Bataclan, a à peine le temps de la réconcilier avec elle-même que sa mort la laisse à nouveau déchirée et pantelante. Dans son errance affective, elle tombe sous l’emprise du pervers narcissique Makenzy, qui achève de la transformer en loque humaine désespérée.

Le murmure de cette voix d’outre-tombe se répand en une phrase unique, sans majuscule ni point, marquant par là son inscription dans un écoulement plus global : celui de la vie, se dévidant sans fin de génération en génération, chacune transmettant comme elle peut son fardeau à la suivante. Car la souffrance de la narratrice ne lui appartient pas : elle s’est nourrie de celle de ses parents avant elle, leur cruauté et leur lâcheté elles-mêmes induites par la médiocrité de leur parcours, à la merci de plus malfaisants encore. Cette litanie infinie suggère peu à peu une vision intensément noire de notre absurde insignifiance, la vie n’y paraissant rien d’autre que le passage de flambeau de notre souffrance ici-bas.

Cette lecture d’une profonde signifiance, si audacieusement transcrite jusque dans la forme du récit, s’est avérée pour moi, qui plus est avec ses plus de six cents pages, un interminable chemin de croix. Malgré ses qualités littéraires, le texte a très vite revêtu, dans mon esprit, l’allure d’une logorrhée digressive au-delà du supportable, qui a bien failli avoir raison de ma détermination à ne jamais abandonner un livre commencé. Une somme humaine s’inscrit parmi ces ouvrages qui ont l’étoffe et l’ambition d’une œuvre littéraire en tout point remarquable, quitte pour cela à risquer de ne point plaire. Reste alors la question : un livre qu’on apprécie sans l’aimer peut-il être un si grand livre que cela ? (1/5)

 

 

Citations :

… tout est là, incontestable, ignoble et vrai, l’autobiographie c’est comme une pute qui montre ses nichons et ça n’étonne personne, ou si, au contraire, à tel point qu’on la traîne au bûcher au nom de la bonne morale, j’assume entièrement cette indécence, je suis désormais le miroir dans lequel je me vois…
 

… s’accapara subitement mon corps, ma tête, puis me remplit entièrement quelque chose comme une terrible chaleur, une conscience démesurée, stérile des platitudes existentielles, quelque chose auquel je tentai vainement de résister, il aurait suffi de trouver un reliquat de lumière quelque part en moi et m’y accrocher de toutes mes forces, laisser passer la tempête, mais cette chaleur devint de plus en plus insoutenable, je ne respirais plus, il fallait que ça s’arrête, et tout de suite, sans réfléchir, je bondis vers le balcon pour me jeter dans le vide, PAUVRE TYPE, PAUVRE TYPE, j’avais crié ces mots tellement de fois, et si fort, à en vomir, lisez ce cahier jusqu’au bout et vous comprendrez peut-être pourquoi, parfois comme une bête blessée, pour exprimer un rien, ce n’était pas moi, ça ne me ressemblait pas, ce n’était pas normal, j’aurais bien voulu pouvoir me contrôler, exprimer avec justesse ma pensée, mes envies, mes conditions, mes incertitudes, mes sentiments, mes fantasmes, je savais pourtant le faire auparavant, j’avais appris, mais depuis ma rencontre avec Makenzy, du jour au lendemain, tout en moi avait fondu, j’étais devenue une source, une rivière, un fleuve, puis une mer de cris, je voulais sauter du quatrième étage pour cette raison aussi, pour éteindre ce volcan dans ma tête, la rage d’être vide, de n’avoir aucune prise sur moi-même, sur lui, sur rien, couper court à l’adversité, qu’aurais-je pu faire d’autre, on n’a pas une définition nette de soi-même, comme on ne peut être positivement à l’origine de tout ce qui découle de notre existence… 
 

… en partant de chez moi, je me suis regardée dans le miroir, suis-je le personnage d’un rêve fait par quelqu’un d’autre, demandai-je, perplexe, un soir pendant le dîner, à grand-mère, plus pour couper la parole à mère qui avait tendance à la monopoliser que pour transmettre une certaine leçon de morale (elle était bien là pourtant, la leçon, cachée sous une bonne couche de subtilité), elle avait raconté l’histoire d’un homme qui disait connaître tous les gens de son quartier, mais qu’aucun d’eux ne semblait connaître, ils passaient devant lui sans le saluer, comme s’ils ne l’avaient jamais vu auparavant, jusqu’au jour où celui-ci décida de se mêler à eux et se rendit compte qu’il était en fait victime de sa propre projection, une hallucination qui paraissait si réelle… j’avais posé cette question au miroir qui, en dépit de mes efforts pour me prouver le contraire, ne me renvoyait pas mon image, mais celle d’une autre, une illusion d’existence cramponnée à mes os – j’avais maigri au point qu’on aurait pu croire qu’une abominable maladie me dévastait silencieusement…
 

