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vendredi 12 mai 2023

[Bednarski, Piotr] Les neiges bleues

 


 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Les neiges bleues
            (
Blekitne Sniegi)     

Auteur : Piotr BEDNARSKI

Traduction : Jacques BURKO

Parution : 1996 en polonais,
                   2004 en français (Autrement)

Pages : 144

 

 

 

 
 

 

Présentation de l'éditeur : 

Comme toujours de malheur, le gel arriva sans prévenir. Il suffit d’une seule nuit pour qu’il ouvrît son portail d’argent et semât soigneusement partout ses graines mortifères. Une oreille sensible pouvait percevoir un chuchotis comme celui du blé qui glisse dans la goulotte d’un moulin. Ceci signifiait que la température était tombée en dessous de moins quarante degrés. La neige se fit bleue et la limite entre terre et ciel s’estompa. Le soleil, dépouillé de sa splendeur et privé de son éclat, végétait désormais dans une misère prolétarienne. Le froid vif buvait toute sa chaude et vivifiante liqueur – désormais seuls le feu de bois, l’amour et trois cents grammes quotidiens d’un pain mêlé de cellulose et d’arêtes de poisson devaient nous défendre contre la mort.

Au cœur du système répressif soviétique des années 40, dans l’antichambre du Goulag, un petit garçon de huit ans tente, malgré les épreuves, de garder l’allégresse naturelle à l’enfance. Sur une terre froide et austère avec le Goulag pour seul horizon, certains lisent la Bible en cachette et ne se résignent pas à l’Enfer. Malgré une vie rythmée par les morts, les disparitions, les emprisonnements, le jeune Petia, condamné à devenir adulte avant d’avoir dix ans, va découvrir un terrain de jeu nécessaire et absolu où pousse une des plus belles fleurs de l’espoir : la poésie.
 

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1934, Piotr Bednarski est déporté en Sibérie avec les siens lorsque la Russie envahit la Pologne en 1939. Seul rescapé de sa famille, il rentre en Pologne après la guerre, suit une formation d'instituteur, mais passionné par la mer, fait toute sa carrière dans la marine marchande. Il est l'auteur de nombreux romans, nouvelles et poèmes. Les Neiges bleues est son premier roman traduit en français.

 

 

Avis :

Comme des milliers d’autres Polonais lorsqu’en 1939 les Soviétiques envahissent l’Est de leur pays, l’auteur, alors âgé de cinq ans, est déporté en Sibérie avec toute sa famille. Son père est envoyé au Goulag, dans l’un des terribles camps de la Kolyma, cette région de l’Extrême-Orient russe transformée par le travail forcé en un centre majeur d’extraction minière, notamment aurifère. L’enfant, sa mère et sa grand-mère, sont relégués dans une petite ville, située dans la taïga sur le trajet du Transsibérien.

Semblant de petites nouvelles indépendantes, les courts chapitres se succèdent en autant de tranches de vie pour former la trame d’un quotidien inscrit dans un monde singulièrement à part. Dans ces confins écrasés de froid, où l’on manque d’autant plus de tout, en particulier de nourriture, que la guerre bat son plein, un assemblage hétéroclite d’exilés assignés à résidence, pour la grande majorité les membres de familles de prisonniers politiques, tente tant bien que mal de survivre. Le froid, la faim, mais aussi la menace permanente du NKVD qui, à tout moment, peut arbitrairement trancher le fil des existences, marquent leur dur ordinaire, où brutalité et duplicité côtoient entraide et générosité pour espérer gagner quelque temps sur la mort qui frappe à une cadence infernale.

La narration est menée par un petit garçon de huit ans, bien conscient de ce que la survie peut nécessiter de fausseté et de compromission, mais qui n’en aborde pas moins la vie avec la spontanéité et la fraîcheur de l’enfance. Les épisodes qu’il relate dessinent peu à peu un tableau d’ensemble, à plus forte raison terrible et impressionnant, qu’ils sont tous extraits d’une réalité pour lui banale, et que tout y a l’accent d’une histoire vécue. Aussi effroyable soit-il, le récit ne laisse jamais la place au désespoir, et s’éclaire plutôt de précieux éclats d’amour et d’amitié, de sincérité brute et passionnée, de foi pure et touchante - pépites d’humanité tranchant sur leur gangue de noirceur, et qui, au fil d’une écriture d’une magnifique simplicité baignée de poésie, ensorcellent le lecteur coeur et âme.

Un livre superbe, aussi marquant qu'émouvant, pour une plongée à hauteur d’enfant dans une période terrible de l’histoire russe. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Pour la plupart, nous étions des personnes déplacées ; moi, j’étais un relégué. Mais la différence, entre les relégués et les libres n’était connue que des organes du NKVD. Nul ne connaissait ses propres droits. Et personne ne posait jamais de questions sur rien, de peur de finir dans un camp.      
Cela m’intriguait. Je ne pouvais saisir la frontière exacte entre les détenus, les relégués et les persécuteurs, si bien qu’un jour, oubliant les risques, je demandai dans la rue au principal plénipotentiaire du NKVD pourquoi les détenus étaient gardés par des militaires, et pas nous, les écoliers. Puisque quatre-vingts pour cent de notre bande, moi y compris, nous étions fils d’ennemis du peuple travailleur.      
Il devait être de bonne humeur, peut-être venait-il de s’octroyer cent grammes de gnôle, car il m’ébouriffa les cheveux et me dit, en se penchant :      
— Ils sont plus importants. Ils se sauvent tout le temps.      
— Mais pour aller où ? On ne peut pas se sauver d’ici…     
— Ils le savent, mais ils veulent mourir libres. Ils s’imaginent que la liberté commence derrière la porte. Quels imbéciles !
 

J’ignorais encore que si un homme désire quelque chose de tout son cœur, jusqu’au tréfonds de lui-même, s’il croit que le non-accomplissement de son désir signifierait sa mort inévitable, alors un miracle arrive. Sans rime ni raison, il tombe sur quelque chose qui rend la réalisation de son rêve possible. 
 

Lors de l’heure d’éducation civique, on nous demanda comme d’habitude ce que nous voudrions devenir plus tard. La petite bande à laquelle j’appartenais constituait un groupe de choc, chacun de ses membres voulait être soit marin, soit aviateur. La profession de géologue, prospecteur de trésors, était également tolérée, selon les paroles du chant « Sur la terre, dans le ciel et en mer. ».      
Ce fut Sachka Sverdlov que le sort désigna cette fois. La réponse de Sachka ne fut pas banale, il nous surprit, nous ramena au ras du sol. Le plus simplement du monde il déclara qu’il aurait aimé devenir une miche de pain, parce que le pain, lui, n’a jamais faim, et puis chacun aime le pain.      
La bande bouillonna. On regardait Sachka comme un traître, on lui en voulut d’avoir dit ce que nous essayions de dissimuler. Car chacun de nous pensait sans cesse au pain et aspirait à en avoir à satiété. Nos rêves étaient remplis de pain. 
 

(…) ma mère en un mot n’avait peur de rien. Elle avait l’habitude de dire : « Tout va mal, mais nous sommes en vie ; et si ça empire encore, nous survivrons quand même. »
 

L’amour pousse les hommes à faire le bien comme le mal. Les hommes bons accomplissent des exploits étonnants, les méchants font simplement le mal. Il est difficile d’appeler amour le sentiment que les fourbes staliniens portaient à ma mère, cependant je n’ai pas le droit de nier que leur passion venait du cœur. Les dénonciations contre Beauté étaient écrites par des hommes qui l’aimaient, et jetées au panier par d’autres qui s’usaient aussi les yeux à la regarder. Qui lui confessaient ensuite leurs nobles exploits. Ma mère ne savait pas qui écrivait et qui détruisait les dénonciations. Chacun d’eux finissait par faire l’un et l’autre. Le cercle se refermait.
 
