mardi 24 septembre 2024

[Orengo, Jean-Noël] Vous êtes l'amour malheureux du Führer

 

 

 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Vous êtes l'amour malheureux
            du Führer

Auteur : Jean-Noël Orengo

Parution : 2024 (Grasset)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

1969 : Albert Speer, architecte favori et Ministre de l'armement d'Hitler, publie ses Mémoires. Revisitant son passé, de ses mises en scène des congrès nazis à la chute du Reich, il parachève l'ultime métamorphose qui a sauvé sa tête au procès de Nuremberg et va faire de lui la star de la culpabilité allemande. Affirmant n'avoir rien su de la Solution Finale, il se déclare "responsable, mais pas coupable." Les historiens auront beau démontrer qu'il a menti, sa version de lui-même s'imposera toujours.

Comment écrire sur un homme qui a rendu la fiction plus séduisante que la vérité ?

A l'heure des fake news et de la guerre des récits, voici le roman d'un des plus grands mensonges de l'Histoire. Traquant les scènes de la vie de Speer, s'interrogeant sur leur vraisemblance, éclairant certains aspects, allant là où il s'arrête en convoquant les acteurs capitaux d'après guerre, notamment l'historienne Gitta Sereny, l'auteur propose une lecture vertigineuse de celui à qui l'un de ses collaborateurs affirmait : « Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes l'amour malheureux du Führer ».

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Jean-Noël Orengo est chroniqueur de films pour le magazine Transfuge. Il est l'auteur d'un essai sur l'art, Vivre en peinture, paru aux éditions Les Cahiers dessinés en 2023. Tous ses romans sont publiés aux éditions Grasset.

 

 

Avis :

Des hauts dirigeants du IIIe Reich, il est celui qui s’en est le mieux sorti, échappant à la peine de mort à Nuremberg en reconnaissant sa responsabilité collective, mais pas individuelle. Après vingt ans de prison, la publication de ses mémoires en a fait une star si estimée qu’une historienne a pu dire qu’« aucun survivant connu de la Shoah ne possède une telle aura auprès des foules et des spécialistes. »

Comment cet Albert Speer, principal architecte au service du parti nazi, puis ministre de l’Armement et de la Production de Guerre, si proche d’Hitler que l’un de ses collaborateurs lui avait un jour lancé : « vous êtes l’amour malheureux du Führer », a-t-il si bien pu imposer sa propre version de la réalité historique, retournant l’opinion publique et les juges en sa faveur ? Alors qu’il a fini un jour par admettre qu’il savait, et donc qu’il était complice de l’Holocauste. Qu’il se déclarait  très fier de son parcours : « Après tout, J’AI ÉTÉ l’architecte d’Hitler. J’AI ÉTÉ son ministre de l’Armement et de la Production de guerre. J’ai passé VINGT ANS à Spandau et en sortant, J’AI FAIT une nouvelle bonne carrière ! Pas si mal tout compte fait, non ? » Et que, sans mauvaise conscience aucune, il continuait à se déclarer « Flatté ? Flatté ? Mais non ! Ivre de joie ! » à propos de ses liens privilégiés avec Hitler. 

Détricotant patiemment l’auto-fiction concoctée par Speer, le romancier Jean-Noël Orengo s’emploie à lui rectifier le portrait au fil d’un récit documenté et vivant qui souligne une personnalité ambiguë et troublante, narcissique et totalement amorale dans son opportunisme sans limite. Au-delà des faits, ce sont les ressorts psychologiques que l’auteur s’efforce de creuser, mettant en exergue un duo Hitler-Speer étonnamment affectif et, au final, une incroyable séduction manipulatrice. Speer semble ne jamais souhaiter de mal à personne, juste se faire du bien en visant toujours plus de pouvoir et de reconnaissance personnelle, peu importe les moyens. De fait, les « à-côtés » de sa valorisante relation privée avec Hitler n’ont aucune incidence sur lui. Tout entier à son objectif personnel que l’on associe assez bien à de une forme de réassurance affective, peu lui chaut la « politique » et le sort des Juifs. Il est l’artiste face au guide, le fils face au père, qu’importe les tiers. Si bien persuadé de sa bonne conscience qu’il convaincra le monde en un ultime et inconcevable tour de passe-passe, acte de séduction suprême du bourreau face à ses victimes, ces dernières ne demandant peut-être qu’à se raccrocher au moindre fétu d’apparente humanité dans cet océan de barbarie.

Puissante réflexion sur la réalité historique et sur ce que choisit d’en conserver la mémoire, ici celle d’un homme mais aussi celle de toute la société, cet essai qui se lit avec la même fluidité qu’un roman, aussi fascinant que dérangeant, débouche au final sur le terrible constat de la relativité du bien et du mal, quand leur perception s’avère si changeante et subjective et que le mensonge le plus visible finit par s’avérer plus séduisant que la vérité la plus évidente. Le mal a de telles ruses que « le pessimisme devient la seule sagesse ». Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Deux hommes seuls dans une pièce ; un pistolet ; un dessin. D’un côté le pouvoir, de l’autre l’art. D’un côté l’homme de pouvoir – son arme devant lui –, de l’autre l’homme de l’art – ses dessins sous le bras. Un couple typique de la culture européenne. Ça pourrait être Jules II et Michel-Ange. C’est Adolf Hitler et Albert Speer. Entre les deux, une relation débutant par un rapport de forces.
 

