dimanche 8 septembre 2024

[Ullmann, Linn] Fille, 1983

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Fille, 1983 (Jente, 1983)

Auteur : Linn ULLMANN

Traduction : Jean-Baptiste COURSAUD

Parution : 2021 en norvégien,
                  2024 en français
                  (Christian Bourgois)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1983, à seize ans, Linn Ullmann passe une nuit à Paris qui la changera à jamais.
Près de quarante ans plus tard, elle tente de comprendre la jeune fille qu’elle a été. Des souvenirs obsédants la ramènent à cette adolescente en rébellion contre sa vie, ses parents célèbres, son lycée à New York où elle réside avec sa mère. Et puis cette folle décision de prendre un avion pour Paris, seule, parce qu’un célèbre photographe croisé dans un ascenseur la réclame pour un shooting de mode. Perdue dans une capitale qu’elle ne connaît pas, elle erre dans les rues, avant d’être livrée aux mains d’un homme de trente ans son aîné. Un récit bouleversant d’une rare franchise, qui est aussi une réflexion sur le pouvoir et l’impuissance, le désir et la honte, la beauté et l’oubli.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Journaliste et critique littéraire de formation, Linn Ullmann est aujourd’hui l’une des principales autrices scandinaves. Elle a publié sept romans et reçu de nombreuses récompenses, dont le prix Amalie Skram, le prix Dobloug et le prix Aschehoug. Linn Ullmann vit à Oslo avec sa famille.

 

Avis :

L’année de ses seize ans en 1983, bravant la réprobation de ses parents – l’actrice Liv Ullmann et le cinéaste Ingmar Bergman –, l’auteur rejoint à Paris le photographe de Vogue qui, l’ayant croisée dans un ascenseur new-yorkais, lui a aussitôt promis, du haut de sa célébrité et de ses trente ans de plus, de la propulser top modèle. La nuit de son arrivée, seule et perdue après avoir égaré l’adresse de son hôtel, l’adolescente se retrouve illico dans le lit de cet homme. Désormais âgée de cinquante-sept ans et depuis des années la proie d’épisodes dépressifs, elle s’efforce, dans une narration à petits pas prudents tournant en cercles de plus en plus serrés autour de l’écharde de son souvenir, de revenir au plus près de l’impact qui n’en finit pas de propager dans sa vie son onde honteuse et sournoise.

« Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être. »
 
 
Il doit l’être, parce que, si A a sans doute tout oublié de ce qui ne fut pour lui qu’un acte sans conséquence, aussi banal que de se sustenter quand on a faim, cette nuit parisienne que l’auteur refoule dans sa mémoire, autrefois avec une rage décuplée par la honte, aujourd’hui dans la conscience angoissée des ravages que cet enfouissement perpétue dans sa vie, est un trou noir, une zone blanche, qui ne cesse de siphonner son être. Jusqu’ici jamais formalisé par écrit, ce qui lui est arrivé la hante de ses fantômes d’autant plus invasifs et pernicieux que justement laissés à vagabonder dans son inconscient. Un temps tombée dans l’alcool, sapée par les récidives de la dépression et de ce qui évoque un trouble de dépersonnalisation trahissant la profondeur du traumatisme, sa vie est un disque secrètement rayé qui tourne dans le vide de l’angoisse et du doute creusé entre non-dit, déni et sentiment d’irréalité. 

« Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal », lui a dit une psychologue, la renvoyant insupportablement au rang de « toutes [c]es femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir. » Etape essentielle dans un cheminement post-traumatique entravé par le silence, le livre fait en vérité penser aux tentatives d’un oiseau englué pour reprendre son vol, aux efforts d’un animal qui, pris dans les phares d’une voiture, lutte contre l’éblouissement qui le paralyse. Linn Ullmann n’écrit pas par colère, ni pour demander des comptes, mais pour tenter, en une exploration presque clinique - toujours marquée par le doute et l’incertitude - des faits, de ses ressentis et réactions, enfin des impacts psychologiques qui la meurtrissent, de recomposer une vie et une personnalité réduites en miettes.

Aussi bouleversant qu’édifiant, ce récit à tâtons, fragmenté et noyé d’indécision, est un témoignage fort, profondément sincère et tout à fait impressionnant. De l’ambiguïté floutant aisément les notions d’emprise et de consentement aux infinis retentissements du traumatisme refoulé : après cette lecture, nul ne pourra plus dire qu’il ne se doutait pas et, comme A, hausser les épaules en traitant sa victime de « pleurnicheuse de merde ». (4/5)

 

Citations :

 Je n’éprouve plus cette fureur contre la fille âgée de seize ans et baptisée Karin, et tant pis si personne ne l’appelait et ne l’appelle plus par ce prénom ; je n’éprouve plus cette honte envers elle, cette frénésie à la biffer, à l’oublier, à feindre qu’elle n’existait pas. Qu’elle existe. Et pourtant : le fait que nul ne se souvienne de ce qui m’est arrivé, que rien n’ait été écrit à ce sujet, me pousse à douter de la véracité de ce que j’ai vécu, j’en viens à douter que ça m’est effectivement arrivé, ou plutôt, je sais que ça m’est arrivé – Ce que tu peux être cruche comme gamine, t’as rien à faire ici –, mais je doute de la validité de ce que j’ai vécu, je doute de l’intérêt à le révéler. Et en même temps : si je n’écris pas à ce sujet, sous prétexte que je doute, sous prétexte que le doute engendre l’angoisse, sous prétexte que je fais n’importe quoi ou presque pour ne surtout pas être saisie par l’angoisse, sous prétexte que le doute et l’angoisse me transportent dans ce même état d’impuissance qui était le mien quand j’avais seize ans, dès lors j’oublie que, comme Annie Ernaux l’écrit, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ». 
 

En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.
 

Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.
 

C’était comme de l’eau, mare après mare après mare, informe. Ce qui s’est passé avant, et ce qui s’est passé après, puis encore après. Je n’en suis pas certaine.


 

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