 
Ils étaient assis côte à côte, n’écoutant qu’eux-mêmes, comme les premiers êtres humains à qui auraient été donnés la vie et le paradis. L’enfer régnait tout autour, l’enfer de la guerre, l’enfer du goulag, une géhenne de faim et de dénonciations, mais eux, ils étaient au paradis, dans une Arcadie humaine – donc fragile – mais indubitable, là où l’on atteint le fond des cœurs, où l’on entrevoit le sens de la vie.


Les ténèbres furent le cauchemar de mon enfance.      
Les ténèbres et aussi Staline. Je supportais mieux les ténèbres : elles avaient un début au crépuscule, et une fin à l’aube, et elles n’avaient pas toujours l’opacité des ténèbres bibliques. Tandis que Staline, ce voyeur génial, était partout. À tous les coins de rue, sur toutes les affiches, jusque dans nos rêves. Le guide, le timonier, le père. Souvent, j’essayais de le fixer en pleine lumière pour vaincre ma phobie. En vain. La terreur ne me lâchait pas l’âme.      
Il n’était pas beau, je ne trouvais nulle chaleur ni dans ses yeux ni dans ses traits ; cependant il m’était moins repoussant que le visage de Hitler. J’avais néanmoins la sensation qu’il répandait la lèpre ; mon instinct me le suggérait. Là était probablement la source de ma peur. Staline était mortifère, il répandait la mort. Il détruisait la vie, et moi, j’avais une telle envie de vivre ! En dépit de ma misère, en dépit de la faim. À tout prix, voir le ciel bleu, les oiseaux insouciants, l’herbe éternelle. Je me précipitais toujours dans les maisons où un enfant venait de naître. Regarder un nouveau-né m’était une grande émotion, voire une révélation. On me laissait entrer partout, toucher le petit de l’homme, on disait que j’avais un bon toucher, un bon regard. J’accourais voir les nouveau-nés par crainte de Staline. Je quêtais auprès d’eux le courage et la consolation, car la vue de ces êtres vulnérables et fragiles m’apportait un tel sentiment de sécurité que parfois je cessais de croire à la mort.


En ces années-là, avoir son père à la maison, ne serait-ce que pour quelques jours, était un événement considérable et heureux. Les pères, les hommes en général, étaient guettés par deux vampires : Staline et Beria. Le premier les envoyait au front, le second les emmenait au goulag. Nous, nous étions abandonnés à nos mères, à ces esclaves sans précédent dans l’histoire, à ces mères grâce auxquelles le système stalinien pouvait perdurer. 


Les officiers et les soldats de l’armée polonaise faits prisonniers par les Soviétiques en septembre 1939 furent pour la plupart envoyés au goulag, beaucoup d’officiers furent fusillés. Mais lorsque Hitler attaqua en 1941 l’Union soviétique, une amnistie fut déclarée et ces militaires formèrent une armée polonaise sous la direction du général Anders. Par ressentiment contre les Soviétiques, cette armée refusa de se battre aux côtés des Russes et quitta l’URSS en passant par l’Iran et la Palestine, pour aboutir sur le front italien, aux côtés des alliés occidentaux. 


Durant la pénurie de la guerre, faute d’enveloppes, on développa en Russie une technique de pliage des lettres en triangle, la face écrite à l’intérieur, la face externe servant à inscrire l’adresse. Une astuce du pliage maintenait sans colle l’ensemble fermé – mais facile à ouvrir, y compris par la censure.
 
 
Sa prophétie se réalisa : la Sentinelle se suicida le lendemain. Son ardeur révolutionnaire des années passées avait fini par porter ses fruits. Notre conscience note tout, chaque action, et personne n’y peut échapper. La Sentinelle avait toujours répété : « Ce que tu as fait aux autres, il faut te le faire à toi-même – si tu n’as pas de pouvoir. Car le pouvoir permet de tuer sans fin et puis d’oublier ses péchés. »
 

Comme toujours le malheur, le gel arriva sans prévenir. Une seule nuit lui suffit pour ouvrir son portail d’argent et semer soigneusement partout ses graines mortifères. Une oreille sensible pouvait percevoir un chuchotis comme celui du blé qui glisse dans la goulotte d’un moulin. Cela signifiait que la température était tombée en dessous de moins quarante degrés. La neige se fit bleue et la limite entre terre et ciel s’estompa. Le soleil, dépouillé de sa splendeur et privé de son éclat, végétait désormais dans une misère prolétarienne. Le froid vif buvait toute sa chaude et vivifiante liqueur – désormais seuls le feu de bois, l’amour et trois cents grammes quotidiens d’un pain mêlé de cellulose et d’arêtes de poisson devaient nous défendre contre la mort. 


Les portes verrouillées furent ouvertes et nous eûmes la permission d’aller chercher de l’eau bouillante. C’était le matin. Les collines proches, couvertes d’une forêt de mélèzes, brillaient pareilles aux boucles d’une barbe de patriarche. Juste au-dessus des arbres flamboyait le soleil, comme un boutefeu tartare. Je contemplai les lointains enneigés avec un étonnement sans bornes. Qu’était-ce donc ? Dans mon dos, l’enfer du wagon de déportation, avec son trou de cloaque et ses châlits en bois brut, et devant moi la merveille hivernale de la création divine. Je sautai à terre et, oubliant tout, je partis droit devant, léger, heureux, libre. Je n’entendais plus rien : ni les cris des convoyeurs m’enjoignant de revenir ni les coups de feu. La chute dans la neige durcie me fit revenir à la réalité : on m’avait plaqué au sol. Je boulai et me retrouvai sur le dos ; mon regard se fixa sur une étoile rouge. La baïonnette d’un fusil visait ma poitrine. Je n’apercevais ni silhouette ni visage, rien que l’étoile rouge et la baïonnette. Cette vue fut effrayante au point de me faire perdre connaissance. C’est dans le wagon que je revins à moi. La nouvelle de la perte de mon grand-père m’acheva : j’étais la cause de sa mort car, après la sommation du garde pour me faire revenir, le grand-père Théodore avait sauté pour m’arrêter – ce qui avait été considéré comme une tentative de fuite.


Or la température extérieure était tombée jusqu’à moins trente-cinq degrés. S’il n’y avait pas eu l’orphelinat, les cours, à l’école auraient probablement été suspendus. Ou peut-être pas, car en ces temps-là une journée sans travail passait pour du sabotage. Et le sabotage coûtait cinq ans de camp au minimum. Tout le monde le savait, et chacun se rendait compte de ce que signifiait passer cinq années de sa vie au goulag. C’était sans doute la raison pour laquelle les cours dans notre école avaient été maintenus. 


Seul un être humain peut survivre aux camps de Kolyma. Aucun animal ne pourrait subsister dans ces conditions. La Kolyma, c’est le vrai cœur du communisme. 
 
 
(…) en Russie soviétique un homme ne pesait pas plus qu’un moustique, surtout quelqu’un qui avait franchi l’Oural en venant de l’ouest. Ceux-là pouvaient disparaître sans laisser de trace, et souvent ils disparaissaient ainsi.


