jeudi 26 septembre 2024

[Daoud, Kamel] Houris

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Houris

Auteur : Kamel DAOUD

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je suis la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie. Je cache l’histoire d’une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant. »

Aube est une jeune Algérienne qui doit se souvenir de la guerre d’indépendance, qu’elle n’a pas vécue, et oublier la guerre civile des années 1990, qu’elle a elle-même traversée. Sa tragédie est marquée sur son corps : une cicatrice au cou et des cordes vocales détruites. Muette, elle rêve de retrouver sa voix.
Son histoire, elle ne peut la raconter qu’à la fille qu’elle porte dans son ventre. Mais a-t-elle le droit de garder cette enfant ? Peut-on donner la vie quand on vous l’a presque arrachée ? Dans un pays qui a voté des lois pour punir quiconque évoque la guerre civile, Aube décide de se rendre dans son village natal, où tout a débuté, et où les morts lui répondront peut-être.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Kamel Daoud, écrivain et journaliste, est notamment l’auteur de Meursault, contre-enquête (2014, Goncourt du premier roman).

 

 

Avis :

Dans les années 1990, dites « décennie noire » en Algérie, une guerre civile opposait le gouvernement, appuyé par l’armée, à divers groupes islamistes, faisant deux cent mille morts et disparus et déplaçant un million de personnes. Touchant particulièrement les villages, parfois entièrement décimés, des massacres d’une sauvagerie et d’une ampleur inouïes étaient commis à l’arme blanche contre les civils, hommes, femmes et enfants. Seules quelques jeunes femmes échappaient provisoirement à la boucherie pour servir d’esclaves sexuelles.

Pour mieux rendre compte de ces horreurs que l’État algérien entend effacer purement et simplement des mémoires en s’appuyant sur la loi d’amnistie votée en 2005 –  quiconque ouvre la bouche sur cette période s’expose à une peine de trois à cinq ans de prison –, le journaliste algérien Kamel Daoud a choisi de nous entraîner sur les pas de quelques personnages, qui pour être fictifs, n’en reflètent pas moins la tragique vérité historique.

Ainsi, partant de l’attaque qui, dans les montagnes de l’Ouarsenis la dernière nuit de 1997, a tué et dépecé le millier d’habitants du village de Had Chekala, l’auteur donne la parole à une survivante imaginaire qui, vingt-et-un ans après l’atroce assassinat de tous les siens, peine à vivre avec ses épouvantables séquelles, sa peur et son traumatisme, pendant que, d’amnésie collective en mensonges d’État prétendant protéger la paix pour les générations futures, le gouvernement algérien s’enferre dans le déni de justice depuis qu’il a légalisé l’impunité de ces crimes contre l’humanité.

Aube avait cinq ans quand tout a basculé. Seule rescapée du massacre des siens et de son village, elle ne doit son salut qu’à la trop grande hâte de son égorgeur qui l’a laissée pour morte, les cordes vocales tranchées et un « sourire » sanglant de presque dix-sept centimètres sous le visage. Désormais quasiment muette, balafrée d’une oreille à l’autre et ne respirant qu’au moyen d’une canule, elle est par-dessus le marché régulièrement victime d’agressions, ses cicatrices plus volontiers attribuées aux violences visant régulièrement la prostitution qu’aux crimes de la guerre civile et des années de plomb.

Elle qui, bien loin d’en avoir fini avec la violence, subit encore celle réservée quotidiennement aux femmes dans un pays où, « lorsqu’une femme n’appartient à aucun homme, père, frère, mari, ni même à son fils, on la surnomme ‘’errante’’, les hommes parlant d’elle comme d’un terrain vague, une propriété qui saigne une fois par mois, une pièce de monnaie déterrée au sol, un butin », tremble depuis que, célibataire, elle est tombée enceinte. Décidée à avorter – comment jeter une petite fille de plus dans cet enfer auquel se résume sa vie ? –, elle s’adresse à l’embryon de celle qu’elle appelle Houris dans un récit de son histoire et de son triste prolongement jusqu’à aujourd’hui et, ayant entrepris de retourner dans le village de son enfance, y constate avec effroi l’oubli forcé des morts restés sans cimetière, entre statistiques minimisées, rumeurs et récupérations diverses, enfin afflux de milliers de vrais et faux rescapés réclamant des aides au nom d’une invérifiable parenté avec les disparus.

