mercredi 19 mars 2025

[Gougaud, Henri] De ciel et de cendres

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : De ciel et de cendres

Auteur : Henri GOUGAUD

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« La plupart des personnages qui peuplent ce livre figurent dans le Registre d’inquisition de Jacques Fournier, évêque inquisiteur de Pamiers de 1317 à 1326. J’avoue avoir pris avec ces êtres simples au destin émouvant quelques libertés de conteur, ce qui ne m’a pas empêché de rapporter fidèlement ce que j’ai appris de leur vie, de leur parcours, de leurs révoltes, de leurs croyances, voire de leurs opinions politiques. Par contre, j’ai fait de l’évêque inquisiteur Jacques Fournier (que les historiens concernés me pardonnent) un personnage romanesque, bien que je me sois appliqué à respecter les grandes étapes de sa carrière. Enfin, le nom du narrateur est celui du greffier qui était chargé de rédiger les comptes rendus en bon latin. Il savait tout de la vie des autres, mais n’a jamais rien dit de la sienne. Je lui ai donc prêté ma voix. » Henri Gougaud

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Conteur, romancier et essayiste, Henri Gougaud (1936-2024) est l’auteur d’une quarantaine de livres. Entièrement basé sur des faits réels extraits des registres de l’Inquisition du XIVe siècle, De ciel et de cendres renoue avec la veine cathare de L’Enfant de la neige (2011) et de La Confrérie des innocents (2021), c’est le dernier roman d’Henri Gougaud.

 

Avis :  

Décédé en mai dernier, Henri Gougaud était romancier, journaliste, homme de radio et remarquable conteur. La publication posthume de son dernier roman nous plonge une ultime fois dans ce pays Cathare que, natif de Carcassonne, il affectionnait tant, pour une évocation historique de l’Inquisition au XIVe siècle qui ne manque pas d’entrer en résonance avec certaines facettes de l’actualité contemporaine.

« On peut aisément faire croire ce qu’on veut aux ânes bâtés. Il suffit de savoir parler à cette haine enthousiaste qui les rend capables de tout. » 
 
C’est au travers du regard et de la conscience tourmentée par le doute et l’effroi de Jean Jabaud, engagé malgré lui par Jacques Fournier, alors évêque inquisiteur de Pamiers mais futur pape Benoît XII, pour lui servir de greffier, que l’on pénètre au coeur-même de Notre-Dame de la peur, le terrible tribunal où, tous restitués d’après le registre d’Inquisition qui nous est parvenu, défilent les accusés immanquablement condamnés, souvent après torture, soit au bûcher, soit au Mur, c’est-à-dire au cachot.

De par sa fonction témoin privilégié d’un grand théâtre de la terreur visant hypocritement à réduire les populations à la soumission la plus stricte – qui pour oser sortir du rang quand une simple délation haineuse suffit à vous envoyer, trop Juif, trop riche, trop lépreux, trop gênant ou trop jalousé, entre les mains du bourreau ? –, Jean le greffier devient aussi le confident obligé de l’Inquisiteur. On ne résiste pas, en effet, à ce genre de phrase : « Je peux faire de vous n’importe quel coupable. »

Si semblable à vous et moi dans sa confrontation à un monde qui semble avoir perdu la raison dans sa soumission à des egos prêts à toutes les hypocrisies et les turpitudes pour satisfaire leur narcissique soif de pouvoir, notre homme tremblant mais subjugué découvre chez son maître, mais aussi chez ses semblables, l’ambivalente complexité de l’âme humaine. L’un a choisi l’ambition, la politique et le chemin du pouvoir et incarne la violence et l’absurdité institutionnelles. Les autres dont les réactions vont de la résistance frontale, au risque de leur vie, à tous les degrés de compromission, quitte à y perdre leur âme, forment le tout-venant de l’humanité s’efforçant comme elle peut de composer avec l’injustice et l’oppression.

Avec ses personnages tout en nuances et sa plume délicieusement travaillée à l’ancienne, Henri Gougaud signe une composition historique riche, précise et gouleyante, doublée d’une dimension métaphorique aux échos très actuels. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Mais, plus que la sinistre procession de croix et de cantiques qui mena cette femme au feu, me parut effrayant le plaisir sans nuages des agapes et du bon appétit, au retour du brûlement. Ils mangèrent joyeusement ce que l’on avait préparé ! Comment pouvaient-ils se trouver joyeux d’avoir brûlé vive une femme ? La vie est un chemin aimé troué de gouffres insondables. Des frères prêcheurs, j’en connaissais depuis notre commune et peu lointaine enfance, au temps où nous étions de sacrés dénicheurs de pies et de mésanges. Comment les imaginer, devenus grands, tisonnant joyeusement, pour l’amour du Christ, la chair calcinée d’une vieille en plaisantant sur ses seins nus ? Ils furent pourtant ordinaires, comme moi, frères en âneries et chapardages de cerises. Comment est-il possible de s’endormir humain et de se réveiller monstre ? Peut-on se perdre par hasard, comme on perd la clé d’une porte ?