Depuis six mois, Sacha était l’homme à tout faire de l’orphelinat. Il n’avait plus de pied gauche, ni d’avant-bras gauche, amputé au coude. À la fin de sa condamnation de cinq ans à la Kolyma, on l’avait classé parmi les invalides. Il avait travaillé dans une mine d’or, en première ligne, à l’abattage, là où cent grammes d’or se payaient d’une vie humaine. Cependant on ne parvenait pas toujours à enterrer tout le monde dans le permafrost comme le voulait le plan. L’être humain est parfois étonnant de résistance. On ne libérait pourtant pas les déchets humains de la Kolyma, ceux qui n’étaient pas morts au bout du temps réglementaire. C’eût été gênant de montrer au monde de pareilles choses. Sacha lui-même considérait qu’on l’avait laissé partir par erreur. Il avait été versé dans un groupe de volontaires à qui les « organes » avaient permis d’aller au front. On ne le débusqua qu’à Irkoutsk, au moment de répartir les hommes dans les unités combattantes. Quelqu’un s’aperçut enfin de son invalidité. Son dossier fut réexaminé et transmis au NKVD. Là, le responsable, un vieux de la vieille, en siffla d’étonnement lorsqu’il feuilleta les actes de son dossier. Pour des raisons qu’il fut le seul à connaître, la situation l’amusa.      
— Les erreurs peuvent faire des miracles, dit-il à Sacha. Mais puisque tu as réussi à arriver jusqu’à moi, tu resteras avec moi. Ou plutôt, non. Tu vas aller là où je suis né.      
Et c’est ainsi que Sacha apparut dans notre bourgade, où cinquante ans plus tôt était né le plénipotentiaire du NKVD d’Irkoutsk, un descendant, paraît-il, d’exilés polonais. Au début, les jours de Sacha n’étaient pas des plus tranquilles. Il se sentait traqué en permanence et vivait comme sur des charbons ardents. Mais combien de temps peut-on vivre ainsi ? Sacha le comprit et, au bout d’une semaine ou deux, cessa de se tracasser pour le présent, et cent fois plus encore pour l’avenir. Il décida d’être lui-même. Il cessa donc de croire que quelqu’un allait venir pour l’emmener dans un camp pour invalides, là où l’aveugle travaille en équipe avec le cul-de-jatte, le sourd avec le manchot, où il faut se mettre à cinq pour compter deux jambes et trois bras, mais où chacun doit néanmoins fournir la norme de travail – avec ses mains, avec ses pieds, et s’il le faut avec ses dents. 


Avec prudence, je compris que, moi aussi, on m’avait envoyé en Sibérie pour que je meure plus tôt qu’à mon tour, que j’étais là par un caprice des forces du mal. Dans notre bourgade, les autochtones se comptaient sur les doigts des deux mains. Comment des mortels pouvaient-ils condamner ainsi d’autres mortels ? Je n’arrivais pas à comprendre. Que pouvaient sentir ceux qui nous avaient envoyés ici, et ceux qui nous y gardaient ? J’avais envie de le demander au pépé ou à Sachka, mais sans doute n’en savaient-ils pas plus que moi. On sait très peu de chose sur ce qui est essentiel. 


En Russie, il n’y a que les oiseaux de libres.
 
 
Mon grand-père, ils l’ont fusillé aussi. Il était pope. Moi aussi, ils me règleront mon compte un jour. Et le tien aussi, répondit Dovjenko froidement. À moins que tu te mettes à dénoncer. Ou tu vas au goulag ou tu dénonces. Il n’y a pas d’autre choix.


Les tenailles soviétiques arrachaient régulièrement l’un d’entre nous. Nous ne possédions rien hormis notre incertitude ; pourtant, en dépit de l’adversité, nous nous soutenions, nous nous donnions du courage les uns aux autres. 


Le cœur humain relève d’un monde différent, les lois qui le régissent ne sont pas des lois d’ici-bas et nul n’a le pouvoir d’apaiser un cœur qui ne veut s’apaiser de lui-même.


Je me retrouvais seul, j’étais devenu un de ces innombrables gosses sans parents dont le destin n’intéressait personne, hormis peut-être les orphelinats, ces espèces d’hybrides de consigne anonyme et d’usine de dressage idéologique pour mineurs.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

jeudi 28 octobre 2021

[Makine, Andreï] L'ami arménien

 




 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'ami arménien

Auteur : Andreï MAKINE

Parution : 2021 (Grasset)

Pages : 216

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

A travers l’histoire d’une amitié adolescente, Makine révèle dans ce véritable bijou de littérature classique un épisode inoubliable de sa jeunesse.
Le narrateur, treize ans, vit dans un orphelinat de Sibérie à l’époque de l’empire soviétique finissant. Dans la cour de l’école, il prend la défense de Vardan, un adolescent que sa  pureté, sa maturité et sa fragilité désignent aux brutes comme  bouc-émissaire idéal. Il raccompagne chez lui son ami, dans le quartier dit du « Bout du diable » peuplé d’anciens prisonniers, d’aventuriers fourbus, de déracinés égarés «qui n’ont pour biographie que la géographie de leurs errances. »
Il est accueilli là par une petite communauté de familles arméniennes venues soulager le sort de leurs proches transférés et emprisonnés en ce lieu, à 5 000 kilomètres de leur Caucase natal, en attente de jugement pour « subversion séparatiste et complot anti-soviétique » parce qu’ils avaient créé  une organisation clandestine se battant pour l’indépendance de l’Arménie.
De magnifiques figures se détachent de ce petit « royaume d’Arménie » miniature : la mère de Vardan, Chamiram ; la sœur de Vardan, Gulizar, belle comme une princesse du Caucase qui enflamme tous les cœurs mais ne vit que dans la dévotion à son mari emprisonné ; Sarven, le vieux sage de la communauté…
Un adolescent ramassant sur une voie de chemin de fer une vieille prostituée avinée qu’il protège avec délicatesse, une brute déportée couvant au camp un oiseau blessé qui finira par s’envoler au-dessus des barbelés : autant d’hommages à ces « copeaux humains, vies sacrifiées sous la hache des faiseurs de l’Histoire. »
Le narrateur, garde du corps de Vardan, devient le sentinelle de sa vie menacée, car l’adolescent souffre de la « maladie arménienne » qui menace de l’emporter, et voilà que de proche en proche, le narrateur se trouve à son tour menacé et incarcéré, quand le creusement d’un tunnel pour une chasse au trésor, qu’il prenait pour un jeu d’enfants, est soupçonné par le régime d’être une participation active à une tentative d’évasion…
Ce magnifique roman convoque une double nostalgie : celle de cette petite communauté arménienne pour son pays natal, et celle de l’auteur pour son ami disparu lorsqu’il revient en épilogue du livre, des décennies plus tard, exhumer les vestiges du passé dans cette grande ville sibérienne aux quartiers miséreux qui abritaient, derrière leurs remparts, l’antichambre des camps.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1957 à Krasnoïarsk, Andreï Makine, de l’Académie française, est l’auteur d’une œuvre importante et multiprimée : prix Goncourt, prix Goncourt des lycéens et prix Médicis pour Le testament français en 1995, grande médaille de la francophonie en 2000, grand prix RTL-Lire pour La musique d’une vie en 2001, Prix Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre en 2005, prix Casanova pour Une femme aimée en 2013, prix mondial Cino-Del-Duca en 2014.

