J'ai beaucoup aimé
Titre : Au commencement du monde
(Ob nastanku sveta)
Auteur : Drago JANCAR
Traduction : Andrée LÜCK
Parution : en slovène en 2022,
en français en 2024 (Phébus)
Pages : 320
Présentation de l'éditeur :
« Les enfants de cette génération savent tout des vicissitudes de la
vie, ce qui fait d'eux des adultes. » Début des années soixante, une
banlieue ouvrière de Slovénie. Les deux héros, Danijel et Lena, ainsi
que leurs proches forment une petite société locale marquée par la
guerre qui cherche à se frayer un chemin vers l'avenir. Au commencement
du monde raconte la sortie de l'enfance de jeunes gens perdant leur
innocence et plus largement, sans doute, celle d'une génération. Dans ce
roman d'apprentissage largement autobiographique, Drago Jančar, auteur à
l'oeuvre considérable qui toute sa vie durant n'a cessé de lutter pour
la liberté des populations et de leur expression, livre certainement son
propos le plus intime et le plus émouvant.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Drago Jancar est né le 13 avril 1948 à Maribor, en Slovénie. Opposant au
régime communiste, il est emprisonné. Scénariste, puis éditeur, il est
considéré comme le plus grand écrivain slovène contemporain. Il remporte
le prix du Meilleur Livre étranger en 2014 pour Cette nuit, je l’'ai
vue.
Avis :
Dans ce roman largement autobiographique, l’écrivain slovène Drago Jancar évoque la période incertaine des décennies d’après-guerre, entre plaies encore vives et avenir indécis, au travers d’un garçon qui, sortant de l’enfance, s’efforce de comprendre la vie pour s’y frayer un chemin.
L’histoire commence rétrospectivement au printemps, quelques mois avant que le jeune Danijel réalise tristement, le temps d’un seul été et d’un tragique fait divers, combien les perspectives ont soudain changé autour de lui, bousculant sa perception du monde et de la vie. Ce jour-là, une jeune et jolie femme seule emménage à portée de fenêtres, face à l’immeuble où résident Danijel et ses parents.
Tout à ses rêves ingénument amoureux, le garçon prend l’habitude d’observer la belle Lena à travers ses rideaux en dentelle, quand, un jour, la vision de chaussures masculines et, dépassant du divan, de grands pieds dont il s’avèrera qu’ils appartiennent à Pepi le couvreur, un homme apprécié, bon et travailleur, le rappelle à la réalité. Le quartier ne bruisse déjà plus que de dignes projections matrimoniales. Mais l’apparition d’un troisième larron, moustache au vent, moto pétaradante et réputation de voyou, vient faire tourner l’affaire, au scandale d’abord, au drame ensuite.
En même temps que le bon Pepi fait tragiquement les frais de ceux qui se dévoilent, bel et bien un escroc pour l’un, une ancienne prostituée pour l’autre, le garçon réalise que sa conception belle et bienveillante du monde n’existe que dans sa tête. Pour autant, comment faire la part des choses entre la foi communiste d’un père tyrannique mais héros de la résistance au contact direct de Tito pendant la guerre, la foi en Dieu d’une mère fréquentant l’église en cachette et relayée par les récits bibliques de pater Alojzij au catéchisme, enfin l’enseignement scientifique et littéraire du professeur Fabjan qu’une perquisition policière jette soudain en prison, possiblement à cause de ses relations allemandes durant la guerre ?
Et puis, et à cela aucun personnage n’échappe, il faut aussi composer avec le poids d’une histoire nationale compliquée. C’est d’abord l’héritage de la guerre, avec son lot de héros et de collabos, et la mémoire omniprésente, surtout chez les anciens combattants, des luttes et des bombardements, qui, en ces années 1960, entretient une haine tenace contre les Allemands. C’est encore la place particulière de la Slovénie, plus avancée et plus ouverte dans une Yougoslavie isolée au sein du bloc communiste par le schisme Tito-Staline. Alors, dans cette banlieue ouvrière tiraillée entre ombres et contradictions, l’aube d’un nouveau monde peine encore à se dessiner, et avec elle, l’avenir de la jeune génération, celle de Danijel et de l’auteur.
L’histoire commence rétrospectivement au printemps, quelques mois avant que le jeune Danijel réalise tristement, le temps d’un seul été et d’un tragique fait divers, combien les perspectives ont soudain changé autour de lui, bousculant sa perception du monde et de la vie. Ce jour-là, une jeune et jolie femme seule emménage à portée de fenêtres, face à l’immeuble où résident Danijel et ses parents.
