mardi 11 mars 2025

[Kellou, Dorothée-Myriam] Nancy-Kabylie

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Nancy-Kabylie

Auteur : Dorothée-Myriam KELLOU

Parution : 2023 (Grasset)

Pages : 216

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«  T’es en quête ! ». Voilà ce qu’un jour, sa meilleure amie lance à Dorothée Myriam Kellou. De quoi, elle l’ignore. Pourtant tous les indices sont là. Son apprentissage de la langue arabe, son parcours intellectuel, ses voyages, et le besoin de rappeler les origines algériennes de son père. Que sait-elle de sa jeunesse ? Peu de choses. Il l’invite donc à relire un projet de film qu’il lui avait adressé quelques années auparavant. Dorothée y découvre qu’en 1960, son père et sa famille ont été contraints de quitter leur village de Mansourah, où des populations avaient été déplacées sous le contrôle de l’armée française. Chapitre mal connu d’une guerre sur laquelle beaucoup d’ombres demeurent.

Dorothée Myriam Kellou tente d’y apporter sa part de lumière. De Nancy où elle a grandi, en passant par l'Égypte, la Palestine et les Etats-Unis, la jeune femme vogue pour mieux s’ancrer. Dans ce livre très personnel, Dorothée remonte le temps, celui où ses parents - Catherine, jeune française en voyage solidaire en Algérie, et Malek, jeune réalisateur algérien aux sympathies communistes -, se sont connus et aimés. L'autrice évoque aussi son enfance, sa double culture, la force et les tiraillements qu'elle engendre. Le  poids du silence en héritage : la guerre, les déplacements de population, les camps. Toutes ces  vérités qu’on tait, la violence éprouvée quand enfin elles éclatent. Avec son père, Dorothée retournera sur les lieux de cette histoire traumatique  : une maison, un arbre, des témoins d’alors la feront resurgir. Père et fille en feront un film, et ainsi, répareront l’oubli.  

Enquête, récit intime, réflexion sur l'histoire, la mémoire, l'identité et la transmission, voyage initiatique, hommage au père et à son pays : ce premier texte de Dorothée Myriam Kellou est inclassable et remarquable pour cette raison même. Il tâtonne, interroge, raconte une Algérie tantôt douloureuse, tantôt rêvée, ouvrant la voie de l’apaisement et de la réconciliation.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dorothée-Myriam Kellou est journaliste et réalisatrice. Elle a révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge pendant la guerre en Syrie, et a reçu le prix Trace de l'investigation journalistique à Washington D. C. Elle a réalisé « A Mansourah, tu nous as séparés » sur la mémoire intime des regroupements de populations pendant la guerre d'Algérie, et reçu plusieurs prix, dont le prix des droits humains au FIDADOC d’Agadir en 2019 et une étoile de la scam en 2021. Elle a également réalisé une série documentaire sonore pour France culture, « L'Algérie des camps », lauréat du prix Albert Londres/France culture.

 

Avis :  

De mère française et de père algérien, Dorothée-Myriam Kellou a d’abord vécu sa double identité dans son seul double prénom. Jusqu’à ce qu’une remarque - « Tu  dis que t’es algérienne mais tu ne parles pas arabe ! » - la renvoie, encore enfant, au silence paternel. Pourquoi ce choix de l’effacement des origines ? Compléter la part manquante d’elle-même devient alors une obsession. Le trait d’union dans son prénom, il va lui falloir le retracer entre ses deux enracinements : Nancy-Kabylie. C’est ce « grand voyage initiatique » que ce livre s’attache à raconter, un parcours intérieur intime pour recomposer le miroir brisé de la mémoire.

Commencé avec l’apprentissage de la langue arabe, ce périple emmène l’auteur en Egypte, en Palestine et aux Etats-Unis, où ses études la sensibilisent au post-colonialisme au travers des écrits fondateurs de Frantz Fanon et d’Edward Saïd. Sa fille le pressant de questions sur sa vie en Algérie, le père, Malek Kellou, n’a alors pour réponses que les blancs de sa mémoire, oblitérée par le traumatisme de la guerre. Réalisateur de télévision, il a le projet d’un documentaire, « Lettres à mes filles », qui ne voit jamais le jour. Il devait y raconter comment, malgré les verrous posés sur ses souvenirs, ceux-ci lui sont pourtant revenus en pleine figure, lorsqu’en 1990 il est tombé nez à nez avec la statue, nouvellement installée à Nancy, qui le terrorisait, enfant, à proximité de son village : celle du sergent Blandan, militaire français tué lors de la conquête coloniale de l’Algérie.

Dès lors, le père et la fille vont tenter ensemble d’apprivoiser cette mémoire traumatique. Ce seront plusieurs voyages au village familial de Kabylie, l’un de ceux que l’armée française avait vidés de leurs populations pour les enclore, loin de tout contact avec le FLN, dans des camps de regroupement qui ont irrémédiablement désorganisé l’agriculture et les campagnes algériennes. De ce retour ils tireront un film documentaire, « A Mansourah, tu nous as séparés » : l’occasion de mettre des mots sur la violence et les horreurs vécues, étape incontournable sur le chemin de la résilience.