Alourdi par les longueurs et les répétitions à mesure qu’il égrène l’infinie et terrifiante litanie des différents massacres et qu’il ressasse l’impossibilité de construire un avenir sur l’effacement de la mémoire, le texte comme halluciné mais implacablement précis et documenté impressionne bien moins par la qualité de sa fiction un peu trop ligotée à la fastidieuse sécheresse des chiffres, que par sa courageuse dénonciation, là-bas pénalement répréhensible, d’un sujet institutionnalisé tabou en Algérie. Pas forcément un immense roman donc, mais un vrai et nécessaire cri de colère pour la mémoire des victimes tuées une seconde fois par le déni et l’oubli. (3,5/5)

 

 

Citations :

Que veux-tu ? Venir ici et devenir une chair morte ? Entends-tu les hommes dehors dans le café ? Leur Dieu leur conseille de se laver le corps après avoir étreint nos corps interdits à la lumière du jour. Ils appellent ça « la grande ablution », car nous sommes la grande salissure. Que veux-tu ? Toutes les femmes sont comme moi, même si elles ne possèdent pas de trou dans la gorge, ou de sourire stupide sur le visage, ou de langue étranglée dans l’agonie. C’est ça être femme ici. Le veux-tu vraiment ?
 

C’est ma vie, ce salon, ma pièce de monnaie rare. C’est là que je gagne mon argent et mon indépendance, et le privilège d’avoir les cheveux à l’air et les épaules nues, et de fumer et de boire du vin. Ce n’est pas grand comme commerce, mais ça rapporte de quoi tenir les autres à l’écart. Tu sais, ma perle, l’État donne une misère aux victimes survivantes de la guerre civile comme moi et le double aux familles des égorgeurs. Et j’ai dû céder mon droit à la pension pour devenir propriétaire de ce salon. C’était la condition de l’État : la pension ou la possibilité d’acquérir un local commercial de l’Office. 
 

Il faut y aller doucement dans ce pays quand on est une femme. On reste des esclaves, libres depuis trop peu de temps. Tout peut se renverser, se perdre à la moindre cuisse dénudée ; une robe à fleurs trop courte décide de ta vie.
 

Dans son cabinet, le docteur installa, entre lui et ses patientes, un rideau noir. Sa femme fut chargée des palpations, des examens invasifs, des vérifications entre les jambes écartées. Et lui, des prescriptions et des conseils. Oui, je te jure ! Sa femme palpait et elle lui décrivait les organes, les textures, les baves intimes ou les cris des patientes. De l’autre côté du rideau, il lançait ses diagnostics tel un Dieu occulte. À la fin de l’auscultation, il signait une ordonnance et son assistante encaissait le prix de la séance.
 

« Avez-vous saigné ces jours-ci ? » m’interrogea la voix. Je fis un signe de la main. Le « retard » ? Toutes les femmes redoutent ce moment. Le « retard », c’est le corps durci, la même idée noire qui remonte dans le cœur en cafards, de l’électricité pour une condamnée à mort. Le « retard », c’est les autres femmes qui s’éloignent de vous d’instinct comme des bêtes apeurées.
 

Dieu possède, ma fève, quatre-vingt-dix-neuf noms dans cette religion. On doit y ajouter le nom de tous les hommes que l’on rencontre, car ils sont Dieu.
 

Aux fenêtres des immeubles, des voisines m’examinaient, curieuses, moqueuses ou compatissantes. Certaines femmes choisissent leur camp très vite. Elles croient que le seul moyen de survivre dans une prison, c’est de s’en faire les gardiennes. 
 