… à la vérité, père et mère m’avaient conçue sans trop savoir pourquoi, du moins pour combler un manque de suite dans leurs idées, ou peut-être par devoir, pire, mimétisme, conformément à un ordre social, comment l’expliquer, c’est comme si vous étiez invité à dîner chez quelqu’un, et que lorsque vous arrivez, vous vous rendez compte qu’il ne vous attendait pas, il est même très surpris de vous voir vous présenter comme ça chez lui sans prévenir, mais étant donné les circonstances – vous avez fait la route, vous êtes déjà là, il ne faut pas, en vous renvoyant, que les autres invités soient témoins d’un tel manque de civilité, ni se sentent gênés par cette présence inattendue –, alors il vous fait un peu de place en ajoutant un couvert, mais à une table séparée…
 
 
… j’étais forcée de constater que pour mes géniteurs c’était juste une formalité, un passage gênant obligé, un couple sans enfant est comme un arbre sans racines, la risée du village, dit un jour grand-mère pour répondre à cette question qui me revenait sans cesse et que j’avais fini par lui poser, pourquoi j’existe, pourquoi je suis là…


… leur rencontre ne fut pas fortuite, puisque les deux idiots sont nés dans le même village, baptisés le même jour, se gavaient de l’œuvre des mêmes morts découverts dans la bibliothèque familiale, ou recommandés par leur prof de français – Racine, Hugo, La Fontaine, Baudelaire, Zola, etc. –, assistaient aux mêmes spectacles de cirque d’hiver proposés par cette compagnie italienne dont grand-mère oubliait toujours le nom, aimaient les mêmes chansons qu’ils écoutaient en boucle, les mêmes alcools, voyaient depuis leur fenêtre les mêmes enchevêtrements de ruelles pavées entre les maisons serrées entre elles, la colline qui semblait regarder tout de haut, le grand chemin en terre battue traversant la plaine, la route moderne au loin, la mélancolie… qu’est-ce qu’un village, sinon le temps ratatiné, perdu dans ses pensées…


...j’étais comme une ombre pour eux, non, une ombre on la voit au moins se glissant sur le mur ou sur le sol, elle surgit, surprend parfois par son intensité ou par sa pâleur fantomatique, et invite à la curiosité, elle peut faire peur, tapie derrière le rideau de ma fenêtre par nuit de pleine lune et de drôles de vents, elle provoque une réaction, moi je ne déclenchais rien du tout, combien de fois avais-je bougé, changé de place, en passant des escaliers au salon, dans un coin de la véranda, à la cuisine, au couloir, à n’importe quel autre endroit où tournait leur attention, mais rien, ils ne me voyaient pas, je n’existais pas, du moins comme une chose comme qui dirait larvée, délétère, et quand j’avais l’impression d’être là, de faire partie du réel, c’était si éphémère qu’on aurait cru à un mensonge…


… le danger qu’on voit venir sans pouvoir rien faire pour l’éviter… dans la psyché collective, le prédateur ourdit son plan derrière son masque, mais le regard de l’oncle allait droit au but, un projectile, et je me doutais que je n’étais pas plus qu’une proie facile, une gamine, une chair fraîche, une page vierge, une âme immaculée, une brindille prise dans un vortex… et lui un esprit envoûté, une bête excessivement déterminée et intransigeante qui s’approchait lentement, avant de bondir…


… il paraît que, pendant de nombreuses années, le saint homme aurait eu une vie sexuelle clandestine très active, et même des enfants secrets éparpillés dans la région et ailleurs, il faut imaginer un tas de silhouettes fines et élégantes qui se bousculaient du matin au soir pour aller avouer leurs péchés au jeune arrivant qui, groggy devant tant de beautés et de grâces, n’hésitait pas à leur proposer la bonne pénitence et un passage dans son lit, avant de les inviter à repartir dans la paix du Seigneur, il excellait sans doute aussi dans le chatouillement des gosses, lesquels s’étaient bien gardés d’en parler pour ne pas froisser le papa bon Dieu, Ses anges, le Père Noël, bref tous les habitants du Royaume des cieux… des activités pédophiliques connues, murmurées, sans plus, vous vous rendez compte, on s’arrangeait pour que ça reste couvert aussi longtemps que possible, notre bon Drôle de Curé, représentant de Dieu au village, pourquoi on le salirait, pourquoi on ferait de son nom un paillasson sur lequel tout le monde s’empresserait de s’essuyer pour gagner sa place dans le débat sur les faux drames de village, ce sang valeureux, médiateur infaillible, une vie parfaite, exempte de péché dans un monde nouveau de la justice... 


