jeudi 13 mars 2025

[Couto, Mia] Terre somnambule

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Terres somnambules (Terra Sonâmbula)

Auteur : Mia COUTO

Traduction : Elisabeth MONTEIRO RODRIGUES

Parution : en portugais (Mozambique) en 1992,
                  en français en 1994, réédité en 2025
                  (Métailié)

Pages : 256

 

 

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Publié par Albin Michel en 1994 et épuisé aujourd’hui depuis de nombreuses années, ce premier roman de Mia Couto a surpris par sa créativité littéraire due au mélange de la langue portugaise avec les nombreuses langues mozambicaines. Il a été traduit à l’époque par Maryvonne Lapouge dans un français classique.

Aujourd’hui il est traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues dont l’inventivité linguistique, qui a fait le succès des romans récents de Mia Couto, lui rend fidèlement la beauté surprenante de son style et son foisonnement linguistique africain pour nous faire redécouvrir un roman brillant.

Sur une route déserte, un vieil homme et un enfant marchent, épuisés. Alentour, un Mozambique déchiré entre troupes régulières et bandes armées. Devant eux, un autobus, ou ce qu’il en reste : tôles incendiées, corps pêle-mêle ; un asile, pourtant, où le vieillard et l’enfant vont faire halte et découvrir, miraculeusement intacts, les cahiers d’un certain Kindzu. Le récit de cet homme parti vers l’inconnu et l’aventure pour renouer avec l’esprit des sorciers et des guerriers sacrés leur livrera peu à peu la clé de leur destin.
Épopée fascinante et douloureuse d’un peuple en proie à la guerre civile, qui survit enraciné dans ses traditions et ses mythes plus forts que toute réalité barbare, cette œuvre magique puise dans l’imaginaire africain et rejoint, par la beauté surprenante de son style, la grande tradition des romanciers de langue portugaise, de João Guimarães Rosa à José Saramago.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mia Couto est né au Mozambique en 1955. Après avoir étudié la médecine et la biologie, il s’engage aux côtés du Frelimo en faveur de l’indépendance du pays, devient journaliste puis écrivain. Il travaille actuellement comme biologiste, spécialiste des zones côtières, et enseigne l’écologie à l’université de Maputo. Pour Henning Mankell, « il est aujourd’hui l’un des auteurs les plus intéressants et les plus importants d’Afrique ». Ses romans sont traduits dans plus de 30 pays.

Il a reçu de nombreux prix pour son œuvre, dont le Prix de la francophonie en 2012, le prix Camões en 2013, le prix Neustadt 2014 (Allemagne), il a également été finaliste de l’Impac Dublin Literary Award et du Man Booker Prize en 2015.

 

Avis :

Une nouvelle traduction remet à l’honneur le premier roman, paru en 1992 et déjà considéré comme un classique, de l’écrivain mozambicain de langue portugaise Mia Couto, l’un des auteurs africains contemporains les plus connus. Biologiste devenu poète et conteur, ce fils de Portugais émigrés au Mozambique au milieu du XXe siècle raconte à sa façon, entre poésie et onirisme, le douloureux réveil du pays au lendemain de la guerre civile qui l’ensanglanta de son indépendance en 1977 jusqu’à l’année d’écriture de ce livre.

La guerre est donc à peine terminée. Fuyant la faim et la promiscuité d’un camp de réfugiés, un vieillard et un adolescent dénommés Tuahir et Muidinga cheminent craintivement sur une route déserte. Autour d’eux, tout n’est que ruines et désolation. Soucieux de se cacher d’éventuels bandits et pillards, ils décident de faire d’un car calciné le camp de base autour duquel ils rayonneront à la recherche de nourriture et d’autres survivants. Ils découvrent alors, miraculeusement préservés dans les bagages des passagers carbonisés, des cahiers rédigés de la main d’un certain Kundzu. Entre leur divagation le jour dans un réel figé dans ses décombres et leur lecture la nuit du récit d’un inconnu parti loin des siens en quête de lui-même et de son identité, le récit se dédouble en deux fils narratifs avant de retrouver son unité, la démarche de l’un initiant au final celle des autres dans la reprise en main de leurs destins.

C’est ainsi bel et bien une renaissance, qu’au travers du cheminement allégorique de deux rescapés d’abord réduits à l’état d’ombres errantes et retrouvant peu à peu la force de vivre malgré la mort et l’exil, l’auteur s’attache à raconter dans une curieuse atmosphère largement teintée de réalisme magique. Sur cette terre d’Afrique, les esprits des morts ne quittent jamais les vivants, mêlant étroitement fantastique et surnaturel au réel. Puisés dans la tradition orale mozambicaine, mythes et croyances traditionnelles viennent nourrir les métaphores et les néologismes poétiques qui, fort ingénieusement traduits, donnent au texte une résonance sans pareille, profonde de sens et révélatrice d’une maîtrise littéraire hors pair.

