dimanche 13 novembre 2022

[Morgan, Cédric] Les sirènes du Pacifique

 

 

 
 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les sirènes du Pacifique

Auteur : Cédric MORGAN

Parution : 2021 (Mercure de France)         

Pages : 288

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À deux cents mètres du rivage, la troupe dispersée commença de plonger. Tête en avant, comme des cormorans. Un court instant les jambes s’agitaient hors de l’eau, puis les pieds offraient brièvement leur dessous clair, deux mouettes blanches qui s’ébrouent, avant de s’enfoncer et disparaître. Contempler de loin les allées et venues de leurs mamans au travail fascinait les fillettes. Yumi suivait des yeux les plongeuses qui refaisaient surface, une main brandissant, vertical, leur outil. Cette lame de fer terminée en crochet servait à attraper oursins et gastéropodes.

Yumi vit sur l’île Toshijima, au Japon. Sa mère est une ama. Cette activité consiste à plonger en apnée en eaux profondes pour recueillir ormeaux, huîtres et autres coquillages très prisés des Japonais. Dévolu aux femmes selon une tradition millénaire, ce métier dangereux leur confère une aura indéniable. Sur les traces de sa mère, Yumi veut donc devenir une ama respectée.
Bientôt, Yumi rencontre l’amour en la personne de Ryo, l’instituteur : le bonheur semble à sa portée. Hélas, la Seconde Guerre mondiale éclate, Ryo est mobilisé et disparaît... Yumi doit se résoudre au mariage arrangé avec Hajime.

À travers le destin de Yumi et son initiation au métier d’ama, Cédric Morgan propose aussi un tableau du Japon et de ses traumatismes : le départ des hommes à la guerre, la reddition humiliante, les non-dits autour des bombes atomiques, et l’entrée dans une certaine « modernité ».

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Cédric Morgan, de son vrai nom Jean-Yves Quenouille, est né à Vannes en 1943. Les sirènes du Pacifique est son dixième roman. Il a été couronné du prix Livre & Mer Henri Queffelec 2021.

 

 

Avis :

En ces années trente au Japon, la norme veut que les femmes se consacrent à leur foyer, et, lorsque, célibataires, elles exercent une activité, elles l’abandonnent sitôt mariées. Une profession leur est pourtant dévolue, depuis, dit-on, des millénaires. Difficile et dangereuse, elle leur assure respect, autonomie et aisance financière. Sur l’île Toshijima, non loin du milieu de la côte Est du Japon, la jeune Yumi l’apprend de sa mère, comme toutes les femmes de sa famille avant elle, ama de génération en génération, c’est-à-dire pêcheuses en apnée profonde - selon la saison, des très prisés ormeaux, d’huîtres et d’algues. Mais, devenue ama émérite, aimée de Ryo l’instituteur, Yumi doit composer avec le destin : mobilisé quand éclate la seconde guerre mondiale, Ryo ne revient pas, et la jeune femme doit se résoudre à un mariage arrangé.

Au-delà de la prenante histoire de quelques personnages imaginés qui confère au récit l’ancrage intime nécessaire à l’attachement du lecteur, c’est l’immersion dans un demi-siècle de transformation du Japon, en particulier au travers d’un métier désormais quasiment disparu, qui rend ce roman tout à fait passionnant. Quoi de plus fascinant que le ballet immémorial de ces endurantes naïades japonaises, qui, jusque dans les années soixante-dix, plongeaient en toute saison en simple pagne, certaines jusqu’à plus de quatre-vingts ans, se transmettant savoirs et expérience dans le sage respect de la conservation des ressources. 
 
La pollution marine et la surpêche récente ont pourtant peu à peu eu raison des populations d’ormeaux, espèce aujourd’hui menacée. Ne subsistent de nos jours qu’une poignée d’ama âgées, certes équipées de combinaisons et de palmes, mais qui ne peuvent plus travailler que les quelques jours dans l’année où la pêche au fameux mollusque est autorisée. Auprès de Yumi et de ses semblables vieillissantes, l’on assiste au chant du cygne d’un savoir-faire ancestral et d’un mode de vie exigeant et risqué qui n’en comportait pas moins les plaisirs et les fiertés de femmes libres et estimées comme rarement au Japon.

