lundi 16 septembre 2024

[Jaenada, Philippe] La désinvolture est une bien belle chose

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La désinvolture est une bien belle
            chose

Auteur : Philippe JAENADA

Parution : 2024 (Mialet Barrault)

Pages : 496

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Tandis qu’au volant de sa voiture de location, il fait le tour de la France par les bords, Philippe Jaenada ne peut s’ôter de la tête l’image de cette jeune femme qui, à l’aube du 28 novembre 1953, s’est écrasée sur le trottoir de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse. Elle s’appelait Jacqueline Harispe, elle avait vingt ans, on la surnommait Kaki. Elle passait son existence Chez Moineau, un café de la rue du Four où quelques très jeunes gens, serrés les uns contre les autres, jouissaient de l’instant sans l’ombre d’un projet d’avenir. Sans le vouloir ni le savoir, ils inventaient une façon d’être sous le regard glacé du jeune Guy Debord qui, plus tard, fera son miel de leur désinvolture suicidaire.

Dans ce livre magnifique et totalement original, Philippe Jaenada a cherché à savoir, à comprendre pourquoi une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d’amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d’un beau soldat américain qui l’aimait aussi, s’est jetée, un matin d’automne, par la fenêtre d’une chambre d’hôtel.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Philippe Jaenada est l’auteur d’une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina).

 

 

Avis :

Spécialiste du fait divers qu’il investigue avec une inusable minutie, Philippe Jaenada s’attaque à un nouveau défi : dessiner en creux le portrait d’une inconnue - Jacqueline Harispe, dite Kaki, défenestrée à vingt ans en 1953 -, à travers celui de la jeunesse perdue qui fréquentait après-guerre le Café Moineau à Saint-Germain-des-Prés, un lieu de ralliement partagé avec Guy Debord, le théoricien et révolutionnaire précurseur de Mai 68 qui devait bientôt jeter les bases des théories situationnistes.

Sa méthode est bien rodée : rassembler avec ténacité les plus infimes détails, se mettre humoristiquement en scène dans ce travail de fourmi propice aux digressions faussement désordonnées, et de tout ce fatras, faire peu à peu émerger, en direct, une image la plus juste possible du sujet. Certains pourront s’arrêter à l’impression d’un recueil de notes plutôt que d’un ouvrage littéraire, tant il est vrai que l’accumulation des détails, sur ce dossier longtemps dispersés autour d’une foule de personnages avant de laisser entrevoir une vue d’ensemble compréhensible, a parfois de quoi submerger même le mieux prédisposé des lecteurs. D’autres finiront par voir leur patience récompensée, impressionnés par la minutie d’assemblage du puzzle, l’on devrait même dire des pixels de l’image.

Du Café Moineau et de ses tenanciers hauts en couleur qui attiraient une jeunesse en rupture de ban, venue noyer des vies d’expédients, aux perspectives tronquées par un pessimisme noir, dans les flots d’alcool accompagnant leurs débats existentialistes et lettristes, ne restent plus aujourd’hui que photos et archives. Les lieux ont été transformés et, après avoir dans l’ensemble mal vieilli, leurs occupants ne sont déjà plus de ce monde. Alors, comme pour retrouver une trace de cette humanité perdue, accrochée en grappe à la bouée que représentait pour elle le Café Moineau, l’auteur qui aime tant écrire dans les bistrots poursuit ses recherches et l’écriture de leur récit en partant tâter l’ambiance des bars, ceux qui servent encore de coeur social pour tout un quartier, dans un tour de France « par les bords ».

Suivant le tracé des côtes et des frontières, le voilà qui collectionne les ambiances et les échantillons de clientèles, trouvant parfois, aux côtés des vieux habitués majoritaires, une frange de jeunesse insolente et rebelle, d’une certaine manière des « descendantes des filles de chez Moineau » dont il découvre à cette occasion qu’elles l’émeuvent bien davantage « de loin, dans le passé, [à] écrire leur histoire, qu’en (…) face de [lui], à [s]on âge, sur un palier à 2 heures du matin. » Qu’y a-t-il donc de si émouvant chez Kaki et ses semblables, qui justifie tant de persévérance à les faire revivre par-delà l’oubli ? Sans doute la tristesse du temps qui passe et nous efface, et qui rend plus dérangeant encore le refus de vivre ce laps qui nous est accordé.

