mercredi 18 septembre 2024

[Collette, Sandrine] Madelaine avant l'aube

 


 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Madelaine avant l'aube

Auteur : Sandrine COLLETTE

Parution : 2024 (JC Lattès)

Pages : 252

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

C’est un endroit à l’abri du temps. Ce minuscule hameau, qu’on appelle Les Montées, est un pays à lui seul pour les jumelles Ambre et Aelis, et la vieille Rose.
Ici, l’existence n’a jamais été douce. Les familles travaillent une terre avare qui appartient à d’autres, endurent en serrant les dents l’injustice. Mais c’est ainsi depuis toujours.
Jusqu’au jour où surgit Madelaine. Une fillette affamée et sauvage, sortie des forêts. Adoptée par Les Montées, Madelaine les ravit, passionnée, courageuse, si vivante. Pourtant, il reste dans ses yeux cette petite flamme pas tout à fait droite. Une petite flamme qui fera un jour brûler le monde.

Avec Madelaine avant l’aube, Sandrine Collette questionne l’ordre des choses, sonde l’instinct de révolte, et nous offre, servie par une écriture éblouissante, une ode aux liens familiaux.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l’auteure de Et toujours les Forêts, Grand prix RTL Lire, prix du Livre France Bleu – PAGE des libraires, prix de La Closerie des Lilas ainsi que de On était des loups, prix Renaudot des Lycéens et prix Giono 2022.

 

 

Avis :

Dans cette campagne française d’autrefois ravagée par les pluies et les hivers glaciaux, la famine et les épidémies, le tout sous le joug impitoyable et brutal du servage – pourquoi pas durant le Grand Hiver 1709 dans le Morvan cher à l’auteur ? –, l’ordre pyramidal du monde féodal semble immuable, les gueux écrasés par l’impôt et l’arbitraire d’un pouvoir sans limite si tant est qu’il leur arrive de survivre aux conditions extrêmes qui les réduisent à l’état d’êtres « rachitiques, minuscules et fripés », usés et sans espoir. Pourtant, si les hommes « se plient [et] s’habituent à tout [parce qu’]ils ne veulent pas mourir », la révolte finit souvent par venir des femmes, « prêtes à donner leur sang pour leurs enfants ». Ainsi adviendra-t-il dans cette histoire que son imprécision de lieu et d’époque, comme ces contes commençant par « il était une fois », pare d’une tonalité universelle et atemporelle.

Isolé sur un pan de terre ingrate par le Basilic, un fleuve au nom de reptile légendaire, démoniaque et mortel, le hameau des Montées ne compte que trois minuscules et misérables fermes, comme toutes celles de la région la propriété du seigneur d’Ambroisie, nom encore une fois mythologique évocateur d’onction divine. Menés par le goût du sang, les hommes du château, qui, lorsqu’ils ne guerroient pas, aiment à chasser aussi bien serfs que cerfs aventurés hors de leurs tanières, saignent si bien leurs paysans dans tous les sens du terme que, sur leurs terres exsangues, l’on meurt aussi bien de faim, de froid et de maladie, que de la terreur meurtrière qu’ils y font régner. Adultes et enfants y triment du lever au coucher, avec pour seul prix de leurs efforts l’épuisement qui leur permettra peut-être d’échapper encore un peu à la mort qui décime silencieusement leurs rangs. Pas « le droit d’être chagrin », juste « les coups et l’entêtement à [se] redresser pour [se] rendre forts ». « Obligés d’être invulnérables, de refouler peurs et désespoirs au fond des ventres, [ils] crèv[ent] du manque d’amour ».

C’est alors que, « fille de faim » condamnée à l’errance sauvage par les siens « crevés des famines », une enfant se laisse attraper aux Montées alors qu’elle venait y voler quelque rognure perdue. Prise sous l’aile des femmes promptes à défendre et aimer une de leurs semblables dans le monde sec et sans âme de leurs hommes et fils endurcis, la fillette grandira, pleine de courage mais aussi la rage au coeur, menant irrémédiablement les habitants des Montées au drame qui fera exploser leur vie en même temps que leur soumission ancestrale. La bascule du récit interviendra en son milieu, en une surprise narrative des plus réussies et originales.