Image d’un certain Japon traditionnel, la pittoresque profession d’ama n’est bien sûr qu’un exemple des profondes mutations survenues au pays du Soleil-Levant au cours du siècle dernier. En contrepoint de la vie des femmes à Toshijima, épargnée par les bombardements et dans une certaine mesure par la famine lors de la seconde guerre mondiale, se déroulent dans tout le pays des événements d’une puissance tellurique, dont l’écho pourtant assourdi frappe de sidération les habitants de l’île. C’est d’abord le départ des hommes à la guerre et l’interminable absence de nouvelles, les restrictions et l’enrôlement des femmes dans les usines, puis enfin, un tsunami dévastateur quand, après les opaques mensonges de la propagande, l’on découvre avec horreur la déroute - en même temps que les exactions - de l’invincible empire, les terrifiants appels au sacrifice ultime de la population entière, l’inimaginable cauchemar des bombes atomiques. Une nouvelle ère commence pour le Japon, ouverte sur les non-dits du traumatisme et de l’humiliation.

Emouvant portrait d’une femme forte et presque féministe dans une société particulièrement corsetée, chronique historique d’un Japon qui devra trouver son chemin par-delà les terribles meurtrissures de la guerre, mais aussi plongée riche de sensations dans les profondeurs de l’océan, ce roman qui m’a fait penser à La tombe des lucioles et aux Algues d’Amérique de Nosaka Akiyuki, ou encore au Poids des secrets de Shimazaki Aki est en tout point passionnant. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

On situe l’attaque de Pearl Harbor, en plein milieu de l’océan Pacifique, le 7 décembre 1941, comme le détonateur de la Seconde Guerre mondiale, versant asiatique.
En réalité, le cordon à mèche lente qui incendiera cette partie du monde avait été allumé dix ans plus tôt. Et en Chine. Depuis 1905, le Japon avait la concession de la presqu’île chinoise de Liaodong, comprenant Port-Arthur, et il avait établi une sorte de protectorat sur la ligne de chemin de fer reliant Port-Arthur à Harbin, plus au nord, en Mandchourie. Une région infestée de pillards mongols qui s’en donnaient à cœur joie en dévalisant les convois.
La mission des soldats japonais était de faire la police le long de la ligne dans un corridor de un kilomètre de large.
Dans la nuit du 18 septembre 1931, la voie ferrée mandchoue est sabotée sur quelques mètres à la sortie de la ville de Moukden. Pseudo-attentat organisé par les officiers nippons pour justifier la conquête de toute la Mandchourie. Cinq mille soldats impériaux, présents en Corée, franchissent la frontière pour prêter main-forte à l’invasion.
L’ensemble de ces opérations se déroula dans le dos du gouvernement de Tōkyō qui, dépassé par les événements, choisit de s’incliner devant le fait accompli.
 

Yumi possédait déjà, en bourgeon, sans se le formuler, le sentiment de l’existence qu’elle conserverait toute sa vie : nous sommes les passagers d’un monde, et notre passage a la simplicité de l’écoulement d’un fleuve qui suit son cours. Le temps qui nous est donné est sobrement riche de journées qui s’accomplissent. Chaque matin on se lève pour aller vers le soir où se tenir digne de la venue du lendemain.
 

Dans la quasi-totalité du pays, une fois mariées, les femmes se consacraient à leur foyer. Si elles avaient travaillé auparavant, elles cessaient toute activité à l’extérieur pour se cantonner à la maison — mari, ménage, cuisine, éducation des enfants. Une formule résume ce que représentait le mariage pour la plupart des Japonaises : eikyū shūshoku, un emploi à vie.
 

Un garçon, passé vingt ans, n’était pas tenu de fonder une famille, mais une fille subissait la pression des siens et sans tarder était invitée à s’établir, donc à se décrocher un mari. Se trouver encore célibataire à vingt-cinq ans devenait le signe d’une tare, d’un vice rédhibitoire.
 

