J'ai beaucoup aimé
Titre : Tout le bruit du Guéliz
Auteur : Ruben BARROUK
Parution : 2024 (Albin Michel)
Pages : 224
Présentation de l'éditeur :
Dans le quartier du Guéliz à Marrakech, un mystérieux bruit hante et
tourmente, nuit et jour, une vieille dame. Inquiets, sa fille et son
petit-fils quittent Paris pour mener l’enquête. Sur place, ils guettent,
épient, espèrent, mais aucun bruit ne se fait entendre...
Tout le bruit du Guéliz ne nous livre pas une mais mille histoires : celles des exodes, des traditions, des liens qui se font et se défont, des origines perdues.
À la violence et au vacarme assourdissant de notre époque, ce premier roman aux allures de conte, à la fois tendre, drôle et bouleversant, oppose un bruit. Le bruit du Guéliz. Celui d’un temps révolu, où l’on vivait ensemble.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Ruben Barrouk est né en 1997 à Paris. En 2022, il retourne sur
les traces de sa famille séfarade à Marrakech, où vit sa grand-mère,
personnage principal de ce premier roman.
Avis :
Après les conflits israélo-arabes au tournant des années 1970 – guerre des Six Jours en 1967, guerre du Kippour en 1973 – et, consécutivement, l’exode de la plupart des communautés juives installées dans les pays arabo-musulmans, le très vivant Mellah de Marrakech, le deuxième plus ancien quartier juif au Maroc, a vu sa population juive tomber de plus de quarante mille personnes à seulement deux cents. L’une de ces dernières habitantes est Paulette, la grand-mère de Ruben Barrouk qui, avec toute sa tendresse pour la vieille femme demeurée seule parmi les ombres du passé, en fait la touchante héroïne d‘un premier roman déchirant.
Afin d’en avoir le coeur net sur ce bruit qui la persécute nuit et jour sans qu’elle parvienne à en détecter l’origine, sa fille et son petit-fils français sont venus passer quelques jours chez elle, à Guéliz, l’arrondissement de Marrakech où elle réside désormais. Mais, rien n’y fait, pas plus eux que qui que ce soit d’autre ne s’avèrent capables de percevoir ce bruit, qu’en désespoir de cause, elle se retrouve à tenter d’exorciser à grands coups de vapeur d’encens.
Pour celui qu’elle appelle affectueusement « mchikpara » – « je prends ton mal » –, son petit-fils et le narrateur qui ne parle pas arabe et qui observe ses rituels dans un étonnement tendre, ombré de tristesse – elle cueille des fleurs d’oranger pour parfumer le thé, célèbre seule Pourim en se déguisant joyeusement, ajoute des couverts pour les morts à la table du shabbat, enfin, souvent murée dans des non-dits outragés quant au passé, elle vit entourée des reliques d’un autrefois depuis si longtemps figé qu’il paraît « impossible de les rendre à la vie, maintenant tout [est] froid » –, pour son petit-fils donc, il apparaît très vite que le bruit qui emplit la tête de la vieille dame est en réalité celui d’une mémoire qui, maintenant que tout le monde est parti, n’existe plus guère que pour elle-même, dans la nostalgie profonde d’une vie communautaire relayée par la solitude. Paulette est un brin d’herbe oublié dans un jardin devenu désert, et qui, pourtant, croit toujours entendre le chant des oiseaux…
Construit autour de ce bruit fort joliment métaphorique, le roman est d’abord un portrait magnifique, respirant la tendresse et l’affection de l’auteur pour une grand-mère à la fois forte et fragile, la seule à n’avoir pu tourner la page de sa vie comme les siens partis en exode, et flottant depuis dans une douloureuse dissociation entre son monde intérieur, aux horloges arrêtées depuis plus d’un demi-siècle, et une réalité qui lui a volé sa place et son identité. L’on peut donc se retrouver déraciné sans quitter sa terre. Et tomber dès la fleur de l’âge dans ces limbes de solitude et d’oubli qui ne vous saisissent normalement qu’à l’heure de la vieillesse, lorsque la mort, ayant emporté vos semblables, vous laisse seul dans un monde qui n’est plus le vôtre. Et puis, bien sûr, saisis en transparence de ce destin particulier, se profilent discrètement quelques traits de l’Histoire des Juifs chassés du monde arabe, un sujet dont les douleurs souvent occultées n’en finissent pas, entre autres, de retentir sur un présent israélo-arabe devenu inextricable.
Ruben Barrouk signe un premier roman très réussi, portrait tendre et touchant d’une grand-mère d’autant plus obstinée à ignorer ses fractures intimes, que l’Histoire israélo-arabe n’en finit pas d’empiler les drames, aux conséquences depuis longtemps hors de contrôle. (4/5)
Afin d’en avoir le coeur net sur ce bruit qui la persécute nuit et jour sans qu’elle parvienne à en détecter l’origine, sa fille et son petit-fils français sont venus passer quelques jours chez elle, à Guéliz, l’arrondissement de Marrakech où elle réside désormais. Mais, rien n’y fait, pas plus eux que qui que ce soit d’autre ne s’avèrent capables de percevoir ce bruit, qu’en désespoir de cause, elle se retrouve à tenter d’exorciser à grands coups de vapeur d’encens.