 

 

Avis :

Le narrateur se souvient de ses treize ans, lorsqu’il vivait dans un orphelinat en Sibérie. En cette année 1973, il s’était lié d’amitié avec un adolescent, Vardan, dont la maturité et la fragilité déclenchaient les persécutions de ses congénères. Cet ami habitait le « Bout du Diable », un misérable quartier de laissés-pour-compte. S’y était établie une petite communauté arménienne, venue du Caucase soutenir des proches arrêtés pour subversion séparatiste et anti-soviétique parce qu’ils avaient créé une organisation clandestine pour l’indépendance de l’Arménie. Ces gens ne restèrent que quelques semaines, le temps d’un procès qui devaient condamner les prisonniers au goulag. Mais pour le narrateur, jamais ne s’effacerait la nostalgie de cette amitié bien vite perdue, qui l’avait irrémédiablement transformé. Des décennies plus tard, son récit fait revivre ce Vardan que la « maladie arménienne », alors incurable, avait prématurément mûri, et ses proches, inoubliables et tragiques figures du drame arménien, qui l’avaient si chaleureusement accueilli.

Magnifique hommage à son ami disparu et aux Arméniens, « ces copeaux humains, ces vies sacrifiées sous la hache des faiseurs de l’Histoire », ce roman autobiographique n’évoque le génocide d’une part, les persécutions soviétiques d’autre part, qu’avec la plus grande pudeur, d’une manière quasiment toujours indirecte. Une vieille photo de famille, une curieuse poupée aux mains jointes, un vol d’oiseaux migrateurs aperçu de la lucarne d’une cellule… : ces bribes d’humanité forment la trame d’une narration tissée autour de vestiges, de ce qui a survécu à la tourmente et qui laisse entrevoir en creux toute la violence et la furie destructrice desquelles elles réchappent. Ainsi, refusant tout apitoiement, le récit assemble les instants de beauté pure, éphémères mais lumineux, ceux que les survivants, mais aussi un adolescent condamné par la maladie, désignent à l’attention du narrateur, changeant à jamais son regard sur le monde et sur la vie.

Profondément touchant dans sa manière de maintenir l’émotion à distance, le texte est souvent d’une grande beauté, soulignée par la facture classique et soignée de son style. Dans cet univers crépusculaire nimbé du désespoir le plus noir, surgit une étonnante lumière, celle d’un humanisme malgré tout irréductible, qui adoucit la tristesse douce-amère de cette histoire et lui donne une portée universelle.

Un roman magnifique, pudique et respectueux hommage aux Arméniens, mais aussi touchante ode aux valeurs humaines. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Devant cette beauté, pour la première fois de ma vie, j’éprouvai la douleur de ne pas pouvoir la dire aux autres, à ces jeunes qui se chamaillaient sur un rectangle de terre piétinée et qui allaient continuer leurs jeux et leurs joutes, les transposant dans leur future vie d’adultes : rivalité, combat pour la meilleure place au soleil, chasse au succès, défaites et revanches. Le match qui venait de se terminer m’apparut telle la préfiguration de toute une existence, cette guerre d’usure qui ne leur laisserait pas le temps de lever les yeux vers le mouvement des oiseaux éclairés par le soir d’une fin d’été. Je me sentis péniblement muet, ne sachant pas encore que le désir de partager cet instant de beauté était le sens même de la création, l’aspiration véritable des poètes et qui restait le plus souvent incomprise.


« Nous étions un peu la main du destin pour ce Roméo et sa Juliette, non ? Si nous n’avions pas braillé comme des fous, ils ne seraient pas là maintenant, à se balader bras dessus, bras dessous… C’est drôle de penser qu’ils n’apprendront jamais quel dieu hurleur les a sauvés. En fait, toute leur vie aurait été différente si nous n’avions pas fait ce boucan ! »         
Je fus flatté que, généreusement, il partageât avec moi le résultat de son stratagème. Mais cet honneur immérité s’effaça vite devant l’idée que je ne parvenais pas à formuler et qui devint soudain très claire. Je compris que nos vies glissaient tout le temps au bord de l’abîme et que, d’un simple geste, nous pouvions aider l’autre, le retenir d’une chute, le sauver. Presque par jeu, nous étions capables d’être un dieu pour notre prochain !

« Tu sais, il y a chez nous un proverbe qui dit : “Honteux de ce qu’il voit dans la journée, le soleil se couche en rougissant.” Ce serait bien si les hommes en faisaient autant. »

« Tiens, le mont Ararat, le sommet sacré des Arméniens, il est en Turquie, à présent. Nous l’avons perdu mais… En fait, ne pas l’avoir nous le rend encore plus cher. C’est ça le vrai choix : posséder ou rêver. Moi, je préfère le rêve. »


Ce type est venu pour soutenir les “combattants de la libération nationale”, c’est ainsi qu’il appelle les Arméniens qui vont être jugés. Il voudrait lancer une révolution immédiate, une lutte armée, “une guerre d’indépendance jusqu’à la dernière goutte de sang”…      
— Et que dit Sarven ? (…)
« Sarven a dit : “Écoute, mon brave, si tu regardes la carte de l’Arménie, tu verras d’un côté les Turcs et de l’autre, les Azéris. Et au sud, les Iraniens. Et cela, même avec tes plus beaux projets de liberté et d’indépendance, tu ne le changeras pas. À moins d’envoyer les Arméniens sur la Lune… Donc, avant de lancer une guerre longue et meurtrière, tes camarades devraient étudier un peu la géographie…”

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 22 septembre 2020

[Vaillant, John] Le Tigre





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : LeTigre (The Tiger)

Auteur : John VAILLANT

Traductrice : Valérie DARIOT

Parution : en anglais (Canada) en 2010,
                 en français en 2011 (Noir sur Blanc)

Pages : 488

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Hiver 1997. Un habitant d’un village isolé dans les forêts de l’Extrême-Orient russe, proche de la frontière chinoise, se fait dévorer par un tigre de Sibérie. Le comportement quasiment humain du fauve laisse à penser qu’il poursuit une sorte de vengeance. Iouri Trouch et ses hommes de « l’inspection Tigre » se lancent sur la piste du dangereux animal, afin d’éviter de nouvelles victimes.
John Vaillant suit l’équipe d’inspecteurs dans leur traque du tigre, à travers la forêt dense et le froid mordant. La population de cette région, minée par la pauvreté et les dures conditions de vie, s’est tournée vers le braconnage et l’abattage illégal de la forêt pour survivre. Elle a contribué à la disparition progressive du tigre de l’Amour, qui figure aujourd’hui sur la liste rouge des espèces menacées en Russie.
À travers ce récit d’aventure haletant, basé sur une histoire vraie, Vaillant révèle la dévastation économique, culturelle et environnementale de la Russie post-soviétique. Il signe là un livre puissant, dans la veine de Dersou Ouzala, sur les rapports entre l’homme et la nature sauvage, ainsi que sur les limites de l’exploitation du milieu naturel.
 
Ce livre a reçu le Prix Nicolas Bouvier 2012 ainsi que le British Columbia’s National Award for Canadian Non-Fiction 2010, et le Globe and Mail Best Book for Science 2010.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

John Vaillant collabore à divers journaux et revues, comme The New Yorker, The Atlantic, National Geographic. S’intéressant aux frictions entre l’homme et son milieu naturel, il a voyagé à travers les cinq continents. L’Arbre d’or est son premier livre, paru au Canada en 2005 et récompensé par le prestigieux prix du Gouverneur général. Le Tigre, paru en 2010, est un succès dans de nombreux pays ; il a reçu le prix Nicolas Bouvier en 2012. John Vaillant vit aujourd’hui à Vancouver.
John Vaillant a reçu le prestigieux prix Windham Campbell 2014 pour l’ensemble de son œuvre.