Les ama étaient une source de prospérité pour toute la région, le niveau de vie de bien des familles en était ici favorisé par rapport au reste de la population. Activité difficile, dangereuse, la plongée était, de notoriété publique, lucrative. Au sein des villages, quand on identifiait des maisons un peu plus spacieuses ou mieux équipées, l’on pouvait presque à coup sûr affirmer qu’elles abritaient un foyer où une ama (mère, grand-mère) apportait au ménage un revenu substantiel.
Si l’on s’était avisé d’interroger les familles voisines d’une ama sur ce qui, à leurs yeux, caractérisait sa situation, les hommes auraient relevé en premier l’importance de ses gains, les femmes un enjeu plus décisif : son activité lui octroyait un statut à part. Appartenir à la communauté des « femmes de la mer » offrait d’échapper à la condition ancestrale féminine, autorisait une autre manière d’être, ouvrait l’horizon.
 
 
Kazue renseignait son apprentie sur toutes les facettes de leur profession, et elle lui en avait retracé l’histoire. Depuis des millénaires, la pêche en apnée est dévolue aux femmes. On ne sait pourquoi. L’origine de cette tradition s’est perdue dans la brume des temps. Pendant des siècles on a cherché (des hommes surtout, les femmes ayant compris très tôt la vacuité d’enfiler des perles) des raisons pour la justifier. Parmi les arguments avancés, l’allégation majeure s’appuyait sur la physiologie : la graisse étant mieux répartie sous la peau des femmes, elles supportaient facilement de longues immersions dans l’eau froide. D’autres expliquaient que les hommes fuyaient cette activité parce que l’humidité prolongée avait un effet nocif sur les gonades, et donc ils craignaient de devenir stériles, voire impuissants — ce qui, à leurs yeux, serait pire encore.
Tsukiko, à qui Yumi avait un jour rapporté cette hypothèse, en avait ri aux éclats.
Dis-toi bien que jamais, assura-t-elle, jamais les hommes ne se sont posé la moindre question à ce sujet. Ne te fais pas d’illusions, ils n’envient pas le travail des ama. Trop contents au contraire d’abandonner aux femmes une tâche fatigante et risquée.


En hiver, les ama se limitaient à pêcher des huîtres et surtout, le long du littoral, des algues. Elles les atteignaient parfois les pieds dans l’eau ou immergées jusqu’à la poitrine et, pour les espèces rubanées, plus souvent en eau profonde.
Aux jours froids, on les voyait surgir de l’océan couvertes de longues tresses gluantes qui leur faisaient un manteau de lanières et de cordes. Un capuchon de lianes brunes dissimulait les crânes et ballottait sur les fronts, les joues. Seule la majesté du bras qui retenait en place tant bien que mal cette parure branlante et le poli de la cuisse débordant sous ce nœud de serpents trahissaient la présence de femmes sous le fardeau égouttant.


La brume du matin venait de s’effilocher par endroits et le bleu du ciel palpitait dans les trous dégagés comme des pierres au fond d’une eau profonde que le soleil révèle.


Rien ne s’en laissait encore percevoir ici, mais sur d’autres rivages pas si lointains, la pollution industrielle empoisonnait déjà une partie des eaux. Sur la côte Ouest du Kyūshū ouverte sur la mer du Japon, les fonds et les eaux de la baie de Minamata accumulaient en silence depuis plus de quinze ans des métaux lourds, dont du mercure, que poissons et mollusques absorbaient jour après jour.
L’entreprise chimique à l’origine de ces discrets déversements appartenait au groupe Shin Nippon Chisso, une entreprise donnée en exemple pour son succès économique.
En 1949, les premiers cas d’une affection bizarre, un syndrome qui n’était pas identifié et qu’on appellerait par la suite « maladie de Minamata », furent recensés chez les pêcheurs de la baie. Ils souffraient de dérèglements neurologiques, sensoriels et moteurs. Mais déjà, bien avant cette date, les chats du port de Minamata offraient une attraction que l’office du tourisme local n’avait pas valorisé à son juste niveau de curiosité : devenus fous, les chats se jetaient, griffes hérissées, depuis le haut des quais dans la mer.
Florissante, l’usine pétrochimique figura, pour des années encore, un modèle à suivre, on l’admirait d’avoir su traverser les années de guerre sans jamais cesser sa production.
 