… la parole, quelle idée, au commencement était la peur, elle contenait l’Univers ou ce qui fut destiné à l’être, et s’évertuait à s’étendre bien au-delà, rien ne l’épuisait, ne lui échappait, et cet état de choses devait être la norme à l’échelle de la biodiversité animale, régir les principes de conquête et de fuite, de pouvoir et de liberté… pour moi, ces hommes réunis à la maison avaient simplement peur, et cherchaient à faire de cette peur leur force, en ne la perdant pas de vue, cela me paraît d’autant plus évident que les actions humaines n’en sont que de pâles résidus… il faut se révéler un lieu étrange pour soi-même, à l’encontre des lois de la nature, pour vouloir se sauver, ou échapper à la mort, a fortiori se donner pour mission de sauver l’autre, le monde, un continent…


… le meilleur d’entre nous est celui qui ne met pas en application de façon systématique le vieil adage qui dit que la fin justifie les moyens…


… figurez-vous qu’un jour elle m’avait demandé, oui celle qui m’avait mise au monde, rappelle-moi ton nom déjà, on aurait dit que le seul moyen d’apaiser les frustrations de sa vie conjugale était de m’étouffer, me réduire en miettes, me faire perdre toute confiance en moi-même, plus tard, seule à seule dans la cuisine par exemple, elle me traitait de sauvage, de petite conne, ton oncle il a beaucoup d’affection pour toi, il t’aime, mais toi tu n’as aucun respect pour lui, pour personne d’ailleurs, tu n’as donc aucune limite, elle me parlait ainsi pour que je me sente ridicule, mais ce n’était pas le cas, c’est au frère de père qu’elle aurait dû s’en prendre, je n’avais rien fait, sinon être une jeune adolescente sous les projecteurs d’un vieux dégoûtant, j’avais du mal à imaginer qu’elle n’avait rien compris, ou qu’elle faisait semblant, quel oncle serre sa nièce aussi fort et aussi longtemps dans ses bras, quel parent assiste à ça sans se demander ce qui se passe et redoubler de vigilance… le pire était à venir…


… j’étais perdue, je n’avais pas les outils pour analyser les mécanismes de cette vague de violence (tant à la maison qu’à l’école) qui se déchaînait contre moi, ses ressorts inavoués, d’autant plus que le monde dans lequel ces petits scélérats grandissaient n’était ni plus ni moins bourgeois catho que le mien, nous étions partis du même point, censés tout au moins se respecter, mais ce n’était pas du tout le cas, ils avaient fini par m’imposer une vision négative de moi-même, ce qu’aucune de nous, à ma connaissance, n’avait réussi avec un mec, inoculer à celui-ci le sentiment qu’il n’est rien qu’une apparence, rien que ses muscles, son cul, et que ça ne sert qu’à être manipulé, avili, un ornement…


… aucune femme n’est plus grande que la petite fille qu’elle a été…


 

 

 

jeudi 20 octobre 2022

[Korman, Cloé] Les presque soeurs

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les presque soeurs

Auteur : Cloé KORMAN

Parution : 2022 (Seuil)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Entre 1942 et 1944, des milliers d’enfants juifs, rendus orphelins par la déportation de leurs parents, ont été séquestrés par le gouvernement de Vichy. Maintenus dans un sort indécis, leurs noms transmis aux préfectures, ils étaient à la merci des prochaines rafles.

Parmi eux, un groupe de petites filles. Mireille, Jacqueline, Henriette, Andrée, Jeanne et Rose sont menées de camps d’internement en foyers d’accueil, de Beaune-la-Rolande à Paris. Cloé Korman cherche à savoir qui étaient ces enfants, ces trois cousines de son père qu’elle aurait dû connaître si elles n’avaient été assassinées, et leurs amies.

C'est le récit des traces concrètes de Vichy dans la France d’aujourd’hui. Mais aussi celui du génie de l’enfance, du tremblement des possibles. Des formes de la révolte.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Cloé Korman est née en 1983 à Paris. Son premier roman, Les Hommes-couleurs (Seuil, 2010), a été récompensé par le prix du Livre Inter et le prix Valery-Larbaud. En 2013, elle a publié, toujours au Seuil, Les Saisons de Louveplaine, puis Midi en 2018, et Tu ressembles à une juive en 2020.

 

 

Avis :

« Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d’en sortir. D’autres peuvent servir à atteindre des îles, des ailleurs. Qu’elles soient barques ou forêts, elles sont faites du même bois. »

Si l’auteur est entrée dans la forêt obscure, sur les traces des enfants morts de la Shoah, c’est sur l’invitation de sa sœur Esther, qui, s’étant découverte voisine d’un témoin des faits, avait commencé à reconstituer l’histoire de leurs trois petites cousines, mortes en déportation à la toute fin de la guerre. Cloé Korman s’est alors lancée dans une enquête qui, du Loiret à Paris, l’a menée pas à pas là où la France de Vichy a fait passé les sœurs Korman – Mireille, Jacqueline et Henriette – et leurs « presque soeurs » – Andrée, Jeanne et Rose Kaminsky –, toutes les six raflées à Montargis en 1942, internées dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, puis plusieurs fois séparées et réunies au hasard de leurs affectations dans différents foyers d’accueil parisiens où, recensées sur les listes juives des préfectures, elles attendirent que leur sort, apparemment encore indécis, se scellât au bon vouloir des autorités.

