mardi 10 septembre 2024

[Van der Linden, Sophie] Artique solaire

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Arctique solaire

Auteur : Sophie VAN DER LINDEN

Parution :  2024 (Denoël)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’ai peint tête en l’air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l’unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »
Comme tous les hivers depuis trente ans, Anna part seule plusieurs semaines peindre les paysages des îles Lofoten, capter leurs subtiles variations de lumières. Cette épouse d’un célèbre architecte se soustrait chaque année à la bonne société suédoise pour répondre à l’impérieux appel de ces terres arctiques. L’âge venant, elle espère réaliser le tableau exceptionnel qui lui vaudra enfin la reconnaissance de ses pairs.
Inspirée par l’œuvre d’Anna Boberg (1864-1935), Sophie Van der Linden se glisse dans son intériorité, sonde ses attentes et ses ambitions, ravive ses souvenirs. D’une plume impressionniste, elle évoque le geste créatif et la quête artistique d’une femme d’exception.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Paris en 1973, Sophie Van der Linden vit à Conflans- Sainte-Honorine. Elle a signé ou dirigé chez divers éditeurs des ouvrages dans le domaine de la critique en littérature pour la jeunesse, notamment Claude Ponti (Être, 2000), Lire l’album (L’Atelier du poisson soluble, 2006), Album[s] (Actes Sud jeunesse, coll. « Encore une fois », 2013), Tout sur la littérature jeunesse (Gallimard Jeunesse, 2021). Elle a également publié quatre romans : La Fabrique du monde (Buchet-Chastel, 2013 ; Folio, 2014 ; prix Palissy, prix du Livre pourpre, prix Jeune Mousquetaire, prix littéraire de La Passerelle, prix de la librairie L’Esprit large), L’Incertitude de l’aube (Buchet-Chastel, 2014), De terre et de mer (Buchet-Chastel, 2016 ; Folio, 2019) et Après Constantinople (Gallimard, coll. « Sygne », 2019).

 

 

Avis :

Arctique solaire est le fruit d’une rencontre, au travers d’un tableau, Fjäll – studie från Nordlandet (Montagnes - étude du pays du Nord), exposé au musée d’art moderne de Stockholm. Aimantée par l’oeuvre en même temps qu’intriguée par les éléments biographiques repris dans son cartouche de présentation, Sophie Van der Linden a aussitôt décidé d’écrire sur l’artiste suédoise Anna Boberg, non pas une biographie, mais une œuvre romanesque habitée par la personnalité et par la passion créatrice de cette femme étonnante.  

Issue de la haute bourgeoisie suédoise et épouse du grand architecte Ferdinand Boberg, Anna est au début du XXe siècle créatrice d’art décoratif. Lui bâtit, elle décore. Comme elle raffole des îles Lofoten, un archipel en mer de Norvège, au nord du cercle polaire, il lui a construit une cabane où elle vient chaque hiver, la plupart du temps seule, peindre à satiété les subtiles variations de la lumière autour des montagnes et des fjords pris par la neige et la glace, parfois sous la gloire d’imprévisibles et spectaculaires aurores boréales. Bravant les conditions glaciales dans ses peaux de phoque, la très convenable et respectable Suédoise se mue ainsi trente-trois hivers de suite, et jusqu’à celui qui précède sa mort en 1935, en ermite sauvagement dépenaillée, tout entière à la capture des « vibrantes oscillations chromatiques » qui la mettent au défi de parvenir à « peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière ».  

Sans formation à la peinture et donc sans armes face « aux couleurs, aux variations, à la matière brute » qui font l’unicité des Lofoten, c’est loin de tout académisme, dans un incertain mais inventif travail de recherche, qu’Anna se collette aussi bien avec les éléments et les intempéries qu’avec l’évanescence de paysages échappant à leur capture picturale. Son obsession créatrice répond à « un appel tenace », « celui du sens profond qu[‘elle a] trouvé dans la peinture de ce territoire indocile », et dont l’urgence la pousse à tout quitter, mari, amour, confort, le temps d’un assouvissement saisonnier. Elle travaille dehors, dans un froid et des conditions dantesques, attaquant ses esquisses directement à la peinture, les rehaussant ensuite parfois de tracés au fusain en une technique singulière et inédite où se mêlent des influences impressionnistes.  

