Coup de coeur 💓
Titre : Patronyme
Auteur : Vanessa SPRINGORA
Parution : 2025 (Grasset)
Pages : 368
Présentation de l'éditeur :
Attendue sur le plateau de La Grande Librairie pour parler de son livre, Le Consentement,
l’autrice est appelée par la police pour venir reconnaître le corps
sans vie de son père, qu’elle n’a pas revu depuis dix ans. Dans
l’appartement de banlieue parisienne où il vivait, et qui fut jadis
celui de ses grands-parents, elle est confrontée à la matérialisation de
la folie de cet homme toxique, mythomane et misanthrope, devenu pour
elle un étranger. Tandis qu’elle s’interroge, tout en vidant les lieux,
sur sa personnalité énigmatique, elle tombe avec effroi sur deux photos
de jeunesse de son grand-père paternel, portant les insignes nazis. La
version familiale d’un citoyen tchèque enrôlé de force dans l’armée
allemande après l’invasion de son pays par le Reich, puis déserteur
caché en France par celle qui allait devenir sa femme, et travaillant
pour les Américains à la Libération avant de devenir « réfugié
privilégié » en tant que dissident du régime communiste, serait-elle
mensongère ?
C’est le début d’une traque obsessionnelle pour comprendre qui était ce grand-père dont elle porte le nom d’emprunt, quelle était sa véritable identité, et de quelle manière il a pu, ou non, « consentir », voire collaborer activement, à la barbarie. Au fil de recherches qui s’étendront sur deux années, s’appuyant sur les documents familiaux et les archives tchèques, allemandes et françaises, elle part en quête de témoins, qu’elle retrouvera en Moravie, pour recomposer le puzzle d’un itinéraire plausible, auquel il manquera toujours des pièces. Comment en serait-il autrement dans une Tchécoslovaquie qui a changé cinq fois de frontières, de nationalité, de régime, prise en tenaille entre les deux totalitarismes du XXe siècle ? À travers le parcours accidenté d’un jeune homme pris dans la tourmente de l’Histoire, c’est toute la tragédie du XXe siècle qui ressurgit, au moment où la guerre qui fait rage sur notre continent ravive à la fois la mémoire du passé et la crainte d’un avenir de sauvagerie.
Dans ce texte kaléidoscopique, alternant fiction et analyse, récit de voyage, légendes familiales, versions alternatives et compagnonnage avec Kafka, Gombrowicz, Zweig et Kundera, Vanessa Springora questionne le roman de ses origines, les péripéties de son nom de famille et la mythologie des figures masculines de son enfance, dans une tentative d’élucidation de leurs destins contrariés. Éclairant l’existence de son père, et la sienne, à l’aune de ses découvertes, elle livre une réflexion sur le caractère implacable de la généalogie et la puissance dévastatrice du non-dit.
C’est le début d’une traque obsessionnelle pour comprendre qui était ce grand-père dont elle porte le nom d’emprunt, quelle était sa véritable identité, et de quelle manière il a pu, ou non, « consentir », voire collaborer activement, à la barbarie. Au fil de recherches qui s’étendront sur deux années, s’appuyant sur les documents familiaux et les archives tchèques, allemandes et françaises, elle part en quête de témoins, qu’elle retrouvera en Moravie, pour recomposer le puzzle d’un itinéraire plausible, auquel il manquera toujours des pièces. Comment en serait-il autrement dans une Tchécoslovaquie qui a changé cinq fois de frontières, de nationalité, de régime, prise en tenaille entre les deux totalitarismes du XXe siècle ? À travers le parcours accidenté d’un jeune homme pris dans la tourmente de l’Histoire, c’est toute la tragédie du XXe siècle qui ressurgit, au moment où la guerre qui fait rage sur notre continent ravive à la fois la mémoire du passé et la crainte d’un avenir de sauvagerie.
Dans ce texte kaléidoscopique, alternant fiction et analyse, récit de voyage, légendes familiales, versions alternatives et compagnonnage avec Kafka, Gombrowicz, Zweig et Kundera, Vanessa Springora questionne le roman de ses origines, les péripéties de son nom de famille et la mythologie des figures masculines de son enfance, dans une tentative d’élucidation de leurs destins contrariés. Éclairant l’existence de son père, et la sienne, à l’aune de ses découvertes, elle livre une réflexion sur le caractère implacable de la généalogie et la puissance dévastatrice du non-dit.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Vanessa Springora est l’autrice d’un premier ouvrage, Le Consentement, paru chez Grasset en janvier 2020.