Aussi chaotique que le parcours de ces fillettes ballottées de lieux en lieux puissent paraître, le récit mène pourtant à un constat implacable : en fait de tergiversation quant à leur destin, il n’y eut jamais qu’une question d’organisation et de logistique. Si les enfants ne furent pas déportés dès le début avec leurs parents, restant orphelins à la charge d’un Etat français impatient de s’en débarrasser, ce fut uniquement pour ne pas encombrer les camps de travail en attendant que la machinerie d’extermination nazie eût atteint le niveau capacitaire requis. Alors, dans l’intervalle, on les casa, peu importe comment, dans des lieux d’attente, puisant dans leurs listes pour optimiser les convois d’adultes lorsqu’ils étaient incomplets… Pour les sœurs Korman, l’heure du départ fatal sonna en 1944, dénotant, de la part des responsables français, un « acharnement à faire des victimes alors que la défaite nazie était acquise ».

Nous faisant « prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants », établissant tristement le rôle « de mise à feu du génocide » joué par la France, la narration s’éclaire aussi fugitivement des actes individuels de révolte, des coups de pouce rencontrés ça et là qui ont pu renverser la fatalité et sauver des vies, comme celles des sœurs Kaminsky, enfuies après six tentatives manquées. Ainsi, sur les « presque soeurs » promises au même destin par la barbarie des hommes, trois auront pu emprunter une traverse vers la vie...

Moins introspectif et, du coup, peut-être moins chargé émotionnellement que la bouleversante Carte postale d’Anne Berest, le livre de Cloé Korman n’en frappe pas moins l’esprit en abordant la Shoah sous un angle demeuré méconnu : le sort très hypocritement réservé par la France de Vichy aux orphelins laissés par les adultes juifs déportés. Aussi soigneusement documenté qu’admirablement écrit, le récit très concret a de quoi ébranler profondément le lecteur, aussi averti soit-il déjà de la part de responsabilité de l’administration française dans le génocide. Et puis, déjà horrifié par le sujet dans son ensemble, comment ne pas rester songeur face aux bifurcations du destin, qui d’une pichenette condamne ou sauve, à partir de situations strictement identiques… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mes grands-parents voulaient adopter les trois petites filles. (…)
Dans le monde où elles deviennent ses sœurs, mon père n’existe pas. Il nous l’a toujours dit. Il en est certain parce que mes grands-parents avaient déjà une fille, Annette, du même âge que Jacqueline. Ça leur aurait fait quatre enfants et, étant eux-mêmes des commerçants laborieux et sans fortune, mes grands-parents n’en auraient pas désiré un cinquième. Mon père ne serait donc pas né en décembre 1946.
Je ne suis pas convaincue par cette idée. Je pense que les enfants naissent à leurs parents suivant des raisons qu’ils maîtrisent autant qu’eux, c’est-à-dire pas beaucoup, et rien ne dit que mon père n’aurait pas fait son apparition malgré tout dans ce chœur de fillettes. En nous disant cela il nous parle moins de lui, je crois, que de la douleur du deuil. Les mots « je ne serais pas né », dans leur répétition, sonnent comme une formule accompagnant un sacrifice, et qui aurait le pouvoir de l’inverser : moi au lieu d’elles, c’est elles au lieu de moi. Surtout, cette formule décrit son statut de survivant. Elle nous parle de la matière dont nous sommes faits, lui, ma sœur et moi, de notre sentiment d’exister dans un taillis de possibilités horribles et étranges. Dans cette non-naissance je me reconnais. Je reconnais le désintérêt parfois insupportable de mon père pour ce qui l’entoure, mais aussi quelque chose qu’il nous a donné et qui nous libère de la pesanteur, notre commune étourderie, notre capacité d’adhésion assez intermittente à la réalité. « Je ne serais pas né » fait naître dans un rêve éveillé.
 

Leur demeure est une belle maison de ville de plusieurs étages, au-dessus de leur commerce qui leur a permis de prospérer en vendant d’abord des équipements de travail, des stocks de bottes en caoutchouc venus de l’usine voisine, puis d’autres vêtements et des objets pour la maison, que Max écoule au marché le week-end avec sa camionnette, et toute la semaine au magasin. Celui-ci est florissant au point de les mettre en danger très tôt, parce qu’il suscite la convoitise des notables de la ville. Dès que les lois antijuives sont passées, tous leurs biens sont saisis et confiés à la gestion d’un pharmacien, le bien-nommé Lagneau, qui leur laisse pour vivre uniquement la cuisine et une ou deux chambres à l’étage. Un soir, souhaitant ponctionner encore je ne sais quoi, il attend Max à l’arrière du magasin et le tabasse. Le lendemain, c’est son notaire, maître Fumery, qui l’informe qu’il est en instance d’être arrêté et lui « conseille » de quitter la ville. Ce n’est certes pas parce qu’il va lui sauver la vie que cet avertissement est bien intentionné, mais Max ne perd pas de temps dans ce genre de considérations, il fait son bagage et s’en va, laissant sur place sa femme et ses filles qu’il croit protégées en tant que femme, en tant qu’enfants.
 