 

 

Avis :

En 1997, à l’extrême bout de la Russie, un peu au nord de Vladivostok, un tigre de Sibérie se transforme en mangeur d’hommes, faisant preuve d’une véritable vindicte contre les habitants de la région. Une équipe russe, aguerrie aux dures conditions de la taïga et spécialisée dans la protection de cette espèce animale en voie de disparition, se lance sur les traces du fauve, avec l’autorisation exceptionnelle de l’abattre. Mais pourquoi cette bête s’est-elle soudain démarquée du comportement habituel de ses congénères, qui, à quelques accidents près, ont toujours vécu à bonne distance des hommes ?

Cette histoire vraie est d’abord le récit haletant d’une traque dangereuse et éprouvante, qui fait prendre toute la mesure de l’impressionnante puissance de ces fauves respectés, voire vénérés, depuis des millénaires par les populations autochtones. Elle est aussi l’occasion d’une fascinante découverte de la taïga et de ce territoire de l’Extrême-Orient russe, où les habitants vivent dans les rudes conditions d’un monde de neige et de glace, aggravées par l’isolement et la misère que la chute du communisme a porté au paroxysme avec la fin des industries locales. Réduits au plus complet dénuement, les hommes tentent tant bien que mal d’y survivre en usant de tous les expédients possibles : braconnage, exploitation illégale de la forêt, autant de trafics encouragés par la proximité de la Chine, notamment convaincue des vertus aphrodisiaques des produits dérivés du tigre…

Récit d’aventure donc, mais surtout enquête admirablement documentée et souvent étonnante sur un territoire singulier et sa dévastation accélérée depuis l’ère post-soviétique, ce livre montre, sans jugement ni parti pris, l’inéluctable évolution qui a peu à peu transformé un mode de vie ancestral où chacun trouvait sa place, en une confrontation pour la survie, où l’homme et les espèces sauvages parviennent de plus en plus mal à partager les mêmes espaces.

Lors de l’écriture de cet ouvrage en 2010, on estimait à 500 le nombre d’individus sauvages de la sous-espèce des tigres de Sibérie, aussi appelés les tigres de l’Amour. Cette même année, une dizaine de pays se réunissaient lors d’un sommet en Russie et s’engageaient à doubler la population de ces fauves d’ici 2022. En 2015, on en a recensé 562 en Russie seulement, ce qui tendrait à faire penser que les mesures conservatoires nouvellement prises ont commencé à porter quelques fruits. L’avenir de ces animaux reste néanmoins bien incertain. Pour reprendre la conclusion de John Vaillant : Comme le résume cette formule de John Goodrich, coordinateur de longue date du projet du Tigre de Sibérie : « Pour que les tigres existent, il faut que nous le voulions. »   Aujourd’hui, plus que jamais. (4/5)

 

 

Citations :

Le Primorié, ou Province maritime, a une surface à peu près équivalente à l’État de Washington. Bordé par la mer du Japon, il occupe l’extrémité sud-est de la Russie. C’est un pays de montagnes et d’épaisses forêts qui rappelle à la fois les Appalaches par son isolement et le Yukon par son aspect de frontière sauvage. Les activités y sont des plus primaires : exploitation du bois, extraction minière, pêche et chasse. La vie dans la région n’a rien de clément. Aux salaires de misère s’ajoutent une corruption généralisée, un marché noir florissant et des fauves parmi les plus gros du monde.

Parmi leurs nombreuses retombées négatives, la perestroïka et la réouverture de la frontière entre la Russie et la Chine ont entraîné une recrudescence de la chasse illégale au tigre. Dans les années 1990, alors que l’économie nationale partait à vau-l’eau et que le chômage explosait, des braconniers de profession, mais aussi des entrepreneurs et de simples citoyens se mirent à puiser allègrement dans les multiples ressources de la forêt. Rares et précieux, les tigres furent particulièrement touchés, leurs organes, leur sang et leurs os étant très recherchés pour les besoins de la médecine traditionnelle chinoise. Selon certaines croyances, leurs moustaches auraient le pouvoir de rendre invincible aux balles, leurs os réduits en poudre seraient un remède contre la douleur et leur pénis rendrait aux hommes leur virilité. Nombreux sont ceux, de Tokyo à Moscou, qui seraient prêts à payer des milliers de dollars pour une peau de tigre.

La mission officielle de cette inspection présentait de grandes similitudes avec celle d’une brigade de lutte anti-drogue, et elle comportait les mêmes risques. Les sommes d’argent en jeu étaient équivalentes et leurs adversaires des individus sans foi ni loi. Les tigres, comme la cocaïne, se vendent au gramme ou au kilo, et leur valeur augmente proportionnellement à la pureté du produit et à l’habileté du vendeur.

En hiver, une forme de politesse involontaire se pratique dans la taïga. Il faut beaucoup d’énergie pour s’ouvrir un passage à travers la neige, d’autant plus quand celle-ci est épaisse ou recouverte d’une couche de glace. Si bien que le premier à passer, bête, homme ou machine, rend un grand service à ceux qui viendront ensuite. Or l’énergie, c’est-à-dire la nourriture, étant un enjeu primordial pendant les grands froids, les cadeaux qui permettent d’économiser ses forces sont acceptés de bonne grâce. Tant que le sentier, la route forestière, la rivière gelée ou l’autoroute goudronnée va plus ou moins dans la bonne direction, les autres créatures de la forêt l’emprunteront aussi, sans se soucier de savoir qui a ouvert le passage. C’est ainsi que les voies de communication, à l’image des cours d’eau, ont un effet attractif sur les êtres qui en sont tributaires et donnent lieu à des rencontres insolites. 
 
(…) cette sous-espèce, connue localement et officiellement répertoriée sous le nom de tigre de l’Amour, vit en réalité au-delà des frontières de la Sibérie. Très peu peuplée, rarement visitée par les touristes et incomprise du reste du monde, l’extrémité orientale de la Russie est moins une frontière qu’une marge d’erreur. Les êtres humains qui partagent leur espace avec le tigre de l’Amour – et qui le craignent, le révèrent, le tolèrent et parfois le chassent – vous diront que leur tigre habite dans la taïga de l’Extrême-Orient. (…) Un biologiste dirait que cet animal occupe une zone géographique délimitée par la Chine, la Corée du Nord et la mer du Japon. (...)
Les Russes aussi ont du mal à comprendre cette région. Quand l’ingénieur des chemins de fer et des télégraphes Dmitri Romanov débarqua sur la côte sud du Primorié, à bord du vapeur Amerika, à l’été 1859, il fut ébahi par ce qu’il vit :  
La région qui s’étend au-delà de ces rivages est recouverte d’une forêt subtropicale luxuriante, tissée de lianes, où les chênes ont un diamètre d’une sagène [un peu plus de deux mètres], écrivit-il dans un journal de Saint-Pétersbourg. D’autres spécimens de cette végétation gigantesque sont extraordinaires et nous les connaissons pour les avoir observés dans les régions tropicales d’Amérique. Quel merveilleux avenir pourra avoir ce lieu avec ses forêts préhistoriques et ses ports, parmi les plus splendides qui soient au monde !… Le plus magnifique d’entre eux est le bien nommé Vladivostok [« Puissance à l’Est »] qui abritera notre flotte du Pacifique et marquera le début de l’influence russe sur un vaste territoire océanique.
Ce pays, connu des Chinois sous le toponyme de Shuhai, ou « océan d’arbres », pouvait certes sembler merveilleux à contempler du pont d’un navire, mais à terre sa nature sauvage n’épargnait ni hommes ni bêtes. En plus de lutter contre le froid arctique et de se méfier des tigres, il fallait composer avec des nuées d’insectes inimaginables. Sir Henry Evan Murchison James, membre de la Royal Geographical Society, un habitué de la jungle et des arthropodes, en fut lui-même époustouflé :  
Il en existe de plusieurs espèces, écrivait-il en 1887. L’une porte des rayures jaunes et noires et ressemble à une guêpe géante. La rapidité avec laquelle ces insectes sont capables de percer la peau épaisse d’une mule est inconcevable. En l’espace d’un instant, j’ai vu une pauvre bête dévorée jusqu’au sang, sans qu’on ait eu le temps de lui venir en aide… Quand nous nous couchions ou quand nous marchions dans le petit matin, de même que pendant les repas, nous nous enveloppions d’un nuage de fumée… S’il y a un moment où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, je dirais que c’est l’été dans les forêts de Mandchourie.
 