Loin du récit classique et linéaire, le livre s’avère une véritable expérience de lecture, désarçonnante, très exigeante, mais bluffante de beauté et de poésie, alors que sur le terreau de la souffrance et de la mort s’imprime peu à peu l’image d’une résilience et d’une renaissance à soi-même, celles d’un pays certes meurtri, mais désormais libre, malgré les embûches et pour peu que les mains tendues par tous les personnages se fassent la courte échelle dans un regain d’espoir et de solidarité, de renouer avec son identité profonde.

Considéré comme l’un des meilleurs livres africains du XXe siècle, un ouvrage d’une rare maîtrise jusque dans la recréation de sa langue, portugais mâtiné de mozambicain, qui vaut largement l’effort d’une lecture volontiers déstabilisante pour les esprits cartésiens occidentaux. (4/5)

 

Citations :

Pourquoi as-tu menti sur moi ? lui demandai-je.
– Parce que je ne voulais pas que tu t’en ailles.
– Mais je ne m’en vais pas, Carolinda.
– Je ne te crois pas, ça c’est une terre où personne ne reste. Tu vas partir, tu n’es pas d’ici.
– Mais pourquoi me libères-tu, alors ?
– Pour que tu partes tellement loin que tu paraîtras impossible. Et maintenant pars et ne reviens plus jamais.
Puis, elle me repoussa avec douceur. Mais je résistai, m’attardant auprès d’elle. Ainsi, le visage relevé, elle m’apparaissait absolument unique, triste comme un pétale après la fleur. Ma poitrine se combla. Je sais que chaque femme nous en rappelle une autre, celle qui n’existe même pas. Mais Carolinda me confiait ce doux mensonge, l’impossible calcul de l’amour : deux êtres, un et un, additionnant l’infini. Elle s’approcha et me caressa les bras, là où les cordes m’avaient blessé. La ceinture de ses mains me caressait, en un doux regret. Ce moment confirmait : le meilleur de la vie, c’est ce qui n’arrivera pas.


Elle le savait : ceux qui souffrent le plus dans la guerre sont ceux qui n’ont pas pour office de tuer. Les enfants et les femmes : ce sont eux qui portent le plus de malheur. 


Vous pleurez les jours d’aujourd’hui ? Eh bien, sachez que les jours qui viendront seront encore pires. C’est pour ça qu’ils ont fait cette guerre, pour empoisonner le ventre du temps, pour que le présent mette bas des monstres au lieu de l’espérance. Ne cherchez plus vos parents partis pour d’autres terres en quête de la paix. Même si vous les retrouviez, ils ne vous reconnaîtraient pas. Vous vous convertirez en bêtes, sans famille, sans nation. Parce que cette guerre n’a pas été faite pour vous sortir du pays mais pour sortir le pays de l’intérieur de vous. Maintenant, l’arme est votre âme unique. On vous a tant volé que même les rêves ne sont pas à vous, rien de votre terre ne vous appartient, et même le ciel et la mer seront la propriété d’étrangers. Ce sera mille fois pire que par le passé car vous ne verrez pas le visage des nouveaux maîtres et ces patrons se serviront de vos frères pour vous punir. À l’inverse de combattre les ennemis, les meilleurs guerriers aiguiseront leurs lances dans les ventres de leurs propres femmes. Et ceux qui devraient vous commander seront occupés à marchander des miettes au banquet de votre propre destruction. Et même les misérables seront maîtres de votre peur car vous vivrez dans le règne de la brutalité. Vous devrez attendre que les assassins se tuent de leurs propres mains car chez tous règnera la peur de la justice. La terre se retournera et les enterrés remonteront à la surface chercher leurs oreilles qui leur ont été coupées. D’autres chercheront leurs nez dans la vomissure des hyènes et creuseront dans les ordures pour récupérer leurs anciens organes. Et viendra un vent qui traînera les astres dans les cieux et la nuit deviendra trop petite pour tant de lumières explosant au-dessus de vos têtes. Les sables virevolteront dans les airs en tourbillons furieux et les oiseaux tomberont exténués et des catastrophes sans nom se produiront, les machambas seront converties en cimetières et des plantes, sèches et racornies, ne jailliront que des pierres de sel. Les femmes mâcheront du sable et elles seront si nombreuses et si affamées qu’un trou immense rendra la terre creuse et éventrée. Mais, à la fin, il restera un matin comme celui-là, rempli d’une lumière nouvelle et on entendra une voix lointaine comme une mémoire d’avant que nous soyons humains. Et surgiront les doux accords d’une chanson, la tendre berceuse de la première mère. Ce chant, oui, sera à nous, le souvenir d’une racine profonde qu’ils n’ont pas été capables de nous arracher. Cette voix nous donnera la force d’un nouveau commencement et, en l’entendant, les cadavres trouveront le repos dans leurs tombes et les survivants étreindront la vie avec l’enthousiasme naïf des amoureux. Tout cela se fera si nous sommes capables de nous dévêtir de ce temps qui nous a fait devenir des animaux. Acceptons de mourir comme des gens que nous ne sommes plus. Laissez mourir l’animal en quoi cette guerre nous a convertis.


 

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