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vendredi 16 juin 2023

[Echenoz, Jean] Courir

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Courir

Auteur : Jean ECHENOZ

Parution : 2008 (Editions de Minuit)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

On a dû insister pour qu'Émile se mette à courir. Mais quand il commence, il ne s'arrête plus. Il ne cesse plus d’accélérer. Voici l’homme qui va courir le plus vite sur la Terre.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jean Echenoz est né à Orange (Vaucluse) en 1947. Prix Médicis 1983 pour Cherokee. Prix Goncourt 1999 pour Je m'en vais.

 

Avis :

Lorsque les Allemands envahissent la Moravie, Emile a dix-sept ans et, tout en poursuivant ses études de chimie, travaille comme ouvrier dans les poussières et la puanteur de l’usine Bata à Zlin. Lui que le sport rebute doit participer à la course à pied annuelle organisée à des fins promotionnelles par son entreprise, puis, propagande nationale-socialiste oblige, au cross-country de la Wehrmacht. Il est le premier surpris d’y prendre un certain plaisir, mais, surtout, de se classer sans effort en tête des coureurs. Il décide de s’entraîner, commence à gagner ses premières courses nationales et, la guerre finie, s’attaque à des compétitions mondiales où, dans un style chaotique totalement atypique, il se montre bientôt invincible, accumulant les titres et faisant tomber les records mondiaux toutes distances confondues : Zatopek est devenu le nom le plus célèbre de l’histoire de l’athlétisme.

Mais le rideau de fer s’abat sur l’Europe de l’Est, enfermant la Tchécoslovaquie et son illustre athlète dans l’hermétique périmètre soviétique. Lorsque, exceptionnellement, il est autorisé à en sortir, c’est sous l’étroit contrôle d’officiels qui lui dictent mots et gestes, tout en usant de ses exploits inégalés et de son aura héroïque à des fins de propagande. Il flirte encore quelque temps avec les sommets, avant de commencer à raccrocher. Son soutien au Printemps de Prague précipite sa disgrâce. Envoyé comme manutentionnaire dans la terrible mine d’uranium de Jachymov où s’abrège la vie des opposants politiques, le grand Zatopek redevenu minuscule Emile sera autorisé à finir éboueur à Prague, avant, trop visible encore puisqu’on le reconnaît dans la rue, de se retrouver relégué obscur archiviste.

Cette boucle de vie, partie de rien et revenue à rien après avoir tutoyé les sommets, inspire ici à Jean Echenoz, non pas un simple récit d’inspiration biographique, mais une œuvre originale et romanesque qui, effaçant dates et chiffres, s’attache à transformer en abstraction le personnage historique ressuscité par le travail de documentation. Cet homme ordinaire qui n’a « l’air de rien », mais qui, toujours « l’air de rien », se montre capable de tout, l’écrivain l’appelle simplement Emile, avec un e ajouté qui parfait le concept générique. Son patronyme n’apparaît dans le récit que tardivement, lorsque « ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement » et que cela lui fait tout drôle de le voir imprimé dans les journaux, tel une « nouvelle identité publique » que la foule scande « sur tous les tons, comme pour l’en informer » et que la propagande lui vole avant de tenter de le détruire.

Sans esbroufe mais en y jetant toutes ses forces, de son pas bizarre qui le fait ressembler à « une mécanique détraquée, disloquée », ne faisant « rien comme les autres » au point d’avoir l’air de faire « n’importe quoi », l’Emile du récit n’en trace pas moins sa route, fort d’une liberté d’être lui-même que rien ni personne ne parvient jamais à lui enlever. Débarrassé de toute idéalisation héroïque, il devient une figure forte et symbolique que l’on accompagne conquis par le regard distancié et le ton délicieusement léger et ironique d’un texte qui boucle la boucle comme le coureur ses tours de piste et l’existence son tour de roue. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Comme Émile énervé par cet accueil choisit d’adopter dès le départ une très forte vitesse, il lui faut peu de temps pour se débarrasser de ses adversaires les plus puissants. Son allure est même telle qu’il a bientôt devancé d’un tour entier les derniers coureurs. Quatre-vingt mille spectateurs se lèvent alors en criant, d’un seul mouvement, car Émile leur donne un spectacle qu’ils n’avaient jamais vu : ayant déjà pris ce tour à tous ses adversaires, il entreprend maintenant de les dépasser à nouveau l’un après l’autre et, à mesure qu’eux accusent le coup et ralentissent, lui accélère encore de plus en plus. Bouche bée ou hurlante, éberlué par la performance autant que par cette manière de courir impossible, le public du stade n’en peut plus. Debout comme les autres, Larry Snider lui-même est effaré par ce style impur. Ce n’est pas normal, juge-t-il, ce n’est absolument pas normal. Ce type fait tout ce qu’il ne faut pas faire et il gagne.