Est-ce en raison de l’époque qui n’admet les femmes dans les salons de peinture qu’avec « de mignonnes et inoffensives compositions florales » et certainement pas « avec des paysages abrupts qui supposent qu’on se soit confronté, harnaché de peaux d’animaux, à leur nature hostile » ? Mieux accueillie à Paris et à Rome qu’à Stockholm où elle demeure plus controversée, elle acquiert de son vivant une certaine notoriété avant de disparaître sans postérité, contrairement à son mari aux œuvres monumentales toujours très en vue en Suède. Ecrit à la première personne et adressé au cher et tendre Ferdinand, le récit se fait l’écho d’une détermination hors norme pour espérer exister en tant qu’artiste à part entière, et non dans la seule ombre d’un mari attirant toute la lumière. Fallait-il donc l’aimer, ce « geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation [à] constamment inventer dans des efforts démesurés », pour préférer rester sans enfant et se transformer en ermite de l’Arctique plusieurs mois par an ? Fallait-il donc aussi qu’il comble un puissant manque, de beauté, de liberté et d’accomplissement, pour exalter une telle passion artistique ?

Bref et intense, le récit qui, tout en nous imprégnant de l’âpre splendeur et des lumières changeantes des paysages arctiques, nous fait partager les réminiscences, les doutes et les émerveillements de l’artiste septuagénaire lors de ce qu’elle ignore encore son dernier séjour aux Lofoten, dessine une très crédible incarnation romanesque, partagée entre art et amour, de cette femme peintre oubliée. Une très belle occasion de lui rendre justice en découvrant son œuvre, si singulière et fascinante. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

L’image des peupliers dans le vent de Monet, longuement admirés à la National Gallery, se superpose à cette vue des arbres sombres, se balançant mollement, au dehors du train. La mort du vieil artiste, survenue au moment de notre déménagement à Paris, m’a durablement attristée. Ses toiles m’avaient autant appris à regarder qu’à peindre. Souvent, comme ce soir, il arrive qu’un paysage se révèle à moi dans sa dimension purement plastique. Ce peut être des reflets sur une pièce d’eau, un champ de fleurs, la vapeur du train arrivé en gare, la neige dans la lumière bleue du matin, ou celle, rose, du soir, brouillard diffus en pleine ville. Je les vois soudain exactement comme ils seraient, ou pourraient être, sur l’une des toiles du maître. Ce faisant, je n’observe plus ces paysages réels comme je les aurais regardés sans avoir connu au préalable sa peinture. Les aurais-je d’ailleurs même regardés ? Je les vois désormais avec l’œil de qui a déjà vu ces toiles-là. La peinture change mon regard et mon regard change le réel qui m’entoure. Sans la fréquentation des œuvres, la vision de ce qui s’offre à moi serait différente. Plus pauvre, peut-être.
 

Après l’avoir tant déploré, après avoir, de son vivant, maudit mon père de m’empêcher de suivre des cours de peinture, je me suis rendu compte que c’était une chance de n’avoir jamais appris. J’aurais, sinon, une idée terriblement précise des tableaux que j’envisage, du cheminement technique pour les achever. Les paysages des Lofoten ne m’auraient certainement pas résisté comme ils continuent de le faire tant d’années après mon premier voyage en solitaire. Or, c’est dans cette résistance même que s’accomplit mon travail de création, toujours en recherche, toujours incertain.
 

Des couleurs et une montagne majestueuse, ma vocation de peintre de paysages est née là, dans les palais de l’Alhambra couvés par les sommets de la Sierra Nevada. Pourtant, je ne peignis plus avant longtemps. Avant d’arriver aux Lofoten, à la vérité. De tomber en arrêt devant ces sommets impressionnants malgré leur faible altitude, à portée de regard, tachetés de plaques de neiges éternelles même en été, éclairés en continu par un soleil qui tourne en ellipse au-dessus et révèle la complexité de leurs reliefs, de leurs faces cachées, tout le long du jour sans fin. Mon si bref usage de l’aquarelle ne m’avait certainement pas préparée à me confronter aux couleurs, aux variations, à la matière brute que je trouvai ici. Je dus tout reprendre de cet acharnement.
 