 
Tous les jours Gretel entretient l’âtre du four destiné à cuire son propre frère et cuisine les plats destinés à l’engraisser. Mais Hans a compris que la vieille avait une mauvaise vue, et pour lui faire croire qu’il est toujours aussi maigre, tous les jours il tend à ses doigts examinateurs des os de poulet et d’oiseaux morts qui traînent dans la cage au milieu de la sciure et des déjections. Au bout d’un moment, Gretel réussit à pousser la sorcière dans le four et délivre son frère. Elle trouve la clef de la cage et les deux enfants réussissent à s’enfuir.          
Chacun sait pourtant que cette fin est contrefactuelle. Dans cette forêt-ci, ce sont les enfants qui sont tués. Il reste que moi aussi je peux tendre des os à cette histoire, pour faire sortir sa gueule d’entre les arbres et la raconter comme je veux, au rythme que je décide. Je peux lui jeter des mots pour la maintenir en respect, pour qu’elle se montre et qu’elle morde dans ces leurres plutôt que dans ma propre chair, et que jamais elle ne m’égorge ni ne m’asphyxie, ni moi ni mes enfants.


On peut aussi observer le camp par-dessus l’épaule d’un gendarme français identifiable à son képi et à sa silhouette capée dans le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Cette photographie fut censurée à la sortie du film en 1956, afin de laisser croire que le camp était gardé par les Allemands. Il n’en est rien. Parmi les personnes qui ont transité ici, les rares qui ont pu survivre et témoigner confirment que dans le camp elles n’ont eu affaire qu’à des Français, que ce soient des gendarmes, des douaniers ou des gardiens recrutés localement, tous français. Les Allemands ne se trouvaient pas dans le camp mais à la gare de Pithiviers, où ils réceptionnaient les internés livrés par les autorités françaises pour les faire entrer dans des convois à destination d’Auschwitz – ce qui se produisit six fois de suite, entre juin et septembre 1942, et trois fois encore dans le seul mois d’août de la même année, pour les convois d’enfants envoyés en région parisienne avant Auschwitz. Tout le fonctionnement de la gare de déportation de Pithiviers, pour faire évacuer les deux camps attenants de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, tient dans ces quatre mois.


Le camp ne s’est pas vidé d’un coup. Il a fallu trois mois pour rassembler et envoyer à la mort douze mille personnes (..)
Trois mois, c’est lent à côté de l’évacuation du ghetto de la ville de Piotrkov d’où sont originaires Chava, Lysora et Nathan. Là-bas, la population juive, assignée depuis octobre 1939 dans un seul quartier, a été définitivement bouclée à l’intérieur de celui-ci au mois de mars 1942. À moins de s’être enfuis avant, il est possible que les parents, frères et sœurs de Chava, Lysora et Nathan soient enfermés dans ce périmètre de quelques rues avec vingt-cinq mille personnes. Ceux qui se retrouvent dans ce piège sont pour la plupart envoyés à Treblinka en quatre convois, quatre fois six mille personnes convoquées sur le quai de la gare de Piotrkov et poussées à coups de fusil dans les wagons plombés ouverts devant eux, pendant quatre journées successives d’octobre 1942. En quatre jours, presque plus personne ; les rues, les maisons, vides. En France, le processus est plus lent mais il les rattrape plus tôt : du pays où ils étaient venus se réfugier, Chava, Lysora et Nathan sont déportés en juillet, trois mois avant les juifs de Piotrkov, en Pologne, où ils sont nés. 


Les camps par lesquels ils passent, dans le Loiret, sont en activité depuis longtemps quand ils sont arrêtés, ils se sont remplis loin des regards, bien avant que l’entreprise génocidaire ne soit décelable. Les baraques couchées de Beaune-la-Rolande, tels des chiens sommeillant dans la plaine, avalent en bâillant trois mille sept cents hommes en mai 1941 et elles les gardent là, dans l’ignorance du jour d’après, puis du mois d’après, puis d’une année encore. Parmi cette première population d’internés il n’y a que des hommes, ce qui permet pendant longtemps de croire à l’illusion de futurs camps de travail. Ces hommes adultes ont aussi la tare et l’avantage de ne pas avoir la nationalité française, c’est-à-dire qu’ils permettent de faire croire aux Français que cette affaire ne les concerne pas.


Déversés par train le jour même dans les camps du Loiret, mille sept cents à Pithiviers et deux mille à Beaune-la-Rolande, les hommes du billet vert reçoivent plus tard un droit de visite de leurs familles. Les champs de betteraves environnants voient passer au fil des semaines des bus et des trains, avec des femmes et des enfants qui viennent les embrasser dans le camp, les interroger sur ce qu’ils font, ce qu’on leur veut, et leur promettre qu’ils les attendent. Des femmes et des enfants à qui l’on dit qu’ils peuvent rester chez eux, dans leurs appartements parisiens ou banlieusards, dans leurs maisons, sur leurs lieux de travail, dans leurs écoles, où ils sont en sécurité – puisque ce sont des femmes, puisque ce sont des enfants.