Intégrer le cercle des intimes d’un président, d’un chevalier d’industrie, d’un Führer, paraît obéir aux mêmes ambitions donnant lieu aux mêmes intrigues. Déférence, obséquiosité, flagornerie, soumission, crainte, tension pour séduire, toujours séduire, occupent la gamme sentimentale des courtisans. Dans les apartés d’un conseil d’administration d’une grande entreprise ou d’une faculté prestigieuse, devant les maîtres, on rampe, on s’élève ou on chute de la même manière que dans les antichambres d’une dictature. Auprès du guide, cette banalité du pouvoir est amplifiée au-delà de toute mesure. Les proportions diffèrent et les conséquences morales aussi. Le guide parle et ses intimes se ruent dans la surenchère et la compétition pour traduire, chacun de leur côté, en ordres écrits ce qui est le plus souvent énoncé à l’oral.
 

L’architecture est le pouvoir de l’espace. Tous les architectes sont autoritaires et parfaitement conscients de diriger nos espaces de vie par leurs constructions. Plus que les peintres, les musiciens ou les sculpteurs, et sans comparaison avec les écrivains ou les danseurs, les architectes modernes jouent le rôle « d’artistes » auprès des politiciens. Mais avec le guide, ce cliché est porté à un niveau hors du commun. Il se révèle, il se perçoit lui-même en chancelier-artiste, en architecte-chef d’État. En architecture, il favorise les ambitions les plus démesurées, de même que ses esquisses expriment la démesure d’un arc de triomphe ou d’un dôme devant toujours – c’est une règle – dépasser par la taille ses prédécesseurs. C’est comme s’il menait une guerre contre les œuvres des autres nations et du passé, même du passé de l’Allemagne. Une guerre des monuments et une guerre des signes. Croix gammée luttant sur le terrain de la croix du Christ, sans parler de la faucille et du marteau, un choix vulgaire et sans racines, estime le guide. Avec lui, songe l’architecte, la pierre, les signes et leurs affects recèlent des promesses de sensations et de dimensions inédites. Des promesses de pouvoir.
 

La foule reconnaît le guide, le peuple se presse autour de lui et manifeste une passion qui dépasse la simple soumission. Elle fascine l’architecte. Surtout, il est subjugué par le fait que quelques heures après, ou seulement quelques minutes après, il se retrouve dans un restaurant ou un bar d’hôtel en tête à tête avec ce maître adulé telle une star de cinéma. Ce contraste l’envoûte. Il est envoûté, c’est le mot qu’il utilisera toujours, quand on le pressera de s’expliquer sur sa relation avec le guide. Il leur répondra toujours par une question : qui n’aurait pas été envoûté ? Qui ne l’était pas ?
 

Il évolue dans le rêve concret de sa réussite auprès d’un des êtres les plus puissants au monde. Il ne parle que d’architecture, d’art, d’urbanisme, il est d’un autre niveau, la politique ne l’intéresse pas, il veille à ce que les membres lourdauds du cercle pensent que la politique ne l’intéresse pas. Et de fait, les membres le considèrent un peu comme une de ces femmes admises parfois dans leur cercle. Elles ne parlent jamais de politique, elles ne le doivent surtout pas, le guide déteste les entendre s’aventurer sur ce terrain-là, et il est consterné pour elles quand elles s’y aventurent. Selon lui, les femmes et les artistes n’ont pas à se préoccuper de politique mais seulement de beauté. Certes, les raisons diffèrent, les femmes doivent être belles comme des actrices de cinéma, les artistes doivent produire du beau, mais femmes et artistes se rejoignent d’une certaine manière sur le terrain de la beauté. Le jeune architecte n’y déroge pas et il cumule les deux : beau de corps et beau sur le papier de ses esquisses.
 
 
Le guide aime se plaindre de ce qu’il impose. C’est une coquetterie dont plusieurs de ses collaborateurs s’inspirent, se plaindre de ce qu’ils ordonnent. Ils ne cesseront plus de le faire. Surtout Himmler. Se plaindre du terrible devoir de faire la guerre aux Juifs dans toute l’Europe conquise. Se plaindre du terrible devoir d’assassiner les femmes et les enfants juifs. Se plaindre de ne pas en faire suffisamment et de décevoir le Führer. Se plaindre de ne pas voir suffisamment sa propre femme et ses propres gosses, de jolies petites têtes blondes.


Il sait que son architecture est en train de violer toutes les conventions du goût et de l’évolution des formes et il en jouit avec une force qu’il n’imaginait même pas. C’est au guide qu’il doit cette jouissance. C’est à lui qu’il doit cette libération de toutes ses entraves de jadis. Quel architecte n’aurait pas envie de ça ? Construire indépendamment du goût et sans se soucier du budget ?