Ce récit très personnel de restauration d’une mémoire oblitérée et néanmoins transmise inconsciemment s’assortit d’une réflexion sur les effets dévastateurs des non-dits et du déni qui entourent encore la guerre d’Algérie et les torts causés aux populations. L’on pense à Léonora Miano, Tommy Orange, Naomi Fontaine, Alice Zeniter et tant d’autres dont les témoignages et romans décrivent eux aussi l’héritage, d’autant plus ravageur que mal ou pas reconnu, d’autres drames plus ou moins récents, génocidaires, esclavagistes ou colonialistes. Non seulement « Le récit ancre », mais « S’il manque, d’autres histoires s’inventent, des fictions dangereuses », comme celles proposées par l’islamisme. Pour avancer et vivre ensemble harmonieusement, il faut des mots. Alors, seulement les héritiers pourront, eux aussi, conclure comme l’auteur : « À présent, je sais, je peux raconter, je peux dire mon histoire. Je ne suis pas une table rase. Nous ne sommes pas des tables rases. »

Journaliste et réalisatrice indépendante aux combats courageux – c’est notamment elle qui, en 2016, a révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge pendant la guerre en Syrie, affaire développée par Justine Augier dans son livre Personne morale –, Dorothée-Myriam Kellou livre ici un récit intime qui éclaire de façon touchante les raisons de ses engagements. (4/5) 

 

Citations : 

La nostalgie, c’est contempler un passé heureux dans un miroir brisé dont il ne reste que de petits morceaux tranchants.


Est-ce qu’on peut se noyer dans le souvenir comme dans un verre d’eau ?


(…) partout où l’on va, le seul lieu qui reste, c’est soi.


Trait d’union. Je pourrais l’utiliser en français : française trait d’union algérienne. Française- algérienne. Ça s’écrit, ça se lit, mais pas si souvent que ça. Revendiquer une binationalité et une forme de transnationalité, pas d’extranéité, par la ponctuation. Exister en deux et avec deux pays en soi, pas l’un sans l’autre, pas  l’un dans l’ombre de l’autre, l’un et l’autre, en pleine  lumière. L’un avec l’autre. Plus besoin de compenser  sans cesse le déséquilibre. Tiret. Je le trace plusieurs  fois. Tiret, tiret, tiret. J’aime l’équilibre qu’apporte ce trait d’union. Il est confortable, mais sépare. Et si je le remplaçais par un astérisque ? Ce symbole typographique ressemble à une étoile. Il dénote aussi la multiplication. Je suis française*algérienne. Nous sommes  des multiples, étoilés. Cet astérisque devient le point  manifeste de mon utopie politique en France. Peut-être naïvement.


A Washington, je découvre l’histoire des tribus amérindiennes qui vivaient encore au XVIIe siècle sur le territoire des Nacotchtank, un peuple commerçant établi  entre les deux grands fleuves du district de Columbia : le Potomac et l’Anacostia. Ils ont fui la colonisation et ont trouvé refuge dans la plus grande tribu Piscataway du sud du Maryland. Je m’étonne de ce désir de documenter et de dire la vérité pour tenter de réparer les préjudices causés par l’histoire et améliorer les relations entre les membres de la société. La vérité historique n’est pas seulement étudiée ici, elle est encouragée. L’université me soutiendra d’ailleurs dans mes recherches l’été suivant, en France et en Algérie.


Plus tard, je comprendrai le lien, les effets au long terme des regroupements : la déstructuration profonde de l’identité paysanne algérienne. C’est dans le  « triangle de la mort » que des massacres de civils attribués aux terroristes du GIA ont été perpétrés. C’est aussi dans cette région que l’armée française a regroupé massivement les populations pendant la guerre d’indépendance. Une chercheuse que je rencontrerai en toute discrétion quelques années plus tard me confiera le résultat de ses travaux d’ethnographie du djihadisme en cours de publication. Le GIA a beaucoup recruté dans les anciens quartiers de regroupement, devenus pour certains domaines autogérés et villages socialistes au moment de l’indépendance. Pourquoi ? Car le salafisme djihadiste propose une place dans l’histoire, une filiation que ces déracinés n’ont plus. Ils deviennent, en épousant cette idéologie, les descendants des premiers compagnons du Prophète. Ils sortent du déracinement ennoblis par cette nouvelle ascendance.


Non, la colonisation était une « bénédiction », hurlent certains. Ils crient fort et nous assourdissent. La France a construit des routes, des écoles et des hôpitaux. « Que la colonisation ait aussi développé le pays n’est pas contestable : c’était d’ailleurs le projet colonial partout dans l’empire mais c’était un développement au service de la puissance qui s’était imposée par la force », rappelle l’historienne Raphaëlle Branche. 


À  chaque reconnaissance officielle des crimes passés, les nostalgiques de l’empire (vingt fois plus grand que la métropole) dénoncent une logique de « repentance ». Les mots de l’extrême droite s’infiltrent partout. Ce mot de repentance fait écho à d’autres mots inscrits dans notre vocabulaire. « Français de souche », « grand remplacement ». Ne trahissent-ils pas une  peur ancienne ? Celle de l’ancien colon attaché à ses privilèges ? À croire qu’ils ne supportent pas de voir nos têtes sur des affiches, qu’elles soient de cinéma ou électorales. Mais au fond, que comprend-on de ce mot à connotation religieuse, repentance ? Attendons- nous la moindre expiation ? Et au fond, quel mal y a-t- il à reconnaître et s’excuser pour des crimes passés ? Faut-il lui préférer la réconciliation, comme si nous étions encore en guerre ? Pour moi, la seule réconciliation qui vaille, c’est avec soi-même et son histoire.


Le récit ancre. S’il manque, d’autres histoires s’inventent, des fictions dangereuses.


J’ai la chance d’avoir retrouvé ma vraie filiation. De connaître l’histoire de mon nom de famille. (…)
À présent, je sais, je peux raconter, je peux dire mon histoire. Je ne suis pas une table rase. Nous ne sommes pas des tables rases.


De quelle liberté une femme jouit-elle si c’est sous la contrainte qu’elle retire le voile ?


 

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