Autrefois considérée comme appartenant à la Mandchourie extérieure, la région administrative du Primorié, Primorskii Kraï, forme le territoire le plus méridional de la Russie. Sa population est d’environ deux millions d’habitants et ses frontières coïncident avec la zone d’habitat naturel du tigre de l’Amour. Grosse excroissance sur le corps massif de la Russie, le Primorié dessine une enclave en forme de griffe ou de croc contre le flanc oriental de la Chine. Aujourd’hui encore l’endroit reste un point sensible où s’expriment des tensions entre proximité et allégeance : Vladivostok, sa capitale qui abrite une population de plus d’un demi-million d’habitants, se trouve à deux jours de train de Pékin, alors que le voyage jusqu’à Moscou prend une semaine et représente un périple de près de dix mille kilomètres par le Transsibérien. Aucune autre ville au monde n’est aussi éloignée de sa capitale. Même l’Australie est plus proche d’elle.

Vladivostok, qui abrite le quartier général de l’inspection Tigre, se situe à une latitude plus méridionale que la Côte d’Azur, ce qui est difficile à croire quand on sait que ses baies restent prises dans les glaces jusqu’en avril.

Entre autres singularités du lieu, celle-ci fait du Primorié une frontière entre la civilisation et la nature sauvage. Ce territoire – et l’Extrême-Orient en général – occupe une place bien particulière, à mi-chemin entre le monde industrialisé et le Tiers-Monde. Les autochtones sont fiers de leurs trains, propres et ponctuels, mais à l’arrivée en gare il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de quai et que le marchepied rétractable soit bloqué par la glace, obligeant le voyageur à jeter ses bagages dans le noir, puis à sauter lui-même pour les suivre.

Dans le Primorié, les saisons se succèdent avec une égale virulence : après l’hiver glacial qui apporte le blizzard et paralyse tout, vient l’été avec ses pluies de mousson et son lot de typhons. C’est pendant l’été que la région enregistre les trois quarts de ses précipitations. Cette démesure donne lieu à des juxtapositions improbables et explique pourquoi il n’existe pas de nom satisfaisant pour désigner l’écosystème si particulier de ce lieu (…).
 
Plus simplement, on pourrait parler ici de « jungle boréale ». L’expression sonne comme un oxymore, mais elle rend compte du mélange singulier qui caractérise cette langue de terre lointaine, où les créatures des zones subarctiques partageaient déjà leur habitat avec celles des régions subtropicales avant la dernière ère glaciaire. Il existe des preuves solides laissant à penser que l’endroit fut un refuge, l’une des zones du littoral Pacifique qui restèrent préservées durant la dernière période de glaciation, ce qui expliquerait la présence d’un écosystème qui n’existe nulle part ailleurs. Ici, les loups gris et les rennes côtoient les spatules blanches et les serpents venimeux, les vautours eurasiens d’une douzaine de kilos se disputent les charognes avec des corneilles de la jungle aux becs tranchants comme des sabres. Le bouleau, l’épicéa, le chêne et le sapin poussent dans les mêmes vallées que l’arbre à kiwi et le lotus géant ; les buissons de lilas atteignent vingt mètres de haut et les pins à fruits comestibles sont envahis par la vigne sauvage et le schisandra. À leur tour, ceux-ci nourrissent et abritent des hardes de sangliers et de chevrotains porte-musc, à qui des canines de dix centimètres de long donnent l’apparence de rebuts de l’évolution. Nulle part ailleurs le glouton, l’ours brun et l’élan ne peuvent boire au même cours d’eau que la panthère, dans un bassin où cohabitent arbres au liège de l’Amour, bambous et ifs solitaires. Dans ce paysage, les ours noirs de l’Himalaya bâtissent dans des arbres à baies des plates-formes de fortune qui semblent trop fragiles pour supporter leur poids, des fleurs de pavot dodelinent sous le soleil et le ginseng garde ses secrets dans la pénombre.

L’Amour, qui a donné son nom à l’espèce de tigre locale, est le plus grand fleuve d’Asie du Nord-Est. Les Chinois l’ont baptisé Hei-lung-chiang, le Dragon noir. Alimenté par deux sources situées en Mongolie, il coule sur près de quatre mille cinq cents kilomètres avant de se jeter dans le détroit de Tartarie, en face de l’île de Sakhaline. C’est le troisième fleuve d’Asie et le plus long cours d’eau non domestiqué du monde. Écosystème à part entière, il abrite d’innombrables espèces d’oiseaux et plus de cent trente sortes de poissons. Ici, l’esturgeon – qui peut parfois atteindre la taille d’un alligator – côtoie dans les profondeurs du fleuve les huîtres perlières et le taïmen, un cousin gigantesque du saumon que l’on chassait autrefois au harpon sur des canoës en écorce de bouleau.
 
L’assemblage bizarre de la faune et de la flore dans le Primorié donne l’impression que l’Arche de Noé vient d’accoster et qu’au lieu de se disperser à travers le monde ses passagers, y compris quelques-uns dont on ignorait l’existence, ont simplement préféré rester sur place. Dans ce sanctuaire entouré d’eau vivent des espèces inclassables, tel ce chien raton laveur ou cet étrange canidé tropical appelé « dhole », qui chasse en meute et ne répugne pas à s’attaquer parfois aux hommes et aux tigres. Ici, on trouve aussi des ibis à jambes rouges, des oiseaux de paradis, des paradoxornis du Yangtsé qui ressemblent à des perruches, ainsi que cinq espèces d’aigles, neuf espèces de chauves-souris, et plus de trente sortes de fougères. Au printemps, d’incroyables papillons de nuit et de jour – l’Actias artemis, le Seokia pratti ou encore le Pseudopsyche dembowskii, une espèce encore jamais étudiée – agitent leurs ailes pailletées et iridescentes le long des routes. Au plus fort de l’hiver, dans les villages, les cuisines sont envahies par des coccinelles géantes dont les couleurs inversées dessinent sur les murs un papier peint animé. Cette « jungle boréale », à défaut d’une meilleure dénomination, est unique au monde et constitue la biodiversité la plus riche de Russie, le plus vaste pays de la planète. Et c’est sur cette ménagerie surréaliste que règne en maître absolu le tigre de l’Amour.