Tout à ses rêves ingénument amoureux, le garçon prend l’habitude d’observer la belle Lena à travers ses rideaux en dentelle, quand, un jour, la vision de chaussures masculines et, dépassant du divan, de grands pieds dont il s’avèrera qu’ils appartiennent à Pepi le couvreur, un homme apprécié, bon et travailleur, le rappelle à la réalité. Le quartier ne bruisse déjà plus que de dignes projections matrimoniales. Mais l’apparition d’un troisième larron, moustache au vent, moto pétaradante et réputation de voyou, vient faire tourner l’affaire, au scandale d’abord, au drame ensuite.
En même temps que le bon Pepi fait tragiquement les frais de ceux qui se dévoilent, bel et bien un escroc pour l’un, une ancienne prostituée pour l’autre, le garçon réalise que sa conception belle et bienveillante du monde n’existe que dans sa tête. Pour autant, comment faire la part des choses entre la foi communiste d’un père tyrannique mais héros de la résistance au contact direct de Tito pendant la guerre, la foi en Dieu d’une mère fréquentant l’église en cachette et relayée par les récits bibliques de pater Alojzij au catéchisme, enfin l’enseignement scientifique et littéraire du professeur Fabjan qu’une perquisition policière jette soudain en prison, possiblement à cause de ses relations allemandes durant la guerre ?
Et puis, et à cela aucun personnage n’échappe, il faut aussi composer avec le poids d’une histoire nationale compliquée. C’est d’abord l’héritage de la guerre, avec son lot de héros et de collabos, et la mémoire omniprésente, surtout chez les anciens combattants, des luttes et des bombardements, qui, en ces années 1960, entretient une haine tenace contre les Allemands. C’est encore la place particulière de la Slovénie, plus avancée et plus ouverte dans une Yougoslavie isolée au sein du bloc communiste par le schisme Tito-Staline. Alors, dans cette banlieue ouvrière tiraillée entre ombres et contradictions, l’aube d’un nouveau monde peine encore à se dessiner, et avec elle, l’avenir de la jeune génération, celle de Danijel et de l’auteur.
Racontée au travers de l’innocence d’un jeune être qui commence à prendre conscience des discordances d’un monde peinant à se réinventer, l’histoire se teinte d’une tendresse douce-amère, ironique en même temps que poétique, pour ses personnages et pour l’enfant que fut l’auteur. Image après image, jouant de l’émotion plutôt que de la verbalisation, l’auteur fait preuve d’une rare habileté narrative. Et s’il arrive qu’entre certaines pages une pointe de lassitude se fasse sentir chez le lecteur, si l’on rit aussi de voir le patois local maladroitement traduit en succédané de chtimi, cela n’est pas suffisant pour effacer la certitude de lire une grande plume et un ouvrage d’une qualité indéniable. (4/5)
Citations :
C’est exactement ce que lui a dit, au milieu de ses livres, le professeur Fabjan : quand un homme arrive au pouvoir, il n’est plus tel qu’il était auparavant. Il n’est plus bon, c’est le cas de Staline.
– Et du camarade Tito ?
Le professeur Fabjan saisit un plumeau et se met à nettoyer la poussière des livres sur les étagères. Il ne répond rien, il fait un peu la bête comme on dit ou le dur d’oreille, il n’a pas entendu la question. Parfois, le professeur Fabjan est vraiment bizarre. Parfois, il dit une phrase que Danijel ne comprend pas tout à fait. Comme celle avec l’épée qui dévore d’une façon ou d’une autre. Parfois, les yeux plissés, il dit quelque chose que Danijel ne comprend pas du tout. Maintenant, au lieu de répondre à la question du gamin, il dit, en se tournant, le plumeau à la main :
– L’accusé est coupable d’être accusé. Et il est condamné parce qu’il est coupable. Aux yeux du peuple, il sera toujours coupable parce qu’il a été condamné.
– Et du camarade Tito ?
Le professeur Fabjan saisit un plumeau et se met à nettoyer la poussière des livres sur les étagères. Il ne répond rien, il fait un peu la bête comme on dit ou le dur d’oreille, il n’a pas entendu la question. Parfois, le professeur Fabjan est vraiment bizarre. Parfois, il dit une phrase que Danijel ne comprend pas tout à fait. Comme celle avec l’épée qui dévore d’une façon ou d’une autre. Parfois, les yeux plissés, il dit quelque chose que Danijel ne comprend pas du tout. Maintenant, au lieu de répondre à la question du gamin, il dit, en se tournant, le plumeau à la main :
– L’accusé est coupable d’être accusé. Et il est condamné parce qu’il est coupable. Aux yeux du peuple, il sera toujours coupable parce qu’il a été condamné.