Ils attendent et pendant ce temps leurs noms d’étrangers, leurs noms de Polaks aux consonnes qui se heurtent ont été consignés dans des registres dont ils ignorent la finalité. Ils attendent à en crever d’ennui et d’une douleur d’ignorance qu’il m’est difficile de me figurer, et les autorités du camp les prêtent comme main-d’œuvre gratuite aux exploitations agricoles alentour. Ils attendent après avoir obtempéré à des ordres de la préfecture qui leur a menti, qui a fait précéder leur enfermement par une humiliation, un piège miteux reposant sur leur peur de faire du tort à leurs familles, s’ils désobéissaient.          
Tandis que j’essaye de comprendre cette histoire, et de trouver les mots pour dire ce qui est arrivé à mes petites-cousines et à ceux qui les ont précédés dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, tandis que je découvre l’accumulation des signes de négligence et des signes de cruauté qui ont permis que ces choses-là se produisent, je ne pense pas gagner beaucoup en sagesse. Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela, à transmettre à mes enfants ou à n’importe quel ami dont la vie m’est aussi chère que la mienne, ce serait de prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants.


Dans un premier temps, contrairement à la demande de Pierre Laval, les Allemands ne voulaient pas convoyer les enfants. Le chef du gouvernement français ne voulait pas séparer les familles, c’est-à-dire ne pas avoir à garder les enfants seuls. Les Allemands, de leur côté, ne voulaient pas avoir à garder les enfants vivants dans les camps, ils voulaient qu’ils soient exécutés tout de suite ; ils font donc venir très majoritairement les adultes tant qu’il n’y a qu’un seul four crématoire à Auschwitz, jusqu’à mars 1943. Ce qui se trame en France en ces jours de juillet et qui autorise à séparer les familles, à tergiverser sur les catégories d’âge qui méritent ou non de vivre, à entasser des milliers de personnes dans des espaces insuffisants, sans nourriture, sans hygiène, est une logique de gestion des cadavres, et de capacité en cours d’augmentation à l’autre bout des rails.


À quoi peut ressembler un lieu où vivent trois mille enfants sans parents, presque sans adultes, un camp en rase campagne où il n’y a presque pas d’installations sanitaires, presque pas de nourriture ? Le tumulte de la cour de récréation d’une école primaire dans une grande ville compte environ trois cents ou quatre cents enfants. Ici, c’est dix fois plus. Pourtant il n’y a pas de bruit. Les quelques assistantes sociales qui sont sur place racontent comment les enfants ont vu partir leurs parents, comment les parents ont été arrachés à leurs enfants. Elles écrivent dans leur journal qu’ils crient, pleurent, au début, mais qu’au bout d’un moment ils ne parlent plus. (…)
Elles racontent l’impossibilité de porter secours. Des enfants de tous les âges, certains d’à peine un an, jusqu’à treize, quinze ans, atteints de dysenterie et subissant les épidémies de rougeole, la diphtérie, ainsi que l’impétigo, une bactérie qui attaque la peau en laissant des plaies suppurantes. Ils mangent de l’herbe, demandent encore où sont leurs parents puis ne demandent plus rien. Vomissent. Se grattent la peau irritée par les poux.


Je regagne ma voiture, je rentre. C’est une campagne incroyablement plate tout autour. À gauche et à droite du paysage, on dirait que la Terre s’incurve et que l’on va tomber à l’infini, comme depuis une planète d’avant Galilée. Cette platitude interminable a quelque chose d’ironique et de cruel : le vide des champs, l’air sans obstacles sur des kilomètres donne à penser qu’il n’y a nulle part où se cacher. On se voit courir et s’abriter derrière une meule de foin que le vent dispersera, à l’intérieur d’une grange d’où les chiens vous chassent, derrière un arbre orphelin prêt à vous dénoncer. Au-dessus de ma tête, le ciel me traque. J’aperçois une averse arriver de très loin, les nuages qui conspirent en un gris dont le métal est d’or et d’argent à la fois, puis ces nuages se brisent, ils se lâchent sur mon minivan stellaire et musical. Quand ceux-là ont fini de craquer d’autres sont déjà là, captant dans leurs contours le peu de lumière qui subsiste et des masses d’oiseaux migrateurs passent à leur tour, on dirait qu’ils imitent leur forme bombée, puis ils se quittent et palpitent, s’allongent en flèche et se regroupent. On se sent dans l’espace plutôt que sur la terre.