 
Ses cinq frères, dès qu’elle fut veuve dans sa ville à Chlef, la voilèrent intégralement et lui imposèrent le masque sur le visage et la stricte surveillance de ses gestes, mouvements, regards. Elle n’avait même plus droit d’approcher une fenêtre, d’élever la voix dans leur demeure ou d’avoir un téléphone ou des amies. Seulement un oiseau dans la tête. Et un Coran. « Une femme divorcée ? Une femme veuve ? C’est une bombe dans la maison », expliquent les hommes, à propos de leur mère, leurs sœurs ou filles revenues jetées de chez leur mari comme des serviettes après le repas. La pauvre Hanane était surveillée à la manière d’une mèche de dynamite ou d’une fissure sur le mur. C’est leur honneur qui était en jeu, pas sa vie à elle. Ils se relayaient pour la guetter et peut-être rêvaient-ils tous les cinq de sa mort magique. La fratrie finit par la marier à un autre homme, cette fois à Oran, dans le quartier de Belgaid, à trois cent quarante-cinq kilomètres de chez elle. Ils espéraient faire oublier son histoire et la diluer dans les conversations. C’était si loin : une façon de l’enterrer, de faire en sorte qu’elle ne puisse plus se rappeler son propre prénom ou le chemin du retour. Elle avait accouché d’un fils, après le décès du père, et ils l’obligèrent à l’abandonner à la grand-mère. Elle perdit la parole peu à peu, comme si elle avait déménagé dans sa tête. Elle laissa son premier gamin et enfanta un deuxième, puis un troisième avec son nouveau mari qui lui prenait son salaire et la surveillait, lui aussi. 


Quand ne survit qu’une seule personne d’une guerre entière, cette guerre devient le fait de son imagination, le seul endroit où elle possède un champ de bataille.


Une femme ne voyage pas seule en Algérie, encore moins un jour de Sacrifice. Il y a des choses que tu ne pourras jamais faire si tu viens dans ce monde. Par exemple, déambuler seule sous l’averse, t’asseoir seule sur un banc face à une montagne qui refuse de te parler, dans un jardin public. Ou bien t’habiller selon tes envies, rire dans la rue, ou encore remercier un inconnu qui te collera dans le dos en croyant que tu es une prostituée, car tu as été gentille comme une plante d’intérieur. Tu te promèneras en groupe (dans les villes seulement, car dans les villages c’est impossible), durant les heures creuses des hommes à la mosquée, pour visiter un cimetière ou marier une proche. Il y a des choses que Dieu nous interdit : enterrer les morts, gémir sur une tombe, égorger une bête de sacrifice, hériter d’une part égale à celle de l’homme, s’épiler pendant le mois du jeûne, montrer ses bras nus ou encore élever la voix, chanter dans la rue, fumer des cigarettes, boire du vin, répondre aux coups de pied. 


Il est dit que lorsqu’une femme n’appartient à aucun homme, père, frère, mari, ni même à son fils, on la surnomme « errante ». Les hommes parlent d’elle comme d’un terrain vague, une propriété qui saigne une fois par mois, une pièce de monnaie déterrée au sol, un butin.


Il est interdit d’enseigner, d’évoquer, de dessiner, de filmer et de parler de la guerre des années 1990. Rien de rien. (…) Tu sais que la loi prévoit trois à cinq ans de prison pour quiconque ouvre la bouche sur cette période ? 


Une femme dans ce pays où tu insistes pour venir respirer, vivre et compter les jours n’a pas le droit de prier à voix haute. Elle ne peut pas faire entendre ses sanglots dans le deuil, ni ses talons sur la chaussée, elle ne peut ni chanter ni prêcher dans une mosquée. Parce que notre voix, ma Lune ancienne, est composée du cri étouffé de la jouissance et de celui vite oublié de l’accouchement. Deux moments où les hommes sont nus en nous ou au-dessus de nous. Notre belle voix s’élèvera toujours dans la honte des hommes.
 


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire