mardi 25 mars 2025

[Pagan, Hugues] L'ombre portée

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'ombre portée

Auteur : Hugues PAGAN

Parution : 2025 (Payot et Rivages)

Pages : 452

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L’inspecteur principal Claude Schneider et son groupe viennent d’être appelés sur un incendie: une ancienne menuiserie a été réduite en cendres. Les premières constatations révèlent la présence de trois corps calcinés, trois clochards qui avaient trouvé refuge dans le sous-sol. Très vite l’origine criminelle est confirmée et la police ne tarde pas à recevoir le témoignage d’un maçon qui dit avoir été contacté pour allumer l’incendie. Le début d’une enquête où Schneider aura souvent l’impression de rencontrer le diable.

 

Un mot sur l'auteur :

Un auteur récompensé par tous les grands prix du genre : Prix Mystère de la critique, Grand Prix de Littérature policière, Prix Landerneau Polar.

 

Avis :

Après Le carré des indigents paru il y a trois ans, une nouvelle affaire vient secouer la ville moyenne de province où, en ces années 1970, le très rugueux et désenchanté inspecteur Schneider continue à officier et à jouer le double de l’auteur, lui-même officier de police à la même époque.

Rien a priori que de très classique dans ce profil archétypal du flic désabusé et solitaire qui cache de vieilles blessures sous une carapace de dur à cuire –  la guerre d’Algérie et un drame personnel ne cessent de le hanter – et qui, droit dans ses bottes, a depuis longtemps remisé toute ambition carriériste par dégoût des manœuvres politiques enfiévrant autorités et étages hiérarchiques. Pourtant, la minutie de l’auteur à construire ses personnages et à restituer, non sans mélancolie, l’ambiance d’une époque depuis longtemps révolue fait toute la différence et le régal du lecteur.

Au point que, peu importe presque le fil alambiqué de l’intrigue et ses raisons, alors que, d’un incendie criminel malencontreusement meurtrier aux rivalités sans vergogne gangrenant le système notabiliaire de la ville, les cadavres se mettent à pleuvoir, c’est véritablement la tonalité renforcée touche après touche jusqu’à infuser la sensation d’un Mal général aussi insidieux et incoercible qu’une marée noire qui fait le vrai coeur du récit.

Dans cette déliquescence générale entre « gros poissons », loin de « l’inépuisable provende de malheureux et de malheureuses, de crétines ou de crétins – et parfois même de leurs tristes rejetons » alimentant habituellement « la large gueule béante des audiences criminelles ou correctionnelles », le triste et amer Schneider écope la mer avec un dé à coudre, fatigué et blasé de n’être « que l’un des rouages anonymes et sans âme d’une machine anonyme et sans âme tournant au bénéfice exclusif de quelques-uns, tout aussi anonymes et sans âme. »

Et toujours en toile de fond, avec le vocabulaire et les repères typiques des années 1970, une ville en pleine mutation, clivée entre, d’un côté, ses beaux quartiers arrogants et bourgeois, de l’autre, ses zones plus populaires où promoteurs, mairie et notables intriguent salement pour de juteux projets de rénovation faits de HLM et de lotissements pavillonnaires. Entre leurs machines à écrire, leurs bureaux enfumés et leurs tournées des troquets, Schneider et ses hommes sont les derniers témoins d’une époque évocatrice de films à la Audiard. Surtout, sombre et revenu de tout, mais poursuivant coûte que coûte ses missions comme le dernier des Mohicans, Schneider campe un personnage d’une magnifique crédibilité, terriblement attachant même si franchement atrabilaire.

Peut-être moins accessible que le précédent volet des enquêtes de l’inspecteur Schneider, alourdie aussi d'un peu trop d'« il y avait », cette nouvelle intrigue policière résolument sombre et mélancolique se lit comme en une lente et contemplative immersion en eau noire, dans le trouble marécage où la vie en société semble pourrir par les racines. C’est élégamment désespéré, un rien caustique et puissamment évocateur : de quoi vous fasciner de la première à la dernière page. (4/5)


Citations : 

Schneider, toujours absorbé par les images qu’il avait sous les yeux, s’interdisant la moindre forme d’émotion, pressentait l’une de ces auditions à la con durant lesquelles le mis en cause se révèle n’être qu’un pauvre type, un malchanceux comme il s’en compte des milliers d’autres, un abruti laissé pour compte, un être d’emblée destiné à perdre et dont on pouvait douter à bon droit qu’il avait seulement eu une mère, à défaut même de père. Durant quelques secondes, Schneider se trouva dans un dangereux état d’abattement.