Une fois de plus, Sandrine Collette réussit à nous tenir dans le poing d’une narration tout en force et en intensité, tendue et rythmée par l’affrontement entre humanité et sauvagerie, que ce soit celle des hommes entre eux ou des hommes face à une nature puissamment âpre et impérieuse, aux débordements dévastateurs. Ce sont encore les liens familiaux qui sous-tendent la lutte pour la survie dans l’ébranlement d’un monde condamné à terme à l’écroulement. Terriblement noir et pourtant lumineux dans son combat entre tendresse et cruauté, injustice et liberté, c’est aussi un livre poétique d’une grande beauté, sur la survenance, à force de douleur et de rage, de l’étincelle qui finira par mettre le feu aux ténèbres, annonçant l’aube d’un monde nouveau et plein d’espoir. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

(...) le monde n’est pas juste, il ne l’a jamais été. Nous avons toujours été des gueux et nous avons toujours eu des maîtres. Nous ne savons pas d’où cela vient. De l’éternité, sans doute. Il n’est pas sûr que nous puissions changer de ce côté-là, non que nous n’en ayons pas la force, mais nous n’en avons pas l’idée. Les maîtres sont les maîtres.
Chaque degré du monde règne ainsi sur le degré du dessous. Entre eux également, les hommes sont impitoyables. Les gros paysans traitent leurs ouvriers comme des chiens, les artisans élèvent leurs apprentis à la trique, les parents commandent aux enfants jusqu’à leur mort. On ne s’oppose pas, les plus forts et les plus anciens ont toujours raison. La vie s’enchaîne sans que l’on se demande si c’était juste ; sans que l’on se pose la question de savoir s’il y avait mieux à faire, et pourtant oui, il y avait mieux à faire. Mais ah. Il aurait fallu réfléchir. Il aurait fallu ouvrir des possibilités et nous ne savons pas comment nous y prendre, pour peu que cela nous intéresse. Parfois il vaut mieux conserver un monde injuste dans lequel chacun connaît sa place, plutôt que de tout fiche en l’air et n’être plus sûr de rien. Ce que l’on a aujourd’hui, on l’a, même si c’est minuscule. Les hommes ont toujours quelque chose à perdre, ne serait-ce que la vie. En y pensant bien, le simple fait d’avoir un toit est déjà une chance.

 
Je le sais, ce sont les femmes qui se révoltent. Dans tous mes souvenirs depuis que je suis ici, seules les femmes ont parfois levé la voix, ont levé une fourche ou un bâton pour défendre la simple possibilité de vivre. Elles sont prêtes à donner leur sang pour leurs enfants. Les hommes, eux, se plient. Ils s’habituent à tout. Ils ne veulent pas mourir.


Nous le connaissons, ce froid, et la faim qui va avec. Tout manque, l’abondance nous fuit. Nous sommes heureux quand une saison nous permet de manger jusqu’à l’été suivant, nous sommes habitués aussi. Le cycle de la faim suit le cycle des saisons, cela nous semble normal ; mais quand l’équilibre rompt, quand les belles périodes s’amenuisent et que les temps difficiles prennent de plus en plus de place sur l’année, les hommes ont peur. Et pourtant ils ne demandent pas grand-chose, ils sont nés en se contentant de peu, ils se soumettent à cet étrange ordre du monde qui fait que la profusion et l’opulence ne vont que du côté des maîtres. À eux, il revient seulement de survivre. Lorsque les hivers commencent mal, ils se taisent. Ils attendent. Nous attendons tous.


Je l’ai dit, nous sommes restés plutôt petits. C’est ainsi que l’on survit dans les conditions extrêmes : les êtres les plus grands, qui ont des besoins en nourriture et en chaleur bien plus importants, sont les premiers à mourir. Les plus modestes, tels que nous – rachitiques, minuscules, fripés –, les plus sobres dans la place qu’ils prennent à l’univers résistent. La nature quand elle crée des situations difficiles ne sauve ni les plus beaux ni les plus imposants ; elle préserve les plus forts, et les plus forts sont ceux qui ont le moins d’exigence.


Leur monde m’est étranger ; c’est un monde de femmes où on a le droit d’être chagrin, un monde qui m’échappe, je n’ai jamais entendu pleurer Eugène ni ses fils, ni aucun des hommes de La Foye. Madelaine pleure de rage, de dépit, d’impuissance, ce sont des larmes tout de même. Dans les bras des sœurs, elle s’abandonne. On l’embrasse, on l’apaise. On la consolide. Nous, nous n’avons que les coups et l’entêtement à nous redresser pour nous rendre forts. Nous observons ce tout petit univers que forment les femmes entre elles, que nous leur envions, nous aussi nous aimerions que l’on nous console, quand la vie nous accable, nous l’espérons de toute notre âme. Mais personne ne réconforte les hommes. Ils n’en ont pas besoin. Nous sommes dévorés par ce devoir de puissance, obligés d’être invulnérables, de refouler nos peurs et nos désespoirs au fond de nos ventres. Nous crevons du manque d’amour.
 
 
Un jour tout s’écroule. Un jour de gel, un jour de guerre, un jour de mort. On ne peut pas faire confiance à la vie. Les anciens transmettent de génération en génération la mémoire de la peste qui a tué un homme sur trois lors de la grande épidémie, il a suffi d’un navire et de rats infectés, cela a commencé en été, en juillet, le mois d’avant personne ne connaissait la maladie, personne n’aurait pu prédire ce qui allait arriver. Toute leur existence se cale sur cette incertitude. Il n’y a pas de lendemains infaillibles.

 

 

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