Au-delà du coup de coeur
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Titre : Archipels
Auteur : Hélène Gaudy
Parution : 2024 (Olivier)
Pages : 288
Présentation de l'éditeur :
Il a fallu que son esprit vogue jusqu’à l’Isle de Jean-Charles pour qu’elle se retrouve enfin face à son père. Qui est cet homme à la présence tranquille, à la parole rare, qui se dit sans mémoire ? Pour le découvrir elle se lance dans un projet singulier : lui rendre ses souvenirs, les faire resurgir des objets et des paysages.
Le premier lieu à arpenter est l’atelier où il a amassé toutes sortes de curiosités, autant de traces qui nourrissent l’enquête sur ce mystère de proximité : le temps qui passe et ces grands inconnus que demeurent souvent nos parents. Derrière l’accumulateur compulsif, l’archiviste des vies des autres, se révèlent l’homme enfant marqué par la guerre, l’artiste engagé et secret. Peu à peu leur relation change, leurs écritures se mêlent et ravivent les hantises et les rêves de toute une époque.
À travers cette géographie intime, Hélène Gaudy explore ce qui se transmet en silence, offrant à son père l’espoir d’un lieu insubmersible – et aux lecteurs, un texte sensible d’une grande beauté.
Un mot sur l'auteur :
Avis :
Alors, avec le sentiment qu’il ne sera « pas plus facile de décrire [s]on propre père que [l]es explorateurs suédois du XIXe siècle », disparus au pôle Nord, à qui elle a consacré son livre Un monde sans rivage, elle entreprend une enquête intime, toute de patience et de délicatesse, s’efforçant de « recueillir [ce] que, peut-être, il finira par dire » et espérant « le faire émerger à l’aide de ces petites brosses qu’utilisent les archéologues, pour ne pas l’abîmer. » Ce père qui n’a pour parler de lui que les objets qu’il a entassés, aussi illisibles aux yeux des siens que le contenu d’une « capsule temporelle » qu’il leur aurait léguée « avant même que le temps soit passé », sait-il seulement sonder lui-même les profondeurs secrètes de l’oubli qui lui tient lieu de refuge ? Ou ne restera-t-il irrémédiablement à sa fille que l’archipel de signes affleurant à la surface ?
Rares sont les livres à vous éblouir comme ici à chaque ligne, la finesse d’observation et d’analyse n’ayant d’égale que la magnificence de l’écriture. Que d’amour et d’intelligence dans ce texte bouleversant de retenue, et quelle splendeur que cette plume capable d’emmener l’admiration du lecteur de sommet en sommet de la première à la dernière page. Pendant que l’insondabilité de l’énigme paternelle et la conscience du peu de temps qui reste ne rendent que plus bouleversants les efforts éperdus et bientôt résignés de la fille et du père pour se rejoindre, Hélène Gaudy transcende les mots pour en faire sans le dire l’étoffe-même d’une affection filiale aussi irréductible que pudique, tout en multipliant les réflexions toutes plus justes et plus belles les unes que les autres sur la filiation, le passage de la vie et l’écriture.
Dans la première sélection du Goncourt, ce livre exceptionnel a toutes les chances de faire partie des favoris, si ce n’est de devenir LE favori. Au-delà du coup de coeur. (6/5)
Citations :
On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des feuilles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent. Et on le fait comme ça, sans grands mots et sans larmes, parce qu’on voudrait qu’ils soient légers.
Accumuler, c’est le contraire d’habiter. C’est combler le moindre espace vide jusqu’à s’exclure soi-même, jusqu’à se remplacer.
Cet homme sans mémoire s’en est constitué une, celle de tout le monde et de personne, la moins sélective possible, une vie patiemment noyée dans celles de ses semblables et dont le minimum visible, l’exosquelette, réside dans leur agencement, la manière dont elles cohabitent. Cela seulement signe sa présence, son empreinte, sa trace : faire soi ce rapiècement, ces mille fragments des autres, faire peau cette carapace dans laquelle disparaître.
Il va falloir se donner un peu de temps. Laisser reposer les phrases pour que certains mots se détachent d’eux-mêmes.
Lui faire lire les mots écrits et, quand il les lira, voir s’ils changent de couleur au contact de sa mémoire.
Recueillir ceux que, peut-être, il finira par dire.
Recommencer.
Tout passer au tamis de nos attentes.
Voir ce qui reste au fond, s’il reste quelque chose.
Le faire émerger à l’aide de ces petites brosses qu’utilisent les archéologues, pour ne pas l’abîmer.
Je pense aux capsules temporelles, censées garder la trace de nos vies, à ces objets qu’on enterre pour dire, à ceux qui viendront, quelque chose de ce que nous avons été. (…)
Si tout le réseau de signes qui nous lie aux objets s’est perdu avant eux, ils resteront là, bêtement matériels, vestiges illisibles soudain réduits à leur forme, leur couleur, leur toucher. Dénués de toute attente, de tout souvenir. Des blocs de sensations brutes, des formes, des désirs.
