samedi 28 septembre 2024

[Kerangal, Maylis (de)] Jour de ressac

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Jour de ressac

Auteur : Maylis de KERANGAL

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Finalement, il vous dit quelque chose, notre homme ? Nous arrivions à hauteur de Gonfreville-l’Orcher, la raffinerie sortait de terre, indéchiffrable et nébuleuse, façon Gotham City, une autre ville derrière la ville, j’ai baissé ma vitre et inhalé longuement, le nez orienté vers les tours de distillation, vers ce Meccano démentiel. L’étrange puanteur s’engouffrait dans la voiture, mélange d’hydrocarbures, de sel et de poudre. Il m’a intimé de refermer, avant de m’interroger de nouveau, pourquoi avais-je finalement demandé à voir le corps ? C’est que vous y avez repensé, c’est que quelque chose a dû vous revenir.
Oui, j’y avais repensé. Qu’est-ce qu’il s’imaginait. Je n’avais pratiquement fait que penser à ça depuis ce matin, mais y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Maylis de Kerangal est l’autrice de sept fictions aux Éditions Verticales, dont Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (2010, prix Médicis, prix Franz-Hessel), Réparer les vivants (2014, dix prix littéraires), Un monde à portée de main (2018) et Canoës, ainsi que de trois récits dans la collection « Minimales » : Ni fleurs ni couronnes (2006), Tangente vers l’est (2012, prix Landerneau) et À ce stade de la nuit (2015).

 

 

Avis :

Cela fait bien longtemps, depuis que, doubleuse de voix à Paris, elle y a construit sa vie avec Blaise et leur fille désormais adolescente, que la narratrice n’a même plus eu une pensée pour la ville où, comme l’auteur, elle a grandi. Aussi, lorsqu’un appel du commissariat du Havre l’y convoque, son numéro de téléphone ayant été retrouvé sur le corps d’un homme jeté sur les galets de la ville portuaire, c’est exactement comme si, au-delà de son ahurissement premier, l’espace-temps oublié de son ancienne vie se rouvrait par surprise, ou qu’elle redécouvrait soudain, sous la poussière du temps, les malles reléguées au grenier de sa mémoire.

Car, comment expliquer ce lien inattendu avec le corps d’un homme qu’elle ne reconnaît pas ? Catapulté avec la narratrice dans une énigme hitchcockienne dont, même si tendu vers sa résolution, l’on s’apercevra bientôt qu’elle n’est pas le vrai sujet, le lecteur entre en apnée dans ce qui ressemble à un roman policier pour se retrouver, aussi pris au dépourvu que le personnage, dans une déambulation intime peuplée de fantômes, au sein d’une ville dévoilant sa géographie au prisme des souvenirs et des émotions.

« Des années [qu’elle] envisageai[t] Le Havre dans la distance, la ville tapie dans un arrière-monde tel un palais dans le brouillard » : « une ville qui ne ressemble pas aux autres villes », « où les couches historiques sont invisibles, aplaties tout au-dessous », sous le béton et la grisaille, une « cité de bout de rails qui ne va pas dans le sens de l’histoire », austère, laide et lugubre avec l’uniformité de ses habitats collectifs, ses relents pétrochimiques et son port tentaculaire devenu épicentre de tous les trafics, mais un palais quand même, dont la narratrice retrouve les beautés secrètes après plus de vingt ans d’absence, coeur toujours palpitant d’une enfance et d’une adolescence qui reviennent par bribes, petites bulles crevant la surface du temps, à mesure de sa redécouverte des lieux.

Alors, ce cadavre retrouvé parmi les laisses de mer à l’aplomb de la digue Nord n’est pas seulement l’un de ceux que le narcotrafic sème de plus en plus souvent aux alentours du port. Métaphoriquement, avec ce bout de papier dans la poche portant son numéro de téléphone à elle, il est aussi l’incarnation d’un passé qu’elle croyait mort, avec ses vieilles amours et amitiés oubliées, et qui, d’une manière toute modianesque, revient si longtemps après la tirer par la manche.

Vive et tendue lorsque Le Havre se rappelle à l’improviste dans le présent de la narratrice, plus ample et ondoyante dans ses cheminements entre hier et aujourd’hui, l’écriture aborde avec sensibilité les rivages de douleurs anciennes faussement oubliées, inscrites en filigrane et de manière indélébile dans un décor urbain et maritime dont le gris se colore presque oniriquement de mille nuances émotionnelles. D’abord intrigué, puis de plus en plus sous le charme étrange et mélancolique de cette incarnation urbaine, l’on est vite subjugué par la vague sensorielle, pleine d’odeurs et de bruits, qui déferle au rythme de son très beau phrasé. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

C’est ici un rivage de galets plus ou moins gris, différemment calibrés mais issus d’une même histoire lithique, une histoire de temps long, de temps déraisonnable – sédimentation, dissolution, migration. Une chape minérale perforée de cavités obscures où stagne de l’eau croupie, liserée de laisse de mer, semée de bois flottés et d’algues noires aussi friables que du papier brûlé, souillée d’ordures humaines en décomposition, habitée de cordelles et de puces de sable, et recouverte çà et là d’une flore bizarre, entre le cresson rouge et la roquette jaune. Des jours comme aujourd’hui, sous la flotte de novembre, la plage prend l’aspect hostile d’un réservoir à projectiles, d’un silo à boulets, et suggère la guerre qu’elle a bien connue, mais la plupart du temps, c’est une scène hyper vivante, ouverte, baignée d’une lumière de peinture, un plateau où s’enchevêtrent les rythmes sur lesquels les humains n’ont pas encore de prise, celui de la lune et celui des nuages, celui de la houle et celui de l’érosion, la durée nécessaire pour qu’un éclat de silex devienne un galet ou celle qui suffit à faire fondre un esquimau dans la main d’un enfant.


 

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