– Il a été bon avec elle.
– Trop bon. C’est son erreur. S’il ne lui avait pas tout le temps rapporté des choses du magasin, ç’aurait été différent.
– Mais on ne peut pas lui en vouloir.
– Je savais bien ce qu’elle était. C’est une putain de la Gestapo.
Ça, Lena ne peut pas l’être, pense Danijel. Elle était encore une enfant pendant la guerre. Pour son père, toutes les femmes sont des putains de la Gestapo. Même la mère de Danijel, quand il est ivre et se met en colère. Et toutes ses sœurs.
– Qu’est-ce que vous avez fait pendant la guerre ? Vous avez parlé aux soldats allemands. Est-ce que c’était nécessaire ?
– On ne se parlait pas.
– Tu m’as dit toi-même que, là-bas, à l’usine Zlatorog, vous vous asseyiez sur la corniche et que vous balanciez vos jambes. Et on vous engueulait.
– Pas parce qu’on balançait les jambes. Le chef d’équipe nous criait dessus parce qu’on parlait slovène.
– Avec des soldats allemands.
– C’étaient des gars de chez nous en uniforme allemand.
– Vous n’aviez pas à balancer les jambes pendant la guerre.
Pour le père et ses camarades, pratiquement chaque femme qui a rencontré un soldat allemand pendant la guerre était une putain de la Gestapo. Et donc elle aussi. Puisqu’elle vit avec Pepi et qu’elle fraie avec un autre homme, et avec qui ? Avec celui devant qui les filles et les femmes se sauvent dans le fossé ou sur un arbre. Si elle va même danser avec lui, c’est vraiment une putain, c’est sûr. Elle est comme ces putains de la Gestapo, c’est sûr.
Danijel ne pense jamais au fait que son frère est en réalité son demi-frère. Les gens n’aiment pas les enfants illégitimes qu’ils appellent des bâtards ni les demi-frères qui sont des sortes de demi-mesures. La lune dans le ciel, quand on ne voit qu’un croissant, n’est qu’un morceau de lune. Même si en réalité la lune est entière. Seulement, ça ne se voit pas, une moitié est dans l’ombre. Comme est dans l’ombre de la famille la moitié de son frère. Qui voudrait avoir une moitié de frère ?
C’était comme ça, raconte Danijel, parfois je me retrouvais dans un paysage de rêve que je n’avais jamais vu auparavant. Rien d’extraordinaire, c’était l’automne, la nuit tombait tôt, le monde se blottissait dans une angoisse et une obscurité précoces. Rien d’extraordinaire, dit Danijel, dans le fait que je voyais d’étranges cylindres dans le ciel, qui apportaient la mort, puisque la guerre à laquelle avaient survécu tous les adultes autour de moi n’était pas encore terminée. Ils parlaient d’elle, de la guerre, sans fin et, quand ce n’était de celle qui n’était pas encore terminée pour eux, ils parlaient de celle qui allait arriver. Il y a toujours eu des guerres, disait mon père, et il y en aura toujours. Ses amis, des gens de la dernière, le pensaient aussi, les ombres de leurs morts dans les camps de concentration continuaient de marcher parmi eux dans cette ville où on avait fusillé des otages contre les murs des prisons, dans les bois où ils avaient enterré sous les sapins d’autres combattants et où les militaires allemands avaient embarqué dans des camions leurs camarades tués pendant une embuscade, et où l’oncle de mon père qui avait eu la tête emportée pendant le bombardement de la ville n’en finissait pas de revenir, ça n’était pas étonnant, la mort n’était jamais loin.