Pour celui qu’elle appelle affectueusement « mchikpara » – « je prends ton mal » –, son petit-fils et le narrateur qui ne parle pas arabe et qui observe ses rituels dans un étonnement tendre, ombré de tristesse – elle cueille des fleurs d’oranger pour parfumer le thé, célèbre seule Pourim en se déguisant joyeusement, ajoute des couverts pour les morts à la table du shabbat, enfin, souvent murée dans des non-dits outragés quant au passé, elle vit entourée des reliques d’un autrefois depuis si longtemps figé qu’il paraît « impossible de les rendre à la vie, maintenant tout [est] froid » –, pour son petit-fils donc, il apparaît très vite que le bruit qui emplit la tête de la vieille dame est en réalité celui d’une mémoire qui, maintenant que tout le monde est parti, n’existe plus guère que pour elle-même, dans la nostalgie profonde d’une vie communautaire relayée par la solitude. Paulette est un brin d’herbe oublié dans un jardin devenu désert, et qui, pourtant, croit toujours entendre le chant des oiseaux…
Construit autour de ce bruit fort joliment métaphorique, le roman est d’abord un portrait magnifique, respirant la tendresse et l’affection de l’auteur pour une grand-mère à la fois forte et fragile, la seule à n’avoir pu tourner la page de sa vie comme les siens partis en exode, et flottant depuis dans une douloureuse dissociation entre son monde intérieur, aux horloges arrêtées depuis plus d’un demi-siècle, et une réalité qui lui a volé sa place et son identité. L’on peut donc se retrouver déraciné sans quitter sa terre. Et tomber dès la fleur de l’âge dans ces limbes de solitude et d’oubli qui ne vous saisissent normalement qu’à l’heure de la vieillesse, lorsque la mort, ayant emporté vos semblables, vous laisse seul dans un monde qui n’est plus le vôtre. Et puis, bien sûr, saisis en transparence de ce destin particulier, se profilent discrètement quelques traits de l’Histoire des Juifs chassés du monde arabe, un sujet dont les douleurs souvent occultées n’en finissent pas, entre autres, de retentir sur un présent israélo-arabe devenu inextricable.
Ruben Barrouk signe un premier roman très réussi, portrait tendre et touchant d’une grand-mère d’autant plus obstinée à ignorer ses fractures intimes, que l’Histoire israélo-arabe n’en finit pas d’empiler les drames, aux conséquences depuis longtemps hors de contrôle. (4/5)
Citation :
– Dites, c’est quoi un fassi ? demandai-je.
– Un fassi. Un qui vient de Fès, dit ma grand-mère.
La tête tournée, c’est ainsi qu’elle avait fini de rendre sa réponse, d’un air sévère. Il y avait là une faille que ma question avait, à mon insu, entrouverte, un filon douloureux dans une mine condamnée. Je l’avais blessée. À l’entrée de son cœur, j’avais pris comme semblable à tous les autres le mur d’un décor factice et fragile qu’on renverserait sans peine à deux mains pour y découvrir derrière une pièce flétrie par la contrariété. J’avais posé la mauvaise question, et je l’avais compris. Feignant de ne pas m’avoir entendu, ma mère gardait les yeux rivés sur la table basse, déposant dans l’assiette sans discontinuer des morceaux de poisson dépiautés alors que nous ne mangions plus depuis un moment déjà. D’un regard minéral, ancré là pour empêcher quelque flot d’émotions de mettre son cœur en désordre, elle se décida à parler, d’une voix glaciale et monotone, comme échappée des murs d’un quai de gare.
– Un fassi, c’était un juif converti à l’islam, de force. On appelait ça des Bildiyyin. C’était il y a longtemps. Aujourd’hui, si un Arabe dit qu’un juif est un fassi, alors c’est une expression pour dire qu’il est si proche des Arabes, ici, au Maroc, qu’on a oublié qu’il était juif.
– Un fassi. Un qui vient de Fès, dit ma grand-mère.
La tête tournée, c’est ainsi qu’elle avait fini de rendre sa réponse, d’un air sévère. Il y avait là une faille que ma question avait, à mon insu, entrouverte, un filon douloureux dans une mine condamnée. Je l’avais blessée. À l’entrée de son cœur, j’avais pris comme semblable à tous les autres le mur d’un décor factice et fragile qu’on renverserait sans peine à deux mains pour y découvrir derrière une pièce flétrie par la contrariété. J’avais posé la mauvaise question, et je l’avais compris. Feignant de ne pas m’avoir entendu, ma mère gardait les yeux rivés sur la table basse, déposant dans l’assiette sans discontinuer des morceaux de poisson dépiautés alors que nous ne mangions plus depuis un moment déjà. D’un regard minéral, ancré là pour empêcher quelque flot d’émotions de mettre son cœur en désordre, elle se décida à parler, d’une voix glaciale et monotone, comme échappée des murs d’un quai de gare.
– Un fassi, c’était un juif converti à l’islam, de force. On appelait ça des Bildiyyin. C’était il y a longtemps. Aujourd’hui, si un Arabe dit qu’un juif est un fassi, alors c’est une expression pour dire qu’il est si proche des Arabes, ici, au Maroc, qu’on a oublié qu’il était juif.
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