Avis :
Après son retentissant premier ouvrage Consentement qui détaillait sa relation sous emprise avec Gabriel Matzneff – elle avait quatorze ans, lui cinquante –, Vanessa Springora poursuit sa trajectoire littéraire avec un nouveau récit tout aussi accompli et magistral sur cette fois l’emprise du passé, au travers du parcours secrètement trouble de son grand-père et des désordres psychologiques qui en ont découlé chez son père.Cela faisait très longtemps que l’auteur n’avait quasiment plus de contact avec son père, mythomane et toxique, lorsque l’annonce subite de son décès en 2010 la contraint à se rendre dans son appartement pour le vider. Dans l’innommable capharnaüm accumulé au fil des ans par cet homme atteint du syndrome de Diogène, elle tombe à son grand effroi sur deux photographies de son grand-père en uniforme nazi. Qui était-donc véritablement cet aïeul qu’elle chérissait et qui passait pour avoir déserté l’armée allemande où, tchèque, il s’était retrouvé enrôlé malgré lui ?
Ebranlée, elle écume les archives, se rend en Moravie, là où est né son grand-père, et, entre questionnements et hypothèses qu’elle ne parviendra pas toujours à clore, finit par reconstituer le puzzle d’une histoire individuelle liée à celle des Sudètes, ce territoire qui fut successivement allemand et tchèque. En même temps qu’elle découvre le vrai nom de son grand-père et les raisons qui l’ont poussé à réécrire son histoire, le voile se déchire aussi sur la personnalité et les ressorts psychologiques de son père, rongé jusqu’à la pathologie mentale par le poison du secret et du mensonge, ceci d’autant plus que son homosexualité cachée l’amenait à ajouter de nouvelles couches aux fictions familiales.
Ce formidable et passionnant récit où le tumulte de l’Histoire vient percuter à leur insu, de non-dits en mensonges par omission, l’équilibre psychique de plusieurs générations d’une même famille, impressionne par la clarté de ses réflexions, la justesse de ses intuitions psychologiques et la sincérité d’une démarche qui ne cache rien de ses doutes et de ses tâtonnements. Coup de coeur pour cette magnifique analyse de ce qu’un patronyme peut secrètement transmettre de génération en génération. (5/5)
Citations :
Il existe peu d’ouvrages sur la mythomanie. La manie du mensonge s’inscrit en règle générale dans un champ plus large, celui des psychoses. Elle est considérée comme un symptôme, plus que comme une maladie mentale en soi. C’est un psychiatre français, Ernest Dupré, qui a forgé le concept de « mythomanie » en 1905, en lui donnant la définition suivante : « Tendance pathologique, plus ou moins volontaire et consciente, au mensonge et à la création de fables imaginaires. » Dupré y voit en première analyse un « vaniteux appétit de notoriété » trouvant son origine dans un défaut de construction narcissique. La bible actuelle des maladies mentales, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) affirme que ce symptôme compulsif apparaît dans le cadre de troubles de la personnalité antisociale, et serait souvent lié au développement infantile d’une personne ayant évolué dans un univers marqué par des non-dits et les secrets de famille.
En somme, la mythomanie serait un mécanisme défensif qui consisterait à reprendre à son compte de façon mimétique les mensonges dont on a soi-même souffert.
L’humiliation, le sentiment de déclassement et d’injustice seraient également à l’origine de la mythomanie.
En somme, la mythomanie serait un mécanisme défensif qui consisterait à reprendre à son compte de façon mimétique les mensonges dont on a soi-même souffert.
L’humiliation, le sentiment de déclassement et d’injustice seraient également à l’origine de la mythomanie.
Je me demande à quel moment on doit anticiper sa propre disparition, effacer les traces de ce qu’on ne souhaite partager avec personne, pas même avec ses enfants, ou plutôt, surtout pas avec ses enfants. On fait longtemps l’autruche, comme s’ils ne risquaient pas de se retrouver brutalement confrontés à la partie la plus privée de notre vie. Alors qu’il est si facile de sortir insouciant de chez soi le matin et de passer sous les roues d’un camion.
J’avoue que l’écriture, ce point commun inattendu entre lui et moi, commence à fissurer ma carapace de colère et de dégoût. Comme le Monsieur Teste de Paul Valéry, mon père est l’auteur de mille histoires qu’il n’a jamais écrites que dans sa tête. À son sujet, on peut parler d’un processus constant d’invention, de réécriture de sa vie. Il a sans cesse cherché à se réfugier dans une reconstruction acceptable, vivable, du monde extérieur, et c’est en soi une activité de romancier. On se fabrique les refuges que l’on peut.
Et puisque écrire, c’est habiter le monde d’une façon différente, c’est vivre à l’intérieur des mythes que l’on bâtit, je me demande ce qui distingue fondamentalement les écrivains des mythomanes.