Elle n’était pas seulement dans les rêves et les jeux d’enfants, Danijel connaissait nombre des formes de la mort. Car il en entendait sans fin des récits, ils étaient aussi vivants que la vie elle-même. Pendant un interrogatoire, les gestapistes avaient tellement battu un camarade de clandestinité de son père que, au passage et pour ainsi dire sans le faire exprès, ils l’avaient tué. Ils auraient préféré l’avoir vivant pour en tirer quelque chose, mais ça s’était fait comme ça. Un des camarades, des participants à la lutte de libération nationale racontait volontiers, à une heure tardive, comment ils avaient dû, dans un bois, exécuter un traître à coups de pelle car ils avaient eu peur de tirer. En le fusillant, ils auraient donné leur position. Son père aimait raconter une histoire de l’époque où les Russes avaient libéré le camp de concentration. Ils avaient aligné les gardiens SS contre un mur pour les fusiller. Avant qu’ils ne tirent, un des types du camp, un Polonais, avait accouru, si faible qu’il tenait à peine sur ses jambes. Pourtant il avait de la force dans les mains, la force terrible de la vengeance, et il avait planté une baïonnette jusqu’à la garde dans la poitrine d’un des SS, on avait entendu les os craquer. Rien d’étonnant à ce que, parfois la nuit, son père saisisse sa couverture et qu’il coure dans le jardin où il piétine les salades du voisin. Ici aussi, tout près, en bas dans la cave, la mort était venue, pas seulement là-bas, loin, dans les bois et les camps. Là où il y a le charbon et les pommes de terre, un contrebandier s’était pendu. On l’avait trouvé en allant chercher du chou qu’on gardait dans des tonneaux. Maintenant un Golem sort parfois du tas de pommes de terre. La mort est partout. Es-tu allé dehors, as-tu vu la mort ? As-tu eu peur ?
Le monde est le même à sa naissance que plus tard, à l’âge mûr. Il n’est en rien différent, toutes les choses restent les mêmes, comme il est écrit dans ce vieux livre où l’Ecclésiaste dit, rien de nouveau sous le soleil. Mais le fait est, c’est bien vrai, que les yeux qui viennent au monde voient différemment, ils voient pour la première fois. Quand le monde a mûri et même qu’il est vieux, il agite la main et dit : On a déjà vu ça, cette prairie fauchée et cette plaine couverte de neige. Quand le monde est jeune, même très jeune, presque neuf, le regard porté sur la neige qui couvre la rue et les toits et qui tombe sur le bonnet de la fillette que Danijel accompagne chez elle, qui fond sur ses joues, les flocons qui s’accrochent à ses mèches blondes près de ses tempes, celles qu’elle n’a pas couvertes, son bonnet étant trop petit pour couvrir l’abondance de ses longs cheveux qui s’échappent du bonnet et que les flocons mouillent… quand le monde est jeune, ce regard le trouble violemment, la rue qui longe le bois est belle, elle est blanche, ses lèvres à elle sont rouges, tous les deux s’essoufflent en marchant vers sa maison, mais quand le monde est vieux, il ne voit plus rien de tout ce qui n’est octroyé au monde qu’à sa naissance. Son cœur toque, le grand cœur de la vie toque dans sa poitrine.
– Père Alojzij, pourquoi y a-t-il tant de choses terribles dans l’Ancien Testament ?
– Parce que c’était ainsi dans la vie, dit le capucin. Et au bout d’un moment, il ajoute :
– Mais seulement dans l’histoire. Autrefois, les gens ne connaissaient pas bien Dieu. Et ils s’opposaient à ses commandements. Dieu s’est d’abord fâché à Sodome et Gomorrhe, ensuite il a toujours arrangé les choses pour que ce soit comme il faut.
Danijel se dit qu’aujourd’hui aussi il existe de terribles choses. Probablement qu’aujourd’hui aussi Dieu les arrange. Mais pas toutes, à ce qu’il lui semble. Pourquoi a-t-il permis que ça, ça se produise ?
Pater Alojzij :
– Souviens-toi. Premièrement, Dieu est tout-puissant. Deuxièmement, Dieu est bon. Troisièmement… Oui, et des choses pénibles continuent d’arriver.
– Pourquoi ?
– Quoi pourquoi ? Quoi ?
– Si Dieu est tout-puissant et bon, pourquoi les choses terribles se produisent-elles ?
– Parce que c’était ainsi dans la vie, dit le capucin. Et au bout d’un moment, il ajoute :
– Mais seulement dans l’histoire. Autrefois, les gens ne connaissaient pas bien Dieu. Et ils s’opposaient à ses commandements. Dieu s’est d’abord fâché à Sodome et Gomorrhe, ensuite il a toujours arrangé les choses pour que ce soit comme il faut.
Danijel se dit qu’aujourd’hui aussi il existe de terribles choses. Probablement qu’aujourd’hui aussi Dieu les arrange. Mais pas toutes, à ce qu’il lui semble. Pourquoi a-t-il permis que ça, ça se produise ?
Pater Alojzij :
– Souviens-toi. Premièrement, Dieu est tout-puissant. Deuxièmement, Dieu est bon. Troisièmement… Oui, et des choses pénibles continuent d’arriver.
– Pourquoi ?
– Quoi pourquoi ? Quoi ?
– Si Dieu est tout-puissant et bon, pourquoi les choses terribles se produisent-elles ?
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