Mêlant comme à son habitude, avec force auto-dérision, le fil de ses recherches à celui, pas si anecdotique ici, de son existence au même moment, Philippe Jaenada ne nous offre pas seulement le fruit d’un travail d’enquête colossal, impressionnant de rigueur et de méticulosité, mais il nous en partage les tâtonnements et les éparpillements, nous faisant assister à l’éclaircissement progressif du brouillard avant l’émergence finale de l’objet de sa quête. Du voyage, l’on apprend ainsi autant que de la destination, un peu perdu parfois, amusé souvent, mais toujours curieux de cette bande de jeunes artistes bohèmes qui, bien avant Mai 68, refusaient le travail et le conformisme bourgeois, hantant le quartier latin et Saint-Germain-des-Prés, alors le coeur intellectuel de Paris, de leurs aspirations à changer le monde.

Sans doute pas le livre le plus facile à lire de l’auteur tant il s’avère touffu et labyrinthique dans son exploration, ce dernier ouvrage qui nous entraîne dans la méticuleuse reconstruction, pixel par pixel, de l’image d’une certaine jeunesse rejetant la société d’après-guerre, pourra dérouter. N’en reste pas moins impressionnante, malgré l’humilité de sa réjouissante auto-dérision, la manière dont, partant de pistes infimes qu’il assemble peu à peu en faisceaux, il parvient à redonner vie à quelques photographies oubliées et, à travers elles, à un courant resté confidentiel, mais déjà annonciateur, avec quelque quinze ans d'avance, des transformations de Mai 68. (3,5/5)

 

 

Citations :

Ils citent un psychiatre, Georges Amado, qui a étudié ces « groupes d’inadaptés » et dont les propos peuvent s’appliquer aux Moineaux : « Cette éthique se caractérise avant tout par un refus de toutes les valeurs sociales. […] Il y a là un désir de ne croire à rien, même pas à soi, accompagné d’un refus de changer, d’admettre aucune solution et même aucun espoir. Tout but est nocif, tout acte est nocif. […] Dans la mesure où la non-croyance, la non-participation sont volontaires, elles témoignent d’une force plus que d’une faiblesse. D’une recherche. Il s’agit alors de se libérer des attachements ou des idées toutes faites, dans le but de développer ce qui reste en soi quand on a tout abandonné volontairement. »)


Kaki est partie de là, d’une demeure cossue dans le seizième arrondissement, où elle menait une existence paisible et discrète avec ses grands-parents, ses parents, sa sœur et ses frères ; dix-huit ans plus tard, c’est une orpheline perdue dans les rues et les bars.


Je répète souvent cette phrase de Paul Valéry : « Il y a plus faux que le faux, c’est le mélange du vrai et du faux. »


Quelques mots de lui [Henry de Galard de Béarn] encore, extraits d’un texte écrit à vingt ans, juste avant de devenir père, intitulé Deuxième jeunesse à Saint-Germain-des-Prés (la première étant celle des existentialistes et des zazous) : « Le domaine est envahi par une jeunesse qui n’a pas fait la guerre et s’en souvient à peine. La plupart sont sans but et sans espoir. Ce sont des inexprimés, des inadaptés pour qui le Quartier représente le dernier refuge contre une société à l’intérieur de laquelle ils ne peuvent respirer et vivre. »


On a été jeune, tout le monde le sait, pourtant une fois qu’on a basculé dans l’autre camp, on y est comme depuis toujours – on n’a pas vieilli, on est devenu d’une autre espèce, d’une autre nature, comme si soudain on devenait suédois ou bonne sœur. 


En voyant ces filles rire d’elle, sur ce palier, j’ai compris que nous vivons désormais définitivement, Anne-Catherine, Kay et moi, dans un autre univers que ces jeunes qui débutent, dans un monde ennemi, étranger au moins, que nous leur sommes ce que sont les Wallons aux Flamands, ou les truites aux moutons, les foulques aux moutons. Ils ne savent évidemment pas, on ne le sait jamais, qu’ils seront bientôt nous, qu’on était eux avant-hier (en moins cons – oui, oh, ça va, l’un des privilèges de l’âge, c’est le droit d’être aigri à l’occasion), ils n’imaginent pas un instant comme il est étrange de réaliser un jour qu’on est passé d’un étage à l’autre sans s’en apercevoir, que nous sommes devenus les vieux du dessous avant même d’avoir pris conscience que nous n’étions plus les jeunes du dessus.

 

 

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