D’ailleurs, à Nuremberg, il n’a pas construit un monument mais une ambition. Un élan où la pierre, la chair humaine, la nuit, la lumière des projecteurs de défense antiaérienne incarnent le spectacle d’une ambition illimitée. C’est la politisation de l’esthétique et l’esthétisation de la politique.


L’art est le fruit d’une ambition démesurée. L’art est le contraire de l’humilité, du bien public, du bien tout court, comme du mal d’ailleurs. L’art concurrence Dieu, si jamais il existe. L’art attaque la mort, c’est basique. La pierre dure plus longtemps que la chair, c’est basique. Ce sont des truismes, l’expression d’un sens commun brutal, banal et imparable. Ils expriment la vérité toute simple de la pierre qui, taillée par la chair des hommes, dure plus longtemps que cette chair. Les pyramides restent ; les ouvriers qualifiés qui les ont bâties restent avec elles, bien que leurs noms ne restent pas. Même les esclaves restent à leur façon, quand ils travaillent à l’érection de bâtiments d’art.


« Il ne faut jamais juger les artistes d’après leurs idées politiques. L’imagination, cette faculté qui leur est nécessaire pour leur travail, les rend inaptes à penser de façon réaliste. Laissons Thorak travailler pour nous. Les artistes sont de purs innocents. Un jour, ils signent un texte les yeux fermés, le lendemain, ils en signent un autre, du moment qu’ils ont l’impression de servir une bonne cause. »


De toute façon, il n’aurait rien pu faire, sauf à perdre tout crédit auprès d’un homme qu’il aime. Et puisqu’il ne participe pas aux exactions de près ou de loin, il se sent innocent. Il n’est que l’architecte préféré du guide, sans plus.


Six ans de mariage, et toujours pas d’enfants… Le guide lui-même refuse d’en avoir. Sa dévotion à la grandeur de l’Allemagne lui ferme les portes de la vie de famille, explique-t-il avec satisfaction à son entourage. Et puis, les grands hommes ont des progénitures décevantes. « Regardez le fils de Goethe, ne cesse-t-il de répéter. Un crétin ! Vous imaginez, s’il m’arrivait la même chose ? »
 


Il a été son architecte no 1. Il a été son ministre de l’Armement, le possible no 2 du régime, le successeur rêvé par les militaires et les industriels. Il a été le prisonnier no 5 à Spandau. Il est désormais la star des historiens et des médias. 
 


L’historienne songe qu’aucun survivant connu de la Shoah ne possède une telle aura auprès des foules et des spécialistes. Il y a bien Elie Wiesel ou Simon Wiesenthal, mais leur notoriété ne peut pas rivaliser avec celle de la star Albert Speer.


Mais globalement, tout se passe parfaitement bien pour lui, comme, au fond, depuis le début de sa vie. Il est né dans une famille aisée. Il n’a pas été battu ou violenté par ses parents ou des adultes ou des camarades. Il a fait de bonnes études. Il a érigé des monuments. Il a occupé des fonctions prestigieuses. Il est désormais sollicité partout. Il n’y a que ses vingt ans de réclusion qui l’ont fait flirter avec le malheur. Encore a-t-il su transformer son séjour carcéral en expérience spirituelle, lisant plus de cinq mille ouvrages, explorant comme personne sa culpabilité d’Allemand face à l’extermination des Juifs.


Dès le début, de façon un peu mélodramatique, il l’avait pressée de poser immédiatement cette foutue question des Juifs, prenant les devants, désamorçant ainsi toute intrigue entre eux, lui montrant que sa réponse serait celle qu’il a toujours donnée à tous et qu’il a écrite dans ses best-sellers : coupable collectivement, innocent individuellement.


« Ce que je voulais vous dire, c’est qu’en fin de compte, je trouve que je ne m’en suis pas si mal sorti que ça. Après tout, J’AI ÉTÉ l’architecte d’Hitler. J’AI ÉTÉ son ministre de l’Armement et de la Production de guerre. J’ai passé VINGT ANS à Spandau et en sortant, J’AI FAIT une nouvelle bonne carrière ! Pas si mal tout compte fait, non ? »


Le IIIe Reich ne nous oublie pas, et tant qu’il y aura des hommes, il ne nous oubliera jamais. Il a été conçu pour ça. Être inoubliable par l’ampleur de ses crimes et l’outrance de ses monuments. Crimes et monuments.


Les anciens pratiquaient la damnatio memoriae, pas les modernes. Les anciens pratiquaient la damnation des tyrans par l’oubli, on effaçait leurs noms des annales et des stèles, on interdisait de les prononcer, on cherchait à les faire disparaître, pas les modernes. Ainsi va l’humanité moderne que la célébrité se joue très au-delà du bien et du mal, et que l’ampleur de vos crimes vous assure l’immortalité bien plus qu’à vos victimes, et face au constat, le pessimisme devient la seule sagesse.


 

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