Et le dessin, contrairement à toi, n’est pas mon mode d’expression. Je le vois plutôt comme une nécessité, celle du trait, du report sur le papier d’un schéma du réel qui n’a aucun lien avec le geste pictural. Pour beaucoup, d’ailleurs, il devance la peinture, la prépare. Le croquis comme ébauche. L’esquisse d’une œuvre n’en est pas une à part entière. Pour toi, c’est un art en soi, précis. Et, je le devine, le plus court chemin entre ton cerveau et le papier.
 

Lors de mes séjours aux Lofoten, je reprends possession de mon identité profonde. J’existe intensément dans cet acharnement du geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation, qu’il me faut constamment inventer, dans les efforts démesurés que commande l’étendue même de mes insuffisances techniques.
 

Il faut que je tienne. Que je ne me laisse pas attendrir par le manque de toi. Que j’aille au bout du temps que je me suis donné. Pour accomplir ce pour quoi je me suis rendue si tôt ici, ce pour quoi je sacrifie du temps que je pourrais passer en ta compagnie ou occuper à nos projets communs. Accomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre.
 
 
Introduction, je commence par poser la montagne, précise, bruns des roches, neiges accrochées à l’obscurité, pentes offertes à une lumière supposée vive, blanche, mais très légèrement teintée de vert. L’eau du fjord ensuite, dominée par le brun-vert, mais comme éclairée par en-dessous de turquoises. Alors, l’ensemble se structure, monte en puissance, et l’immensité de la toile est emplie du ciel bleu. Lézardé, à la verticale, de traînées vertes, jaunes, mauves, pourpres par endroits. Et – paroxysme – le blanc puissant éclate presque au centre, comme s’il crevait la toile pour se faire une place dans la matière. Il se répand un peu dans des verts qui tombent en flèche, donne des bleus rompus dans l’écran nocturne, il est la pièce maîtresse de ma composition. Je souffle.  J’ai réussi, je crois.


Voilà donc ce qui m’accapare. La couleur et la matière quand je suis au-dedans, le blanc et la lumière quand je me trouve au dehors. Je ne parcours plus de grands trajets. Dans les salons de Stockholm ou de Paris, on me dit – on me moque – grande aventurière, du fait de mes séjours solitaires en zone arctique. Peu soupçonnent à quel point je suis devenue casanière et n’évolue que dans un périmètre restreint. La neige autour de la cabane pourrait presque me suffire, du moment qu’elle reçoit les rayons solaires. Je m’aveugle à scruter les pentes enneigées, les variations dues à leur exposition, au parcours de l’astre. Et aussitôt après, je pense que je dois me détacher de l’observation stricte, travailler sur la sensation, sur l’impression produite. Alors je retourne à l’intérieur et je travaille encore.


Je vais chaque jour à la pointe de Helle face au relief, je prends place, relève ce que je vois. Mais ce que je ressens est bien plus qu’une perception visuelle. C’est un tout, dans lequel la sensation du vent, de l’air, prime. Je dois me faire aveugle. Mer, vent, montagne. Les trois grands éléments. Soupir, murmure, silence. Comment les rendre dans un tableau ? Montrer le silence. Pas le calme, le tranquille. Non : le silence. Celui d’ici. Sec et immense. Total. Le silence d’hiver.


J’ai, surtout, observé le Store Molla sous ses vibrantes oscillations chromatiques. Il n’est pas question de ne fixer qu’un instant, le meilleur, même si on peut repérer chaque jour un point de consécration de ces variations. Lorsque le rose culmine, ou lorsque le bleu et le rouge s’enlacent. Mais je ne cherche pas l’instantané. Je cherche plutôt à rendre la puissance de ces journées magnétiques.


Le tableau se découpe donc dans sa grande largeur en trois bandes. À un bout de la chaîne montagneuse, on jurerait que c’est l’aube. À l’autre, le crépuscule. Et pourtant, rien ne les distingue réellement. Ciel, mer, montagne. Les pentes blanches des sommets semblent toutes tournées vers le soleil, en recueillent les rayons dorés. Je veux faire ressentir la charge de l’atmosphère, la matérialité pourtant invisible de ces lumières arctiques. Leur vibrante instabilité. Je voudrais que le spectateur ait comme moi le sentiment de se fondre dans ce paysage polaire.


 

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