Poings fermés, roulant chaotiquement le torse, Émile fait aussi n’importe quoi de ses bras. Or tout le monde vous dira qu’on court avec les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit utiliser ses membres supérieurs pour alléger les jambes de son propre poids : dans les épreuves de distance, le minimum de mouvements de la tête et des bras produit un meilleur rendement. Pourtant Émile fait tout le contraire, il paraît courir sans se soucier de ses bras dont l’impulsion convulsive part de trop haut et qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés en arrière, ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation, et ses épaules aussi gigotent, ses coudes eux aussi levés exagérément haut comme s’il portait une charge trop lourde. Il donne en course l’apparence d’un boxeur en train de lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité. Bref il ne fait rien comme les autres, qui pensent parfois qu’il fait n’importe quoi.


Un jour on calculera que, rien qu’en s’entraînant, Émile aura couru trois fois le tour de la Terre. Faire marcher la machine, l’améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n’y a que ça qui compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n’est pas beau à voir. C’est qu’il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie. Son style n’a pas atteint ni n’atteindra peut-être jamais la perfection, mais Émile sait qu’il n’a pas le temps de s’en occuper : ce seraient trop d’heures perdues au détriment de son endurance et de l’accroissement de ses forces. Donc même si ce n’est pas très joli, il se contente de courir comme ça lui convient le mieux, comme ça le fatigue le moins, c’est tout.


En attendant, il est devenu l’homme à abattre, la référence absolue, l’étalon-or de la course de fond. On peut même se demander, s’interrogent gravement les chroniqueurs, s’il ne commet pas une grosse erreur psychologique en battant les records du monde à une cadence inlassable. Car enfin, maugréent-ils, il va bien arriver un jour où l’étonnement fera place à la curiosité polie, puis la curiosité à l’indifférence et, le jour où l’extraordinaire deviendra quotidien, il ne sera plus extraordinaire du tout. On ne recommencera de s’étonner que lorsque Émile perdra.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 




 
 



 

vendredi 30 octobre 2020

[Kovalyk, Ursula] L'écuyère

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'écuyère

Auteur : Uršuľa KOVALYK

Traducteurs : Nicolas GUY et Peter ŽILA

Parution : 2013 en slovaque,
                 2019 en français (Intervalles) 

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pour fuir une famille hors norme, la jeune Karolína rejoint dès qu’elle le peut un centre équestre où elle se lie d’amitié avec Romana et Matilda, deux cavalières délicieusement inadaptées. Ensemble, elles forment bientôt une équipe de voltige équestre détonante.
Nous sommes à la fin des années 1980 en Tchécoslovaquie, et tandis que l’univers de Karolína s’élargit avec la découverte de Pink Floyd, du tabac et surtout d’un talent secret de double vue, la fin du bloc de l’Est et l’irruption soudaine de l’économie de marché vont bouleverser ce fragile équilibre.
L’Écuyère
est un roman poétique et caustique sur l’adolescence. C’est aussi une évocation spasmodique et rebelle de la double révolution à laquelle une jeune fille pleine de rêves et un pays tout entier sont soumis au même moment.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Uršuľa Kovalyk est née en 1969 en Slovaquie. Impliquée depuis longtemps dans la défense du droit des femmes et dans l’aide aux sans-abri, elle dirige également une troupe de théâtre composée de personnes sans domicile fixe. Elle a publié de la poésie, des romans et du théâtre, et a reçu plusieurs prix littéraires prestigieux. Ses œuvres sont traduites en de nombreuses langues. Après Femme de seconde main paru en 2017, L’Écuyère est le deuxième roman d’Uršuľa Kovalyk publié aux éditions Intervalles.