Durant des années, je refoule le fait que mon père griffonne des croix gammées et la tronche d’Hitler, comme ça, l’air de rien, comme si c’était Mickey ou Pif le chien. Ce jour-là, à sa façon très perverse, il m’a transmis un secret, un secret qu’il a peut-être découvert dans l’enfance, et qui est, depuis, son fardeau.
Il n’est pas toujours bien perçu d’évoquer ce que le patriarcat fait subir aux hommes, les assignations qui pèsent sur eux aussi. Si le corps des femmes appartient à leurs pères, puis à leurs maris, le corps des hommes, à peine nés, devient la propriété de l’État et de l’armée.
En leur fourrant dès l’enfance pistolet, fusil en plastique, flèche ou épée entre les mains, en les déguisant en chevaliers ou en cow-boy, qu’on le veuille ou non, on les entraîne à devenir de futurs soldats, on les voue à la guerre ; on les prédestine au meurtre ; leur vie est mise au service de la violence légitime.
J’ai aussi passé de nombreux week-ends chez mes grands-parents, Huguette et Josef, dans leur petit deux pièces de Courbevoie. Je dormais alors sur le canapé du salon, et je me souviens avec émotion de la délicatesse avec laquelle mon grand-père, qui se levait toujours de bonne heure, me portait dans ses bras pour me recoucher dans leur lit, de manière à pouvoir vaquer à ses occupations sans me réveiller.
Ça n’est pas grand-chose, ce geste, mais c’est incroyable comme la sensation est encore vivace en moi, la force de ses bras d’homme, sa façon de me soulever comme un poids-plume, ses mains si délicates, toute la tendresse qui s’y logeait, tandis que je faisais semblant de dormir encore en savourant le fait d’être une chose inerte ; toute cette douceur en lui, cette douceur qui continue à le définir encore aujourd’hui à mes yeux. Alors que peut-être, il portait tant de violence, de mort dans son cœur… et peut-être tant de sang sur les mains ?
Ça n’est pas grand-chose, ce geste, mais c’est incroyable comme la sensation est encore vivace en moi, la force de ses bras d’homme, sa façon de me soulever comme un poids-plume, ses mains si délicates, toute la tendresse qui s’y logeait, tandis que je faisais semblant de dormir encore en savourant le fait d’être une chose inerte ; toute cette douceur en lui, cette douceur qui continue à le définir encore aujourd’hui à mes yeux. Alors que peut-être, il portait tant de violence, de mort dans son cœur… et peut-être tant de sang sur les mains ?
La Tchéquie que je retrouve en 2022 n’a recouvré sa liberté que depuis trente ans. Entre 1938 et 1989, elle s’est pris de plein fouet les deux grands totalitarismes du xxe siècle, le nazisme puis le stalinisme. En pensant à mon grand-père, j’essaie de me représenter ce que ça fait d’avoir vu au cours de sa vie son propre pays changer cinq fois de frontières, de nationalité, de régime.
Jiři tente alors de m’inculquer la distinction qu’opèrent un certain nombre de pays d’Europe centrale entre « nationalité » et « citoyenneté », distinction complexe pour une Française puisque chez nous, les deux notions sont imbriquées. Du fait que plusieurs peuples, parlant différentes langues, se retrouvent à partager un même territoire au gré des caprices de l’histoire, on peut être citoyen tchécoslovaque (résidant en Tchécoslovaquie) et de « nationalité » allemande, si sa langue maternelle est l’allemand (ce qui était le cas des Sudètes). Je ne lui cache pas que cette variante de notre bonne vieille distinction entre droit du sol et droit du sang (le sang s’incarnant ici dans la langue) me paraît assez complexe.
(...) en Tchécoslovaquie, le parti des Sudètes, dirigé par un certain Konrad Henlein, a rallié de plus en plus d’adeptes. Poussé par Hitler, Henlein réclamait à cor et à cri l’incorporation des régions frontalières au IIIe Reich. Au point de provoquer la tenue d’une conférence internationale à Munich, à laquelle ont été invités les Britanniques (Chamberlain), les Français (Daladier), les Allemands (Hitler) et les Italiens (Mussolini).
— Et le président tchécoslovaque, dans tout ça, où était-il ?
— Edvard Beneš ? Il n’a pas été convié. Ces quatre chefs d’État étrangers se sont réunis en Bavière pour démanteler un pays entier, sans la présence du principal intéressé ! Cette conférence est restée tristement célèbre parce que les premiers ministres français et anglais y ont lâchement pactisé avec Hitler. Croyant servir la paix, ils ont non seulement abandonné la Tchécoslovaquie, mais écopé un an plus tard d’une nouvelle guerre mondiale. Puis, Hitler a évidemment trahi la promesse de s’en tenir aux régions germanophones. Il a continué d’avancer ses pions.
