samedi 1 mars 2025

[Dubois, Jean-Paul] L'origine des larmes

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : L'origine des larmes

Auteur : Jean-Paul DUBOIS

Parution :  2024 (Olivier)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Paul a commis l’irréparable : il a tué son père. Seulement voilà : quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.

L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre : l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.

Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l'Olivier : L'Amérique m'inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre choseSi ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l'Olivier, 2004).

 

 

Avis :

Toulouse, la côte basque et un peu le Canada : c’est en terrain familier et pourtant réinventé, que l’on s’empresse de suivre Jean-Paul Dubois dans sa dernière, et peut-être sa plus noire, déclinaison des déboires tragi-comiques d’un fils désespéré de parvenir jamais à « tuer le père ».

Il lui aura fallu en réalité attendre la mort de ce père tant détesté, incarnation du mal absolu, pour que Paul Sorensen, alors au tournant de la cinquantaine, parvienne enfin à se rebeller, en lui tirant deux balles dans la tête à la morgue et en le reléguant dans un « carré des indigents ». Mais, quant à le gommer de sa mémoire, c’est une autre histoire. Contraint par le tribunal à une année de soins, c’est-à-dire à des consultations mensuelles chez un psychiatre, le voilà forcé de revenir en détails sur ce qui, décidément, n’aura jamais de fin : le cauchemar de sa relation avec son père.

En cette année 2031 où il a fallu installer de petits trottoirs de bois surélevés partout dans Toulouse, «  un peu comme à Venise à l’époque des hautes eaux », tant le climat déréglé est devenu pluvieux, c’est à ne plus savoir si c’est le déluge qui vient faire écho à son état de déréliction intérieure, ou l’inverse. Pluie et larmes s’entremêlent dans la tête de Paul sans jamais rien laver de sa peine, lui rappelant ironiquement ces tristes vers de Coleridge : « Water, water everywhere, nor any drop to drink ». Né d’une double mort, celle de sa mère en couches en même temps que celle de son frère jumeau, et aujourd’hui « fournisseur officiel » de la mort en tant que fabricant de housses pour défunts, ce survivant qui vit avec la culpabilité d’une sorte de pacte avec la faucheuse n’a jamais été aimé. A mesure des séances avec le psychiatre se dévide le fil de sa terrible histoire, marquée par le destin, mais plus encore, par les avanies d’un père toxique, immoral et sadique, qui n’aura eu de cesse de le détruire, lui et son entourage. Loin de l’optimisme du praticien, l’on se prend, aux côtés de Paul, à douter comme lui de le voir jamais échapper aux griffes du désespoir, lorsque, minuscule trouée dans cette vallée de larmes, surgit un inattendu brin d’espérance…

Passent les années et les livres de Jean-Paul Dubois, l’auteur réussit encore et toujours à nous surprendre et à nous éblouir de son talent à réinventer à l’infini la même histoire, d’habitude douce-amère, cette fois franchement cruelle, d’un antihéros toute sa vie empêché par le poids mortifère de sa filiation paternelle. Est-ce de se projeter dans un futur proche, météorologiquement aussi déliquescent que la psyché de son personnage réduit à la seule conversation d’une intelligence artificielle ? L’humour noir semble confiner ici à l‘ironie du désespoir, même si la possibilité d’une échappatoire se laisse in extremis entrevoir.

Un nouveau coup de maître que cette déclinaison du fameux personnage chaque fois prénommé Paul qui, comme si son état intérieur déteignait sur l’extérieur et vice versa, se retrouve ici fort poétiquement le malheureux jouet d’un destin et d’un monde partant à l’unisson à vau l’eau. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort.


Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.


(…) deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.


Comme me l’a dit, un jour fort justement Lanski, je suis « un fils à sa maman ». Et les opéras grotesques, les dramaturgies familiales qui ont rythmé toute ma jeunesse ont sans doute sérieusement amoindri cet apport d’engrais initial, la confiance que je pouvais avoir en moi. Au lieu de fuir les coulisses de ce théâtre toxique, j’en suis, au contraire, devenu sociétaire. C’est dans ces loges que j’ai dormi, mangé, travaillé, appris et répété mon rôle de fils indésirable, c’est de là que j’ai regardé le monde extérieur par un hublot, comme le passager d’un bateau confiné dans sa cabine. Dehors, la mer, immense. Mais impossible de me jeter à l’eau, je ne sais pas nager. Alors je suis resté, aménageant un petit territoire dont je savais pourtant qu’il pouvait être violé à tout instant par un dément. J’ai toujours vécu dans la crainte de ce qui pouvait advenir. Je n’ai jamais connu la paix, ni le répit, ni la sérénité. Plus tard le fils à sa maman a été embauché par sa mère, et il a toujours bien fait son travail pour qu’elle soit contente. L’enfance à perte de vue. Fils pour l’éternité.