Les dossiers Korman et Kaminsky s’étalent devant moi, ensemble de pièces commises par les autorités françaises de l’époque. Sur le papier éclairé par la lumière blanche et bruineuse de la cour s’étale le vocabulaire haïssable des représentants de l’État français qui se sont succédé dans la persécution de ces familles. Le dossier commence avec une lettre en date du 24 juillet 1941 dans laquelle un sous-préfet se contente d’un simple recensement des « Israélites étrangers » habitant Montargis. Ils sont listés un par un et livrés avec leur adresse ; le sous-préfet fait état, pour chacun, de sa « bonne conduite » et de sa « bonne moralité ». Ainsi ai-je la satisfaction d’apprendre que mon grand-oncle Lysora « n’a donné lieu à aucune remarque spéciale des services de police » et que son « attitude au point de vue national est correcte ». Cette première liste prétendument inoffensive, ce simple recensement est en fait une chose implacable. Avec quelques variantes, l’ensemble des noms qui le composent se retrouve sur la liste de remise des étoiles jaunes, datée juste après ; l’ensemble des noms consignés pour la remise des étoiles jaunes, sur la liste des internements de force.


La dislocation des familles juives a obligé l’État français à organiser des services d’accueil des orphelins qui seraient tout autant des lieux de surveillance. Cette mission a été confiée à l’Union générale des Israélites de France (UGIF), la structure créée dans le cadre des lois antijuives pour mettre la population juive sous contrôle. Je lis les noms des centres, et la numérotation attribuée par l’organisation : Lamarck (centre no 28), Guy-Patin (no 30), Vauquelin (à la fois cantine no 46 et home de jeunes filles no 21), Neuilly (la « Maison Marguerite », no 40), Louveciennes (centre no 56), et Saint-Mandé (no 64). Je reconnais les quartiers, je relie entre elles les rues et les stations de métro au sein de ce réseau, « où tous les enfants étaient répertoriés auprès des Allemands et où ils puisaient pour des déportations », pour reprendre les mots d’Andrée.          
Les services pour enfants de l’UGIF, foyers, asiles, « homes » comme on dit à l’époque, en auront vu passer plus de trois mille, peut-être trois mille cinq cents, entre août 1942 et juillet 1944. Sur cette période, près de la moitié sont morts en déportation.          
Pour comprendre cela, il faut inscrire un dernier point, dans le nord de la carte. La cité de la Muette, à Drancy, pourvoit les foyers de l’UGIF de la même façon que les autres camps d’internement, avec les enfants qu’elle a rendus orphelins et qu’elle met en attente. La Muette est juste au bord de Paris, pourtant les enfants qui en arrivent, affamés et pouilleux, semblent revenir de très loin. Ils n’en sortent que si leurs noms restent consignés là-bas sur des listes, et peuvent servir à tout moment à compléter des convois. Ils en sont relâchés, mais pas beaucoup plus que si on leur avait coupé une main, pour être sûrs qu’ils reviennent la chercher.


Dans une de ces écoles où on l’avait placée temporairement, Andrée est allée récupérer des affaires de classe après la guerre et elle se souvient que la directrice l’a reçue « dans l’escalier ». Elle a noté cela comme tout le reste dans sa mémoire kilométrique qui lui permet de se rendre une justice placide des décennies après les faits, en redistribuant à leurs propriétaires, d’une voix égale quels que soient les méfaits, tous ces petits morceaux de mesquinerie : la directrice dans l’escalier ne vaut pas mieux que les surveillantes qui volaient ses affaires dans les dortoirs, et ces dernières n’ont rien à envier à cette ancienne camarade de classe à Montargis qui l’accueillit en 1944, à son retour, d’un mordant « Ah bon, tu es revenue ». Le patron qui la félicita un jour pour son « sourire youpin » est logé à la même enseigne, dans cette mémoire sans amertume mais sans oubli, dans ces moments de voix atone, que sa belle-famille catholique qui ne voulut même pas se déplacer pour son mariage – haussement d’épaules à peine avoué, à peine distinct du halètement fragile derrière ses clavicules de vieille dame. Les enseignantes incapables de lui trouver un stylo, finalement, ne font que donner l’échelle du côté de l’Éducation nationale qui, au début des années 1950, alors qu’elle venait de se marier et cherchait un poste en région parisienne, et « alors qu’ils avaient bien tout mon dossier », n’imagina pas de lui donner sa première affectation autre part que dans la commune de Drancy.
 
 
Au quatrième et dernier étage du 16 rue Lamarck, dans l’angle qui est en surplomb de la Butte et regarde à pic sur tout Paris, se trouve le bureau du directeur, le colonel Edmond Kahn. Kahn est aussi juif que Moïse, pas moins juif que n’importe qui dans ces murs et je ne sais pas ce qu’il se raconte sur son rôle ici, il fait partie des cadres de l’UGIF qui croient authentiquement que cette institution est le lieu le plus sûr possible dans des circonstances impossibles, et aussi qu’il va pouvoir sauver sa peau, ou sa carrière – ce qui est rigoureusement vrai, il ressort immaculé des années de la guerre. Ancien industriel dans le textile puis capitaine pendant la Grande Guerre, au centre Lamarck il continue de porter des bottes et des culottes d’équitation, d’après les témoignages des enfants. Ces derniers le craignent, mais il réalise quelques bonnes choses pour le centre, comme d’améliorer l’hygiène et l’alimentation. Il fait partie de ces agents de la collaboration qui ont réussi à se déplacer entre les hiérarchies et les témoignages sans jamais être jugés, même dans un livre.