Croyez ce qui vous fait du bien, refusez ce qui vous épuise. Vous vivrez, au moins, un peu mieux. De toute façon, rien n’est vrai. La vérité, mon bon ami, est hors de portée de nos crânes, de nos mains tendues, de nos cœurs. Elle n’est pas accessible à notre entendement. Nous sommes condamnés jusqu’à la fin des temps à nous raconter des histoires pour oublier qu’on ne sait rien.


– Moi, je voudrais, dit-il encore, que vos lieux saints soient jetés bas, que nos enfants soient baptisés dans nos sources et nos fontaines, que les messes soient célébrées au bord des routes, dans les champs, sur les vastes landes désertes, sous le ciel où jamais on n’a vu de gardien armé d’une clé de portail. Ainsi, au moins, aucun curé, aucun évêque, aucune foudre ne pourrait empêcher qui en aurait l’envie d’entrer dans le cercle de Dieu.  Rumeur d’approbation dans l’ombre de la salle. L’homme se tait enfin. Il sait à cet instant qu’à discourir ainsi il a déjà perdu sa maison, sa famille, sa liberté, sa vie. Quel désespoir faut-il pour se défaire ainsi des hypocrisies ordinaires, des faux-semblants, des beaux envols ? Je ne sais pas. Je suis naïf. Je crois (mais c’est sans doute absurde) qu’il y aura toujours quelque part un grain d’espérance à semer. Le soir avant la nuit de la Nativité, Raymond de Laburat fut jeté au Mur strict, autant dire au trou noir sans la moindre lucarne, où l’on oublie bientôt qui se meurt là-dedans.


On n’aime pas savoir que les léproseries sont, de nos jours, des résidences de mieux en mieux achalandées. Les malades nouveaux y viennent, parfois avec leur pauvreté, parfois avec leurs biens solides, mobiliers et immobiliers. Le plus souvent, ils lèguent tout à la maison qui les accueille. Ainsi vivant sans bruit ni plainte et cheminant vers l’avenir comme sur le bout des orteils, leur sinistre communauté a fait fructifier de puissantes fortunes. Il semble qu’aujourd’hui leur force et leur pouvoir effraient nos guildes de marchands, qui n’ont rien à leur opposer qu’une figure regardable. Ils ne voient pas, je crois, d’un œil défavorable ces « sottises », comme vous dites, qui font un mal d’apocalypse à leurs concurrents maladifs. Je sais bien que parfois elles furent encouragées à voler de porte en fenêtre. Mais quelques boutiquiers pervers n’ont certainement pas suffi à répandre partout ces mensonges mortels déguisés en nouvelles fraîches. Il leur fallait aussi, et peut-être surtout, le feu noir de la haine qui couve chez les gens du peuple et n’attend qu’un murmure à l’oreille tendue pour que renaissent un peu partout les ressentiments increvables et les désespoirs assassins. La haine est un feu noir qui envahit les âmes, comme la peste fait des corps. Il suffit de souffler dessus et la voilà qui se répand, qui dévore l’air alentour, et qui invente des fantômes où sont des gens pareils à nous. Quelques marchands, je crois, ont réveillé les braises. J’espère pour eux qu’ils ignorent ce qu’ils ont réellement fait.
 
 
Il me contempla longuement, une étrange lueur dans l’œil, puis il me dit tout doux :  
– Païen, sans Dieu ni diable, menteur et mécréant, greffier d’un serviteur de Dieu détesté comme un jour de deuil. Je peux faire de vous n’importe quel coupable.  Une suée mouilla mon front et mon cœur s’arrêta soudain comme un animal méfiant. Monseigneur Fournier, en effet, avait tout pouvoir sur ma vie. Je l’avais oublié. L’avais-je jamais su ? Nouveau silence, exaspérant, puis il me dit ces mots inquiets, comme s’il me posait une question d’aveugle :  
– Dans quel chaudron suis-je tombé ?