Qu’est-ce qui est vrai dans notre vie ? Ce à quoi nous voulons bien croire. La religion, le travail, l’amour, la confiance, l’argent, la réussite, tout repose sur des mécanismes codés, des imitations culturelles, des simulations tribales qui offrent la représentation d’une réalité, laquelle n’est pas plus fiable que l’empathie scolarisée de U.No. Comme elle, nous apprenons à partir de données familiales, économiques, politiques, morales, que nous stockons afin de pouvoir, au fil des circonstances, représenter, interpréter ce que l’on attend de nous. Cet encodage est parfaitement délimité par des lois chargées de régir l’Imitation. Celle d’a Kempis comme la mienne. Mes data sont sorties du cadre admissible et des limites de l’Imitation acceptables. C’est pour cela que je me trouve ici, pour cela qu’il va falloir que je parle, m’explique et me justifie devant Guzman.
Les femmes et les hommes simulent. À longueur de vie et depuis toujours. Comme U.No, ce sont des machines complexes, intelligentes, qui n’ont cependant pas accès à la sagesse ou à la connaissance universelle. La faute à un disque dur sous-dimensionné. Lorsqu’ils parviennent aux limites de leur compréhension, aux frontières de leurs data, la carte mère, dépassée, met en branle la vieille procédure « syntax error », qui elle-même enclenche un mécanisme d’évitement avec ses corollaires, la panique, le mensonge, la simulation, la violence.
La machine, elle, connaît parfaitement la broderie de la chimie amoureuse mais avoue clairement son incapacité à éprouver cette émotion dont notre espèce raffole. En revanche, grâce aux données qui lui sont accessibles, et de la même manière que le font les humains carencés affectivement, sexuellement ou simplement imperméables à ce sentiment, elle sera tout à fait capable d’imiter à la perfection ces frissons, ces sentiments qui souvent nous gouvernent.
 
 
Je donnerais le restant de ma vie pour savoir, comprendre ce qui est arrivé, quel est cet homme sorti de nulle part qui m’a fabriqué comme on crache un noyau, qui a laissé glisser dans la mort ses deux compagnes ainsi qu’on laisse filer un train, sachant que c’est sans conséquence puisque de toute façon l’on prendra le suivant.


Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux : la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye  (…).


Je trouve ces journées parfois totalement ridicules. Que de temps perdu à récurer le passé et la vie collée, carbonisée depuis des années au cul d’une poêle.


Non, personne ne vous écoutera. Sauf à Las Vegas, justement. Lors du congrès annuel de « la mort », déclinée sous toutes ses formes, et qui se tient souvent au Horseshoe Hotel and Casino. Les quelques fois où je me suis rendu dans le Nevada pour assister à cette convention, j’ai été frappé de voir combien la mort, lavée de tous ses sortilèges, était ici un secteur d’activité comme un autre, traitée à l’égal de la firme pétrolière Sunoco ou de la multinationale agroalimentaire Heinz. Le chiffre d’affaires de la mort, à l’image de celui des batteries lithium-soufre, finit toujours par s’enfouir dans le cimetière d’un tableau Excel qui recyclera tout ça, pour, d’une manière ou d’une autre, à la fin des fins, faire le bonheur d’un fonds de pension.


Le soir je n’arrive pas à m’endormir. Trop de choses me gardent en éveil. Elles ne sont jamais fatiguées. Toujours à la surface du monde à jacasser, à tourner dans tous les sens, à claquer les portes. Elles sont en moi tout le temps, mais sortent surtout la nuit comme les hérissons ou les musaraignes. Le jour, je ne les entends pas. Ce sont parfois de simples phrases, des segments d’images, des bouts de visages, la dissection d’un souvenir, le frisson d’une odeur. Des images montées à la serpe. Elles sortent toutes du même endroit. Généralement, les gens bien ordonnés, en paix avec leur vie, les classent et les rangent dans une armoire fermée à clé après minuit. La mienne n’a plus de serrure depuis longtemps et je me demande même si j’ai jamais eu un passe.

 

 

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