Weill-Hallé et Kahn sont tous deux des hauts responsables de l’UGIF. Le premier est membre du conseil d’administration, le second a été nommé par l’État collaborateur, ils n’ont pas les mêmes responsabilités ni la même marge d’action. Il n’est pas simple de les juger, il manque peut-être de l’ombre au médecin, ou de faire mieux connaissance avec le militaire. Ce qui est sûr c’est qu’ils travaillent ensemble et qu’ils ont, pour guider leur conduite, à peu près les mêmes informations sur la catastrophe qui est en cours. Ils décident pourtant différemment, l’un en envoyant des enfants chez des nourrices clandestines à la campagne, l’autre à Drancy.


Pendant les deux mois où elles sont internées à Beaune-la-Rolande, quatre convois, numérotés 40, 42, 44 et 45, partent de Drancy et arrivent à Auschwitz-Birkenau – faisant plus de quatre mille morts. Pendant qu’elles sont à Lamarck et à Guy-Patin, entre février et mars 1943, il n’y a pas moins de huit convois, c’est-à-dire plus de huit mille morts, parmi lesquels leurs onze camarades de chambrée arrêtées le 11 février, et peut-être d’autres qu’elles connaissaient. Andrée me dit : « Il y avait constamment des rafles. Voilà, et c’étaient des Français qui venaient nous chercher en général. En fait ils venaient compléter les wagons, avec des enfants. C’était ça, le truc. Et j’en ai vu, donc, j’ai vu des rafles d’enfants à Lamarck, j’en ai vu à Guy-Patin, à Vauquelin. » Pendant l’été 1943, quand Andrée et ses sœurs ne vivent plus dans les mêmes foyers, partent encore trois convois, qui font à nouveau plus de trois mille morts.
Andrée ne voit pas ces quinze mille morts, seulement le temps qui passe, et les enfants qui disparaissent. Le 13 août, elle écrit dans son journal : « Quant à moi, c’est décidé, je ne resterai pas. » Et aujourd’hui encore, à moi qui la regarde en cet été 2020 par-dessus les albums de photos, les ouvrages d’archives, les lettres et les devoirs d’école : « Y a des moments, il faut se remuer. »


À Drancy, Brunner a fait tout ce qu’il a voulu entre son arrivée en mai 1943 et sa fuite, en août 1944. Débarrassé de la police française, il a dirigé le camp en s’appuyant uniquement sur les SS qui étaient arrivés avec lui, et sur les internés juifs menacés de déportation s’ils refusaient de servir ses mobiles. Ainsi les « piqueurs », qui viennent chercher les juifs dans leurs appartements, dans les hospices, dans les asiles d’enfants, sont également juifs. Le camp est gardé de l’extérieur par des gendarmes français. Brunner fait tout ce qu’il veut aussi grâce à son CV. À Vienne, lors de son premier mandat de commandement, il a fait déporter quarante-sept mille personnes en trois ans. À Salonique, où il a été muté juste après, il est responsable de la mort de quarante-trois mille juifs grecs en trois mois. Le 9 mai 1943, quand il met dans sa poche la clef de la Muette et emménage avec ses hommes de main, avec ses méthodes et ses chiffres, il a des pupilles dans lesquelles les cadavres entrent et s’effacent sans plus atteindre ni la rétine ni la conscience. 


À partir de juin 1944 et du débarquement en Normandie, Brunner a peiné de plus en plus à arrêter des juifs et à former des convois de mille personnes qu’il pourrait déporter. C’est à ce moment-là, à l’approche de la libération de Paris, qu’il a décidé de mettre la main sur tous les enfants qui restaient dans les centres de l’UGIF. Deux nuits sont nécessaires pour faire le tour de tous les centres, à Paris et en banlieue.          
Dans certains récits et témoignages de la rafle du 21 juillet, Alois Brunner est présent dans un des deux bus qui maraudent. Il est là en personne pour aller chercher les enfants, mais cette information n’est pas tout à fait sûre. Il n’y a pas eu de compte-rendu de la rafle, et les témoignages ne sont pas tous concordants. Qu’il soit présent sur place pour récupérer les enfants matérialise une autre réalité, qui elle est incontestable : son acharnement à faire des victimes alors que la défaite nazie est acquise.


Mes trois petites-cousines font partie de la rafle de Saint-Mandé avec les autres filles de la rue Grandville, ainsi que Thérèse Cahen. Le 30 juillet, Thérèse écrit à son élève Jacques Leguerney une dernière lettre depuis la cité de la Muette. Elle est au courant que les autorités juives du camp ont bataillé pour demander des conditions améliorées lors du prochain convoi, dont on sait qu’il comptera plus d’enfants qu’il n’y en a jamais eu. Elle ironise : « En route demain pour une déportation d’enfants modèles avec bonbons, petites paillasses et docteur dans chaque wagon. »