L’atelier de mon père est une capsule temporelle avant même que le temps soit passé. À l’intérieur, je suis une Terrienne de 8113.
Moi aussi, j’ai été l’éléphant dans le magasin de porcelaine de mon père, et maintenant je tremble à mon tour de peur qu’un objet se brise, que la colonne d’enclumettes, lourdes et pointues comme un buisson de dagues, tombe sur le corps de mon fils, et je me demande si je n’ai pas fini, avec les années, par construire mon propre magasin de porcelaine, dans lequel ce petit éléphant se promène encore librement.
A mesure qu’il vieillit, que quelque chose en lui se fait plus friable, mon attention s’aiguise, s’alarme, rassemble les pièces d’un puzzle que lui-même semble avoir perdues. Il est encore là, il n’a pas disparu, il est juste un peu plus loin devant. Il se noie dans la brume, il martèle la neige, je me dépêche. Je cherche à créer une archive du présent.
Je prends le temps d’observer son visage, si familier qu’il m’est toujours apparu, quelque part, comme une image, et maintenant ce sont les photos qui révèlent ses changements au fil des années – pour prendre conscience du mouvement, on a parfois besoin de l’image arrêtée.
Parmi les images qui restent, j’en trouve plusieurs de ma mère, de son ventre pendant sa grossesse, puis de ma petite enfance. Les visages des enfants ne durent que quelques semaines, quelques mois. Il faut les capturer avant qu’ils se transforment. Quand ils grandissent, on devient plus négligent, plus tranquille, nous vient l’impression que quelque chose s’installe – adulte, on s’abstient mieux de disparaître.
Quand la vieillesse arrive, la conscience aiguë, attentive, qu’on prête à nos enfants nous revient sous une forme plus inquiète. On renoue avec la conscience du temps, comme si l’âge adulte n’avait été qu’une parenthèse où l’on feignait d’ignorer son passage. On recommence à observer les visages. C’est une autre urgence qui nous prend.
Les parents sont des mégalithes dans notre champ de vision. On passe sa jeunesse à tenter de voir le paysage qu’ils nous cachent, et puis, un jour, ils sont devenus de toutes petites pierres, des cailloux. Là seulement on peut les prendre dans la main, toucher leur texture et leurs failles. Regretter de ne pas l’avoir fait plus tôt, quand ils étaient immenses, quand tout était devant eux encore.
Le paysage semble soudain bien vide. Ils ne le masquaient pas, ils l’habitaient. Maintenant, ce sont eux que l’on voudrait saisir, retrouver.
Il m’a donné le goût de l’image et la vigilance qui l’accompagne – toujours le doigt sur le déclencheur. C’est comme s’il avait cligné des yeux très fort, très longtemps, et que je les avais rouverts à sa place. Entre nous, la longueur du temps de pose et ses images manquantes.
Le regard de l’enfance connaît la menace qui couve dans ce qu’on construit pour se protéger. Je n’observe jamais sans méfiance ce qui s’accumule, chaque jour, à mon corps défendant, sur la moindre surface plane. L’un de mes amis appelait ça le cancer de la table : ce dont on s’entoure, ce qui nous étouffe, qui pousse à nos dépens.
Le droit au vide qui se restreint.
Parfois, je me demande si je prends le relais de mon père ou celui de mon grand-père.
Si je sauve ou si j’entasse, si je grave ou si je noie.
À qui sont les mots que j’emploie.
Se demander à quoi peut ressembler l’enfance d’un homme resté un enfant toute sa vie – à un vide qu’on ne cesse de combler ou au contraire à un état si dévorant, si entier, qu’il se serait étendu sur l’ensemble de son existence.
Chez nous, rien ou presque n’est jamais narré, ou de manière très allusive, comme si nos vies ne comportaient rien de notable, rien qui mérite d’être transmis.
Le passé n’est évoqué que par la bande, à travers un geste, une amertume, une façon d’être sur ses gardes. Mais sans récit pour le circonscrire, il se répand sur tout le reste – et c’est sans doute à cela que servent les légendes familiales : à garder le passé dans le pré carré des histoires, à modérer son influence. Chez nous, on n’a construit aucune digue pour l’arrêter, aussi s’est-il répandu, nous a-t-il parfois submergés. Ce qui en a constitué les heures, on ne l’a pas raconté, ou alors sans y mettre les formes, comme si ce que les uns et les autres avaient vécu devenait automatiquement ordinaire, dérisoire, puisque cela avait eu lieu.
Comme le dit un ingénieur interviewé quelques années plus tôt dans le film Le Joli Mai :
L’avenir, habituellement, c’est un peu comme la ligne d’horizon.
On ne le rejoint jamais.
En ce moment, il se passe une chose extraordinaire, c’est que l’avenir est en avance sur nous.
Nos rêves sont trop courts pour ce qui existe déjà.
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