 

Avis :

Dans la Tchécoslovaquie de la fin des années 1980, une adolescente solitaire, élevée dans une famille dysfonctionnelle exclusivement féminine, trouve refuge dans sa perception onirique du monde et, surtout, dans un centre équestre où elle découvre l’amitié et la pratique de la voltige au sein d’une équipe. La chute du régime communiste en 1989 et l’ouverture du pays à l’économie de marché viennent toutefois brutalement anéantir les projets de compétition sportive de la jeune fille.

Ce court et étonnant roman au style âpre et direct, pour ne pas dire cru, est l’histoire métaphorique de deux émancipations pleines d’espoir, qui sombrent l’une comme l’autre dans la désillusion et l’amertume. Tandis que la tendre adolescente découvre les cruautés de la vie et voit fondre ses rêves, l’ex-Tchécoslovaquie troque ses barbelés contre la cage dorée d’une société de consommation individualiste en manque d’idéal.

Comme souvent dans les pays de l’Est soviétique où sévit une surmortalité masculine, les femmes ont dans cette histoire l’habitude de se débrouiller seules face à l’absence, la violence ou l’alcoolisme des hommes. Dans cette société autoritaire et refermée sur elle-même, les personnages apparaissent finalement tous aussi cabossés les uns que les autres. Marginaux, inadaptés, mais plutôt solidaires, ils parviennent toutefois tant bien que mal à trouver leur place et à subsister. Cela leur devient bien plus compliqué lorsque le chacun pour soi franchit le rideau de fer et les laisse sur le carreau de la compétitivité, anéantissant leurs naïfs espoirs d’une vie meilleure. Il n’est pas jusqu’au vieux et fidèle Cyril, le cheval de voltige, qui ne se retrouve tristement condamné à la boucherie...

Ce récit sombre et amer, dont la causticité s’assortit de pépites de tendresse et de poésie, est le saisissant instantané de la fin d’un monde qui renaît sous une autre loi du plus fort, avec son même lot de laissés-pour-compte. (4/5)

 

 

Citation :

Saint Nicolas est arrivé en décembre pour nous offrir la chute définitive du gouvernement communiste. (…)
Nous étions naïves. Surtout maman qui avait le syndrome du canari en cage. Persuadée que des temps meilleurs s’annonçaient, elle avait quitté son emploi pour se mettre à son compte, car elle était convaincue qu’on allait nous rendre l’ancien bistrot de Mamie. (…)
Mais en vain. Nous n’avions pas droit aux restitutions et maman a dû accepter un poste de secrétaire mal payé chez un ex-membre de la sécurité d’État. Tout avait changé : nouvelles fringues et nouveaux produits alimentaires dans les magasins, portrait de Lénine évincé au profit d’une publicité pour Coca-Cola et automate à bouteilles pour remplacer la vendeuse de la consigne. Des voitures rapides de marques étrangères klaxonnaient avec rage contre les piétons tandis que les vieux autobus socialistes déparaient à présent sur les routes.
Finalement, personne n’est allé en taule pour ce qu’avaient subi Grand-père et Mamie. Tout le monde a changé d’apparence et les livrets communistes ont cédé la place aux comptes bancaires. Des changements ont également eu lieu au centre équestre : le camarade responsable est devenu Monsieur le directeur. Quant au garage d’Arpi, il a été démoli pour qu’on puisse construire une salle de jeux clignotante remplie de machines à sous. On a commencé à mesurer le temps sur la base de l’argent et les journaux se sont mis à utiliser de nouveaux mots tels que « marché », « concurrence » ou « privatisation par coupons ». À la télé, les discours sur la liberté ont été muselés par les slogans criards des publicités et dans les kiosques, les magazines porno ont détrôné les revues de bricolage. Nous avions changé nos barreaux bordés de barbelés pour une cage dorée. Tout le monde devait tout d’un coup avoir une nouvelle voiture, un nouveau costume – et même parfois une nouvelle épouse. Le directeur est arrivé au centre équestre dans sa BMW toute neuve et a viré le gardien ivrogne pour le remplacer par un agent de sécurité au crâne rasé.