 
Il était furieux déjà contre lui-même. Il gardait sur le cœur le poids de ce qu’il n’avait pas fait, à Hiroshima, les jours qui avaient suivi le 6 août. Certes il avait obéi aux ordres, des ordres qui l’avaient mené à déménager des caisses de vieux papiers. Dans la panique générale, il avait passé son temps à sauver des archives.
Il se reprochait sa lâcheté.
Elle n’était pas d’accord.
Et puis, disait-elle, s’il avait secouru des victimes, qui dit qu’il n’aurait pas été contaminé, qu’il ne serait pas aujourd’hui en mauvaise santé, voire condamné ? Elle ajoutait : Regarde Noboru !
Noboru a recueilli des rescapés, mais à quel prix ? C’est aujourd’hui qu’il a la réponse. Son sang contient une quantité de leucocytes considérable. Il a appris que cette maladie porte un nom : leucémie. Et encore peut-il se dire qu’il a échappé au pire ; quelques mois, quelques années après l’explosion, des familles sont mortes dans d’affreuses souffrances pour avoir remué les décombres à la recherche de leurs proches.
Noboru ne se lassait pas de rappeler que l’ordre avait été donné par l’état-major le 7 août de ne secourir que les victimes en état de participer encore, une fois remises, à l’effort de guerre. Folie du commandement, comme si le sort du pays n’était pas réglé, la défaite consommée. Oui, Noboru avait reçu l’ordre d’abandonner les aînés, les enfants, les femmes, de les laisser agoniser ici dans le feu, là dans la boue, plus loin dans la poussière.
Alors il avait enfreint les ordres, il avait désobéi. C’était la première fois. Il a menacé les deux soldats qui l’accompagnaient de leur trancher la gorge s’ils le trahissaient. Il avait embarqué des femmes, des enfants, des vieillards dans le camion militaire, il les avait déposés à un poste de secours improvisé, à l’ouest de la ville, avant de gagner l’hôpital avec sa cargaison de jeunes corps à demi en vie. Six jours durant il avait transporté des mourants. Sans craindre une irradiation. Et pour cause, il ne savait pas — personne ne savait à Hiroshima.


En 1945 les Américains étaient pressés de réaliser un test, grandeur nature, de l’impact de leur nouvelle bombe mise au point en secret depuis quatre ans dans le désert du Nouveau-Mexique. Une arme terrifiante qui montrerait leur avance dans la course aux armements et qui, ils en étaient sûrs, en boucherait un coin à Staline. Les militaires avaient procédé à des essais à petite échelle. Mais pour justifier les sommes énormes englouties dans leurs travaux, il leur fallait chiffrer les dégâts humains et matériels dont leur nouvel engin était capable. Et cela dans la réalité.
Ryo interrogeait : Ont-ils songé à tester la bombe en Allemagne ? Il rugissait : Bien sûr que non ! Le Japon qui les avait attaqués sans préavis à Pearl Harbor, et qui se battait encore sur une patte, offrait l’occasion qui ne se refuse pas. Cerise sur le gâteau, les généraux pouvaient se donner le beau rôle : la bombe atomique allait mettre un point final aux combats en Asie, éviterait de faire débarquer les GI dans l’archipel, donc épargnerait la vie de milliers de soldats américains. (…)
Ryo renchérissait : Il faut revenir au début de l’été 1945. Dans le vent de leurs ventilateurs de bureaux, les gradés américains sont fiévreux. Tōkyō, prêt à faire reddition, a dépêché des émissaires par le biais de pays tiers pour prendre contact avec Washington. La fin des combats est proche. Au Pentagone on est scandalisé, ces faces de citron sont capables de vous capituler sous le nez ! Une turpitude pareille, ça signe bien leur race. II fallait faire vite. D’où, le 6 août, bombe A (à l’uranium) sur Hiroshima, le 9 août, bombe A (au plutonium) sur Nagasaki.


Il faut faire avec les coups du sort au long d’une vie. Si l’on était vraiment lucide face à tout ce qui nous guette, on devrait s’effrayer. Mais alors comment vivre ? Aussi on s’habitue. Chacun espère toujours échapper au pire. Parfois y arrive. Parfois pas.
 
 
 

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