Des six sous-espèces de tigre qui ne sont pas éteintes, le tigre de l’Amour est le seul qui se soit acclimaté aux régions arctiques. Son crâne est plus gros, ses tissus graisseux plus épais, sa fourrure plus fournie, ce qui lui confère un aspect charpenté et primitif que n’ont pas ses cousins au poil plus lustré des régions tropicales. Son énorme tête à la crinière drue peut être aussi large qu’un poitrail d’homme, et pour mesurer ses empreintes, on se sert de chapeaux et de couvercles de casserole comme éléments de comparaison. Comme l’écrit l’ouvrage encyclopédique de référence Mammifères de l’Union soviétique, « l’aspect général de ce tigre exprime une force physique considérable, une assurance tranquille ainsi qu’une grâce un peu lourde (9) ». Autant dire que cet animal associe l’agilité et les appétits d’un félin à la masse d’un réfrigérateur industriel. Pour s’en faire une image fidèle, il est instructif de commencer au commencement : représentez-vous la tête grotesque d’un pit-bull et imaginez à quoi cette masse de muscle ressemblerait si l’animal pesait un quart de tonne. Complétez ce tableau par une paire de crocs longs comme le doigt, par deux rangées de dents capables de broyer les os les plus épais, puis par des griffes crochues et acérées pouvant atteindre dix centimètres sur leur pourtour extérieur, soit la longueur des serres d’un vélociraptor. À présent, imaginez ces accessoires montés sur une bête mesurant près de trois mètres du museau à la queue et un mètre au garrot. Pour finir, peignez cet animal d’une calligraphie primitive – des coups de pinceau noirs sur un fond roussâtre et beige – et alors vous vous demanderez avec étonnement par quel étrange concours de circonstances nous autres, humains, cohabitons avec un tel animal. (Précisons que le tigre est en réalité tatoué. Si on le tondait, ses rayures resteraient visibles sur sa peau nue.) 
 
Contrairement aux griffes du loup ou de l’ours, conçues pour la traction et l’excavation, celles du félin sont pointues comme des aiguilles à leur extrémité et en partie tranchantes sur leur bord intérieur. À l’exception des crochets du serpent, elles sont ce que la nature a fabriqué de plus proche d’un instrument chirurgical. Quand elles sont sorties, les griffes des pattes avant du tigre se transforment en lames aiguisées capables de lacérer et de dépecer une proie. Mais ce détail est presque anecdotique au regard de leur fonction première, qui est de se planter dans la victime pour l’immobiliser. Aussi inamovibles que deux ancres, elles clouent littéralement l’animal au sol.

La chasse sauvage au tigre est le symptôme le plus manifeste d’un problème environnemental aussi grand que le territoire des États-Unis. En effet, les forêts sibériennes forment un sous-continent de six millions de kilomètres carrés, qui représente à lui seul un quart du patrimoine boisé et abrite plus de la moitié des réserves de conifères de la planète. Il est aussi le plus grand puits de carbone au monde et contribue donc à atténuer les principaux effets du réchauffement climatique. Or si les tigres ont été volés à la forêt, la forêt aussi a été volée aux tigres et au pays. Le besoin pressant de se procurer des devises fortes conjugué à une réglementation forestière par trop laxiste et à un immense marché situé juste de l’autre côté de la frontière ont eu pour effet de lâcher dans la nature un monstre qui continue aujourd’hui encore de semer la désolation sur son passage. Dans l’Extrême-Orient russe, l’abattage légal et illégal des arbres (et tous les degrés entre les deux) continue de détruire l’habitat des tigres, des humains et du gibier qui les nourrit.

En effet, les hautes terres du Primorié sont depuis toujours le théâtre d’une bien étrange procession : en tête, les pins coréens suivant la ligne de crête ; derrière eux, les cerfs, les sangliers et les ours sur la trace des pommes de pin (qui ont tendance à rouler au bas des pentes), l’enracinement de ces créatures favorisant à son tour la germination des graines ; puis les panthères, les tigres et les loups traquant les cerfs et les sangliers, eux-mêmes suivis par les corneilles et les vautours ; et pour finir les humains et les rongeurs fermant ce convoi. Toutes ces créatures contribuent à disséminer les graines toujours plus loin et ce faisant repoussent les limites territoriales du pin coréen, mais aussi de chaque espèce participant à ce cycle. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les pignons du pin coréen, aussi petits et insignifiants soient-ils, sont l’axe autour duquel tourne la roue de la vie dans cette région. Ceux qui ne les consomment pas eux-mêmes mangent les bêtes qui s’en nourrissent. Et pourtant ces pignons sont si bien dissimulés qu’un homme pourrait parcourir le Primorié en long et en large sans jamais les remarquer. Il est à la fois merveilleux et terrifiant de penser qu’en l’absence d’une chose si petite et si humble, un écosystème tout entier – depuis les tigres jusqu’aux mulots – serait voué à disparaître.
 
Interrogé à propos du Primorié, un jeune Moscovite éduqué s’apprêtant à intégrer l’une des plus prestigieuses écoles de musique des États-Unis répondit qu’il n’en avait jamais entendu parler. « Ça se trouve peut-être près de l’Iran », hasarda-t-il. Puis quand on lui demanda plus directement s’il existait des tigres en Russie, il répondit : « Seulement dans les cirques, je crois (23). » Dans l’esprit d’une grande partie de la population urbaine, la Russie s’arrête à l’Oural, quand elle va même jusque-là. Au-delà de cette frontière commence la Sibérie, autrement dit le désert. Et après ça ? Qui s’en soucie ?

Aujourd’hui, la vallée de la Bikine est considérée par les étrangers comme un lieu aussi dangereux pour les humains qui l’habitent que pour les animaux. Les villages isolés qui bordent la rivière vivent en autarcie et en marge de la loi. À deux journalistes étrangers en visite dans la région, un ami de Markov a un jour déclaré : « Vous êtes venus ici seuls ? Vous n’avez pas peur ? D’habitude les gens de l’extérieur ne viennent chez nous qu’en délégation. »

En résumé, l’État russe est une entité masculine et paternaliste, obsédée par la culture du secret, xénophobe et surarmée, mais aussi faillible, bornée et prompte à trahir les siens. Depuis un siècle, en réalité, les habitants de ce pays n’ont plus foi en rien. Ce n’est pas un hasard si le taux de divorce y est l’un des plus élevés au monde, si les enfants y sont élevés par des femmes seules (même quand elles vivent en couple). Les pères, eux, se saoulent, multiplient les aventures d’un soir, délaissent leur famille, renoncent, en un mot, et meurent jeunes. Quand le père disparaît et qu’il n’y a pas de grands-parents vers qui se tourner, il ne reste aux enfants qu’une alternative en dehors de l’orphelinat : la lutte quotidienne aux côtés de la mère ou la rue et ses dangers. La taïga offre un mélange des deux.

À Sobolonié, la seule chronologie est celle de la subsistance. Quand vous n’avez pas d’argent, que vous vivez en marge de la société, au fond des bois, le rythme régulier des montres et des calendriers n’a plus la même importance. Si vous avez de la chance, peut-être que l’arrivée du chèque de votre maigre pension marquera le passage des mois, mais si cet argent est aussitôt dépensé en vodka, il ne servira qu’à vous faire perdre un peu plus votre notion du temps. Au final, il ne reste donc que cette chronologie de la subsistance, alternant périodes d’oisiveté forcée et périodes d’activités saisonnières réglées sur les cycles naturels du poisson, du gibier, des abeilles et des pommes de pin. À ces activités s’ajoutent la plantation des pommes de terre et parfois l’embauche occasionnelle d’une équipe de bûcherons ou d’ouvriers pour la construction d’une route. Les gens obéissent à un calendrier ancestral, étranger à beaucoup d’entre nous, bien que des millions d’êtres humains à travers le monde continuent de vivre selon son rythme.
 
