jeudi 12 septembre 2024

[Martinez, Carole] Dors ton sommeil de brute

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dors ton sommeil de brute

Auteur : Carole MARTINEZ

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Un long hurlement, celui d’une foule d’enfants, secoue la planète. Dans les villes, le Cri passe à travers les murs, se faufile dans les canalisations, jaillit sous les planchers, court dans les couloirs des tours où les familles dorment les unes au-dessus des autres, le Cri se répand dans les rues. »

Un rêve collectif court à la vitesse de la rotation terrestre. Il touche tous les enfants du monde à mesure que la nuit avance. Les nuits de la planète seront désormais marquées par l’apparition de désordres nouveaux, comme si les esprits de la nature tentaient de communiquer avec l’humanité à travers les songes des enfants. Eva a fui son mari et s’est coupée du monde. Dans l’espace sauvage où elle s’est réfugiée avec sa fille Lucie, elle est déterminée à se battre contre ce qui menace son enfant durant son sommeil sur une Terre qui semble basculer. Comment lutter contre la nuit et les cauchemars d’une fillette ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Carole Martinez déploie dans ce cinquième roman un univers merveilleux qui n’appartient qu’à elle. Elle est l’autrice des romans Le cœur cousu, qui a reçu seize prix littéraires, et Du domaine des Murmures, prix Goncourt des lycéens 2011.

 

 

Avis :

Pour protéger sa fille Lucie de son mari violent, Eva a choisi pour refuge secret une maison totalement coupée du monde, nichée au plus creux des marais camarguais. Leur voisin le plus proche, Serge, mène lui aussi une vie retirée, sa solitude seulement rompue par l’écoute en continu de la radio. Le trio vient à peine de faire connaissance que commence à travers la planète une série d’étranges et bientôt calamiteux phénomènes, un cycle de rêves collectifs touchant tous les enfants de la Terre à mesure de l’avancement des fuseaux horaires et qui, semblant singer les dix plaies d’Egypte, s’avère le moyen qu’a trouvé la nature en colère pour communiquer avec l’humanité et lui faire comprendre qu’elle court à sa perte.

« Je » pour Eva, « tu » pour Serge habitué à soliloquer, « il » pour le père rendu fou furieux par la fuite de sa femme avec leur fille, « nous » pour le collectif des enfants et enfin un texte en italique pour la radio : ce sont cinq fils narratifs qui, entrecroisant les points de vue dissociés d’acteurs convergeant pourtant tous vers le même sombre destin planétaire, forment avec audace et originalité la trame de ce roman, comme les précédents de l’auteur un conte plein d’imagination et de poésie, qui, entre songe et réalité, use du réalisme magique pour évoquer symboliquement, d’un côté, l’inconséquence et la violence des hommes à l’égard de leur environnement aussi bien que des plus faibles, de l’autre, le désabusement et la colère des esprits de la nature. Plus question pour ces derniers, en référence à un vers de Baudelaire, de laisser ces diables d’hommes dormir leur sommeil de brutes : il n’est que temps de les rappeler, par quelque cruelle leçon, à la conscience de leur vulnérabilité, pour les contraindre à réagir avant qu’il ne soit trop tard.

Plus déconcertant et d’une beauté de langue moins saisissante que l’envoûtant La terre qui penche, ce nouvel ouvrage de Carole Martinez n’en finit pas moins, le temps pour le lecteur de s’abandonner à sa fantaisie surnaturelle, par imposer le charme d’une narration définitivement addictive, à la fois poétique, effrayante et cruelle, et comme traditionnellement les contes, porteuse d’un sens allégorique. Tandis que les nouvelles craintes apocalyptiques contemporaines y ravivent les grandes peurs ancestrales et leurs échos bibliques, le roman semble d’une certaine façon tremper ses lignes dans le courant très actuel du nouvel animisme, quand, après avoir longtemps méprisé les lois du vivant si centrales dans d’autres cultures pour lui préférer le modernisme occidental, l’homme se retrouve à devoir remiser son hubris pour reconsidérer ses liens avec la nature. Abordant tous ces thèmes sous l’angle du rêve chamanique, l’auteur ouvre les portes de l’enfance pour, à travers Julia et ses efforts de reprise de contrôle sur ses songes, une représentation des plus originales, rehaussée par l’écrin de nature sauvage de la Camargue, de la ligne de crête où l’humanité vacille aujourd’hui, consciente que la bascule sera bientôt irrémédiable.

Fabuleusement onirique, ce dernier ouvrage s’inscrit pleinement dans la veine de ces contes imagés et flamboyants dont Carole Martinez a le secret et qui, pour vous désarçonner possiblement, ne vous en charment pas moins de leur magie poétique et addictive. (4/5)

 

 

Citations :

Ce qui arrive à l’humanité nous touche tous, aussi séparés que nous puissions être du reste du monde, nous sommes un morceau d’humanité et tout ce qui la secoue nous secoue.


— Les dieux sont cruels.
— À l’image des hommes.
— Et de la nature.
— Pas certain. Peut-on être cruel sans avoir conscience de sa cruauté ?


Papa m’a dit que nous vivons sur un ancien champ de bataille. Des soldats se sont entre-tués ici. Le paysage était un immense charnier, hommes et bêtes mêlés, des Anglais, des Français, du vivant démembré, le sol était jonché de pauvres gars et de chevaux crevés. Papa m’a raconté que tout le monde s’était servi alors, qu’on avait pris les habits, les bagues et les dents et que, bien plus tard, les Anglais étaient venus ramasser les os dans les fosses pour en faire de l’engrais. Mon père me l’a dit : la Terre se nourrit de la guerre, comme les puissants, elle survit à tout, elle se fiche bien de nous. Elle créera autre chose, quand nous ne serons plus. Elle a le temps.


En Occident, depuis l’avènement de la psychanalyse, le rêve est un moyen d’entrer en relation avec notre inconscient, la matière de l’intime, celle de nos profondeurs. Nous imaginons que nos rêves ne racontent qu’une histoire individuelle, qu’ils sont une clef pour se comprendre soi-même. Mais, dans d’autres cultures, le rêve s’ouvre sur une dimension qui ne touche pas à l’intime, il est une porte sur le monde-autre, il raconte une histoire collective et peut induire des événements dans la réalité.


Elle te parle de son village au Maroc, de cette vieille femme, une chouwafa, qui lisait dans les rêves, comprenait leurs messages, calmait les cauchemars, mais ce savoir s’est perdu depuis qu’elle s’est éteinte. Beaucoup de connaissances anciennes ont été oubliées, c’est dommage ! Le progrès a enterré les plus lumineuses, ne restent souvent que les peurs sombres, tout ce qui peut servir de levier au pouvoir quel qu’il soit.

 

 

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