Dans Le Monde d’hier, Zweig décrit les années vingt comme un moment de liberté ébouriffante, au point d’avoir du mal à s’y retrouver, entre les nouvelles formes artistiques, le cubisme, le surréalisme, qui lui échappent, et cette jeunesse qui transgresse tous les tabous, ces garçons qui portent les cheveux longs, ces filles coiffée à la garçonne, et tout ce petit monde qui couche ensemble sans plus tenir compte de son identité. Tout cela bouscule ses certitudes… Jusqu’au grand renversement des années trente qui sonne le glas de ce vent de permissivité. « Travail, famille, patrie », le retour de bâton s’achève par le déclenchement d’une nouvelle Guerre mondiale. Comment ne pas craindre aujourd’hui le même horizon ?
Dans son roman L’ignorance, Kundera rappelle qu’en espagnol « être nostalgique » s’exprime par le verbe añorar dont l’étymologie est la même que celle du mot « ignorer ». Chez tout exilé, le pire des sentiments serait ainsi l’ ignorance de ce qui se passe dans le pays laissé derrière soi, de ce que deviennent les êtres chers. La nostalgie de ce qu’on n’a pas vécu, de ce qu’on a manqué, en somme.
Le révisionnisme a été une pratique courante en Tchécoslovaquie. Au gré des changements de pouvoir, on n’a cessé d’y gommer les noms de ceux dont la culture, l’origine, et les opinions dérangeaient. Kafka : effacé par les nazis ; Kundera : effacé par les communistes. Pas étonnant que la République tchèque ait choisi comme devise l’expression Pravda vitezi (La vérité vaincra). Et comme hymne national : « Où est ma patrie ? »
Ta vie s’est fracassée contre le double mur du silence de tes parents et d’un rideau de fer qui t’empêchait de renouer avec tes racines. Honte de tes origines sudètes en plein après-guerre, honte d’un père apatride et pourchassé, honte qu’il ait porté l’uniforme allemand et les insignes nazis, honte de devoir toujours te justifier quand on te demandait d’où tu venais, honte de ce nom qui ne correspondait à rien, n’avait jamais existé, honte de ne pas avoir le droit de connaître le pays de ton père, honte de ne rien savoir de l’histoire de tes parents, honte de ton orientation sexuelle. Tu aurais pu te rebeller, demander des comptes à ton père, le confronter à ses mensonges, pour te libérer. Mais tu as choisi de vivre à ton tour dans une fiction, et de légitimer son passé si trouble en épousant sa noirceur. Tu as fini par te réfugier dans cette existence rêvée d’espion, dont la caractéristique était de te dissimuler, en définitive, comme lui, sous une identité factice, de te faire passer pour ce que tu n’étais pas.
Ton existence entière a été broyée par le mensonge, alors, mentir, c’était « de bonne guerre », compte tenu des omissions de ton père. Tu avais grandi sur les sables mouvants de l’incertitude. Mais si Josef a menti toute sa vie, c’était pour des raisons tangibles : dissimuler le fait d’avoir été du mauvais côté de l’Histoire, assurer sa survie et protéger l’avenir de sa famille. Il vous a tout de même donné, à toi et à ton frère, une vie décente et un avenir.
Toi, tu n’as jamais su pourquoi tu mentais, si ce n’était pour pouvoir pardonner ses fautes à ton père, ses crimes éventuels, sa complicité, irréfutable. Le mensonge avait pour toi la fonction d’un voile. Il colmatait les interstices d’une histoire trouée. C’était aussi un camouflage, une façon de rendre ton destin indéchiffrable, comme l’était à tes yeux le passé de Josef. Avec le recul, le fait que tu aies songé à devenir détective privé me semble la chose la plus émouvante qui soit. Parce qu’il t’était précisément interdit d’enquêter sur cette part manquante de ton histoire. Tu en as respecté le tabou jusqu’à ta mort. Mais le désir de débusquer la vérité n’a jamais cessé de te tarauder.
Josef « l’espringueur », en un sens, n’a réussi qu’à moitié son exercice de haute-voltige. Ce faux-nom, cet anonymat salutaire qu’il nous a légué, c’était une ardoise magique dont il s’est servi pour s’offrir une seconde chance, une autre vie. Mais s’il a cru laisser un horizon vierge à ceux qui le porteraient après lui, il s’est trompé. L’Histoire n’est pas un tableau noir d’écolier qu’on efface d’un simple coup de chiffon. Là où il est, je laisse mon grand-père à sa conscience et peut-être à ses remords.
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