Cependant l’appétit que les tigres ont pour nous fait pâle figure au vu de notre convoitise à leur égard. L’homme chasse le tigre depuis des millénaires, mais récemment notre vénérable relation avec lui s’est envenimée, prenant un tour dont les conséquences se sont fait sentir jusque dans nos rapports avec les autres espèces animales. C’est un peu le syndrome du loup dans la bergerie : il massacre tout ce qu’il peut pour le seul plaisir de massacrer. Les hommes, eux, tuent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bénéfice à en tirer. Dans le cas de la loutre de mer, ce tournant s’est produit entre 1790 et 1830, dans celui du bison américain entre 1850 et 1880 ; pour le cabillaud de l’Atlantique, des siècles de pêche intensive ont pris fin en 1990. Ces massacres à grande échelle présentent une certaine analogie avec les marchés financiers, auxquels ils sont souvent liés, et se terminent toujours de la même façon. Le poète canadien Eric Miller a su, mieux que quiconque, trouver les mots pour décrire l’état d’esprit qui conduit à ces excès :  
Une corne d’abondance !  
Le plaisir absolu de tuer sans avoir jamais l’impression de soustraire à la somme savoureuse de l’infinité !

Pendant l’hiver, il faisait si froid que l’air se transformait en glace dans les naseaux des chevaux, obligeant les conducteurs à s’arrêter régulièrement pour retirer ces bouchons qui risquaient de tuer leurs bêtes par suffocation.

Il y a un siècle, cette existence était celle de beaucoup de Russes et de la quasi-totalité des autochtones en Extrême-Orient. À l’époque, il n’y avait pas d’alternative, mais au cours des vingt dernières années les attentes des gens ont radicalement changé. Sous le communisme, l’aspiration avait sa place, certes modeste. Il y avait aussi un État qui garantissait à chacun une sécurité élémentaire en termes d’éducation, d’emploi, de logement et d’alimentation. Mais après la perestroïka, toutes ces assurances ont disparu. À leur place, se sont installés l’alcoolisme, la criminalité et la désespérance, un sort d’autant plus cruel qu’une simple parabole vous donnait accès à des chaînes par satellite permettant de mesurer combien vous étiez largués. Aujourd’hui, dans beaucoup de régions du monde, et pas seulement à Sobolonié, on peut crever de faim devant sa télévision.

Quand ils arrivèrent à Sobolonié, les hommes recousirent la plaie à l’aide d’un équipement de fortune qui était couramment utilisé pendant la guerre d’Afghanistan et qui nous donne une idée des conditions épouvantables dans lesquelles les soldats soviétiques ont servi là-bas. Trouch fut en effet « raccommodé » au moyen d’un « hareng », du nom de la boîte de conserve servant à confectionner les agrafes. La méthode est simple, bien que peu hygiénique : à l’aide d’un couteau, on découpe une fine bande de métal dans une boîte de conserve. On pince ensuite les bords de l’entaille, on plie en deux la bande métallique qu’on place sur la blessure et on agrafe. L’opération doit être répétée autant de fois que nécessaire. Trouch n’a pas été examiné par un médecin. Sa blessure a été désinfectée à la vodka. Il a gardé ses « harengs » pendant une semaine, après quoi il les a ôtés lui-même.
 
« De nos jours, dit-il, le plus grand problème pour un tigre, ce sont ces “nouveaux Russes” qui ont les moyens de s’acheter des carabines étrangères équipées d’excellents dispositifs de visée, qui piétinent allègrement les règles écrites et orales de la chasse, qui ne sortent pas de leur jeep et tirent sur tout ce qui bouge sans même vérifier s’ils ont tué ou non leur cible. Ces gens sont un fléau. La situation aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était il y a encore dix ans, parce qu’aujourd’hui si je croise un tigre dans la taïga, presque à coup sûr ce sera un tigre blessé. »

Coincé entre une base militaire, une cité dortoir et une voie de chemin de fer, ce lieu baptisé « centre de réhabilitation et de reproduction » est l’un des dix ou douze élevages industriels privés déguisés en parcs à thème, où les tigres sont traités comme du bétail. L’objectif proclamé de ce parc est de relâcher à terme ces animaux dans la nature, mais il suffit de voir leur totale inaptitude quand ils sont mis en présence d’une vache sur pied pour comprendre que cet objectif est totalement irréaliste. Il ne fait aucun doute que tôt ou tard ces bêtes finiront dans l’un des nombreux remèdes encore vendus de nos jours par les apothicaires chinois. La question de savoir si ces élevages doivent être légalisés suscite un houleux débat. Parmi les conservateurs et dans les milieux informés, l’opinion générale est qu’en légalisant cette activité les pouvoirs publics légaliseront du même coup l’abattage et que les produits issus des tigres dits « sauvages », c’est-à-dire obtenus par braconnage, deviendront encore plus recherchés. Sans même parler du fait qu’il est pratiquement impossible de distinguer un tigre sauvage de son cousin élevé en captivité.

Conséquence insoupçonnée de notre succès écrasant à la tête du règne animal, nous sommes aujourd’hui placés en position de décider de l’avenir du tigre. Nous n’avons pas sciemment endossé cette responsabilité, mais elle nous incombe néanmoins. C’est un grand pouvoir pour une espèce que de décider de la destinée d’une autre et c’est aussi un défi dont nous connaîtrons l’issue à très court terme. D’ici là, le tigre ne survivra pas comme un ornement accroché à notre bonne conscience. Pour mesurer pleinement l’importance de cet animal, et son absolue nécessité, les humains ont besoin de points de référence s’imbriquant à leurs propres intérêts. Le plus incontestable d’entre eux, outre le spectacle sublime que nous offre un tigre en liberté, est qu’un environnement habité par ces animaux est sain par définition. S’il offre suffisamment de surface, de végétation, d’eau et de gibier pour satisfaire les besoins d’une espèce aussi exigeante que l’est le tigre, cela implique que toutes les créatures placées en dessous d’elle dans la chaîne alimentaire sont également présentes et donc que l’écosystème est intact. Le tigre serait par conséquent comme un gros canari dans une mine biologique. Les environnements dont il a disparu présentent divers dommages : c’est le gibier qui a déserté, quand ce n’est pas la forêt elle-même qui a été rasée.
 
Il est possible d’admirer un exemple de ce qui reste une fois que le tigre a cédé la place à travers la fenêtre du train reliant la frontière russe à Pékin. Pour peu qu’elle détourne un instant son regard du siège situé devant elle et du film vidéo qui lui enseigne comment confectionner une bride pour son téléphone portable à l’aide de ses propres cheveux, la passagère découvrira derrière sa vitre un paysage en tous points conforme à la conception marxiste de la nature. En dehors d’un ruban de forêt courant le long de la frontière sino-russe, ce qui fut autrefois le Shuhai, « l’océan d’arbres » de la Mandchourie, a rétréci comme peau de chagrin. Chaque mètre carré de terre arable semble avoir été déboisé et labouré au maximum. Oiseaux et animaux ont pour ainsi dire disparu. Apercevoir une pie est un événement. Toute bête plus grosse qu’un rat semble être morte mangée ou empoisonnée. Quelques chênes des ours tout rabougris continuent de pousser en vagues rousses sur des pitons rocheux dominant la plaine rasée, mais en dessous, aussi loin que porte le regard, s’étend l’œuvre de l’homme.

Ce qui différencie l’extinction de certaines espèces à la fin du Pléistocène de celles observées aujourd’hui est leur caractère délibéré car, même si elles se produisent passivement, elles restent le résultat d’actes volontaires. Autrement dit, nous devrions tirer les leçons du passé. Ce n’est pas une opinion ni un jugement moral, mais un constat. Pourtant, à l’image du tigre qui n’a pas encore assez évolué pour comprendre que tout contact avec les humains modernes et les biens qu’ils possèdent lui est généralement fatal, nous n’avons pas encore compris que nous ne pouvons plus nous comporter comme des groupes de nomades se contentant de se transporter dans une autre vallée – ou dans un autre champ pétrolier ou un autre filon – quand les ressources s’épuisent.

 

 

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