L’enfer, c’étaient les bidonvilles, qu’on était parvenus à résorber tant bien que mal au cours les années cinquante. Le purgatoire, c’était ce dispositif de clapiers verticaux, ni insonorisés ni convenablement isolés contre le froid, avec en guise de leurres qu’on faisait danser devant le nez des malheureux, des salles de bains faméliques et des chiottes privés. Il s’agissait de sortes de pourrissoirs sociaux où se pratiquait le tri entre ceux, méritants et plutôt blancs, qu’on orienterait ensuite vers l’accession à la propriété et ses paradis pavillonnaires, les minces pelouses rases, les haies de fusains dissuasives, les croumes à 14 % et les pétarades des tondeuses à gazon dominicales, signes irréfragables d’ascension sociale – entre ceux qui méritaient et les autres. Tous les autres. On échangeait l’eau chaude et froide à tous les étages, les vide-ordures sur le palier contre la soumission à l’ordre établi, un peu d’hygiène contre beaucoup de liberté au grand bénéfice de la classe dominante. On savait bien déjà que, volontaire ou non, la ségrégation sociale passait d’abord par le logement. Même si le citoyen en lui n’y trouvait pas son compte, d’un strict point de vue de flic, Schneider n’y trouvait rien à redire.


La mort d’un proche, c’est comme la roue qui cesse brusquement de tourner. La sinistre quiétude qui suit d’abord l’impact. Et puis, passé l’effet de souffle, il faut bien quand même repartir. La roue se remet à tourner, d’abord lentement et ensuite à vitesse normale, quand on roule sans forcer. Alors, peu à peu, l’absence se répand lentement comme un venin dont on ne meurt pas à tous les coups ni tout de suite, mais qui vous laisse infirme, un venin que l’on se fabrique à vie, à base de silence, de souvenirs déchirants et de regrets.


Oui, dit Schneider. J’ai une femme dans ma vie. J’espère même qu’un jour je la rencontrerai.


Inspecteur Principal. Officier de Police Judiciaire de l’article 16.
Il n’était que l’un des rouages anonymes et sans âme d’une machine anonyme et sans âme tournant au bénéfice exclusif de quelques-uns, tout aussi anonymes et sans âme. Au détriment de tous ces innombrables anonymes, qui tâchaient seulement de se sauver eux-mêmes, et peut-être de sauver leurs âmes.


Les coriaces, c’est dans les films, déplora Schneider. Dans la vraie vie, personne n’est coriace. On tâche seulement de s’accommoder, c’est tout.


Vous avez le choix, annonça Schneider avec un sourire à contretemps. Harengs pommes à l’huile, gigot de mouton flageolets. Île flottante. Un pot de chiroubles. Vous avez le choix entre ça et rien d’autre. Toute notre existence est ainsi faite, le choix entre ça et rien d’autre.
 
 
Schneider alluma une cigarette, son regard parcourut les murs et le sol – des décennies de crimes et délits, de dossiers tout aussi bancals et dépourvus d’intérêt, bouclés à la hâte ou au bout d’années et d’années, à la seule fin d’alimenter la large gueule béante des audiences criminelles ou correctionnelles à l’aide de leur inépuisable provende de malheureux et de malheureuses, de crétines ou de crétins – et parfois même de leurs tristes rejetons.


Schneider s’était déclaré surpris (et même choqué) d’entendre de tels propos dans la bouche d’un magistrat. Buddy Holly avait rétorqué qu’on pouvait être magistrat sans cesser d’être lucide, comme on pouvait être flic sans être (totalement) abruti. On sentait pourtant, derrière ces propos, la sourde inquiétude de laquais très incertains de leur sort et le pressentiment confus de leur déchéance prochaine. La techno-structure qui se mettait en place, mécaniste et sans âme, ne laisserait bientôt plus guère de marge de manœuvre à ses exécutants, remisés pour la plupart au rang de simples chaouches.

 

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