Chacun sait que, des quartiers juifs aux léproseries maléfiques, les chemins sont méchants mais guère malaisés. Il fut bientôt dit et redit, de confidences boutiquières en racontars de coin de rue, que les fils de Moïse aussi empoisonnaient les puits, les ruisseaux, les fontaines. Pourquoi ? Vite pensé, vite dit, vite cru. Parce qu’ils haïssaient les vrais enfants de Dieu. Voilà ce qui se racontait. En vérité, les marchands juifs, tout comme les bourgeois lépreux, étaient pour les bons catholiques d’inadmissibles concurrents. Tout de même, ces nez-crochus étaient les maudits petits-fils des assassins de Jésus-Christ. « Ces gens-là, plus riches que nous ? » murmurait-on dans les églises. Inconvenant, injuste, impossible, indécent ! Il convenait de les brider, de les rançonner, de leur nuire, et pourquoi pas de les charger de tous les meurtres imaginables, des complots les plus biscornus, des accointances les plus noires avec tel roi de Tunisie, avec tel sultan de Cordoue ou tel diable évadé d’enfer. 


On peut aisément faire croire ce qu’on veut aux ânes bâtés. Il suffit de savoir parler à cette haine enthousiaste qui les rend capables de tout.


Vous m’imaginez tout semblable à ces malfaiteurs sans vergogne qui font dire et redire au peuple les bruits qu’ils veulent voir courir. Erreur grossière, mon ami. Ces gens-là, ne l’oubliez pas, cultivent l’embrouillamini, l’égarement, la confusion. Moi, je n’ai de souci que la santé des lois de notre sainte Église. Ces lois ont grand besoin de serviteurs fidèles et d’impitoyable respect. C’est pourquoi je punis, j’enferme s’il le faut, je brise, j’accepte qu’on torture et qu’on brûle des gens qui eurent un jour le tort majeur d’oublier les règles sacrées dictées par Dieu le Père, son Fils et l’Esprit Saint. Nos tristes rôtisseurs de juifs et de lépreux sont à l’envers de nous. Ils n’ont de goût que pour la haine et le pouvoir d’emplir à l’abri des regards leur belle bourse en peau de loup. Ils ne servent pas Dieu. Moi, oui. Mon travail, en tout cas l’unique qui m’importe, est d’édifier pierre à pierre, pour le temps qui m’est accordé, la demeure terrestre du Miséricordieux qui veille aujourd’hui sur nos vies.


Si quelqu’un avait entendu vos insolentes réprimandes, j’aurais dû, me dit-il, vous faire emprisonner. Grâce à Dieu, la maison est vide. Mais prenez garde, à l’avenir, je ne pourrai pas tolérer vos grincements de mécréant devant témoin, donc, soyez sage. Les délateurs sont nos vrais maîtres, aujourd’hui. Souvenez-vous-en. Leurs murmures sont plus prisés que les enseignements des saints. Ne risquez pas le Mur, Jabaud !  
Il se leva. Je le suivis. Il s’en alla ouvrir la porte. Comme je franchissais le seuil, il dit, à nouveau amical :  
– Combattre la colère ne fait que l’attiser. Nous la laissons donc s’épuiser. Les outrances sont ainsi faites qu’elles ne font mal que peu de temps. Les juifs et les lépreux vont reprendre leur place et l’Église sa marche lente vers un avenir infini. Salut à votre sœur Marie. 


Les certitudes font toujours un bruit de porte qui se ferme !


Garde pour toi ce qui t’importe. Raconte ta vie à ton Dieu, si tu le veux, c’est ton affaire, mais ne raconte pas ton Dieu à ceux qui fréquentent ta vie.


– Savez-vous ce que j’aimerais être ? Curé d’une paroisse oubliée des évêques où les gens seraient tous si lourdement fautifs que je me sentirais somme toute acceptable avec mon panier de boulets.  
Il sourit pauvrement. Je ne répondis pas. Je pensai, tout à coup : « Pourquoi donc, sacredieu, se sentir fautif ? Et de quoi ? D’être né, d’avoir des envies, des peurs, des amours, des colères contre l’absence de réponse qui désespère les questions ? Dieu qui sait tout, à ce qu’on dit, ne peut certes pas ignorer que si je ne suis pas meilleur, c’est que je ne sais comment faire. Chrétiens, hérétiques, brigands, pauvres, puissants, heureux ermites, trompeurs, trompés, bourreaux, fuyards, bref, mortels de tout acabit, je vous le dis, Père éternel, je vous l’écris, je vous le crie du plus profond de mes sommeils, nous faisons ce que nous pouvons avec ce qui nous fut donné. M’entendez-vous, de vos nuages ? »


 

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