jeudi 20 mars 2025

Entretien avec l'auteur, journaliste et réalisatrice Dorothée-Myriam Kellou

 


(Crédit photographique Elise Ortiou Campion) 

 

Bonjour Dorothée-Myriam Kellou,


Vous êtes auteur, journaliste et réalisatrice. Vous avez réalisé en 2019 A Mansourah, tu nous as séparés, un film-documentaire multi-récompensé sur la « mémoire intime des regroupements de populations pendant la guerre d'Algérie dans le village natal de votre père en Kabylie », puis en 2020, une série documentaire sonore pour France culture, L'Algérie des camps. Et puis, en 2023, vous êtes passée à l'écriture de votre premier livre Nancy-Kabylie, une réflexion, nourrie de votre propre parcours, sur la transmission malgré la guerre, l'exil et les non-dits, aussi bien familiaux qu'institutionnels.

 


Pourquoi ce livre ?

Mon film A Mansourah tu nous as séparés a été un long voyage initiatique. Pendant toutes ces années de recherche et de questionnement, j'ai pris des notes dans des carnets. J'y ai consigné mes lectures, mes réflexions, mes rêves, mes cauchemars. Au bout de huit années, après avoir réalisé mon film et mon podcast, j'ai eu le désir de raconter le poids du silence, des non-dits, sur ma génération. Nous qui sommes nés après la colonisation, nous sommes pleins d'interrogations sur cette période, ses violences, les traces qu'elle laisse en nous et dans notre/nos sociétés au Nord et au Sud de la Méditerranée.
 

Nancy-Kabylie : qu'est-ce qui a rendu si longue et si difficile cette route de l'apprivoisement de votre double identité culturelle symbolisée par votre double prénom Dorothée-Myriam ? 


Je crois qu'il y a longtemps eu, pour ma part, un interdit familial et sociétal à se penser Français et Algérien. C'est vrai aussi pour beaucoup de jeunes issus de familles traversées par la colonisation, un héritage politique qui continue de nous dévaster par ce qu'il implique : le dénigrement, voire la négation de "l'Autre". C'est au prix d'un immense effort que j'ai retrouvé cette part effacée de mon histoire et me réinscrire dans ces héritages multiples, sans les hiérarchiser.


Pour accomplir ce cheminement personnel, il vous a fallu ressusciter une mémoire refoulée, celle de votre père qui s'était emmuré dans l'oubli à cause de profonds traumatismes et parce qu'il pensait ainsi vous protéger. En explorant vos racines et votre part algérienne, vous avez aussi fait renaître votre père à lui-même ? 


C'est une belle question. C'est vrai que je compare parfois mon père à un phénix. Il renait de ses cendres. Ce travail de mémoire, de transmission, était essentiel, non seulement pour moi, mais aussi pour lui. Il vient de finir un nouveau film "Mange ton orange et tais-toi", où il explore l'histoire de son fantôme, celle de la statue du sergent Blandan. Aurait-il pu faire aboutir ce projet sans ce travail que nous avons fait ensemble ? Je n'en suis pas sûre. Il a découvert qu'un public existait, avide de connaître ces histoires. Ainsi la mémoire devient partagée. L'oubli était jusque là contraint et si lourd à porter.
 

Votre histoire à tous les deux témoigne de l'importance des mots et, pour éviter qu'elles n'entachent l'avenir de leur ombre restée béante, de la reconnaissance des souffrances infligées, qu'il s'agisse des guerres et de leurs crimes, des génocides, des blessures coloniales. Comment vos différentes prises de parole sur ce sujet sont-elles reçues de part et d'autres du tiret Nancy-Kabylie ?


En général, nos contributions sont très bien reçues. Je suis étonnée de voir à quel point les récits intimes, l'inscription historique de ces faits, restent nécessaires. Nous préparons de nouveaux projets. Nous avons tiré un fil il y a quinze ans qui nous invite à tisser, sans cesse. Je vous invite à suivre l'actualité de nos projets sur mon site : dmkellou.com


La reconnaissance de ces héritages douloureusement reniés semble le fil rouge de vos engagements médiatiques. Vous n'hésitez pas à vous attaquer à des montagnes, comme en 2016 lorsque vous avez révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge pendant la guerre en Syrie. Est-ce chez vous le combat de toute une vie ?


Je ne sais pas si l'on choisit ses combats. Ils s'imposent à soi. On peut toujours se défiler mais je crois que la vérité nous rattrape. Quand un projet est nécessaire pour soi, pour la société, qu'il rencontre nos convictions profondes et intimes, avons-nous encore le choix ? Je ne crois pas.


Merci Dorothée-Myriam Kellou pour cet entretien.

 

Retrouvez ici les chroniques de :

 

Nancy-Kabylie 

 

 

 et de :

Personne Morale de Justine Augier
(Histoire de l'affaire Lafarge en Syrie,
dénoncée dans le journal Le Monde par Dorothée-Myriam Kellou)


 

 

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